La nuit glaciale est d'une incroyable transparence. Sous l’eau forte de la lune presque pleine, chaque détail du paysage est ciselé en ombres sur la blancheur de la neige. Les sapins noirs et immobiles, les courbes fluides des dunes glacées que les crocs des rochers épars dépècent, les blessures lumineuses des étoiles sur le velours tendu du ciel… Rien ne bouge. Le silence est absolu, si ce n’est, parfois, le hurlement d’un loup. Simon avance péniblement dans la neige qui lui arrive aux genoux. Son pied bute sur une saillie de glace traîtresse cachée sous la blancheur immaculée qui recouvre tout. Et il tombe. Il ne sait même plus combien de fois il est tombé, combien de fois il a voulu abandonner, combien de fois il s’est finalement relevé. Le contact froid et piquant de la neige, se débattre comme dans de l’eau pour avoir enfin un appui suffisamment dur pour pouvoir prendre appui sur ses bras, se remettre à genoux, se relever difficilement… Il a vécu cette scène tant de fois, depuis que le petit avion s'est écrasé, alors qu'il allait rejoindre ses parents, chercheurs dans le Grand Nord, pour les vacances de Noël. Il a eu de la chance d’être éjecté au moment de l’impact, et que l’épaisse couche de neige ait amorti sa chute. Il s’en tire juste avec une vilaine blessure à la tête, et un mal de crâne qui ne le quitte pas depuis. Sa vision est trouble, et les vertiges s’enchaînent, ne lui laissant aucun répit. Le pilote de l’avion n’a pas eu autant de chance. Son corps carbonisé à l’intérieur de la carlingue fumante et déchirée hante encore les souvenirs de Simon. Il a bien dû aller fouiller les débris charbonneux de l’avion pour tenter de trouver un peu de matériel pour l’aider à survivre, et il se rappellera longtemps de la vision de ce corps noirci comme un vieux tronc semblant exhaler un souffle de suie. Au sortir de son évanouissement, tout ce qu’il trouvera sera un sac à dos déchiré noirci par les flammes. Dans les poches latérales, deux sandwichs au jambon, un peu de viande froide emballés dans de l’aluminium, un coupe-vent, une lampe torche et une boussole. Pour avoir discuté avec Paul – le pilote et ami de ses parents – avant la panne de moteur qui a causé l’accident, il sait dans quelle direction se trouve le camp de base, et qu’il doit se diriger nord-nord-ouest. Mais bien qu’il n’ait que douze ans, Simon sait déjà que ses chances de rester en vie sont dangereusement proches de zéro. Comme la température de cette région oubliée de tous, perdue entre des sapins sombres, des lacs gelés, et la neige dense et lourde qui étouffe jusqu’aux bruits. Sans oublier le vent glacial dont les orgues graves semblent ne jamais vouloir se taire, et les odeurs résineuses ou minérales qui assaillent ses narines. Il connaît le Grand Nord depuis sa naissance, tant il y a marché avec ses parents, il en sait les beautés et les dangers. Mais il ressent au plus profond de lui cet environnement éminemment hostile qu'il a quitté pour la première fois voici quatre mois, obligé d'aller dans un internat auquel il ne s'est jamais habitué. Et il se sent vivant, pour la première fois depuis plusieurs mois. Il ne peut rester ici, dans cette trouée battue par les vents entre les arbres et les roches. Les débris éparpillés de l’avion ne peuvent constituer un refuge contre le vent glacial, et s’il ne fait rien, sa mort est certaine. Il se souvient d'une phrase de son père, lors d'une randonnée où ils avaient dû affronter une météo exécrable : « Ici, le vent est un voleur de vie. Il te prend ta chaleur. Si tu ne bouges pas, tu meurs, si t'arrêtes et que tu ne t'abrites pas, tu meurs. Si tu fais trop d'efforts et que tu transpires, tu meurs. N'oublie jamais ça, fils ». Un autre souvenir lui revient quand, avec Isha, un chasseur de la tribu chez laquelle ses parents s'étaient installés, ils avaient passé trois jours en plein cœur d'une tempête, avançant de grotte en abri précaire à chaque accalmie pour rejoindre le village. Trois jours épuisants dans un monde froid et dur, mais où le chasseur peu bavard lui avait tant appris sur la survie. Alors il commence à marcher, avancer à pas de fourmi sur cette immensité blanche, pas après pas, peine après peine, souffle après souffle. Marcher, ne pas se poser de question, oublier tout si ce n’est le prochain pied qu’il faut lever, la prochaine gorgée d’air glacial qu’il faut inspirer, la prochaine butte de neige à franchir, la prochaine gifle cinglante du vent. Nous sommes le 23 décembre, Simon marche depuis des heures. Il n’a pas de quoi faire du feu, ni aucun outil pour fabriquer un igloo. Sa seule chance est de marcher, croiser une piste, une trace de présence humaine, sinon… Loin à l’est, le ciel se couvre et s’encre de nuages, ombre sur ombre. Le vent a encore forci, et traîne avec lui comme en laisse une meute de tempêtes.
Simon a bien vu le danger. Il a déjà affronté avec son père ou sa mère ces tempêtes qui naissent de nulle part en quelques heures et transforment le paysage en piège mortel, et leurs conseils sont gravés dans sa mémoire. Comme avec Isha trois ans plus tôt, il infléchit sa route vers l’armée de sapins sur sa gauche, et les remparts de pierre d’une éminence rocheuse où il espère trouver une grotte qui le protégera de la tempête. Il sait qu’il n'a que quelques heures devant lui avant que le vent et la neige ne soient là, et il force le pas pour avoir le temps de trouver un refuge. L’ombre dense des sapins l’accueille, et il monte entre les premiers rochers. Les cris des loups lui semblent plus proches, mais Simon n’a pas vraiment peur. Il sait que le loup, la plupart du temps, fuit l’homme. Toutefois, il est faible, seul et blessé… Et soudain un bruit droit devant lui. Un cliquetis métallique, une respiration haletante. Simon s’immobilise. Le bruit reprend à nouveau, guide l’enfant jusqu’à un cercle de sapins autour d’un autel de neige labourée. Un loup blanc y est allongé, ensanglanté, la patte arrière prise dans un piège. Les mâchoires de métal ont emprisonné l’animal qui lutte sans doute depuis des heures pour se libérer, et ne peut se résoudre à abandonner. Simon approche doucement. Ce n’est pas un loup, mais une louve, épuisée, allongée de tout son long sur la neige. Le sang de sa blessure a maquillé son pelage, et elle a à peine la force de lever la tête en le voyant approcher. Elle reste étrangement calme, ne gronde pas, ne montre pas les dents. Elle fixe l’enfant de ses yeux où le bleu le dispute à l’or. Simon est à un mètre d’elle, et regarde le piège de métal retenu au tronc d’un arbre par une solide chaîne de métal. Il connaît bien ces engins pour en avoir désamorcé un grand nombre avec son père, amoureux des loups comme lui maintenant. Mais il ne l’a encore jamais fait avec un animal sauvage coincé dans les mâchoires du piège ! Car la question ne se pose même pas : il ne peut laisser l’animal mourir ainsi. Le fer est rouillé, de même que le ressort qui n’a visiblement pas connu de graisse depuis longtemps. Les dents de métal n’ont ainsi pas pu se refermer complètement sur la patte de la louve pour la broyer. Sa blessure est grave bien sûr, mais s’il peut ouvrir le piège, elle devrait pouvoir marcher à nouveau. Mais comment s’approcher assez sans risquer de se faire mordre ? Simon fouille dans son sac à dos, en sort la viande froide qu’il tient à la main, et s’approche, très lentement. Il parle à l’animal toujours allongé qui le fixe intensément de ses yeux fauves où des paillettes d’or semblent tourner. Il ne sait même pas ce qu’il raconte, mais sent que ce flot de paroles douces et ininterrompues crée un lien avec la louve. Cette dernière a les oreilles dressées, la tête tournée vers lui, mais ne fait pas mine de se lever. Il lui jette la viande devant sa gueule, mais ne rencontre pas le succès escompté. La louve flaire rapidement la viande, puis le fixe à nouveau, sans toucher à la nourriture. Tant pis pour la diversion, se dit Simon tout en la contournant. Il est maintenant à quelques centimètres de l’arrière-train de l’animal, le pied posé à côté du mécanisme qui permet d’ouvrir le piège. Statue de neige balafrée de rouge, la louve ne bouge pas, mais tourne la tête et ne le quitte pas des yeux. Il continue à parler, presque à chantonner, tout en la fixant à son tour. Très lentement, son pied se pose sur la barre de métal qui permet d’ouvrir le piège, prêt à bondir en arrière si jamais la louve faisait mine de bouger. En s’efforçant de ne faire aucun geste brusque, il appuie fortement sur le mécanisme, les mâchoires s’ouvrent, comme à regret, dans un grincement rouillé qui blesse le silence alentour. Simon recule lentement d’un pas, puis deux, puis trois, et s’arrête. Étrangement, il n’a pas peur, mais son cœur s’accélère quand même quand la louve se remet péniblement sur pied. Elle se tourne vers lui et retrousse ses babines, exhibant des crocs impressionnants. Simon pourrait peut-être fuir, et échapper à l’animal blessé, mais il se sent trop faible pour tenter sa chance. Et il tombe à genoux. La louve avance en boitillant, Simon n’a pas fait un geste, et noie ses yeux verts dans les yeux d’or du fauve. Les dents luisantes sont à quelques centimètres de son visage, il sent l’haleine chaude de la louve sur ses joues glacées. Elle flaire son visage, son anorak, ses mains qui pendent le long de son corps immobile. Puis elle recule, engloutit en deux bouchées la viande qu’il avait jetée au sol, fait demi-tour et se dirige vers la scène ombreuse des sapins. Simon n’a toujours pas bougé. La louve blanche a presque disparu dans les rideaux sombres des branches. Elle tourne alors sa tête vers lui, le fixe, puis lève le museau au ciel pour pousser un long hurlement. Rapidement d’autres loups lui répondent des quatre coins de l’horizon. Simon ne peut s’empêcher de frémir en entendant ce concert sauvage. Et la louve disparaît.
Son cœur bat la chamade, mais il ne peut s’empêcher de sourire. Après avoir désamorcé le piège, il s’adosse à un sapin et engloutit son dernier sandwich. Manger lui redonne un peu d’énergie. Après cette brève pause, il se relève et reprend sa marche. Sous les branches des arbres, la neige est moins haute et son avancée plus facile. Les hurlements des loups semblent le suivre, qui montent en prières vers la lune étincelante. Minuit est passé, nous sommes le 24 décembre, le jour de Noël, pense-t-il avec un peu d’amertume. Pendant des heures, de combe en combe, de montée haletante en descente glissante, il s’approche des rochers tandis que le vent forcit. Plusieurs fois, il voit du coin de l’œil les silhouettes fantomatiques de loups. Ils sont plusieurs, et le suivent. Le plus souvent, c’est la louve blanche qu’il repère, encadrée de deux ou trois grands loups sombres, comme des gardes du corps. Mais Simon a dépassé la peur. Il ne pense plus à rien, sinon avancer, mettre un pied devant l’autre, se rapprocher des rochers pour y trouver un refuge devant la tempête, toute proche maintenant, et dont il sent l'haleine glacée. Le rythme hypnotique de ses pas l’aide à tenir, à continuer d’avancer. Il arrive devant un impressionnant amas de roches noires qui sépare en deux le semblant de piste qu’il suit depuis des heures. Au hasard, il prend celle de gauche, pour se retrouver soudain face à un loup gris qui le fixe en grondant, babines retroussées. Simon se fige, mais l’animal ne bouge pas. Il recule très lentement, sans quitter le fauve des yeux, mais ce dernier ne semble pas disposé à le suivre. Il l’empêche juste de passer. Arrivé à nouveau devant l’éboulement rocheux, il prend la piste de droite. Aucun loup cette fois-ci, et ce chemin en vaut bien un autre. À trois reprises, la même scène va se reproduire. Simon choisit un embranchement, et se trouve face à un loup qui lui bloque le passage, mais qui jamais ne l’attaque. Et derrière lui, il a à plusieurs reprises vu d'autres loups qui le suivent en trottinant. Et presque à chaque fois la louve blanche. Rien ne semble normal en cette veille de Noël, mais il est trop épuisé pour réfléchir. Soudain, au détour d’un rocher, coincée entre les parois d’un étroit canyon, l’entrée d’une grotte, comme une bouche d’ombre béante. Il ne reste plus qu’à espérer qu’elle n'abrite pas un ours en hibernation ! Simon entre précautionneusement. L’odeur est de pierre froide, aucun animal ne loge ici. Il allume sa lampe torche et s’enfonce dans la grotte. L’entrée est protégée du vent, et la température moins glaciale. Il s’enfonce plus loin dans le ventre de la terre, quitte les mugissements du blizzard pour s’enfoncer dans un silence minéral que seuls ses pas rompent. Il allume sa lampe torche et, sans même savoir pourquoi, suit ce couloir qui descend dans le cœur de la roche. Pour tomber sur des peintures rupestres qui prennent vie sous la lumière tremblante de sa lampe. Des cerfs, des chevaux, des aurochs galopent sur la paroi, poursuivis par des meutes de loups et des chasseurs. Des flèches rouges et noires qui balafrent la pierre, des félins inquiétants qui sourient dans l’ombre mouvante, des troupeaux d’herbivores jusqu’à l’horizon de la lumière… Les yeux de Simon ne savent plus où regarder. Il se souvient des cours que lui dispensait sa mère, et le nom de la grotte d'Alta lui revient en mémoire. Les dessins en rouge et noir sont d’une extraordinaire finesse, et il y en a des dizaines. Il y voit des scènes de chasse, des hommes qui, aidés de loups ou de chiens, encerclent un troupeau d’aurochs leurs lances brandies, des chevaux qui courent sur la pierre… Le pinceau de sa lampe aidé des éclaboussures d’ombres crée une illusion de vie sur la paroi, et chaque peinture semble renaître, se déplaçant dans les creux du granit au hasard des mouvements de Simon. Émerveillé, il s’assoit à même le sol, et pendant quelques minutes, contemple ces dessins, lit leur histoire, écoute leur chant. Soudain il sent une présence. Il tourne la tête, et voit, à moins de deux mètres de lui, un peu en retrait, la louve blanche qui est assise tranquillement. Elle le regarde un instant de ses yeux d’or et mer fondus, puis tourne ostensiblement la tête vers le mur maintenant dans la pénombre, où les peintures continuent de vivre. Simon sourit. Étrangement, il ne ressent plus aucune peur, et se sent moins seul. Il se tourne lui aussi vers le mur et, les bras encerclant ses genoux, reprend son rêve interrompu. Derrière lui, la louve semble le veiller. C’est la lumière faiblissante de sa lampe qui, rapidement, le tire de ses songes. Il doit absolument revenir à l’entrée de la grotte avant qu’elle ne s’éteigne. Mais, sur sa gauche, dans un renfoncement un peu à l’écart, il remarque une large pierre plate, comme posée sur des pieds rudimentaires. Il s’approche, la louve elle n’a pas bougé. Seuls ses yeux, qui accrochent la moindre flèche de lumière, trahissent sa présence attentive. Simon se lève et s’approche de cette sorte d’autel sur lequel les ombres s’emmêlent. C’est une dalle de pierre noire, parfaitement plane. À gauche, deux empreintes rouges de mains humaines sont clairement visibles. Et sur la droite, celles de deux pattes de loup, rouges elles aussi. Il ne s’agit pas d’un dessin, mais bien d’une empreinte, une marque sanglante sur la nuit pierreuse de cet autel perdu au fond des ombres d’une grotte. Il contemple un moment ces marques qui semblent se répondre, pose sa lampe sur la dalle de pierre, et, sans savoir pourquoi, appose ses mains sur ce dessin vieux de plusieurs millénaires. La pierre est presque tiède, et quand il retire ses mains, il les découvre aussi rouges que le dessin. Il reprend sa lampe et s’en retourne vers la louve.
Le hurlement de la louve le fait sursauter. Museau pointé vers le plafond de la grotte, elle hurle à gorge déployée, et les parois de pierre amplifient ces notes sauvages, se les renvoient en échos. Sa lampe lui échappe des mains et se casse en tombant au sol. Le noir absolu envahit d’un coup toutes ses perceptions. L’ombre le submerge, anéantit ses yeux, lui emplit le ventre et le cerveau, occupe toute la place. Il a l’impression de boire de grandes lampées de nuit, et de s'y noyer. Mais de son ouïe soudain exacerbée, il entend les pas légers de la louve qui s’approche en boitant de lui. Il flaire son odeur fauve et brutale, la goûte presque qui roule dans sa bouche, sent sous ses doigts le poil rêche et tiède. La louve s’est collée à lui. Simon pose sa main sur le dos de l’animal, et la suit à pas trébuchants quand elle commence à avancer doucement. À chaque pas, il a l’impression qu’il va tomber dans un gouffre. La louve marche lentement, s’adapte au rythme hésitant de l’enfant, le guide vers la fin de l’ombre. Simon a l’impression d’avoir marché des heures, quand enfin il distingue une luminescence grisâtre, une timide trouée dans l’ombre qui l’enserre depuis des éternités. Peu à peu, la vue lui revient, et il parvient à l‘entrée de la grotte. Un jour maladif et glacial, fouaillé par la tempête l’accueille brutalement. Le froid est intense et lui fait tourner la tête. Il recule et s’appuie à la paroi de pierre, tandis que la louve disparaît dans les velours blancs de la neige qui tombe à gros flocons. Simon recule encore, jusqu’au premier coude du tunnel. Là il est à l’abri du vent, et une faible lumière tient les ténèbres à distance. Il cherche un endroit où pouvoir se reposer, s’assoit sur le sac à dos pour s’isoler un peu de la pierre glaciale et, adossé au mur, attend. Il ne peut sortir sans mourir, mais s’il s’endort ici, le résultat sera le même. Alors il lutte contre la fatigue, se pince, se gifle, se raconte des histoires. Mais, patiente, la fatigue l’emporte, l’allonge peu à peu à même le sol. L’enfant se roule en boule pour avoir moins froid, et sombre dans un sommeil frissonnant.
Le froid fait trembler jusqu’à ses rêves. Dix fois, Simon se réveille en criant, et se rendort en gémissant. Vingt fois, il tente sans succès de se lever pour se réchauffer. Cent fois, il se dit qu’il va mourir ici, dans cette grotte. Lorsque la nuit tombe avec la brutalité d’un couperet, Simon ouvre des yeux fiévreux. Il tremble encore, mais le froid semble moins vif. Il peut à peine bouger, et réalise qu’il est entouré par deux loups qui, collés à lui, le couvrant à moitié, lui communiquent leur chaleur. La louve blanche est là elle aussi, et semble le veiller. Il la regarde un instant, peine à garder les yeux ouverts et tombe à nouveau dans le sommeil, avec l’impression qu’il ne cessera jamais de tomber. C’est l’odeur fade du sang qui l’éveille au beau milieu de la nuit. Il y a toujours deux loups qui l’entourent de leur chaleur odorante, et à côté de sa tête, un morceau de viande fraîchement chassée sur lequel adhèrent encore des restes de fourrure. La louve blanche est assise juste à côté et le fixe. Malgré la faim qui le tenaille, il ne peut se résoudre à manger de la viande crue posée à même le sol, et il glisse à nouveau dans le sommeil. S’éveille. Sombre dans des rêves sang et nuit où il court sur la neige blanche. Réalise qu’il est éveillé, à quatre pattes entre les loups, et lèche le quartier de viande dont l’odeur lui soulève le cœur sous le regard impénétrable de la louve. Il marche à côté de sa mère qui lui explique les méthodes de chasse des carnivores. Il mord la viande à pleines dents et savoure ce goût de sang qui glisse dans sa gorge. Il observe à la jumelle avec son père une meute de loups qui poursuivent un grand caribou et admire comment les fauves épuisent l’animal afin de pouvoir le mettre à mort et survivre. Il tremble de fièvre sur le sol dur de la grotte et entend le vent siffler au dehors. Il est dans son parc d'enfant dont les barreaux découpent le ciel offert par la fenêtre ouverte, et le sourire de sa mère éclipse le jour. Il est à quatre pattes face aux yeux de la louve blanche dont les paillettes d’or semblent tourner comme un manège. Il est avec ses parents au terme d’une marche de plusieurs jours, et contemple ébahi une aurore boréale. Il est appuyé au rocher qui lui a servi d’abri, en train de vomir la viande crue qu’il a finalement mangée avant de se blottir entre les loups pour ne pas mourir de froid. Il est avec son père qui lui apprend à marcher avec des raquettes. Il est… Il est et n’est plus tour à tour. Il est tant et si peu. Si peu vivant qu’il se croit parfois mort. Si mort de froid et si plein d'envie de vivre. Il est…
La nuit de Noël est passée et le jour se lève. La tempête est partie parcourir d’autres cieux. Dans la grotte, plus rien ne bouge. Une petite forme sombre et immobile est allongée entre deux grands loups gris qui ont l’immobilité de la pierre, sous les yeux brillants de la louve blanche qui, assise, semble taillée dans un clair de lune. Le soleil parcourt le ciel, révèle le vert des arbres, la blancheur de la neige, l’argent mobile des ruisseaux. Lui succède la nuit, et la lune si ronde et brillante qu’elle en semble irréelle. Les loups n’ont pas bougé depuis la veille, sous le regard vigilant de la louve blanche.
Simon s’éveille. Il se sent encore un peu faible, mais peut se lever. Les loups ne sont plus là. D’une démarche vacillante, il se dirige vers l’entrée de la grotte. Étrangement, il n’a pas froid, ou à peine. Il sort à l’air libre, s’engage dans le petit canyon, arrive sur la terrasse qui surplombe les combes qu’il a gravies si péniblement. La nuit est d’une incroyable clarté. Si lumineuse qu’il distingue même des lapins des neiges chercher leur subsistance sous les sapins de la forêt à marée haute d’ombres. Les loups sont partis, et il se sent seul. La faim lui tord le ventre, mais malgré sa faiblesse, il se sent bien. La fièvre est tombée, les vertiges ont disparu. La nuit est belle, c’est une nuit de chasse, une nuit de meute, et l’envie de courir se fait pressante. Alors il s’assied, lève son museau vers le ciel pour pousser un long hurlement afin d’appeler ses frères et sœurs. Sur son poil gris et luisant, la lune dessine des dentelles de reflets. De partout, des hurlements de loups s’élèvent et lui répondent. Il retrousse ses babines et montre ses crocs luisants à la lune. S’orienter est facile, il sait exactement où se trouve sa meute. D’un bond souple, il saute dans la neige, et au grand galop, il part rejoindre ses frères pour parcourir la nuit.
Loin devant, la louve blanche hurle et l’attend.
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