La grisaille du ciel se déversait dans les canaux de pierres des immeubles de la ville. Tel un récif au milieu de ce fleuve de béton et de verre, paré de lierre terne et bordé d’arbres sans feuilles, l’immeuble de vieilles meulières attendait. Sa façade squelettique paraissait sourire de toutes ses fenêtres sombres, indifférente au bruit que faisait la vie pressée qui courait en bas de ses murs.
L’immeuble attendait, et le jour sombrait.
La Pièce en buvait la rougeur faiblissante, aspirant telle une goule les dernières gouttes de lumière qui coulaient entre les persiennes. Déserte, elle respirait sans être vivante, bougeait sans un mouvement. Le lit défait, l’armoire béante dont les portes miroir ne reflétaient que les murs nus, la commode éventrée aux tiroirs ouverts exhibant ses entrailles d’habits, l’unique table non desservie couverte d’assiettes sales et de cendriers pleins, les feuilles froissées éparpillées à même le sol… Tout évoquait un naufrage, une cambuse de bateau abandonnée précipitamment, un champ de bataille où des cadavres de papier se vidaient lentement de leur encre sans même pouvoir crier.
Vide de toute présence, la Pièce pourtant vivait, tanguait sous d’invisibles courants.
La Pièce attendait.
La silhouette floue de l’homme découpait un matin tout neuf que laminaient les volets fermés. Ombre immobile à la césure de la nuit, à cet instant où la lumière semble hésiter à s’étendre, il était assis à son bureau, le regard fixe, les traits figés. L’homme écrivait. Dans l’écorce sombre de son visage, l’insomnie avait laissé sa piste. Pantin dont seuls le regard et les mains se souvenaient de la chair, chercheur de mots et d’images, il marchait en lui-même. Les cordes de cet arlequin soudain se tendirent.
— Où ai-je bien pu fourrer les pages de ce chapitre ? s’exclama-t-il soudain d’une voix sourde et éraillée.
Il se leva brusquement, renversant la chaise de ses gestes engourdis. Cette dernière bascula lentement, semblant sombrer dans l’ombre telle une barque percée, l’épais manteau qui recouvrait le dossier amortissant le bruit de la chute dans un soufflement feutré. L’homme marcha vers la fenêtre tout en se massant les paupières et l’ouvrit. Les volets à la peinture rongée de nuages se séparèrent dans un grincement humide, faisant éclore la pâleur du soleil. L’homme resta quelques instants accoudé à la balustrade rugueuse de pluie, inspirant profondément les premières odeurs du petit jour. Il savoura un moment le spectacle du matin qui ouvrait ses pétales au milieu du champ des toits. Puis, lentement, il retourna vers l’intérieur de la Pièce et, à quatre pattes, entreprit de fouiller la marée de papiers qui venait lécher les murs. Il n'avait jamais pu s'habituer à ne travailler que sur écran, et imprimait systématiquement ses écrits pour les retravailler, d'abord au stylo, puis à nouveau sur son ordinateur. Ces pages faisaient partie d’un ancien chapitre qu’il avait abandonné, et voulait finalement reprendre. Un long moment, il chercha ces pages, sans rien retrouver d’autre que les dépouilles de phrases ou de chapitres qu’il connaissait par cœur pour les avoir lui-même égorgés. Il alla même jusqu’à fouiller la corbeille, renversant sur le sol ce que retenaient les griffes de l’osier. En respirant l’odeur légèrement écœurante qui en émanait, il se rappela s’être souvent promis de la changer. Les arabesques du rotin étaient cassées par endroits, une des faces était enfoncée, et le fond ne tenait plus que par un peu de miracle et de bande adhésive. Et depuis le temps qu’il enterrait dans ce charnier les histoires boiteuses, les chapitres lépreux et les personnages morts avant l’âge… Mais alors même qu’il prenait en lui-même ces bonnes résolutions d’ivrogne, un étrange brouillon lui tomba sous la main. Une feuille épaisse, aux bords brûlés, couverte d’une écriture manuscrite fine et serrée que mangeaient parfois des taches de moisissure. Et surtout… Ce n’était pas son écriture, et il ne se rappelait pas avoir composé ces vers.
Fendre l’arôme des buissons, Senteurs denses et épineuses
Plus loin, c’était :
Des moments momifiés prisonniers du passé, instants en bandelettes
En bas de la page, griffonnée à la hâte et de travers :
Éclosion de fontaine Naissance du matin
Ma nuit comme moi Se noie S’éteint.
Sur deux autres minuscules morceaux de feuille, des fragments de vers, sans réel début ni fin laissaient leurs sonorités disparaître peu à peu, des échos lointains de ce qu’auraient pu être ces poèmes si la main inconnue qui les avait jetés sur la feuille avait terminé son rêve.
Les alcools du soleil flambaient dans la lampe de la mer
*****
Fût noir, la sanguine du soir Est mise en perce dans le canal.
Il relut plusieurs fois ces lignes qui évoquaient en lui des résonances familières, mais étrangement assourdies. Plusieurs fois, il crut se souvenir, ressentit l’impression presque physique de soudain tomber dans la feuille y retrouver l’origine de ces vers. Mais à chaque fois, les phrases se dérobaient sous lui, et se perdaient, comme avalées par le brouillard. Elles étaient un ensemble de reliefs distordus, brumeux, un paysage qu’il croyait connaître, mais qu’il voyait un soir de pluie, au travers de la fenêtre nocturne et embuée d’un phare isolé.
Le clocher voisin sonna soudain huit heures de sa voix de métal. Dans la Pièce immobile, l’homme, le regard vide, posa les feuilles sur son bureau, s’agenouilla pour remettre dans la corbeille la plus grande partie de ce qu’il en avait sorti et, la mort dans l’âme, prit ses affaires pour partir travailler, ainsi que sa valise pour les déplacements à venir. Il ne pouvait se permettre d’être, une fois encore, en retard… Tournant et retournant sans trêve en lui-même ces morceaux de phrases, ces arbres d’images privés de toute racine, il ouvrit la porte.
La Pièce silencieuse et encombrée inspira une grande bouffée d’air frais. La porte claqua bruyamment, emprisonnant à nouveau l’espace entre les murs comme on referme un livre. La Pièce semblait plus que jamais osciller entre rêve et éveil, une grotte perdue en plein cœur d’un Paris dont elle ne pouvait que goûter le parfum, et savourer ses saveurs de nuages, de lune et de lumières.
Après un abandon d’une semaine, la Pièce se remit enfin à vivre.
Derrière la froideur des vitres sales, le bureau reprit force et vie : ses pieds avachis semblèrent se redresser et s’affermir, la vieille machine à écrire d’un autre âge – l’homme n’avait jamais pu se résoudre à la jeter – repoussée dans un coin de la dalle de bois noir reprit son allure de veilleur silencieux, la chaise de bois put à nouveau grincer doucement quand l’envie l’en prenait… L’homme avait retrouvé son bureau, et le cliquetis rageur et irrégulier d’un clavier d’ordinateur singeait les battements erratiques d’un cœur en plein effort.
Son travail et les nombreux déplacements qu’il avait dû effectuer pour son travail de journaliste et de critique ne lui avaient guère laissé de temps pour écrire. Les livres qu’il avait dû lire, les pièces qu’il avait dû voir, les salons et débats télévisés… Tel un caméléon qui mue, il abandonna sa vie réelle pour endosser celle de ses personnages. Il reprit leurs tics et leurs sourires, essaya à nouveau leurs habits, en réajustant la coupe et en en réparant les coutures défaillantes, redessinant de ses mains vives la couleur et le grain de maquillages qu’une semaine d'absence avait ternis en sa mémoire.
Il entra dans sa feuille comme on passe au travers d’un miroir.
Le soleil se noya dans la mer fondante des toits, le vent se leva et vint ébouriffer la raideur des cheminées, des nuages déclinèrent dans le ciel toute la palette des bleus et des gris, avant de disparaître pour laisser les mouches des étoiles parer la peau de la nuit… Mais le corps penché sur le bureau ne semblait rien voir. Éclairé, comme toujours, par la seule lumière vacillante d’une bougie, ce golem d’ombre relevait parfois la tête, ses yeux aveugles se promenaient sur les murs de la Pièce, n’y voyant plus que des grottes qui reniflaient le vent sous des cascades rutilantes de lune, de verts vallons enserrés entre les mâchoires froides des montagnes, des costumes épousant les douces courbes de corps qui ne vivaient qu’en lui… Lui-même semblait à peine réel, les contours de son corps frémissaient parfois, s’estompant presque comme ceux d’une ombre prise au piège dans la fosse d’une bougie. Jusqu’au moment où ses yeux se posèrent sur la corbeille. Au-dessus du tas de feuilles blanches et froissées qui la remplissaient, un morceau de parchemin jaunâtre se détachait. Tel un automate dont le ressort détendu recèle encore quelque énergie malhabile, il se leva lentement, et, le regard figé, se pencha avec des gestes saccadés vers le puits de rotin. La fantasmagorie recommençait ! Il retira de la gueule de l’osier le fragment de parchemin qui avait attiré son attention, le posa sans même le lire sur un coin du bureau, et renversa la poubelle au sol pour, une nouvelle fois, en fouiller les entrailles. Cette fois-ci, ce ne furent pas seulement d’autres fragments de poèmes qu’il trouva, mais aussi des objets. Ses doigts effleurèrent puis saisirent la douceur d’un morceau de soie pourpre, taché de sang et partiellement brûlé, encore gorgé d’une odeur caressante de femme. Puis ce fut un haillon gris et sale qu’il ressortit des vagues bruissantes du papier, une guenille poisseuse dégageant une senteur étrange et sucrée, aux relents moites de pourriture. Enfin, ce fut une statuette de bois grossièrement taillée à l’image humaine, semblable à ces figures du paléolithique retrouvées dans les entrailles de la terre. Le bois sombre et patiné était veiné de lignes claires, troué par endroits comme un bois ancien. L’emplacement du visage était vide, pourtant, selon l’angle sous lequel on le regardait, on y devinait un faciès lourd, ou la courbe d’un sourire féminin.
L’homme déposa sur une étagère vide et couverte de poussière ces objets qui ne lui appartenaient pas et les contempla longuement, les palpa, huma leur odeur… Rien n’expliquait la présence de cette statuette, ni des fragments de tissu, aucune théorie même farfelue ne justifiait ces apparitions d’objets ou d’écrits. L’homme sentait la peur le gagner peu à peu. Il prit le parchemin laissé sur le bureau et le défroissa pour y lire de nouvelles dépouilles de poème :
Des grappes de musique Suspendues, rutilantes, Aux vignes de la nuit
*****
Le cou est une cage Ouverte sur un chant que le silence égorge
***** Les canaux déployés en fougères liquides abreuvent l’horizon de ciel en reflets
*****
Dans la chapelle résonnante Pierres et âmes arquées Le chœur rauque des voyelles Envoûtait cœurs et croix.
*****
L’homme posa le parchemin sur l’étagère où trônaient déjà ces objets étranges qui tous laissaient en lui une trace floue, une piste d’animal vieille de plusieurs jours, que le vent et la pluie avaient presque fait disparaître. Et lui suivait cette piste, essayant de deviner les tours et les contours qu’elle laissait, se repérant aux traces laissées dans sa chair, jusqu’à les perdre quand l’odeur en venait à être noyée par les rivières de sa mémoire. Mais la piste ne semblait pas avoir de fin, tournant en rond comme un labyrinthe pris de folie.
Il commença à douter de sa santé mentale. Était-il donc atteint à ce point qu’il ne parvenait plus à se souvenir de la provenance d’objets qu’il trouvait dans sa propre maison ? Si frappé de folie qu’il ne pouvait même pas se rappeler ce qu’il avait écrit ou non ? Pendant quelques secondes, tout vacilla autour de lui. L’homme se leva lentement, et ce simple geste le fit revenir à la réalité. La douleur à sa cuisse provoquée par l’angle de la table de bois qu’il venait de heurter, la transpiration moite qui collait sa chemise à sa peau, le bruit de son souffle dans l’incroyable silence de la Pièce… Non, il était entouré de choses bien réelles, d’objets durs et lourds dont il sentait la consistance indifférente sous sa main. Il se dirigea vers la fenêtre qu’il ouvrit en grand dans un grincement humide. Appuyé contre le mur lépreux du rebord de la fenêtre, il alluma une cigarette et s’abîma dans la contemplation de la nuit sur les toits de Paris. La ville tout entière semblait venir à l’assaut de la butte Montmartre. Comme à l’accoutumée, la vue qu’il avait de la fenêtre remit le calme dans son esprit. Vol gris de mouettes, son regard effleurait les jetées de zinc, spiralait entre les falaises de brique ocre, s’attardait sur les flaques claires des fenêtres… Après quelques cigarettes, l’homme referma la fenêtre, tira les rideaux. Quelques secondes plus tard, la lumière blafarde qui donnait encore quelque vie à la façade s’éteignit.
La forme anguleuse du vieil immeuble n’était plus éclairée que par la lune, et ses reflets de vieil argent dessinaient comme un sourire figé sur les rambardes de métal froid.
Entre les murs maquillés de nuit, la tache sombre du manteau de l’homme avançait lentement, informe et menaçante. Ce n’est qu’arrivé près de sa porte que la lumière du vasistas sale lui rendit une apparence humaine. L’homme examina soigneusement sa porte. Les deux petits morceaux d’allumettes coincés de façon presque invisible étaient toujours en place, comme il s’y attendait. Il entra rapidement dans la Pièce, alluma le plafonnier jaunâtre qui grimaçait au travers du tissu poussiéreux et déchiré, et vérifia que les fragments de bois coincés dans la fenêtre étaient eux aussi intacts. Confiant, il se tourna alors vers la corbeille, persuadé de ne rien trouver d’autre que les feuilles qu’il avait lui-même laissées, froissées et déchiquetées, afin de donner l’impression qu’il ne se doutait de rien. Mais sur le dessus des petits monticules blancs qui moutonnaient dans la cage d’osier, des feuilles jaunes, froissées, déchirées par endroits, semblaient le narguer. D’une main hésitante, il saisit ces fragments de papier trop épais, et resta une longue minute immobile, les yeux dans le vague, figé telle une statue. Il se força enfin à regarder de plus près ces feuilles dont l’étrangeté le poussait chaque fois un peu plus vers la folie. C’était semblait-il les fragments d’un, non de plusieurs nouvelles ou romans. L’écriture en était nerveuse, irrégulière, comme si une main hâtive avait voulu écrire trop vite, par peur d’être surprise. Les lignes coulaient et ondulaient, sanguine noire sur la chair du papier. Sans même retirer son loden, l’homme s’assit à son bureau, balaya la table d’un ample mouvement du bras qui envoya voler au sol stylos, feuilles et cendriers, et se mit à lire. Toutes les pages formaient un puzzle dans lequel un chapitre de roman s’interrompait soudain pour faire place à un essai, un poème, une nouvelle. L’ensemble ne comportait aucune suite logique apparente : certaines phrases s’interrompaient au milieu de la page et reprenaient sur une autre ou plus loin au milieu d’un autre paragraphe, d’autres semblaient amputées sans raison, certaines n’avaient pas de début… L’homme entreprit de reclasser ces fragments, et ciseaux en main, commença à tailler à même la chair de ces écrits, triant et ordonnant chaque mot, chaque phrase, chaque ligne, s’étonnant d’y retrouver des expressions auxquelles il avait pensé, des images qu’il avait voulu faire naître, mais qui s’étaient dérobées sous lui lorsqu’il avait tenté de les retranscrire, et dont il avait enterré les esquisses et oublié les sonorités. Après un patient travail, il parvint enfin à réordonner l’ensemble. Et après avoir tout relu, et bien que l’ayant sous ses yeux, il ne croyait qu’à peine à son existence. Dans ces lignes chaotiques, collées découpage après découpage sur des feuilles vierges, se trouvait la fin d’un roman qu’il avait abandonné, faute de savoir ou l’emmener, des haïkus encore en friche mais auxquels il se souvenait d’avoir accordé quelques soirées sans parvenir à les finaliser, le synopsis d’un projet de scénario qu’il avait laissé tomber par manque de temps, mais qui était là presque terminé, un long article sur la littérature fantastique française qu’il n’avait jamais ni terminé ni envoyé, mais qu’il était certain d’avoir détruit, des idées de personnages dont il n’avait jamais réellement accouché…
Après avoir terminé sa lecture, l’homme se leva, se servit un verre de bowmore qu’il sirota lentement en fumant une cigarette. Les yeux vides et vagues, il but un second, puis un troisième verre. Malgré l’alcool qui l’enserrait comme une bouée, une peur sourde et pesante engluait peu à peu chacun de ses gestes. Conscient, mais si loin de lui-même, il se voyait sombrer peu à peu, sans pouvoir réagir. Comment ces écrits étaient parvenus dans sa corbeille ne l'intéressait plus. Ils étaient trop proches de lui, malgré de subtiles différences dans la forme, trop reliées à son histoire, les échos de ces lignes ancrés trop profondément en lui. Peu de temps après, la bouteille de whisky vide et renversée au sol renvoyait le reflet déformé de l’homme qui marchait à grands pas titubants dans la Pièce. Il invectivait un interlocuteur invisible, l’injuriant d’une voix de plus en plus criarde et pâteuse, lui hurlant d’arrêter de le torturer, qu’il n’était pas fou, qu’il voulait comprendre… L’alcool et la panique lui firent perdre la notion de temps. Il marchait, criait, tombait, se relevant immédiatement pour aller se cogner aux meubles et aux murs, jusqu’à s’écrouler à même le plancher, étourdi de peur, d’alcool et de fatigue. Les murs qui avaient, pendant ces longues heures de panique, absorbé les échos de sa voix comme l’auraient fait des parois capitonnées, se firent soudain attentifs, écoutant respirer le sommeil d’un homme qui dormait, roulé en boule par terre, comme un enfant assommé de sommeil.
Au matin, l’homme se réveilla difficilement, la bouche pâteuse et les mains tremblantes. Il se leva lentement et, s’appuyant aux murs qui l’avaient bercé toute la nuit comme les parois d’un berceau, il se dirigea vers la cuisine. Lorsqu’il fit couler l’eau pour s’en passer sur le visage, ce ne fut pas un liquide clair et pur qui coula par le robinet, mais un ruissellement sale et brun, qui charriait des morceaux de rouille. L’homme n’était pas en état de réagir devant cette nouvelle étrangeté. Il ferma le robinet et commença à préparer son petit déjeuner. Dans le sac à pain il ne trouva que quelques croûtes séchées, enjolivées d’arabesques verdâtres, des vers blancs et pleins de vigueur avaient élu domicile dans le fromage du réfrigérateur arrêté, et la bouteille de lait exhala une odeur insupportable et rance lorsqu’il l’ouvrit. Au fur et à mesure que les vapeurs d’alcool et de sommeil le quittaient, une impression de malaise s’installait en lui. Jamais il n’oubliait de faire les courses, ni ne laissait traîner chez lui de la nourriture avariée… Et le robinet ? Une peur irraisonnée le fit reculer, sortir de la cuisine et marcher rapidement vers la fenêtre. D’un coup, il avait un besoin impérieux de lumière, de jour, de vent, de sentir une clarté pure et fraîche nettoyer son corps et son appartement de leurs terreurs nocturnes. Mais la fenêtre fermée refusa de s’ouvrir, et le verre étrangement sale ne laissait plus passer qu’un suaire de lumière grisâtre. L’homme se précipita vers la porte. Il devait sortir, échapper à cette sensation d’étouffement qui l’envahissait dans ce salon trop étroit et trop sombre, qui paraissait soudain avoir rétréci pour mieux le retenir. Il fallait aérer la Pièce pour en chasser cette odeur moisie qui, il le remarquait maintenant, semblait imbiber jusqu’à ses vêtements et sa peau.
La poignée ronde de la porte était rugueuse sous sa paume et refusa de tourner avant de casser dans sa main. Fou de rage et de peur, il prit sa chaise et la lança sur la vitre de la fenêtre afin de la casser. En vain. La lourde chaise rebondit sur le verre sans même le faire trembler. C’en était trop. Toute raison enfuie, il courut de mur en mur, criant de peur et de rage, se heurtant aux meubles, tombant, se relevant, chutant à nouveau pour continuer à quatre pattes, se blessant aux mains à force de taper sur le bois de la porte ou le verre de la fenêtre. Il ne sentait plus ni fatigue, ni douleur, la panique seule guidait ses gestes raides et maladroits de marionnette.
Dans sa course, il renversa la corbeille, trébucha et tomba au milieu des quelques feuilles froissées que recelait cette dernière. La présence de ces fantômes de papier lui fit l’effet d’une douche froide. La corbeille aurait dû être vide, puisqu’il en avait tout retiré hier soir afin de pouvoir assembler ces étranges écrits. Or plusieurs feuilles semblaient le railler, couvertes chacune d’une ligne ou deux seulement. Mais pour une fois, l’écriture était parfaitement lisible. Et reconnaissable. C’était la sienne, sans aucune erreur possible.
Fenêtres de papier Où s’encre l’irréel
D’autres étoiles D’autres collines
Des fleurs fanées À chaque pas.
Tes pas qui tous mènent à la corbeille, ce charnier où tu as enterré vivants tous tes mannequins, ces personnages incomplets englués dans un oubli qui n’existe pas : cette femme, si belle d’avoir été tant rêvée, mais n’existant que jusqu’aux épaules, cet adieu torturant, désormais éternel, figé sur le quai d’une gare, cet homme assassiné, abandonné dans son sang sans même le faire mourir pour échapper à sa souffrance, cet amour unique et parfait, arrêté à jamais deux secondes avant le premier baiser… Tu les as inventés, puis rejetés ou délaissés comme des jouets cassés. Savais-tu réellement ce que tu faisais ?
Feuille à l’automne, la dernière page glisse au sol dans un silence absolu.
Dans la Pièce claire aux volets grands ouverts, les mains du soleil font rutiler les carreaux. À terre, noyé dans une flaque de lumière, le corps d’un homme est recroquevillé au pied d’une table, ainsi qu’un fœtus dans le ventre maternel. Forme sombre, comme tracé au fusain à même les lignes du plancher, ses jambes tressaillent parfois, sa respiration s’accélère, comme s’il courait.
La Pièce, maintenant sombre, est calme. Dans un silence de caveau, on parvient tout juste à discerner le bruit court d’une respiration, comme venue de très loin, et qu’un sanglot, parfois, blesse brièvement.
Bruit de vagues derrière les dunes, chant du vent dans les pages d’un livre laissé ouvert…
La Pièce est totalement vide. Rien ne vient troubler le lac calme de sa solitude.
Déjà, elle s’inventait une autre histoire.
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