Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux !
Eugène Ionesco.
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Richard Lapointe, modeste Parisien, enfilait ce jour et comme d’habitude son blouson ordinaire ; un blouson d’indifférence et de couleur bleue qu’il préférait par-dessus tous les autres, parce qu’il ne possédait que celui-ci, pour la semaine.
Il ne le délaissait que le vendredi soir, au profit d’une jolie veste qui passait très bien avec sa chemise rose, sa cravate bleue et sa vieille maman. Tous les vendredis soirs et cinquante-deux fois par an ils allaient ensemble au restaurant profiter du menu du jour, et ensuite, si le temps le permettait, ils allaient se promener sur les quais de la Seine ; mais pas trop longtemps, car il ne faut pas rentrer trop tard.
Richard Lapointe s’étant rappelé qu’on était mardi s’habilla en conséquence ; il devait sortir et machinalement regarda sa montre une fois sa senestre sortie dudit blouson. Il vit que l’heure avançait mais ne s’en inquiéta pas, vu qu’il n’était pas en retard, ni en avance d’ailleurs, disons qu’il était à l’heure.
Adèle Marigout habitait Paris, elle s’y était installée quelques années auparavant lorsqu’elle avait décidé de se mettre à travailler. Comme tout le monde elle pensait que c’était la meilleure manière de gagner sa vie, et donc, non convaincue qu’elle l’avait déjà, elle avait postulé au bureau de poste de son quartier pour remplacer la guichetière qui venait de se faire assassiner par un adepte de la secte des anti-fonctionnaires. Elle prenait sa nouvelle vie à cœur et déjà commençait à caresser l’espoir d’une promotion.
Ce matin-là, Adèle Marigout s’était réveillée cinq minutes après l’horaire habituel, car elle s’était couchée la veille cinq minutes plus tard. Elle avait modifié le réglage de son réveil d’une manière adéquate et se félicitait d’en connaître encore le fonctionnement tant cette manipulation relevait d’une entreprise exceptionnelle. Adèle Marigout s’était autorisé une amputation à sa demi-heure de maquillage pour pouvoir quitter son appartement à l’heure normale, sans être obligée de négliger le câlin de Fripou, son seul ami, le petit chat qui gardera son deux pièces en son absence.
Richard Lapointe descendait l’escalier en n’utilisant qu’une marche sur deux, il avait découvert qu’ainsi il économisait du temps, et l’élan acquis l’aidait à pousser la porte qui généralement dissimulait la gardienne de l’immeuble, une vieille morue saluée au passage d’un signe de la main. Il ne regardait jamais son courrier car il savait que personne ne pouvait lui écrire, vu qu’il était seul dans sa vie. Seul toute la semaine jusqu’au vendredi soir, son jour préféré. Il pensait que ça ne durerait pas.
Adèle Marigout s’engouffrait comme tout le monde dans la bouche de métro qui jouxte son logis, elle ne regardait plus les noms des stations mais se contentait de les compter pour facilement déterminer l’instant idéal qui la fera refermer son prix Goncourt de l’année, alors elle se lèvera et se dirigera vers la porte qu’elle n’ouvrira qu’après s’être assurée de bien pouvoir lire "Bastille" écrit en blanc sur une pancarte bleue. Il y a encore quelques années elle souriait en descendant sur le quai car elle avait la pensée suivante : "Que se cache-t-il derrière cette porte ? Est-ce aujourd’hui le jour de ma vie ? "
Il ne s’était jamais rien passé à Bastille, et elle n’espérait plus grand-chose d’extraordinaire, c’est peut-être pour ça qu’un jour comme celui-ci allait arriver.
Richard Lapointe se trouvait comme à son habitude dans la rame de tête. Il était très fier de sa méthode pour être le premier à déterminer qu’il arrivait à Bastille, car il voyait en premier que l'ensemble du convoi remontait à la surface de la planète. Donc Richard Lapointe se levait lorsqu’il notait un changement dans l’éclairage du wagon, un éclairage plus naturel, sans néon, et il n’avait pas besoin de regarder les murs austères de la station tant il était sûr de lui.
Adèle Marigout se trouvait sur le quai ; elle regardait ses pieds devant chacun de ses pas car elle ne voulait pas marcher sur un clochard moins matinal qu’elle ; sachant combien se tacheraient ses jolies chaussettes blanches au contact de ce vilain vin, et l’effet ainsi produit en entrant dans le bureau de poste où l’attendent ses collègues et son chef de service. Elle marchait rapidement, comme tout le monde en suivant ces gens qui, on aurait pu le croire, allaient au même endroit qu’elle.
Richard Lapointe était quelques pas derrière elle, il l’ignorait, et à part la foule, seuls deux saxophonistes et un aveugle les séparaient. Richard Lapointe marchait intelligemment en regardant les murs et les affiches qui souvent le faisaient rêver. Il s’arrêta devant cette publicité pour le loto sur laquelle on pouvait lire : "LE BONHEUR ÇA N’ARRIVE PAS QU’AUX AUTRES. " Deux jeunes gens s’embrassaient derrière un parasol planté sur une de ces plages réputées pour leur soleil. Richard Lapointe regardait l'affiche en considérant et en flattant son billet de la semaine, et en espérant beaucoup.
Adèle Marigout sortait du long couloir et remontait l’escalier qui débouchait sur le boulevard Beaumarchais, elle était la première de nos deux héros à s’apercevoir que le temps avait changé et que la journée serait moins ensoleillée que ne le prédisait cet homme charmant de la télé hier au soir. Elle commençait à regretter son pull-over mauve en se disant qu’elle n’aurait pas dû se contenter d’un gilet léger ; et je lui suis très reconnaissant de n’avoir pas joué avec les mots en se déshonorant d’un Gilot-pétré sur le dos : elle n’y avait peut-être pas pensé.
Richard Lapointe arrivait d’une démarche tout à fait quelconque, il n’avait toujours pas remarqué notre amie parmi ces braves gens qui, comme elle, attendaient le bus qui tardait d’arriver. Richard Lapointe accélérait le pas en vue d’une place inoccupée sur l’unique banc de l’arrêt. Adèle Marigout l’avait forcément remarqué après lui mais sa relative proximité de la place faisait d’elle la seule prétendante au poste et déjà ses jambes se reposaient alors que notre camarade arrivait à sa hauteur.
Tout d’abord Adèle Marigout regardait devant elle en reniflant les pots d’échappement des quelques automobilistes qui avaient eu le mauvais goût de passer par là. Comme tous les gens de sa condition elle ne pensait à rien de particulier méritant l’intérêt d’être mentionné ici. Puis elle regarda sa montre, d’un air étonné de ne pas voir le bus arriver. Satisfaite de se faire à l’idée que rien n’était dramatique, elle jeta un regard à Richard Lapointe que ce dernier esquiva d’un sourire signifiant qu’il lui offrait ce siège avec plaisir. Bien indifférente à ce geste humanitaire, Adèle Marigout partit à la recherche de sa lecture qui s’était enfouie au fond de son bagage. Richard Lapointe la regardait plein d’admiration farfouiller avec tant d’aisance et de jolis doigts longs et effilés qu’il suivait dans les entrailles de ce sac à main. Il espérait pouvoir un jour en caresser des doigts comme ceux-ci, et cette pensée déroba en lui un frisson qu’il ne put contrôler.
Adèle Marigout réussi à présenter le lauréat du Goncourt 1992 vers l’extérieur, mais dans le sens de la largeur le chant était trop important pour qu’il puisse s’en soustraire sans manœuvres préliminaires, qui se faisant, laissèrent s’échapper son mouchoir propre, bien plié et repassé qui, n’épargnant aucune loi ni celle de l’apesanteur, se retrouva déployé sur l’asphalte dur du trottoir.
Richard Lapointe ayant espéré cette occasion depuis si longtemps se rua sur ledit mouchoir, alors que très naturellement Adèle Marigout récupérait son étoffe.
Leurs dix doigts se rencontrèrent au niveau du sol et tous se refermèrent sur l’objet en question. La conversation qui en découla me paraissait inévitable et je ne puis m’empêcher de la reproduire ici in extenso :
Lui : - Oh ! Elle : - Hi-hi ! Lui : - Hum ! Elle : - Hi-hi ! Lui : - Han !
Le caractère de cette scène dégageait une ambiance au ton rose comme le teint d’Adèle Marigout qui n’en finissait de rougir. Pourtant, les quelques personnes promis et cuitées d’ici restaient pleines d’indifférence devant l’éloquence de ce silence terrifiant, étouffant.
Au loin, balayé par les vents de la panique parisienne, telle une girouette, gesticulait un agent de la circulation ; un être totalement démuni d’âme, même pas malheureux peut-être. Puis arriva de l’horizon déjà gris de la capitale un numéro 137, avec un bus autour et un chauffeur assis dessous, à qui Richard Lapointe fit : "Bonjour-bonjour" de la main. Le conducteur du bus continua tout droit, n’ayant remarqué notre ami tant il paraissait banal. Richard Lapointe n’était qu’un individu parmi tant d’autres et le chauffeur avait bien raison de ne s’en intéresser pas. Richard Lapointe, habitué à de tels évènements, oubliait déjà en délaissant la haine qu’exprimait son visage pour un regard vide vers le néant total.
Adèle Marigout se joignait à lui dans cet espace irréel, et tous deux regardaient dans cette direction en silence et en parfaite communion. Leur seul point commun était de croire encore en un Dieu, devant une telle misère d’embouteillage et de taxis mécontents.
Un autre bus arriva en louvoyant pour se sortir des brumes matinales puis s'immobilisa. Quelques citadins en sortirent et y pénétrèrent. Parmi eux, Adèle Marigout alla s'installer en se lamentant et en observant le génie de la Bastille : "Liberté, quel mot amusant", aurait-elle pu penser si son esprit n’eut stagné au niveau zéro de la réflexion.
Richard Lapointe, pour sa part n'était pas monté dans ce bus, il scrutait les ténèbres de l’horizontal en regardant courir les anges de la ville et en désirant devenir le président de la République ; ainsi il instaurerait plus de bus 453, si rares et jamais là quand il pleut, car il pleut sur Paris et dans son cœur, toujours, sauf le vendredi soir, mais c’est dans trois jours.
Arrivée à destination, Adèle Marigout descendit du bus. Elle n’avait pas terminé son chapitre ; ce n’était pas grave, se disait-elle, de toute façon elle n’y comprenait rien et elle reprendra sa lecture demain matin.
Quelques pas la séparaient maintenant de la poste, et elle savait qu’il était impossible qu’il n'arrive quoi que ce soit d’extraordinaire aujourd’hui. Le jour de son anniversaire ils lui avaient apporté une bouteille de cidre, elle avait trouvé ça gentil, mais ses collègues ne penseront plus à elle avant mars prochain, c’est long d’attendre.
Plusieurs demi-heures plus tard, Richard Lapointe se résignait à se rendre au panthéon à pieds, il maudissait les transports publics et jurait intérieurement, puis extérieurement en donnant des coups de pieds dans les quelques boîtes de fer qui croisaient son chemin. Il passa la Seine dans laquelle quelques désœuvrés sautaient désespérément du pont, en battant l’air, accrochés à des blocs de béton. Richard Lapointe s’intéressera à eux plus tard, quand il en aura le temps.
Il terminera certainement sa journée en allant se coucher, car pourquoi changer ce soir... Adèle Marigout aussi d’ailleurs, ils s’assiéront sur leurs lits, regarderont leurs pieds et s’endormiront bêtement, en pensant au mois d’août, ou à demain peut-être.
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