Du haut de ses neuf ans, Nicolas contemple par la fraîcheur de la fenêtre le parc cinq étages en contrebas. Seul dans la chambre de l'orphelinat, il n'est entouré que du silence froid du mois de décembre.
— La nuit de Noël, qu'est-ce que ça peut me faire, pense-t-il, une moue boudeuse sur son visage pâle de pierrot tombé de la lune.
Immobile dans son pyjama beige rayé de blanc – une vraie tenue de prisonnier a-t-il souvent pensé – il fixe les grands arbres sombres que décembre a éclaboussés de neige. Ses yeux voyagent d'un bord de la fenêtre à l'autre, retrouvant dans les formes des nuages bas et des giclées de neige, tantôt un cheval, tantôt un loup, tantôt un monstre étrange qui le défie au combat, tantôt les yeux doux d'une fée qui lui promet de l'aider à s'évader de cette grande bâtisse de pierre roide où il vit – survit – depuis cinq ans. Il est seul dans cette chambre à l’ambiance de caveau, puni encore une fois pour avoir, encore une fois, obligé les surveillants à le chercher une partie de l'après-midi dans la petite forêt qui entoure l'orphelinat. Nicolas ne peut s'empêcher de sourire en repensant aux nombreuses fois où, tapis au plus profond d'un buisson d'épineux, ces derniers étaient passés juste à côté de lui sans le voir. Lui, le dernier cow-boy de l'Ouest sauvage, traqué par des Indiens féroces qui voulaient le découper en rondelles. Mais c'était sans compter sur les talents de Lucky Nicolas, le meilleur pisteur du pays... Seule la malchance avait permis à ces stupides Indiens de le retrouver. L’étalon blanc qu'il montait à cru avait fait un faux pas, une pierre traîtresse ayant roulé sous ses sabots, et ils étaient tombés tous les deux dans le Ravin de la Mort. Son cheval avait disparu dans l'eau profonde et noire, tandis que lui, par un réflexe désespéré, avait pu s'accrocher à la racine d'un vieil arbre, contemplant les centaines de mètres de vide sous lui. Alertés par le bruit, les Indiens n'avaient plus eu qu'à le cueillir là, et à le ramener comme prisonnier à leur camp, le grand orphelinat d'où il s'évadait chaque jour, dans ses rêves le plus souvent. Nicolas marche jusqu'à la grande porte-fenêtre dont la neige mange peu à peu les petits carreaux. Les yeux écarquillés et fixes, il regarde sans vraiment les voir les cimes des sapins que l'hiver redessine, le chemin de graviers qui fend de ses courbes claires l'ombre dense de la forêt, la rambarde gravement malade de tant de pluie et de givre qu'elle en est devenue lépreuse... Si fin et fragile dans son pyjama trop grand pour lui, il semble une apparition, une statuette fragile que le premier vent du monde réel pourrait déraciner et emporter. Un mouvement d'ombre preste à la périphérie de son regard l'extirpe de sa rêverie. Un grand corbeau vient de se poser sur la rambarde. Enfin, sur le morceau de rambarde encore debout, un bon tiers de cette dernière était tombé l'hiver précédent. Le trou béant n'avait jamais été réparé, mais la terrasse par contre interdite. L'oiseau fixe Nicolas de son regard noir et brillant. Fasciné, l'enfant regarde le corbeau droit dans les yeux, admire sa taille, envie ses ailes.
— Tu comptes me regarder encore longtemps comme ça ?
Nicolas sursaute. L'oiseau lui a parlé ! Voilà qui n'est pas courant. Bon, d'accord sa voix est rocailleuse, croassante, assourdie par le vitrage, mais il a bel et bien parlé.
— Et ferme ta bouche, tu vas gober des mouches !
Nicolas obtempère, sans cesser de fixer l'oiseau. Un demi-sourire vient doucement éclairer ses lèvres. Malgré l'interdiction, il ouvre la porte fenêtre en grand et s’approche du corbeau. Étrangement, il n'a pas froid, malgré la fine couche de neige qui recouvre la pierre.
— Tu es vrai ? — J'ai l'air de quoi, petit bout d'homme ? D'un fantôme ? — Ben non, tu as l'air d'un corbeau. Mais tu... je... mais tu parles ! — La belle affaire, tu parles pas toi ? — Oui, mais moi je suis un humain. — Et alors ? Qui a dit que seuls les humains parlaient ? — J'avais encore jamais vu de corbeau qui parle, c'est tout. — C'est que tu ne connais pas encore grand-chose. — Je sais, je ne suis encore qu'un enfant. On me le répète assez souvent comme ça ! — Oui, un petit bout d'homme. C'est comme ça que ton père aimait t'appeler. — Tu connaissais mon père ? — Je l'ai très bien connu. Nous avons travaillé plusieurs années ensemble. — Travaillé ? T'es un corbeau. Les corbeaux ne travaillent pas. — Avec un magicien si. Et ton père était un magicien. — Magicien ? N'importe quoi ! — Si, et un très grand magicien. Il passait son temps à me faire apparaître et disparaître. Et crois-moi, vu les endroits où il aimait me faire rentrer, c'était un sacré boulot ! — Ppppffff, la magie, ça n'existe pas. Il était juste prediti... prestigi... — Prestidigitateur ? — Oui, c'est ça. Il est trop dur ce mot. — Je suis d'accord avec toi. Mais ton père n'était pas prestidigitateur. Ou illusionniste, c'est plus simple. Il était magicien ! — C'est quoi la différence ? — Un illusionniste fait semblant de faire de la magie. Il y a un truc, une machinerie quelconque. Il détourne ton attention pour que tu ne le voies pas faire, et te faire croire qu’il fait de la magie... Mais ce n’est que de l’illusion. Ton père était un magicien. Lui, il détournait l'attention pour que personne ne voie qu'il faisait de la vraie magie. — Ça n'existe pas ! dit Nicolas d'un ton rageur. S'il était vraiment magicien, il ne serait pas mort dans un accident de voiture en emportant maman avec lui. Ils seraient tous les deux encore avec moi. Ils ne m'auraient pas abandonné ici !
Le corbeau observe un moment de silence, et d'une voix plus douce et basse :
— Oui, je comprends ce que tu ressens. Mais être magicien ne veut pas dire être immortel. Ou à l'abri des accidents. Sa mort m'a fait beaucoup de peine. J'ai perdu un ami, et toi tes parents.
Nicolas baisse la tête, l'ombre adamantine d'une larme festonne ses cils. Le corbeau reprend :
— Ton père était bien un magicien, un vrai. Un des plus grands. Un des derniers. Il avait le Don. — Le Don ? — Oui, le talent, le pouvoir, le savoir-faire... Il savait faire de la magie, avec ses mains et avec son cœur. Il a parcouru le monde tu sais ? — Oui, un peu. Mais j'étais tout petit quand... Quand ils sont partis. — Ton père m'avait chargé de te transmettre quelque chose si un jour il lui arrivait malheur. Il t'aimait énormément, et il me parlait très souvent de toi.
Le visage de Nicolas s'illumine.
— C'est vrai ? — Parole de corbeau ! Et il m'a dit que, s'il ne pouvait pas le faire lui-même, je devais venir te voir la nuit de Noël, l'année de tes neuf ans. — Pourquoi cette nuit-là ? Je déteste Noël ! — C'est une nuit particulière, une nuit magique. — Oui, je sais ! Les rois mages, l'enfant Jésus et tout ça. Moi j'y crois pas. — Tu as tort, petit bout d'homme. C'est une nuit de magie. — La nuit de Noël tout seul, c'est pas drôle. — Tu n'es pas tout seul, je suis avec toi non ? — Oui, c'est vrai.
L'enfant marque une pause et regarde la nuit noire qui les entoure. Les murs de l'orphelinat luisent d'une lueur grisâtre sous les coulées de lune. Puis il reprend :
— J'aimerais m'envoler avec toi, et partir loin très loin d'ici.
Nicolas s'approche du corbeau. Il est tout proche de lui maintenant, tout proche du vide béant qui semble l'appeler, un sifflement froid venu du fond de ce gouffre noir qui palpite à quelques centimètres de ses pieds nus. Il se tient juste à l'endroit où l'absence de rambarde laisse s'engouffrer l'ombre sur la terrasse.
— Eh bien fais-le. — Et comment, j'ai pas d'ailes moi ! — Non, mais je t'ai dit que la nuit de Noël était une nuit spéciale. Un moment pour être ensemble, pour partager. Pour croire et pour rêver. Une nuit où l'ombre est moins menaçante, où on regarde demain avec plus de confiance. — Oui, toute la magie de Noël, répond Nicolas d'un ton sarcastique. — Exactement. La magie. — Mais on m'a dit que les corbeaux portaient malheur. — Non, c'est une confusion de langage. Nous ne portons pas malheur. Nous portons le malheur. Partout où la mort frappe, où la peine tombe, nous sommes présents, mes frères et moi. Et nous venons emporter la peine, la mort et les larmes. Les retirer du monde. C'est pour ça que nous sommes noirs comme la nuit. Toute cette douleur a déteint sur nous, et nous la portons comme un étendard. — C'est triste. — Il faut bien que quelqu'un fasse le boulot. — Et tu dois me donner quoi ? — Un cadeau. — D'accord, alors donne-le-moi. — Je ne peux pas te l'offrir ici. — Pourquoi ? — La magie a ses règles, petit bout d'homme, et je ne suis qu'un corbeau. — Comment on fait alors ? — Il faut que tu fasses un pas de côté. — Un pas de côté ? — Oui, c'est la base de la magie. Si tu fais un pas en avant, tu te heurtes au réel, à la vie et au monde. Tu l'affrontes face à face. En tant qu'adulte, tu devras le faire souvent. Mais le magicien, lui, sait aussi faire le même pas, mais de côté. — Bah un pas de côté c'est facile à faire. — Que tu crois, petit bout d'homme. Et si je te disais que tu dois le faire maintenant, sans bouger de place ? Et vers ta droite ?
À droite de Nicolas bâille le vide béant et noir, sans la protection de la rambarde disparue. L'enfant fixe ce grand trou d'ombre vorace. Un minuscule pas de côté, et il tombe du haut des cinq étages. En bas, il ne distingue même pas la dureté avide des pierres.
— Si je fais ça, je vais tomber. — Ton père maîtrisait à merveille le pas de côté. Et il ne tombait jamais. — Il ne l'a peut-être jamais fait sur le bord d'une terrasse au cinquième étage.
Le corbeau lâche un rire rocailleux.
— Non, en effet, il ne l'a jamais fait comme ça. Mais ce pas de côté, tu le connais bien. Tu le fais à chaque fois que tu t'évades dans tes rêves. Ton corps reste dans le monde réel, mais toi tu es loin, ailleurs. Dans un monde que tu as créé, qui existe, dans lequel tu vis le temps d'une histoire, et le réel ne t'atteint plus. Tu rêves les yeux ouverts, je t'ai déjà vu faire. — Oui c'est vrai, mais là... — Fais-moi confiance Nicolas, je ne te ferai jamais de mal. Je veux juste t'ouvrir des portes, te faire découvrir autre chose que... ça, termine le corbeau en montrant du bec les murs lugubres de pierre grise, les quatre lits austères alignés dans la chambre, les petites armoires pleines surtout de vide à côté de chaque couche.
Nicolas hésite. Mais après tout... Qu'a-t-il à perdre ? Sa vie n'était qu'une morne succession de jours gris enchaînés les uns aux autres dans une entrave sans fin, et seules ses rêveries mettaient parfois l'ombre d'un sourire sur ses traits trop sérieux.
— Pour la première fois, je te conseille de fermer les yeux, et d'imaginer une histoire dans laquelle tu voles. Ce sera plus simple pour toi. — Ça c'est facile, je l'ai fait souvent. — Tu vas te sentir tomber, mais n'aies pas peur, ce ne sera pas une vraie chute.
Nicolas ferme les yeux. Il revoit le jour où il était monté sur les toits de l'orphelinat pour nourrir les pigeons. Et finalement ne trouver qu'un couple de tourterelles à qui il avait pu donner les miettes jusque dans ses mains. Les oiseaux ne semblaient pas effrayés, et avaient volé autour de lui comme par jeu, s'éloignant pour revenir près de lui, se poser sur sa main tendue y prendre le pain. Nicolas était resté un long moment avec ces tourterelles, et le bonheur de ces instants avait largement compensé la punition reçue ensuite. Et surtout, il avait devant ses yeux les arabesques de plumes que les oiseaux dessinaient dans le ciel, et il s'imaginait fort bien les suivre vers les nuages. Les yeux fermés, l'enfant commence à bouger. Son pied droit part de côté, chair fragile et blanche suspendue au-dessus de l'ombre sifflante. Le corbeau le fixe d'un œil brillant de convoitise. Et avec l'impression de glisser autant que de tomber, les yeux fermés, Nicolas bascule et s'enfonce dans l'ombre gourmande sans un cri.
Une fraction de seconde, Nicolas a l'impression que son cœur va lui sortir par la bouche. Une peur immense l'envahit, un regret peut-être d'avoir fait confiance à un corbeau qui parle... Et puis, d'un coup, il sait qu'il flotte, qu'il vole. Il n'a pas ouvert les yeux, mais étend ses bras comme des ailes, sent le vent doux et chaud le caresser, glisser entre ses doigts écartés. Et soudain, il est sur de l'herbe, il la sent sous ses pieds nus. Alors il ouvre les yeux. Il est devant une maison de bois, comme il en a vu dans les westerns, au sommet d'une petite colline. Sa vue porte loin, jusque dans la plaine où un troupeau de milliers de bisons semble charger l'horizon. De l'écurie attenante à la maison part un hennissement strident, et il voit son étalon blanc, celui qu'il a monté tant de fois dans ses rêves, le saluer en encensant par-dessus la porte basse de sa stalle. Sous la varangue ouverte qui fait le tour de la maison, deux énormes chiens le regardent en battant de la queue, allongés sur le sol, et un vieil homme se balance sur un rocking-chair. Il semble avoir bien plus de soixante ans, et fixe en souriant Nicolas de ses yeux noirs. Malgré les rides profondes qui ravinent son visage, ses cheveux et son imposante moustache en crocs sont d'un noir luisant aux reflets bleutés.
— Tu vois, tu sais le faire, le pas de côté. — Bonjour monsieur, qui êtes-vous ? — J'ai un peu changé d'apparence, mais nous nous connaissons, petit bout d'homme. Tu ne t'étonnes plus, maintenant, que je sache parler ? — Vous êtes... tu es le... corbeau ? — Eh oui, c'est bien moi. — Mais comment... et où sommes-nous ?
L'homme regarde autour de lui d'un air surpris.
— À l'endroit où ton pas de côté nous a emmenés Nicolas. Visiblement, ça ressemble à un décor de western. Ça ne te plaît pas ? — C'est pas ça. Comment on a fait pour arriver là ? — Je t'avais dit que tu savais le faire, le pas de côté. Bon sang ne saurait mentir. — C'est moi qui ai fait ça ? — Qui d'autre ? Moi je ne suis qu'un corbeau, pas un magicien. — Alors, je suis un magicien ? — Tu crois que la magie existe maintenant ? — Je sais pas. Je suis peut-être juste en train de rêver. — Bien sûr que tu rêves, mais qu'est-ce que la magie, sinon de rendre les rêves réels ? — Et c'est ce que mon papa faisait ? — Oui, mais pour cela il respectait les règles de la magie. — Les règles ? Quelles règles ? — Celles que je dois t'apprendre aujourd'hui. Ah, à propos, tu es gaucher, comme ton père ? — Oui je suis gaucher. Mais je savais pas que mon père l'était. — Tu écris de la main gauche ? — Oui, ils ont bien essayé de me faire écrire de la main droite, mais j'ai jamais pu. — Quelle idiotie ! Si tu peux écrire de la main gauche, pourquoi vouloir te le faire faire de la main droite. Bon, tiens, prends ça.
L'homme tend à Nicolas un petit paquet entouré d'un papier de soie blanc.
— C'est quoi ? Mon cadeau de Noël ?
L'homme sourit.
— Presque, ouvre-le.
Nicolas défait l'emballage, et découvre à l'intérieur un gant de cuir couleur chair.
— Il en manque un. Et puis, il est trop grand pour moi... — C'est pas un gant ordinaire. Enfile-le et tu verras.
Nicolas s'apprête à enfiler le gant sur sa main gauche, mais l'homme l'arrête.
— Non, si tu écris de la main gauche, tu dois le mettre à ta main droite. — Pourquoi ? — C'est un gant magique. Il ne peut pas agir sur la main avec laquelle tu écris, car l'écriture est déjà en elle-même une magie. Et on ne peut pas mélanger deux formes de magie.
Nicolas ne comprend pas vraiment, mais obtempère sans discuter. Le gant n'a pas de forme pour aller plus sur une main que sur l'autre, et de toute façon, il est bien trop grand pour lui. Il l’enfile sur sa main droite, et une étrange chaleur l'envahit. Le gant semble soudain rétrécir, s'ajuster autour d'elle comme une seconde peau. Et il disparaît. Nicolas relève la tête et regarde l'homme.
— C'est vraiment un gant magique. Regarde ! On le voit plus ! — Je te l'avais dit. Les corbeaux ne mentent jamais. — Ça sert à quoi un gant invisible ? — À faire de la magie. Sans le Don, le gant ne sert à rien, et le Don sans ce gant... Ça marche aussi, mais beaucoup moins bien. — Je peux faire quoi avec ? — Suis-moi.
L'homme marche vers l'angle ombreux de deux murs de pierres bas grossièrement jointoyées, où un rosier desséché est dressé. Le tronc tordu a la couleur du vieux cuir, et seules les épines pâles et acérées mettent une note de clarté sur ce serpent de sève figée.
— Ferme le poing, tends-le vers le rosier et imagine que de l'eau va sortir de ta main.
Nicolas se concentre, et rapidement, une sensation de fraîcheur envahit sa main.
— Maintenant, ferme les yeux, et imagine le rosier en fleurs.
Docilement, l'enfant obéit et imagine en lui-même le tronc redevenu vert, les bourgeons gonflés, les fleurs épanouies. Les yeux fermés à s’en faire mal :
— Ça y est, je le vois bien. — Quand tu es sûr que tu as bien imaginé le rosier en fleurs, que tu sens leur odeur en toi, ouvre la main en expirant. Et ensuite, ouvre les yeux.
L'enfant fait une dernière fois dans sa tête le tour du rosier qu'il a imaginé. Tout lui semble bien. Il ouvre la main en expirant profondément et sent comme une rivière fraîche s'écouler le long de ses doigts. Quand il ouvre les yeux, il contemple devant lui un magnifique rosier en fleurs, dont le parfum entêtant le fait éternuer.
— Waouh !!! C'est moi qui ai fait ça ? — Qui d'autre ? — Comment j'ai fait ? Il est magnifique le rosier. — Hmmmm, oui très beau. En tout cas, c'est sans doute le premier rosier à avoir des feuilles blanches rayées de rouge parsemées de petites étoiles dorées. — Il te plaît pas ? — Si si, beaucoup. Il est très original, répond l'homme en souriant.
Un éclat espiègle dans les yeux, Nicolas poursuit.
— Je voulais être sûr, alors j'ai imaginé un rosier très spécial. — Et tu as réussi ! dit l'homme en éclatant de rire. — Alors c'est vrai ? Je suis un magicien ? — Un petit bout de magicien pour l'instant, petit bout d'homme. Il te reste encore beaucoup à apprendre. À commencer par les règles de la magie. — Quelles règles ? — Des règles que tu vas devoir respecter, sinon la magie disparaîtra. — Pourquoi ? Comment elle peut disparaître ? — Je te l'ai déjà dit, je ne suis qu'un corbeau. Ce n'est pas moi qui ai fixé ces règles. — Et comment tu les connais ? — Tous les corbeaux les connaissent. Et je te rappelle que j'ai travaillé avec un magicien ! — C'est quoi ces règles ? — Il y en a cinq, une par doigt. Retiens-les bien. La magie doit faire rire ou sourire, jamais pleurer. La magie doit donner, jamais prendre ou reprendre. La magie doit se cacher ou se masquer, jamais se montrer. La magie est pour les autres, jamais pour toi. La magie crée des merveilles, elle ne détruit jamais. — Et si je ne les respecte pas ? — Alors la magie disparaîtra. — D'un coup ? — Non, petit à petit. À chaque fois que tu enfreindras ces règles, elle perdra en puissance. Il y a cinq règles, comme les cinq doigts de la main. Et tu perdras la sensibilité d'un doigt à chaque fois. — Finalement, je crois pas que j'ai très envie de devenir magicien. J'ai pas envie de perdre mes doigts. — Ne t'inquiète pas, ton père y est très bien arrivé avant toi. Tu feras pareil. — Et si je me trompe ? Que je respecte pas une règle sans faire exprès ? — Ce n'est pas pareil si tu ne fais pas exprès. Et puis je serai là pour t'aider et te guider. — Tu vas rester avec moi ? — Pas tout le temps, mais oui on se reverra. Je ne t'ai pas donné ce gant pour t'abandonner ensuite, ne t’en fais pas.
Nicolas se tait un long moment. Il regarde fréquemment sa main, la bouge devant ses yeux, serre le poing. L'homme s'est assis dans le rocking-chair et se balance doucement, les yeux fermés. Nicolas rompt le silence d'une voix boudeuse.
— Je veux pas retourner à l'orphelinat. — Je m'en doute, petit bout d'homme. Mais tu n'as pas le choix. — Pourquoi je ne peux pas rester ici ? — Ici, ce n'est réel. Tu ne peux pas y rester trop longtemps. Se réfugier dans un rêve est toujours agréable, mais la vraie vie n'est pas ici. — C'est pas juste ! — Je sais, petit bout d'homme, je sais.
Après un long moment de silence :
— La vie n'est pas juste, mais nous devons la vivre. N'être qu'un rêve dans un rêve... Une belle illusion, car que se passe-t-il quand l'être qui te rêve se réveille ? Non Nicolas, ta vie, tu dois la parcourir en tous sens, lui faire prendre le cours que tu veux lui donner. Continue à rêver, à chevaucher ton étalon blanc dans les plaines ou les montagnes, à voler si tu en as envie... Mais vis ta vie, façonne-la, savoure-la, prends-la à bras le corps. Et n'oublie pas que tu es magicien. Le merveilleux maintenant, tu pourras le faire intervenir aussi souvent que tu veux dans la « vraie » vie. — Je dois repartir alors ? — Oui petit bout d'homme. J'ai eu beaucoup de plaisir à te rencontrer, tu me rappelles ton père. Et je suis heureux d'avoir pu te léguer ce qu'il m’avait confié pour toi. Mais pour l'instant, nous devons nous quitter.
L'homme se lève lentement, tend sa grosse main à Nicolas d'un air grave. L'enfant pose sa petite main dans celle de l'homme et la serre en le fixant droit dans les yeux.
— Je fais comment pour repartir ? — Comme tu es venu, tu fais un pas de côté. Maintenant, tu sais comment ça fonctionne, tu n'as pas besoin d'aller te percher en haut d'une falaise pour tomber en fermant les yeux ! Juste un détail. Pour venir, tu as fait un pas à droite. Pour repartir, tu dois faire un pas à gauche. Simple non ? — Merci pour tout corbeau… Je ne sais même pas comment tu t'appelles. — Les corbeaux n'ont pas de nom qu'un humain puisse prononcer. Mais ton père m'appelait Arthur. — Pourquoi ? — C'était le prénom d'un grand magicien. Un des rares qui avait renoncé à son gant pour ne garder que la magie de l'écriture. Mais ton père me disait qu'il y avait sans doute gagné au change. Il a paraît-il écrit des poèmes qui à eux seuls sont des pas de côté. — Merci Arthur. — Merci Nicolas. À bientôt. — À bientôt.
Nicolas se retourne et marche vers l'écurie. Il caresse doucement les naseaux de son grand étalon blanc qui le regarde les oreilles pointées en avant, contemple une dernière fois la plaine, immense, couverte de bisons où le soleil se couche. Puis il ferme les yeux, et fait un pas de côté.
Nicolas se réveille d'un coup en criant et s'assoit dans son lit. Immédiatement, des bras incroyablement doux l'enserrent tendrement.
— Doucement mon chéri, doucement. Tout va bien, maman est là, maman est là.
L'enfant se blottit contre cette chair, se serre contre elle de toutes ses forces. Une odeur qu'il avait oubliée, mais dont son corps se souvient, l'envahit jusqu'au fond de lui-même. Il ne sait plus ce qu'il doit penser, où il est, ce qui se passe. Mais il sent contre son oreille le tambour régulier d'un cœur dont il connaît chaque battement, chaque écho. Il a fermé les yeux, refuse de les ouvrir, et serre sa mère contre lui. La porte de la chambre s'ouvre, un pas lourd s'approche du lit qui se creuse sous le poids du corps qui s'y assoit. Une main douce et puissante se pose sur son épaule, accompagnée d'effluves de tabac à pipe qu'il reconnaît instantanément.
— Il va mieux ? Je l'ai entendu crier. — Oui, la fièvre a baissé, il est repassé sous les 40 °C. — Bon sang, enfin une bonne nouvelle.
Nicolas sent la main posée sur son épaule se crisper, le serrer. Elle lui fait un peu mal, mais il n'échangerait pas cette douleur contre tous les bonbons du monde.
— Tu sais que tu nous as fait peur, petit bout d'homme ? Ça fait plus de cinq jours maintenant qu'on te veille ta mère et moi.
Nicolas se blottit plus encore contre sa mère, ses larmes coulent en silence. Il sent son père lâcher son épaule pour venir les enlacer tous les deux. Il a mal aux yeux tellement il les ferme fort de peur de les ouvrir et de mettre fin à ce rêve. Que s'est-il passé ? Il repense à Arthur, à l’étalon blanc, aux bisons, au gant... Il se revoit encore faire ce pas de côté, un pas de côté vers la droite... Vers la droite ? Il devait le faire vers la gauche ! Vers la gauche et pas vers la droite !
Sa main droite soudain devient fraîche, si fraîche. Il a l'impression que c'est un torrent qui s'en écoule, une eau vive qui emplit tout. Il relève un instant la tête, regarde entre les corps de ses parents serrés contre lui la chambre d'enfant qu'il ne connaît pas, la fenêtre que décembre brode de givre. Derrière la vitre, un grand corbeau noir le regarde et semble sourire. Nicolas sursaute et fixe le corbeau. Ce dernier lui fait un clin d'œil, opine du bec, puis s'envole, dessinant sur la blancheur de la lune le fusain son vol d'ombre.
— Pour un pas de côté, ça c'était un pas de côté, pense Arthur en se fondant dans la nuit. C'est sûr, il sera magicien, ce petit bout d'homme ! Un grand magicien.
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