Je n'avais pas treize ans, ni d'autre originalité que l'obsession de paraître originale, et la conviction profonde que je l'étais. Et ne l'étais-je pas en effet ? Je ne croyais pas en l'amour. Je ne croyais pas au désir. Et partant, je méprisais ces considérations. Étais-je seulement lucide ? Je me moquais de mes camarades qui cherchaient à se plaire. La coquetterie, la séduction, étaient pour moi puériles et ridicules. Comment ne comprenaient-elles pas, ces piètres imitations de femmes, ces maladroites marionnettes fardées, empourprées et grimaçantes, que la beauté ne pouvait provenir de l'artifice ? Que la beauté, c'était la vérité ? La vérité d'un visage imparfait, d'un corps deviné, imaginé, et non transformé de pantalons trop moulants, de soutiens-gorge rembourrés ? La mode était un enfantillage, un caprice de gamine sans personnalité. C'était la personnalité nue, exhibée, naturelle qui, dans sa franchise, dans sa vérité, pouvait séduire.
Je n'étais pas embarrassée d'expliquer pourquoi ces poupées factices plaisaient aux garçons, tandis que je devinais leurs moqueries à mon égard. C'est que l'émotion suscitée chez le garçon était elle-même factice. Le garçon n'était pas honnête avec lui-même. Imbibé de préjugés esthétiques et du souci des "nécessités" du paraître, le garçon négligeait ses épanchements spontanés pour calquer son regard sur le personnage qu'il devait jouer afin d'obtenir, d'un côté les grâces convoitées d'une fashion-victim, de l'autre le respect, corollaire, de ses amis.
Et si je ne plaisais pas, eh ! C'est que je n'avais jamais cherché à plaire. Je l'ai dit, je ne croyais pas en l'amour, ni au désir. De sorte que je ne comprenais pas les adultes, ou je les considérais comme les successeurs désenchantés de ces marionnettes aveuglées qui, la sagesse acquise à un temps T de leur évolution, postérieur à l'élaboration de leur situation, s'en trouvaient prisonniers. Paradoxalement, j'admirais les adultes. Les hommes, en vérité, et l'admiration que je leur vouais était à peu près proportionnelle à leur âge. J'avais la certitude qu'eux détenaient la vérité, c'est-à-dire la conception sage et éclairée du monde, de la beauté, et le savoir de ce qui était vain et ce qui ne l'était pas. Ainsi, les hommes que j'admirais (ils étaient peu en vérité), avaient compris depuis longtemps que l'amour, que le désir, étaient des choses vaines. Et dans mon imagination parfois naïve, ils l'avaient toujours su. Ils n'avaient jamais aimé une femme. Ils transcendaient gravement ce qui, pour les humains ordinaires, apparaissait comme une nécessité. Ces hommes que j'admirais, ces homme-dieux, n'avaient d'autres préoccupations que la littérature et la philosophie, la musique, l'art, la science, dans cet ordre décroissant de passion foudroyante. Que ne pouvais-je leur révéler, à ces sages prophètes, que je les comprenais, que je partageais leurs pensées et leurs idéaux, et surtout, secret inavouable, que je les admirais, que je les vénérais comme des dieux ? Combien aurais-je donné pour une conversation éclairée avec eux ? Je dois avouer que je ressentais souvent une jalousie brûlante à l'endroit des poupées mécaniques que je côtoyais, lorsque je les percevais du couloir, à travers la vitre, parler sans complexe, avec sourires et naturel, à l'être divin qu'elles ne reconnaissaient pas, qu'elles prenaient pour un vulgaire homme mûr ! L'homme-dieu, dans sa bonté paternelle, dans sa modestie prophétique, se cachait bien de leur révéler sa véritable identité, et me semblait-il, ne souffrait même pas de leur méprise. Qu'ignorait-il que je l'avais découverte ! Qu'ignorait-il que j'avais percé son essence divine ! S'il l'avait su, comme il ne se serait plus contenté de ces méprises dégradantes, comme elles lui seraient devenues insupportables, dans sa conscience de mon existence, et de ce que j'étais, rare spécimen existant de leur univers ! Et ma jalousie se consolait tristement de l'ineptie présumée de l'échange frustrant entre la poupée fardée et l'homme-dieu.
J'avais percé à jour cette année deux homme-dieux : mon professeur de mathématiques, docteur en philosophie, la cinquantaine, crâne chauve et luisant auréolé d'une broussaille blanche, angélique, au nom et au visage arméniens : monsieur O., "M.O." ; et mon professeur d'histoire géographie, barbe longue poivre et sel et ongles longs de magicien-sorcier, Monsieur Toms.
Je ne me lassais pas, pendant les cours, de les admirer, de les observer, les analyser, pour découvrir encore, et cela m'arrivait, d'autres indices de leur transcendance : un mouvement de tête inconscient de mélomane, le plissement pensif d'un front vertigineux... Et je ne pouvais m'empêcher de les comparer, tous deux, avec la certitude inconsciente qu'il en était un qui dépassait l'autre. Un dont la sagesse était plus aboutie, un plus proche de moi, aussi, qui me corresponde plus. Troublante préoccupation nouvelle, troublant désir d'exclusivité qui ressemblait dangereusement à l'exclusivité amoureuse !
Que mon exposé ne trompe pas, j'étais un être dénué de toute confiance en moi, et sujette ainsi à d'incessantes remises en question. Mon incrédulité face à l'amour ne dérogeait pas à ces remises en question : j'étais assez intelligente pour comprendre que devant l'évidence amoureuse, mon absence de crédulité révélait plus l'ignorance que la lucidité. Et cette "erreur" n'était peut être qu'un excès de lucidité, qui me dévoilait ma propre incrédulité contre laquelle je ne pouvais rien !
Cette admiration tout à fait innocente au départ prit peu à peu une tournure singulière, dans des circonstances que voici :
J'étais dans le couloir, attendant le cours d'anglais. À ma droite, M.O. arrivait, de sa démarche légère et nerveuse. À ma gauche, l'Historien aux ongles longs attendait devant la porte ouverte de la salle de classe que les élèves rentrassent avant de s'engouffrer à leur suite (ravissante survivance héritée, dans mon imaginaire, de la galanterie aristocratique !). Je me trouvais ainsi entre mes deux homme-dieux, instinctivement portée à les comparer. Leur présence simultanée était un prétexte opportun pour résoudre cette lancinante question de savoir lequel dépassait l'autre. Et j'allais dans un instant trancher, acte qui, en rabaissant l'un au rang de mortel ordinaire, hisserait à mon insu l'autre dans des hauteurs vertigineuses.
Dilemme ! Et ce dilemme ne me parut d'abord qu'une distraction les mettant en scène tous les deux, et mettant en jeu ma passion divisée. La réponse à ce choix que je m'imposais sans aucune conscience de sa gravité me semblait à la fois sans importance, et paradoxalement essentielle. Dans la légèreté avec laquelle je me décidai soudain à prendre une décision, je pressentais, mais sans vouloir y croire vraiment, une gravité contingente, dissimulée, le scellement insoupçonné d'un destin ignoré, par une sentence irrévocable. Et c'est dans ce parfum contradictoire de légèreté et de gravité que je tournai mon regard à gauche, pour éliminer, dans ce duel inconscient, l'historien aux ongles longs, discrédité par ses dits ongles, et porter M.O. au triomphe.
Porter M.O. au triomphe ! Quelle folie insoupçonnée ! Et quel délicieux instinct ! Qu'en faisais-je ? Un homme-dieu exclusif ? Un dieu ?
L'année scolaire touchait à sa fin. Le conseil de classe eut lieu, je fus admise en quatrième avec les félicitations. Je me souviens que ma note d'histoire géographie du troisième trimestre était plutôt décevante, et paradoxalement, alors que j'étais profondément littéraire dans l'âme, et si peu scientifique, j'étais première de ma classe en mathématique, avec dix-sept de moyenne, ce dix-sept d'autant plus savoureux qu'il m'était donné par un homme-dieu, réputé en outre pour sa sévérité, et qu'il s'accompagnait, sur mon bulletin, d'un commentaire particulièrement élogieux. Je me souviens que l'écriture de M.O. me déçut un peu, en ce qu'elle ne correspondait pas au personnage que je l'imaginais être : c'était une écriture coquette aux rondeurs un peu enfantines mêlées, fort heureusement, à l'assurance de l'homme mûr.
Cette inscription sur mon bulletin fut, en réalité, des moins anodines, et prit toute son importance durant ces vacances d'été que je passai loin, sous le soleil gourmand de l'Italie, en famille. Là, l'image de M.O. m'apparaissait, au détour d'une viale, le long d'une via rose, orange et pêche, à la terrasse d'un ristorante, au milieu d'une piazza. Tout ce qui l'évoquait, et un rien suffisait, me devenait savoureux. Et chaque fois, mon cœur sursautait, un plaisir indéfini m'étreignait, si bien que je passai mes vacances à le convoquer, à murmurer son nom, et à désirer de plus en plus ardemment le revoir.
Mais cette adoration à distance se teinta se faisant d'une pointe de culpabilité. Elle m'apparaissait de moins en moins innocente, et parfois, la crainte qu'elle ne le soit pas, la crainte que cette adoration s'appela en réalité l'amour, me rendait douloureux ces rêves inconséquents. Mais quelle certitude avais-je que ce n'était pas de l'amour ? J'eus fini par l'admettre sans trop de peine si cela ne consacrait pas, l'insanité, toute relative, de mon sentiment. Aimer M.O., cet inconnu, cet être vénéré et par conséquent source d'un respect et d'une terreur extrêmes, aimer cet homme pour qui l'amour était vanité, aimer enfin mon aîné de plus de trente-cinq ans ! Moi qui méprisais l'amour, m'y soumettre dans des circonstances qui s'y prêtaient si peu ! Peut être pouvais-je ignorer ces questionnements, me contenter de croire en une admiration toute innocente. Mais l'idée s'insinuait en moi, m'obsédait malgré moi. Et la puissance de mon admiration, cette émotion chaque fois que l'idée de M.O. se formait dans mon esprit, aucun mot, me semblait-il, si ce n'est l'évasif "amour", n'en pouvait être assez évocateur. C'est ainsi que je me persuadai, peu à peu, que j'aimais M.O., aussi incongrue que fût la situation. Et l'idée que je l'aimais renforçait mon sentiment. Tombai-je réellement amoureuse de lui, durant ces vacances, dans un contexte et un éloignement propices ? Ce que je prenais pour de l'amour, alors, et qui en était peut-être, me rendait heureuse. Et c'est par cette définition douteuse que j'abordai l'amour, que je me convainquis de son existence, et que j'aimai aimer. Mon mépris pour l'amour se changea en passion. Mais si c'était de l'amour, c'était un amour tout platonique. Nulle trace de désir physique, charnel, la simple idée m'eut révoltée, dégoûtée. C'est bien un dieu que j'aimais ! Ce n'était pas un homme. Et je subissais mon sentiment, passivement, avec délices. Persuadée que je l'aimais, je n'aurais pourtant jamais osé en parler, ni même écrire sur ma passion. Prisonnière de mon esprit, je pouvais toujours la nier, même à moi-même, si je le devais (et mon sentiment de culpabilité m'y préparait). Je m'étais fait un aveu rétractable, en quelque sorte. Le temps passa et ma passion ne diminua pas. Précurseur, elle était vouée à ne jamais mourir, à subsister en moi à l'état latent, ensommeillée, mais nullement éteinte, et prête à ressurgir dans mes amours futures.
En septembre, de retour à Paris, je découvris une nouvelle classe, de nouveaux camarades, que j'abordai avec plus d'indulgence, de compréhension, et moins de condescendance, de nouveaux professeurs. L'Historien, qu'il m'arrivait de croiser dans les couloirs, m'était devenu, peu à peu, indifférent voire détestable. La vue de M.O. me provoquait une émotion qui perçait insidieusement mon imagination pour avoir des répercussions sur la réalité tangible. Ainsi, en le voyant, j'avais systématiquement des palpitations, qui allaient s'amplifiant à mesure que j'en prenais conscience. Son image, sa belle image, qui n'était belle que dans l'émotion qu'elle me procurait, s'imprimait en moi chaque fois qu'un de mes regards adventices le croisait par hasard. Et la sérénité qu'elle me procurait, et qui persistait parfois plusieurs heures, l'apparition eut-elle duré une seconde, provoqua rapidement en moi une obsession, une addiction, mineure, mais réelle, si bien que seule, j'en recréais artificiellement un succédané dont je me délectais piteusement. M.O. ! Comme cette passion naissante m'emplissait d'espoirs incessants de vous apercevoir, traversant imperturbablement, dans votre impassibilité de sage, la longueur, comprimée par mon désir, du couloir du troisième étage de l'aile droite ! Combien de détours n'ai-je fait dans l'espoir insensé de vous y croiser fortuitement ! Et comme je sus vite que chaque jeudi, de la fenêtre du cours de français, je pouvais vous voir passer quelques minutes après le début de l'heure ; que le mardi, si j'avais de la chance, je pouvais vous voir sortir de l'espace réservé aux professeurs, de l'autre côté du couloir, et rejoindre la deuxième salle, si éloignée de la mienne ! Mais les rencontres les plus jouissives, dont je me délectais le plus longuement dans le secret de la solitude, étaient les rencontres fortuites, à une heure imprévue. Ainsi, un jour, je sentis M.O. tout au bout du couloir, sans même avoir besoin de poser mes yeux sur lui, je le devinai marcher dans ma direction, encombré d'une foule d'élèves indifférents, indifférent lui-même dans l'inconscience de son pouvoir. Et moi, secrètement ravie, le cœur battant, je savourais à l'insu de tous le bonheur de sa présence, le bonheur de le savoir bientôt proche, me frôlant peut-être d'un bras de sa veste tandis que nous nous croiserions. Et il marcha vers moi, et à quelques mètres de moi j'ai pu entendre sa voix divine, délicatement nasillarde, concédant avec bonté un "bonjour" paternel irradié d'un sourire M.O.esque, désespérément adressé à une autre, une poupée qui l'avait salué avec exubérance. Arrivant presque à ma hauteur, dans un ralenti rétrospectif, le visage baissé, blanc, ciselé avec grâce par le temps, figé dans l'immobilité, ses yeux se sont levés, de façon inattendue et dans une pulse éphémère, sur moi, croisant mon regard, et préfigurant l'immédiat croisement de nos corps qui me déroba à sa vue. Dans ce couloir, cet instant magique, combien de fois se déroulerait-il dans les rubans calamistrés de ma mémoire volontaire ? Le moment fatidique en devient le paroxysme jouissif, comme l'apothéose d'une symphonie, que l'on attend, que l'on désire, de ce même désir presque bestial qu'on ressent dans l'amour. Un nouveau pas - dans le ruisseau d'une harpe - au comble de l'émotion, et soudain le visage aimé se dresse - élancements spasmodiques de violons - deux yeux figés dans la seconde évanescente, deux yeux omniscients, amoureux, paternels, incestueux, deux yeux dans un regard, un regard tout à la fois de père et d'amant. Lolita ! Que n'étais-je cette Lolita dans les bras de son Humbert transit, moi qui, dans ma vénération pour l'art et la sagesse, dans ma sensibilité et ma passion foudroyante, l'eus mérité cent fois plus ! L'amour, mécanisme insensible, martelait déjà au rythme de l'afflux de sang dans mes tempes l'image éternelle de l'instant fugitif, tandis que pour l'accompagner, je murmurais son nom, son nom, son nom, délicieusement.
Le front soucieux et les yeux tendres s'étaient évanouis dans les secondes qui avaient suivi, emplissant de leur souvenir mes yeux qui regardaient sans voir le couloir déserté. Se retourner, attraper dans un geste passionné une nouvelle image de l'adoré, sous un nouvel angle, retenir dans ma prunelle l'auréole blanche de ses cheveux, eut été de l'inconscience. À la douleur de sentir s'échapper ma proie éphémère, la crainte de laisser apparaître un symptôme de mon vice l'emportait. L'innocente ! Et mon innocence me rendait coupable à mes yeux. Au déchirement strident de la sonnerie, comme la voix éraillée de la dame du vestiaire criant, à la fin d'un concert : "Vestiaires ! Vestiaires !", je rejoignis la salle de classe, toujours hantée par son image. Au troisième rang, près du couloir, j'écrivis, cent fois, mille fois, l'esquisse de son nom divin, les initiales évocatrices des quatre syllabes magiques, juste pour les lire, comme un secret murmuré à son oreille.
"Odette, concentrez-vous un peu". La terreur d'être trahie par un regard ensorcelé, incarné dans un grain de poussière qui, de la main du démon-professeur sur l'estrade, au zénith de ma feuille, aurait miraculeusement volé, me paralysa. Retrouvant mes esprits, je m'attachai à masquer la rougeur de mes joues et de la culpabilité transpirant des pores de mon visage. Je baissai la tête et mes yeux retombèrent sur la page profanée des mille et un "M.O.".
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