Il fit quelques pas sur le trottoir. Il sentait ses pieds sur les semelles et le sol bien lisse. Il plissa les yeux à cause de la lumière. Les voitures allaient et venaient sur l’avenue. Des conducteurs klaxonnaient. Il y avait des passants et leurs conversations s’éloignaient avec eux. Derrière lui le portail principal de l’hôpital heurtait les malades et les visiteurs. Il pouvait les entendre geindre et s’énerver distinctement, malgré les voitures, les klaxons et les voix. Il regarda le sol parce que la lumière l’éblouissait franchement. Il sentit le froid l’envelopper. Il lui faisait l’effet d’un drap passé autour de ses bras et de son visage. Il ferma et ouvrit les poings plusieurs fois. Ses doigts étaient chauds et souples tout à l’heure et il aurait aimé les garder tels quels. Ses amis lui faisaient signe depuis la terrasse, de l’autre côté de la rue. Il travaillait avec eux la plupart des heures de sa vie et ne les avait pas choisis. La terrasse donnait sur le sud des Buttes. Les arbres étaient nus et l’herbe verte et il n’y avait pas de feuilles mortes sur le sol. Le parc découpait la bande d’immeubles qui l’entourait. Il faisait ressortir le ciel, son bleu uniforme et la consolation de ce jour clair dans le mois de février. Il traversa sans tenir compte des feux. Il arriva à leur hauteur et attrapa une chaise. Il s’assit et mis du temps à répondre à leurs saluts et leurs questions. Il se sentit en retard. La serveuse le trouva et il commanda une bière. Elle la lui posa sur la table. Le verre claqua contre la ferraille. Il but une gorgée. Elle roula dans sa poitrine et enveloppa ses organes avec le même drap que tout à l’heure. Il se sentit harmonieux. On lui tapota dans le dos. Il hocha la tête. Il était trop tôt pour parler ou pour rire. Il était encore tôt pour les autres de s’immiscer. Il acquiesça à la question qu’on lui posait sans écouter. Il but plusieurs gorgées et laissa ses yeux s’accrocher aux Buttes. Le décor ne se défendait pas. Il se sentait plein, immobile. Et ce jour aussi était immobile. Bientôt il glisserait à nouveau sans cesse et il glisserait aussi à son tour. C’était du gâchis parce que c’était un bon jour. Il avait de la chance. Ses gestes étaient précis et s’enchaînaient bien. Il n’avait pas eu autant de chance depuis plusieurs blocs. C’était un jour qui arrêtait sa vie. Ce sentiment lui échappait et il savait qu’il lui échapperait mais jamais s’il lui reviendrait. Les autres bavardaient. Ils s’inquiétaient de savoir s’ils étaient heureux mais cette inquiétude se déguisait en blagues et en anecdotes. Rien de ce qu’ils racontaient n’était vrai. Lui-même ne savait pas ce qui était vrai, il savait seulement qu’il ne se trouvait pas dans la conversation. Lorsqu’il avait de la chance et que ses gestes étaient à la hauteur, il avait la certitude que l’intervention allait fonctionner et qu’elle était reproductible. Il se sentait différent, éloigné du doute qui le rongeait d’habitude. Le sentiment lui échappa pour de bon. Il sentit à nouveau le mouvement dans tout. Chacune des certitudes de sa vie se détachait et dérivait dans le temps. Et l’usure prenait de son esprit, de son corps, de sa volonté, pour donner au temps, pour nourrir le temps. Et à la toute fin il deviendrait méconnaissable. Et la seule certitude qu’il aurait était de mourir. Il se sentit inconsolable. Il appela la serveuse et commanda la même chose. Elle tarda à lui amener sa bière. Il bâilla avec bruit et s’étira. Son dos était endormi et le décoller du dossier lui fit mal. Il sentit l’os de son bassin contre le siège en taule.
– Tu ne nous racontes pas ce bloc ? Ça s’est bien passé ? – J’ai fait ce que je voulais faire et comme je l’ai imaginé. – Et la patiente dont tu m’as parlé ? – J’ai pu disséquer ce que je voulais, sans faire de trous. Elle était bien à plat à la fin. J’ai oublié de filmer.
Il sourit. Elle lui rendit un visage crispé. Ses traits étaient profonds, abrupts.
– J’ai un cas difficile aussi jeudi. Tu as mis un chandelier ? – Je l’ai mis dès le début et je ne l’ai pas utilisé, j’ai pas sorti les ciseaux. Je m’en veux pour ça. Je n’aime pas gaspiller. – Et sous ta main ? – J’ai eu du mal à voir mais une fois dans le plan je n’avais plus besoin de bien voir, ça venait tout seul. J’ai pas changé de main par contre. Je n’aime pas ma main gauche. – Moi non plus.
Elle se tut et regarda dans le vide puis dans les yeux.
– Tu pourras venir jeudi ? Je ne veux pas t’emmerder avec ça, je comprends si tu ne peux pas. – Tu plaisantes, avec plaisir.
Il bâilla.
– Tu fatigues vite dis donc, à peine une bière au compteur.
Son visage se relâcha et devint lisse. Il reflétait toute la lumière qu’il recevait. Il la trouva belle. Il espéra avoir de la chance jeudi. Il était encore dans la déception de tout à l’heure et devait prendre toute la beauté qu’il pouvait trouver.
– J’ai commencé à trembler à la deuxième heure de dissection. Il faut que j’arrête le café. – Surtout pas, je te veux réveillé jeudi. – Je me coucherai tôt demain, promis. – Tu ne vas pas voir ta meuf ? – Je n’ai pas de meuf. – Tu as toujours une meuf à voir de temps en temps. – Je t’assure, je ne te cache rien. – Ça me surprend. – J’opère trois jours par semaine en ce moment, je ne peux pas voir de meufs. – C’est ce que tu as dit à la dernière ? – Je lui ai dit que je ne pouvais pas la voir souvent parce que je dois me coucher tôt et m’apaiser la veille des blocs. Elle m’a insulté.
Elle rit.
– Tu l’as mérité. On ne dit pas ce genre de choses. Du moins, on ne le dit pas d’une manière aussi crue. – Je ne sais pas faire autrement. – C’est parce que tu dois opérer moins et vivre plus. – On ne fait qu’une ou deux choses bien dans sa vie. Le reste on le rate. C’est comme ça. – Qu’est-ce que tu vas faire quand tu auras cinquante balais et que tu auras tout opéré. Tu me fais penser à Philippe et c’est pas un compliment. – Philippe a une main exceptionnelle et c’est un de mes maîtres, ne le raille pas comme ça. – J’ai raison et tu le sais. – Peut-être que je ferai l’infarctus avant d’arriver à l’âge de Philippe, qui sait ?
Elle lui donna un coup de pied sous la table. Il l’avait vexée pour de vrai. Son visage se creusa à nouveau. Elle était une bonne amie. Ils avaient déjà eu cette conversation. Il avait progressé au bloc mais pas dans ses réponses. Il ne savait pas ce que signifiait vivre. Il s’en moquait. Opérer le faisait sentir oublieux et le remplissait.
– Je vais commander quelque chose de plus fort. Je te prends la même chose ?
Il acquiesça. Elle se leva et disparut à l’intérieur. Il était dix-neuf heures. Le soleil s’était couché. Les feuilles des arbres étaient noires et le ciel métallique. La lumière du café était comme un feu de camp dans la brousse. Il prit son verre où restait un fond et l’examina. L’odeur de l’amertume le dégoûta. Il en avait terminé avec la bière. Deux amis écrasèrent leurs cigarettes. Ils se réinstallèrent. Celui qui lui avait tapoté dans le dos revint à la charge. Il insistait et il n’aimait pas ça. L’autre redressa ses lunettes.
– Je vais te raconter ma dinguerie du mois dernier. Tu sais déjà ? – Non. – Veille de bloc, j’ai à peine deux heures de sommeil dans le compteur. Notre petite qui nous fait passer par toutes les humeurs. Vraiment rien depuis sa naissance et cette nuit-là.
Il hocha la tête.
– Bref. Je demande à Théo d’assurer à ma place. Rien de particulier, de la petite chirurgie programmée. Une patiente refuse. Elle voulait absolument se faire opérer par moi et personne d’autre que moi. Petit scandale. On reporte. Tout se passe bien. Je revois les post-op, ils vont tous bien. – Je sens que ça va se corser. – La patiente qui a reporté, finalement, préfère avoir un second avis et se fait opérer ailleurs. Je me fais sévèrement engueuler par le patron et la direction. Il fallait garder le bloc et le faire coûte que coûte. Il m’a dit « faut assumer de faire des gosses. De mon temps… ».
Il leva l’index et rit.
– Ils m’ont dit que je fais perdre de l’activité, que maintenant les patients ne vont plus venir parce qu’on n’est pas professionnels. Bref, le même bla-bla que d’habitude. – Tu t’es défendu ? – Non. Ça ne sert à rien. Le dinosaure qui sous-entend que t’es un blaireau, laisse tomber. Et puis faire comprendre notre métier à des types en costume, c’est impossible. Ils m’ont dit « de toute façon s’il y a de la casse l’hôpital te couvre ». Ils n’ont pas compris. On a une responsabilité morale envers nos patients. C’est pas eux qui auront du mal à dormir la nuit.
Il se tut. Un sourire crispé lui barrait le visage. Il but plusieurs gorgées et le sourire restait. Cette histoire le travaillait plus qu’il ne le laissait croire. Il en parlait encore après un mois. L’autre changea de sujet. Le temps passait vite. Ils buvaient beaucoup et cela aidait aussi. Ils se levèrent à nouveau pour fumer. Camille ne revenait pas. Les rires s’intensifiaient. Il ne voulait pas la voir revenir tout de suite. L’avenue était déserte. La fumée de cigarettes lui arrivait diluée. Elle était chaude et réconfortante et le silence de la route vide laissait gonfler les rires de la terrasse, cela l’apaisait. Les gens lui étaient toxiques à souhait. Ils avaient tort. Ils avaient toujours tort avec leurs émotions qui dégoulinaient. Ils le remplissaient de leurs émotions et il avait besoin de passer au bloc pour les faire surgir une fois pour toutes et les y laisser. Il boirait ce soir plus qu’il ne l’avait planifié. Il se sentait léger et pouvait se permettre de boire autant. La dernière fois qu’il avait eu une grosse complication, il avait arrêté de boire pendant six mois. Il avait fait plus d‘exercice et dormait entre huit et dix heures par nuit. Ils lui avaient reproché de ne plus le voir. Ils le voyaient maigrir aussi et le lui disaient. Ils ne savaient pas tenir leurs foutues langues. La chirurgie lui avait filé entre les doigts et il n’avait pas su réagir et ils lui avaient dit que personne n’aurait pu réagir, mais ce souvenir était planté en lui et l’avait blessé pendant des mois. Un jour la culpabilité s’atténuait et il pouvait s’autoriser à vivre. Elle ne disparaissait jamais complètement et il la portait encore et en souffrait parfois. Les bons chirurgiens étaient humbles et prudents parce qu’ils se rappelaient leurs douleurs et se juraient que, quoi qu’ils feraient au bloc, ils ne pouvaient risquer une telle douleur. Son verre tombait petit à petit en lui, lui engourdissait les lèvres et lui chauffait le ventre. Des brises fraîches soufflaient de temps en temps. C’était un bon jour. Les rires se répétaient, les bavardages aussi. Il se sentit à sa place. Les choses pouvaient aller et venir, il ne serait mieux nulle part ailleurs.
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