La vie c’est la vie et en attendant la mort, c’est pas si mal. Fabrice Pacary ------------------------------------------------------------------
- Another "foutralafraise" Jeff ?
Il avait une manière très Londonienne de prononcer le nom de ce cocktail, comme s’il avait honte de ne pas l’avoir inventé, ou peut-être m’en voulait-il encore de l’avoir fait pour lui.
- OK ! and we’ll go, it’s time to go.
On est tous sortis du pub pour monter dans le bus, on laissait derrière nous les vertes prairies du Connemara pour rentrer à Dublin. Ma semaine était terminée et il fallait que je rentre ; les autres allaient visiter leurs familles pour se balader, ou simplement passer leur week-end à Dublin, comme d’habitude.
Tout le monde était installé et Tristan, le conducteur, a fait sonner la cloche qui nous apprêtait au départ. Le moteur ronronnait, deux coups de Klaxon et Jeff montait à son tour et en dernier dans le bus, c’était une habitude. Quand Tristan prenait son dernier "foutralafraise", Jeff avait toujours le temps de s’en offrir un dernier avant d’entendre ces deux coups d’appel qui signalaient l’attente des autres voyageurs.
Jeff avait la quarantaine, petit complet-veston bien ajusté. Il s’était mis à boire après la double mort de sa fille et de sa femme dans un accident de la route. Un fait divers d’il y a deux ans, une histoire banale somme toute. Depuis il était venu s’installer ici en prenant la vie par l’autre bout, il ne se disait pas vraiment malheureux, il n’en parlait pas, il parlait peu. Il avait commencé une nouvelle vie et c’est tout.
Quand il montait dans le bus il gardait avec assurance son journal sous le bras, un quotidien national, ça faisait dix ans que c’était comme ça et ça n’allait pas changer aujourd’hui. Nous étions tous habitués et toujours nous regardions ça avec un sourire entendu ; sans néanmoins le connaître plus que ça nous nous considérions comme de ses amis.
J’aimais beaucoup ce voyage car ce bus me rappelait les bus scolaires de mes dix ans, tout le monde se connaît et on rentre à la maison, c’était toujours la bonne ambiance.
Nous venions de partir, Tristan avait atteint la vitesse de croisière de son engin qu’il connaissait maintenant parfaitement, comme cette route dont il esquivait les courbes avec une adresse déterminée. À l’arrivée dans le premier village, au carrefour de l’église, Jeff se levait et se dirigeait vers l’avant, comme d’habitude, pour aller discuter avec Tristan de sujets adéquats. Quelques secondes après, Tristan stoppait son bus qui s’immobilisait dans un crissement de freins mal entretenus. Pas d’arrêt de bus, seulement une usine, toujours la même ; très laide, vieille et sale d’aspect, c’était là qu’il travaillait. Avant de descendre il déposait son journal sur le receveur de monnaie, comme d'habitude, et c’était le prix de son billet. Il descendait d’un pas frêle et lançait un : "See you tomorrow !" auquel Tristan rétorquait d’un geste de la main, comme d’habitude avant de manœuvrer son levier de vitesse, première, seconde, troisième, comme d’habitude, et tout le monde regardait Jeff partir dans la vitre arrière. Personne n’en savait plus sur cet homme qui maintenant s’en allait vers ses huit heures quotidiennes.
Tristan avait toujours un visage neuf à cet instant, c’était pour lui la deuxième partie du parcours qui commençait et, peut-être parce qu’elle était plus longue, elle ne l’enchantait que moyennement. Il était maintenant seul avec son journal déposé à sa gauche et il allait profiter du premier feu, habituellement rouge pour en parcourir les titres principaux.
On pouvait lire les cours de la bourse sur son visage, selon les nouvelles, son attitude était vivace ou intéressée, aujourd’hui son sourire était inédit et je m’en inquiétais. La personne assise de l’autre côté du couloir, à sa place habituelle l’interpellait pour l’avertir quand le feu était vert, "Let’s go, please !" souvent Tristan se tournait alors vers lui avec un sourire comme pour s’excuser mais il reposait aujourd’hui maladroitement son journal à sa droite en reprenant nerveusement la route. J’essayais de comprendre ce qui le contrariait tant.
"Holly bank Road", on s’arrêtait et toujours cette vieille dame avec sa poignée de monnaie, toujours ce même sourire à l'attention de tout le monde et particulièrement de Tristan. Elle n’avait rien remarqué et j’étais le seul à saisir le malaise ce matin. Tristan avait repris sa route après avoir lu quelques lignes, au lieu de saluer et de remercier cette dame, comme d’habitude.
Anxiété et angoisse réparties de chaque côté du volant ; Tristan devenait nerveux et c’était la mécanique qui morflait pour l’humanité, histoire banale somme toute.
Un autre feu rouge, on s’immobilise et les quelques voyageurs debout perdent leur équilibre, font semblant de ne pas tomber mais personne ne dit rien, l’étonnement commence à transparaître et l’expression du visage de Tristan paraît intouchable ; on ne peut rien faire dans ces cas-là.
Vert, on repart. Au démarrage le journal tombe et Tristan le récupère in extremis. On touche le trottoir alors que j’essayais de lire le premier titre, mais tout allait trop vite.
À l’arrière on commençait à comprendre qu’il se passait des choses bizarres, tout le monde était solidaire dans l’angoisse et dans le silence, personne ne comprenait Tristan aujourd’hui et ce voyage y trouvait un cachet catastrophique.
Nous venions de rater deux arrêts, dont le mien. Les quelques personnes non averties sur le trottoir nous voyaient passer et ne comprenaient rien. Le bus roulait à une vitesse élevée en les dépassant, alors que nous étions presque au centre-ville, les gens qui voulaient descendre se rasseyaient dans quelques râles inaudibles.
Nous étions lancés et maintenant Tristan lisait ses pages sans plus s’intéresser à la route qui défilait, nous étions tous conscients du danger mais bien incapables d’intervenir. On venait d’éviter de justesse un calvaire, instinct de conservation. Tristan paraissait regretter son coup de volant et il profita de ce sursis pour terminer sa page.
Nous venions de sortir du village et j’en remerciais le seigneur ; le visage de Tristan avait la couleur des feux que nous brûlions, il tenait son journal dans sa main refermée en forme de poing menaçant, il accéléra encore et le jeta furieusement au travers du pare-brise.
Celui-ci retomba dans le couloir et en se déployant j’ai pu lire rapidement le titre de l’article qu’il venait de lire :
"IT’S THE END !!!"
Ça faisait cinq ans que je vivais en Irlande mais je ne comprenais toujours pas l’anglais, et le mur s’approchait, deux épaisseurs de briques qui venaient vers nous à la vitesse de cent vingt kilomètres à l’heure.
Un détail me faisait penser que ce n’était pas aujourd’hui que j’allais m’y mettre.
Histoire banale finalement.
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