19 janvier 1941
8:00 P.M. Jan marche sans bruit dans une rue sombre, anonymat garanti. Il a rencard avec d'autres Français émigrés, tous arrivés depuis peu. Et pas tous aussi facilement que lui. Il y a trois ans, ça avait été relativement simple : un visa provisoire pour le Portugal, et de là on embarquait pour les États-Unis. Les autres : l'incertitude, l'anxiété, les dangers du clandestinat. Les mêmes histoires, des poncifs – passeurs véreux, des jours et des semaines d'attente, des économies perdues, bijoux, vêtements – et plus nombreux encore ceux qui ne survivaient que dans la mémoire et la honte des frais émigrés, abandonnés à Paris, à Marseille ou à Casa à leur manque de liquidités (les gibiers de camp se révélaient souvent moins solidaires dans la fuite que dans leur foutue vie bourgeoise passée), ou à des agents de la Sûreté, devenus chiens de chasse joliment efficaces.
Tout ça confirmait ses doutes quant à la saloperie de ses contemporains – expériences vécues à Bruxelles durant son enfance, ses vieux humiliés, les jeunes d'extrême-droite qui l'avaient rossé au lycée – il entre dans le bar. Sale, mal chauffé, Honorée assise sur une banquette, une cigarette à la main et qui lit un journal anglais en buvant un whisky sans glace. C'est elle qui lui a parlé de ce qui se passait là-bas. Elle était avec des anars, un vrai réseau, et souvent ils avaient fait péter des voies ferrées. Pour elle, c'est juste un contrôle d'identité qui a mal tourné : elle et un ami, pas de papiers en règle, ils ont dû tuer des flics pour éviter d'être embarqués ; et les anars les ont évacués, elle reste drôlement évasive quand on lui demande comment. Mais elle a toujours beaucoup de contacts sur place, reçoit des courriers censément secrets – Jan se fout éperdument de leur contenu – et parle, fort, et longtemps, de la guerre, des camarades restés sur place, de la démocratie, d'Hitler, et de Proudhon, et encore d'Hitler – Jan l'appelle Logorrhée. Il la salue, s'assied sans enlever son pardessus et commande une bière. Elle déclame un couplet tragique sur l'avancée de Rommel – Jan boit sa bière et lit du coin de l'œil la page littéraire du Herald Tribune.
Henri et Sarah font une entrée remarquée dans ce rade miteux, on dirait deux vieilles filles dans un bordel de Pigalle. Pas besoin d'expliquer pourquoi ils sont ici, sa femme, avec un prénom pareil, elle a vite été repérée – et Henri a claqué cent ans de patrimoine en quelques mois. Il est déjà endetté jusqu'au cou auprès des usuriers véreux de Brooklyn – des juifs, ironie du sort... puis Francine et Louis, Andrée et Paul qui vivent ensemble dans un hôtel borgne du Queens, marrant, un vieux couple d'instits alsaciens cathos installés par la force des choses avec deux ouvriers communistes du Sud qui avaient fait leurs classes en Espagne en 36 et la ramenaient continuellement sur la lutte des classes et autres foutaises. Plus encore que la vacuité de leur discours c'était l'accent provincial des quatre derniers arrivants – gras et empâté pour les uns, sucré et écœurant pour les autres – qui insupportait le plus Jan.
Honorée, quasi hystérique traduit l'article sur Rommel à Paul, et tout le monde y va de son commentaire vaseux ; Jan n'écoute pas, il commande sa troisième bière et allume une nouvelle cigarette. Il sort prendre l'air, et Honorée le suit. Elle a tendance à vouloir un peu trop souvent se trouver seule avec lui à son goût. Heureusement, elle n'entame pas un nouveau couplet sur la guerre mais lui parle de son sujet de thèse – outre ses occupations semi-clandestines elle préparait un doctorat en lettres sur les humanistes, et si l'argument était loin de passionner Jan, il se sentait toujours plus à l'aise pour causer de Montaigne que de géopolitique ; Jan se moquait éperdument de ce qui se passait là-bas. Pas de famille, pas d'amis proches, juste des « connaissances hygiéniques » le cercle de personnes qu'il fréquentait à l'université et quelques filles, rarement les mêmes – Jan n'aimait pas les complications. Ce qui était également évident, c'est qu'Honorée lui faisait du gringue ; la bière aidant elle se fait désirable, quand elle l'embrasse il se laisse faire.
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20 janvier 1941
4:00 A.M. Honorée s'est endormie. Jan prend une douche, il n'a pas sommeil. Il inspecte les livres en place, un tas de bouquins entassés contre un mur comme une plinthe jaunasse – les Essais reliés cuir, une flopée d'ouvrages universitaires, un Gaffiot, des poètes romantiques, et une entière section politique de Platon à Bakounine – Jan sort un vieil exemplaire des poésies de Catulle et s'y plonge pour la énième fois. Lui n'a pas pu amener sa bibliothèque avec lui – c'est sans doute ce qu'il regrette le plus de Paris – et son salaire d'assistant à l'université, ce n'est pas la panacée non plus... mais Catulle, çà, il ne l'aurait pas abandonné. Ses premiers émois, c'est en lisant qu'il les a connus. Les suivants aussi. Le latin, c'est venu plus tard. Un jeu, au commencement, et Jan y excellait – prix de compo latine, tout ça – mais Catulle a été la révélation. Le départ de Bruxelles pour Paris et la Sorbonne, lettres classiques, agrégation puis doctorat – et juste avant la guerre une proposition des États-Unis pour venir enseigner – la fuite des cerveaux avait été plutôt bien organisée et beaucoup en avaient bénéficié.
Une malle sous les bureaux – elle est pleine de documents. Des lettres. En russe ? Non, un alphabet cyrillique dans une langue inconnue de Jan, mais les mots formés étrangement, des mots-valises. Une langue synthétique, ça lui rappelle de vieux souvenirs de fac. Un code. Prononciation, syntaxe, c'est bizarre – un jeu de piste pour linguiste, de quoi tromper l'ennui – il se sert un scotch dans un verre sale, range son exemplaire de Catulle et recopie le dernier courrier en date sur une feuille volante. Il replace soigneusement le message dans la malle, écrit un madrigal joliment tourné à l'attention d'Honorée – la nuit s'est bien passée, il peut sacrifier quelques minutes et s'assurer un bon accueil la prochaine fois – et rentre chez lui.
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25 janvier 1941
7:00 P.M. Abkhaze. La solution était presque trop simple. Trois jours passés à la bibliothèque ont été suffisants. Synthétique oui, – et deux jours à éplucher des dictionnaires soporifiques au possible pour trouver le truc : l'abkhaze avait son alphabet mais le rédacteur devait être russophone – les Soviétiques avaient répertorié un paquet de dialectes locaux ; pas trop portés sur l'humilité, ils ont tout transcrit en cyrillique, de l'à-peu-près linguistique. Ça donne des fautes d'accents, de syntaxe, ça réduit le nombre de consonnes – mais c'est assez pour traduire un texte rudimentaire. Pas même codé, le message était presque transparent : le détail de l'opération d'évacuation d'une famille juive vers l'Afrique de l'ouest. Le tout suinte l'inculture militaire – manque de subtilité, rien que du bêtement utilitaire.
Les fadaises d'Honorée cachaient donc un fond de vérité. Mais au début Jan s'en foutait, il savait depuis longtemps que le jeu seul distrayait, son dénouement n'offrant qu'un intérêt limité – synonyme de retour à l'ennui. C'est souvent comme ça. Mais ensuite une idée, manière de s'offrir des prolongations bien plus passionnantes. Le jeu de piste pour la recontacter. Pas chez elle, il laisse un billet à la concierge – quel con, pourquoi ne pas avoir pris son téléphone, il avait vu un vieux poste la dernière nuit – et ce matin un appel pour lui à l'université. Il devait la retrouver dans le même bar, seuls cette fois. Il s'était plongé avec dégoût dans le marasme d'informations sur le déroulement de la guerre, prêt à toutes les bassesses pour assurer son coup. Il avait soigné son look, et grimé comme un syndicaliste, mal rasé – ses étudiants avaient apprécié –, attendait à la même table en ressassant ses plans.
Quand elle entre il ne la voit pas. Il l'entend, elle se penche déjà pour l'embrasser. Puis le complimente sur sa tenue, minaude ; le réprimande – elle est taquine, et lui tape déjà sur les nerfs – pour son départ précipité l'autre nuit. Elle a apprécié le madrigal, a vécu une nuit extraordinaire, tout y passe. Il écluse, elle radote. Merde, pour une fois qu'il veut l'entendre raconter ses histoires de gauchos, elle lui sert toutes les niaiseries du monde – décidément il la hait. Enfin, elle se décide, il a bien révisé, son sens rhétorique fait merveille, il lui donne ce qu'elle veut entendre. Pourtant, lui, il s'en fout de la politique. Marx lui a plu dans son jeune âge, mais les jeunes communistes qu'il avait eu l'heur de fréquenter lui ont à tout jamais ôté l'envie de s'encarter au PCF. Trop misanthrope pour partager l'avis d'un autre, c'est ce qu'il pense maintenant. Bien sûr, d'un point de vue strictement intellectuel, bien sûr, il reste « de gauche ». Mais théoriquement ; en pratique les gens sont sans doute trop stupides pour qu'on les laisse se mêler d'un truc aussi important que ça – fallait voir le résultat. De fil en aiguille il lui fait cracher le morceau : elle sert d'intermédiaire entre réseaux intérieurs et extérieurs – ces anars, incapables de s'organiser à plus de cinquante – un imbroglio incompréhensible pour le néophyte que Jan démêle tant bien que mal ; finalement, ce n'est que du bricolage.
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29 janvier 1941
11:00 A.M. Quatrième whisky. Déjà. Il a toujours partagé sa vie entre les bars et les bibliothèques. Faut dire que maintenant, il a de bonnes raisons de picoler. Et les moyens de se payer quelques scotchs. Après le rendez-vous au consulat, il est entré dans le premier boui-boui venu, sans même s'en être consciemment suggéré l'idée.
Il ne pouvait pas piffrer les nazis. La tronche du secrétaire quand il s'est présenté – Jan Zimmermann – il avait failli faire demi-tour. Enfin, ça valait le coup de rester : 20 000 U.S.$ pour service rendu au Reich. Et ce n'est qu'une avance, a précisé Vogel. Une avance sur salaire pour son nouveau job, délateur public. Un job pourri, à sa mesure. Pas épuisant, il ne s'agit que de supporter Logorrhée deux ou trois fois par semaine, traduire le message – l'officier allemand était tellement confiant quant à cette étape que c'en était presque suspect – et communiquer le résultat au proconsul. Pour le reste, ne rien changer à ses habitudes, lui avait dit Vogel, rester à l'université – il n'avait jamais eu l'intention de la quitter – fréquenter les mêmes gens – facile, il ne voyait presque personne – les mêmes lieux – des bars anonymes vaguement sordides.
Humour teuton oblige, Vogel avait tenu à lui raconter par le menu les représailles auxquelles il s'exposait s'il jouait double ; de quoi refroidir les rigolos qui voudraient s'essayer à les prendre pour des cons. Pas intérêt à blaguer avec ces gens-là. Prêts à vous sauter à la gorge à la première occasion – et s'il ne joue pas à la perfection ses prolongations... la santé de ses coreligionnaires – c'est l'Allemand qui avait employé ce mot – étant plutôt précaire ces temps-ci, il est bon pour un nettoyage à la bavaroise, pas piqué des vers.
Et très cordialement le nazi lui avait serré la main, et Jan n'a même pas pensé à refuser. C'est la première étape du renoncement, mais Jan ne renonce à rien, à quoi renoncerait-il ? Encore une de ces foutues inventions de gauchistes pour culpabiliser le parvenu, le renoncement – comme une manière d'expiation, se dit Jan, et ça ne cadre pas vraiment avec l'athéisme borné d'un vieux con comme lui. Décidément, il est fait pour ce boulot – et il ouvre un vieux bouquin de Pétrarque récupéré à l'université en recommandant un whisky.
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8 décembre 1941
La trouille de sa vie. Pour la première fois en près d'un an, un coup de fil de Vogel à l'aube – il lui a fallu cinq bonnes minutes pour décrocher – qui le convoque d'urgence. Qu'est-ce qu'il lui veut ? Il file droit, pas d'anicroche en dix mois, on lui a même dit que « son travail était très apprécié en haut lieu » – pour ce genre de besogne, pas de satisfaction professionnelle, par contre, Jan avait apprécié l'augmentation substantielle de ses émoluments après coup.
Du côté d'Honorée, aucun problème non plus – on s'habitue à tout, cynique, et on y prend même goût. L'argent rend philanthrope, faut croire ; Jan s'est mis à l'aider, quelques traductions un peu compliquées, des conseils avisés pour sa première conférence ; étonné presque de la voir aussi vive d'esprit. Puis leur amour partagé des lettres. On ne peut pas lui retirer ça, à Honorée, elle sait lire – il lui a fait aimer Catulle, Petrone, ses idoles. Et même s'il ne lui avouera jamais, il s'est rangé à ses arguments après ce foutu débat sur Le Rouge et le Noir – le roman qu'il a le plus haï et publiquement vilipendé dans sa vie, écœuré jusqu'à la nausée après l'avoir ingurgité en une nuit à l'âge de douze ans. Et au lit, incroyable. Un peu timide au début, elle s'est révélée sacrément – et délicieusement – perverse après quelques mois d'intimité. En un mot, Jan s'attache à son gagne-pain. Il reste pour elle strictement apolitique, juste poliment intéressé ; la meilleure solution pour ne pas se griller.
Bref, il joue finement, sur les deux tableaux. Alors cet appel du consulat a de quoi inquiéter. C'est en sortant que la situation s'est éclaircie – U.S. In War, hurle un gamin vendeur de journaux. Il achète le New York Times et découvre en bloc Pearl Harbor, la déclaration de guerre. Dans les rues l'hystérie collective de bons bourgeois qui se sentent vivants pour la première fois – fantasmes répugnants d'exploits militaires par procuration, ils n'iront pas, ça non, mais chaque Allemand tué par un troufion américain sera une victoire Made in U.S.A., chaque pauvre type mort au front un martyr de la société. Ça alors, un tel degré d'obscurantisme patriotique dans un pays si neuf, si moderne, ça le met presque en joie – et il arrive léger chez Vogel.
Un simple problème logistique, en fait ; l'Allemagne entrera en guerre contre les États-Unis dans quelques jours, les diplomates quittent le navire, son nouveau contact est un agent autrichien. Il se tient en retrait, l'air bovin, mâchoire en biais – une trogne d'alcoolique consanguin, Jan évite de le regarder. Bande de tarés, on dirait que ça leur fait plaisir de récupérer quelques millions d'ennemis en plus – le Reich ne doute pas, d'après Vogel. Plus de visites officielles, bien sûr, des rendez-vous discrets dans des lieux publics ; plus de liquide, des transferts sur un compte suisse – ces Helvètes, pas très regardants, on dirait – le tout fait très mauvais film d'espionnage. On le rassure : il sera toujours surveillé, et de près – le rictus mongoloïde de l'Autrichien a un je-ne-sais-quoi de convaincant.
En pratique, rien ne change : même job, même salaire, mêmes risques. En dollars ou en francs suisses, il s'en fout. C'est autre chose, juste une impression ; jusqu'ici il n'imaginait pas que tout cela puisse finir, aujourd'hui il pressent la chute. C'est le moment de faire du zèle, leur faire cracher tout ce qu'il peut. Combien de temps il lui reste ? Trop d'inconnues, ça le rend maussade. Il manque de vomir en repensant à l'Autrichien. Le bus est lent, la foule crie au-dehors, des manifestants partout – il essaie de lire, pas concentré, il s'arrête. Le bruit, le stress peut-être. Un malaise, en tout cas – c'est sûrement la manifestation, Jan a toujours eu horreur des gens qui pensent la même chose en même temps. Ou alors un peu d'anxiété – il n'y a pas de quoi, il se force à lire encore. Et quand Honorée l'accueille en petite tenue il n'a pas le cœur à ça – il veut juste ce putain de message, et aller se recoucher.
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26 août 1944
C'est la merde. Ils ont libéré Paris – on a libéré Paris, pense Jan avec amusement, il est american citizen depuis un mois – et tout se complique. Werther – l'Autrichien consanguin – est venu hier. Et Jan est rattrapé par la réalité. Plus de traductions, plus d'argent non plus – inutile, tous les courriers d'Honorée concernaient la France – mais un dernier « service ». Jan repense à sa première entrevue avec Vogel, – enfin il saisit les subtilités du jeu. Dans la voiture Honorée logorrhe joyeusement, lui monosyllabe par intermittence.
On y est, et elle s'étonne de ne pas connaître de cinéma dans le coin. Une surprise, a promis Jan – celle d'un coup de gourdin sur l'occiput asséné par Werther. Ils la chargent dans le coffre d'une Ford de location. « C'est la fin » lui dit l'autre.
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25 septembre 1945
Oui, ça avait été la fin. Le lendemain une entrevue rapide avec Werther ; elle a craqué rapidement, n'a pas trop souffert – un « pas trop » qui laisse entendre qu'elle n'a pas dû s'amuser quand même. Puis un an pour revenir à la normale – sa norme étant ce qu'elle est – en achevant la thèse d'Honorée, son devoir de mémoire à lui. L'armistice le 2 septembre, sa titularisation dans la foulée. Et Jan relit Catulle.
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