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Fantastique/Merveilleux
Ombhre : Création
 Publié le 13/06/18  -  7 commentaires  -  10090 caractères  -  91 lectures    Autres textes du même auteur

Je veux te montrer comme tu es belle, que tu te voies telle que je t'aime.


Création


La chambre est un lac d'ombre calme. Seules des rides de lumière viennent en troubler la surface. Lente cascade, la lune s’écoule doucement dans la pièce depuis les volets entrouverts, joue avec les lignes du plancher, remonte vague après vague vers le lit, grand carré clair dans la pénombre.

Lionel ouvre les yeux. Encore immergé dans ses songes, il reste immobile quelques instants, en cette fin de nuit que glace la lune. Son regard remonte des recoins d'ombres marécageuses où s'enlise la vue vers le lit, suit le cours de la lune, s’échoue doucement sur le visage de Sophie. Qu’elle est belle ainsi, endormie, apaisée, son corps nu à peine dissimulé par le fin tissu, offerte dans son sommeil !

Il jette un œil sur le mur où est accroché le portrait d'elle qu'il a terminé la veille au soir, sourire de fusain suspendu dans la pénombre que la lune allume. Le dessin est le reflet de Sophie endormie : allongée sur le dos, une cuisse légèrement repliée sur le côté, cambrée en arrière, un bras le long de son corps, l’autre replié derrière sa tête, la poitrine pointant fièrement vers le plafond. Mais le dessin est loin de rendre la sensualité qui émane de sa compagne endormie. Il a bien tenté de retranscrire la chaleur des courbes, l’incroyable douceur du regard, la caresse des cris, mais sans succès.

Sa main suit ses yeux et se pose sur l’original du portrait. Comme effrayé, il hésite un instant devant ce labyrinthe de courbes, de douceur et d’odeurs. Presque timidement, il effleure le parfum des cheveux, l’arc du sourire, les pentes du cou. Enhardie, sa main descend un peu, glisse le long d’une épaule, dévale le lit que forme le bras de Sophie collé à son flanc, frôle la mousse d’un sein au passage, pour enfin effleurer la taille fine et cambrée qui se creuse sous cette caresse.

Sans ouvrir les yeux, Sophie sourit dans la conque blanche des draps. Elle se tend vers la main qui l’effleure, cherche le contact. Le silence est froissé par les soupirs des draps qui glissent au long des corps. Lionel se penche vers Sophie, et laisse sa bouche chaude suivre les pistes que tracent ses mains, doucement, très doucement, comme s’il craignait de la briser en fragments de rêves. Mais ce rêve est doux, chaud, et s’ouvre sous ses caresses. Elle sent les mains de l’homme s’emballer, se faire plus présentes, l'habiller de caresses. Leurs souffles à tous deux s’accélèrent, la fresque de leurs gestes se teinte de hâte. La chair maintenant parle son propre langage.

Sophie arrête soudain ces mains trop douces, trop chaudes, qui ouvrent en elle des allées de frissons.


— Attends, je veux te voir.


Pierre la bâillonne tendrement de ses lèvres et ramène contre lui la main de Sophie qui cherchait l’interrupteur.


— Non. La lune suffira. Je veux inventer ton corps, le voir de mes doigts, te le faire découvrir par mes mains. Hier je t’ai dessinée, maintenant, je veux te sculpter.

— Mais…

— Chut ! Ne dis plus rien. Ferme les yeux, laisse-toi aller. D’ailleurs, tu ne peux plus parler, tu n’as plus de bouche, plus de langue, plus de voix. Et plus de corps. Tu n’es plus que le rêve que j’ai de toi. Oublie tout. La chambre n’existe plus, tu n’es plus qu’une illusion, écoute juste ma voix.


Sophie se laisse aller, les yeux fermés. Elle obéit à cette voix basse, douce, hypnotique, la voix de l’homme qu’elle aime. Elle se sent légère, flotte sous les mains de Lionel. Nuage encore informe de songe, elle suit son amant au cœur de son rêve, dans cette chambre obscure que le petit matin bientôt va étreindre.


— Je veux donner une forme à ton absence, commence-t-il d’une voix plus grave que celle qu’elle lui connaît. Tu n’es encore qu’une brume, une ombre, mon fantasme.


Il s’arrête un instant, le regard perdu vers la fenêtre, semble puiser l’énergie nécessaire à sa création dans les rangées de lune qui tremblent derrière les cils de bois des persiennes. Ses mains encadrent l’espace où devrait se trouver la tête de Sophie.


— Ton visage sera… légèrement ovale, aux pommettes marquées, des écrins pour les grands yeux noirs en amande que je te donnerai plus tard. Les traits sont fins, doux, mais laissent deviner le félin qui rôde dans ses zones d’ombre. Toujours prêt à sortir les griffes, pour jouer ou pour déchirer. Ta bouche… Les lèvres sont fines et arquées, un archer de violon quand s’envole la note, données au baiser, faites pour ce sourire qui te fera apprivoiser le monde autour de toi.


Lionel a fermé les yeux, totalement pris au jeu. Il ne sent plus le corps de Sophie près de lui, si ce n’est le visage qu’il vient de remodeler de ses mots, de ses caresses. Ses doigts cessent un instant de peindre, il lève la tête vers la nuit, et s’imagine lui-même, étrange statue pâle tenant un visage sans corps entre ses mains. Il reste ainsi immobile, le silence est en attente. Puis sans rien voir, Lionel recommence à sculpter son rêve.


— Comme il est long à modeler, ton visage. Tellement de subtilités, de galeries secrètes, de trompe- l’œil… Je croyais bien le connaître, mais j’y entrevois tout ce que je ne sais pas…


Après un silence :


— Je te donne tes oreilles, petites, ciselées, faites pour écouter musique et mots d’amour, à peine masquées par ta chevelure d’orage. Obsidienne souple, elle habillera et dévoilera ta nudité, sera le voile de tes peines, la parure de tes sourires.


À ces mots, Lionel se penche vers les lèvres de Sophie et y pose doucement les siennes. Parcourt lentement les traits de son rêve fait chair dont la peau toute neuve s’anime à ce contact, tressaille.


— Ton visage repose sur ton cou, fin, d’une attirante douceur, le haut des falaises courbes de ton corps d’où le regard voudra se jeter. Il provoque l’imaginaire sans en dévoiler les raisons, allume l’envie pour s’évaser vers tes épaules, ces galets souples et ronds, ces cristaux doux de chair dont tu devras apprivoiser le langage et les appels muets. Sous tes épaules, ta poitrine… Petite, presque fragile, sa rondeur attire l’œil, l’envie de la caresse. Leurs courbes parfaites sont les ancres du regard.


Lionel se penche et embrasse doucement les pointes de ces seins qu’il vient de sculpter. Elles durcissent sous ses lèvres, provoquant chez Sophie un début de plainte que ne peut exprimer son absence de voix. Lionel savoure quelques instants la saveur chaude de ce marbre assoupli, puis reprend son dessin.


— Tes bras s’échappent de ton corps comme deux arabesques, lui donnant sa liberté, sa légèreté. Leur rondeur et leur finesse seront ta grâce, ton élégance. Pour mains je te donne des caresses, mais aussi la force d’étreindre, de tenir, comme celle d’ouvrir les doigts…

Sous tes seins s’étend une lande troublante, un labyrinthe de pentes qui toutes conduisent au renflement annonçant ton sexe. Mais avant d’y parvenir, il faudra suivre chaque sente de chair, chaque envie de tes courbes. Dans ton dos également, ce ruisseau teinte sable qui n’est qu’une invite à la caresse et descend en doux renflements jusqu’à cette dépression plus forte qui cambre tes lignes, creuse tes formes et tes reins. À cet endroit particulier, l’œil aimera à se poser, la caresse à s’y reposer.


Lionel ne parvient plus à s’arrêter. Ses mains tracent et retracent sans trêve des successions de lignes, une toile de chair où parfois il s’égare.


— Tes hanches… Évasées, bien marquées, douées d’une étonnante mobilité, elles sont la rondeur de tes mouvements, l’appel de ta démarche. Et pour marcher, je te donne tes jambes. Fines et douces, leur galbe soyeux donnera le vertige à l’œil et à l’esprit. Tes pieds, petits, cambrés, te feront valser avec la vie. Je te donne ton corps, il me reste à le parfaire. Une voix tout d’abord, veloutée, musicale, qui te permettra de changer les mots en chants, de repeindre le réel, et d’exploser en rires. Ton sexe, orchidée entêtante attirant l’homme pour mieux le perdre dans les dédales de ta chair. Ta peau, mate et dorée, miel suave, saveurs de soleil. Tes paupières enfin, qui peuvent se lever sur tes grands yeux noirs qui éclairent ma vie, pour que tu te voies telle que je t’aime.


Sophie n’ouvre pas encore les yeux. Toujours vêtue des mots et des caresses de Lionel, son corps lui semble neuf, pur, intouché. Elle se tourne lentement vers la lampe pour ne pas briser en petits fragments le rêve qu’elle vient de traverser.

L’interrupteur cliquette sèchement. Et Lionel crie. Sophie ouvre les yeux d’un coup, la lumière l’éblouit et, les yeux embués de larmes, elle distingue, sans vraiment le voir, Lionel qui recule en rampant, tombe du lit, et continue à se traîner sur le dos jusqu’au mur. Malgré l’immense fatigue qui semble l’avoir envahie d’un coup, Sophie se redresse à moitié et fixe Lionel, adossé au mur, la bouche ouverte sur un cri qui ne veut pas éclater. Avant de s’évanouir.

Sophie n’ose bouger. Elle ne comprend pas, et il lui semble si difficile de réfléchir. Elle est si fatiguée, se sent engluée, comme ivre. Ses yeux font le tour de la pièce, glissent jusqu’à la glace fixée sur la porte, juste en face de leur lit. Et elle crie. Voudrait hurler, mais sa voix faible et éraillée ne lui permet qu’un murmure fendillé. La chambre tourne autour d’elle comme un manège pris de folie. Et ses grands yeux noirs et brillants ne peuvent quitter l’image que lui renvoie le miroir indifférent. Celle d’une très vieille femme, racornie par le temps, la caricature d’un corps qui n’est plus qu’un amalgame de courbes cassées et de chair crevassée. Seuls, au fond du puits rugueux de son visage, brillent de grands yeux noirs écarquillés, en amande.

Sophie s’écroule en arrière, ses paupières se ferment. Une dernière fois, sa poitrine flétrie se soulève. Sous le drap blanc qui la recouvre, elle semble un gisant. À côté de la glace, sous la lueur blême du réverbère, son portrait, tout en rondeurs douces et chaudes, débordant de sensualité, sourit comme une bête repue. Les grands yeux noirs que le fusain sublime lui font un regard d’une incroyable douceur.


Dans la chambre tout est calme maintenant. Derrière la fenêtre se noie la dernière étoile.



 
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   Jean-Claude   
15/5/2018
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bonjour,

Je pense qu'il y a un lien naturel entre la poésie et la nouvelle fantastique. C'est, ici, le cas.
J'ai aimé la poésie, les métaphores filées, la sensualité, le ton, l'histoire et la chute (un clin d'œil à ce bon vieux Dorian).
Lionel horrifié, oui, qui s'évanouit, j'ai un doute mais je comprends le besoin de laisser Sophie seule face à elle même.
Pour affiner la chute, les deux dernières phrases ne me paraissent pas utiles : "Dans la chambre tout est calme maintenant. Derrière la fenêtre se noie la dernière étoile."

Au plaisir de vous (re)lire
JC

   Anonyme   
24/5/2018
 a aimé ce texte 
Passionnément ↑
Bonjour,
Quelle poésie, quelle peinture, quel talent !
Et quelle chute ! Double chute même ! Du grand art !
Les images sont douces et entêtantes, nous entraînent vers un délice de mots qui redessinent d'autres images, un voyage amoureux qui pourrait durer toujours, des aller-retour vers la nuit éclairée de Lune, et le jour encore à venir, illusion et réalité de l'amour sur les vagues cruelles d'un rêve.
Votre écriture est magnifique. Simple, sobre, brillante, originale. Vous avez su rendre toute la sensualité, la poésie, de cet échange amoureux sans tomber dans le vulgaire, ni le voyeurisme.
Un très grand moment de lecture.
Mille bravos.

Eccar

   plumette   
13/6/2018
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour Ombhre,

La sensualité qui émane de ce texte est douce, vous arrivez à peindre avec des mots, en echo au dessein évoqué. le fait que Lionel s'adresse à Sophie est un procédé narratif vraiment intéressant pour ne pas lasser le lecteur.

Immobilité, sommeil, rêve, entre-deux, le texte nous perd un peu; le narrateur est Lionel qui profite de la complicité passive de Sophie pour rendre un hommage à son corps et puis la fin nous dévoile une toute autre situation.

Je n'ai pas aimé cette fin sans doute parce que je ne l'ai pas bien comprise à cause de la réaction de Lionel qui me semble très excessive ( le cri, l'évanouissement )

mais j'ai aimé vous lire dans ce registre de sensualité et de poésie.

Plumette

   Lulu   
13/6/2018
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Ombhre,

Pour ma part, j'ai beaucoup aimé lire ce texte que j'ai trouvé fort bien rédigé.

L'idée est, par ailleurs, originale. Le titre me semble bien approprié. J'en ai pris connaissance après coup, et avais le sentiment d'être dans une dimension où l'on créait la beauté.

J'ai trouvé votre travail très minutieux. Il y a une dimension presque hypnotique, du personnage de Sophie, certes, mais de nous-mêmes en tant que lecteurs, tant les actions se font au fil de la plume et de la création. On ne peut guère anticiper, on suppose qu'il va se passer quelque chose d'extraordinaire, du fait de la catégorie de la nouvelle, et du fait qu'il s'agit d'une nouvelle, tout court, mais on se laisse prendre, et complètement happer par cette voix que l'on entendrait presque…

J'ai trouvé cela intéressant, et aimé que la lumière fasse jaillir une facette inattendue de la réalité.

Bonne continuation !

   jfmoods   
15/6/2018
I) Un corps fantasmé

1) Une femme désirée

L'homme pose un regard émerveillé sur la femme aimée ("Qu’elle est belle ainsi, endormie, apaisée, son corps nu à peine dissimulé par le fin tissu, offerte dans son sommeil !") et devient vite entreprenant ("Enhardie, sa main descend un peu, glisse le long d’une épaule, dévale le lit que forme le bras de Sophie collé à son flanc, frôle la mousse d’un sein au passage, pour enfin effleurer la taille fine et cambrée qui se creuse sous cette caresse", "Sophie arrête soudain ces mains trop douces, trop chaudes, qui ouvrent en elle des allées de frissons").

2) Un artiste au travail

L'homme est aussi un artiste obsédé par la représentation de l'amante ("Hier je t’ai dessinée, maintenant, je veux te sculpter", "Tu n’es encore qu’une brume, une ombre, mon fantasme"), qui tente de refaçonner le modèle ("Je te donne tes oreilles", "je te donne tes jambes", "Je te donne ton corps", "ce marbre assoupli", "Tes bras s’échappent de ton corps comme deux arabesques"), anticipant l'oeuvre ("Ton visage sera… légèrement ovale, aux pommettes marquées, des écrins pour les grands yeux noirs en amande que je te donnerai plus tard.").

II) Un corps délabré

1) Des indices inquiétants

Au fil du récit, quelques éléments troublants attirent immanquablement l'attention du lecteur ("des recoins d'ombres marécageuses", "comme s’il craignait de la briser en fragments de rêves", "étrange statue pâle tenant un visage sans corps entre ses mains"). Un horizon d'attente est habilement ménagé entre l'obscurité rassurante de la chambre et la lumière dévastatrice ("Pierre la bâillonne tendrement de ses lèvres et ramène contre lui la main de Sophie qui cherchait l’interrupteur." / "L’interrupteur cliquette sèchement").

2) L'effondrement

La révélation finale est semblable à une ouverture sur le terrible abîme du temps ("ses grands yeux noirs et brillants ne peuvent quitter l’image que lui renvoie le miroir indifférent. Celle d’une très vieille femme, racornie par le temps, la caricature d’un corps qui n’est plus qu’un amalgame de courbes cassées et de chair crevassée"). Ce retour dans un passé heureux ("son portrait, tout en rondeurs douces et chaudes, débordant de sensualité, sourit comme une bête repue") fut l'ultime illumination d'une mourante.

Merci pour ce partage !

   Donaldo75   
18/6/2018
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour Ombhre,

C'est la seconde nouvelle que je lis de ta plume, moi qui suis habitué à déguster ta poésie. Tu sais habiller un récit de poésie, avec de la douceur tout au long de la narration, du moins dans la première partie. Ensuite, le registre fantastique pointe un peu mais ne plombe pas l'ensemble.

J'ai bien aimé, même si ce fut parfois long.

Merci,

Donaldo

   Sylvaine   
10/7/2018
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Beau texte fantastique, dont l'écriture élégante et poétique flirte parfois un peu trop avec la préciosité, mais c'est un reproche véniel. Le thème est évidemment très classique : on songe au Portrait ovale de Poe, au Portrait de Dorian Gray. L'art vampirise la vie, s'en nourrit au point de l'épuiser, de la vider de sa substance. Le triomphe de l'œuvre est à ce prix. Ici, le portrait dérobe à la femme sa jeunesse et ses forces vives, pour se les approprier. Une variation habile et prenante sur un topos bien - peut-être trop - connu.


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