1.
« Pourquoi ? » murmurait l’homme entre ses dents, reprenant la parole dans sa langue primitive pour la première fois depuis sept ans. Il invoquait le nom de son seul dieu, un dieu de la guerre dont le nom n’avait jamais été formulé mais qui était commun dans tous les esprits. Le paysage autour de lui n’était que pierres noires, arbres brûlés, terre sombre aussi loin que pouvait porter sa vue. Il était seul dans cette plaine infernale et peinait à y progresser. Il le fallait, pourtant. Oui, s’il voulait accomplir son destin, il le fallait. Il tuerait cent démons, boirait l’eau maudite, mais il saurait aller au fond de sa destinée. Les deux hommes qui le poursuivaient ne sauraient jamais ce que cela signifiait, et il comptait bien ne pas se laisser mettre des bâtons dans les roues. Car lui savait. Il portait une armure séculaire, une cotte lourde qui alourdissait son corps et ses peines. La chaleur était torride et ténébreuse et le métal qu’il portait n’arrangeait rien. S’il avait eu quelque autre vêtement, il l’aurait adopté, mais il lui faudrait supporter le poids des mailles car c’était tout ce qu’il avait. De toute manière, la difficulté le stimulait, rendait ses pas héroïques et dotait sa quête d’une aura transcendantale. La tête baissée sur le sol irrégulier, tracé d’aucun chemin et parsemé d’herbe sèche, il jetait de temps en temps un œil devant lui pour apprécier la distance qui le séparait encore du volcan. Il était très proche maintenant. Concentré sur son allure, le guerrier remuait des pensées aussi rouges que le ciel.
2.
Veldhur était son nom. En tout cas, c’est un mot que sa mère lui avait souvent répété quand il était enfant. Sa vie n’avait rien d’honorable mais au final rien de meilleur non plus que celle de ses semblables. Les enfants de son peuple grandissaient tous égaux, entraînés durement par un monde où la vie elle-même était une aberration. Endurcis par cet antagonisme constant entre eux et leur terre natale, les Hommes étaient un peuple guerrier et nomade et n’avaient pour ennemis que leurs semblables. Mères et pères jouaient un rôle identique, partageant dans leur relation sans amour la même finalité cruelle : procréer et faire de leur progéniture des individus capables de survivre aux autres et au monde dans lequel ils avaient été mis. La population était disparate, ignare, brutale. Veldhur avait tué pour la première fois à l’âge de cinq ans. Un vieil homme empoisonné par l’Eau de Pierre qu’il fallait achever. La force lui manquait et l’agonie fut longue. Il avait cogné interminablement sur le crâne du vieillard avec une pierre avant qu’enfin il ne s’immobilise. Avant l’acte, on l’avait fait uriner sur le visage de l’aîné pour l’humilier. C’était le doyen de la communauté, son rôle était piètre mais une certaine forme avortée de respect s’était installée à son encontre. C’était lui qui, pendant le plus longtemps, avait montré l’exemple, avait expliqué aux jeunes comment se méfier des pièges de la terre et du ciel, comment exploiter ses maigres ressources nutritives ou comment se garantir de l’eau qui sortait rouge de la terre. Le vieux avait soif, les bonnes sources étaient rares et dans son esprit précocement sénile, rien ne lui signala qu’il avalait de l’Eau de Pierre. Personne ne l’en aurait averti d’ailleurs, car les membres de la communauté se parlaient peu et ne s’intéressaient pas au sort des autres. Si le peuple avait connu sa propre histoire, il se serait souvenu du Temps des Chefs où un sage plus avisé que d’autres avait dit que seul le langage de la terre importait. Le doyen l’avait oublié, et on lui en avait fait payer les frais par la main de ce petit garçon qui l’humilia et l’assassina. Toute son enfance s’était déroulée ainsi, sans douceur. Éduqué à seule fin de survivre, sans espoir d’être aimé. La vie, hélas, ne pouvait s’exprimer qu’avec un avilissement infini quand elle était reflétée par une seule espèce, unique mémoire du foisonnement qu’elle abritait jadis. Les raisons de son obsolescence étaient maintenant cachées dans les tréfonds du passé et n’importaient plus à personne depuis longtemps. La vie ici ne savait rien, ou alors elle avait tout oublié. Alors Veldhur avait-il appris à survivre, et ainsi avait-il excellé dans cet art sans foi ni raison. À dix ans, lorsque le clan avait connu la famine, il avait mangé les morts. Quand il avait douze ans, le clan ne comptait plus que vingt-cinq personnes et ils marchaient depuis trente jours sans avoir vu une seule herbe. Alors il avait tué ses parents. Leur temps était passé et ils avaient été les plus faibles. Cela faisait maintenant dix ans qu’ils étaient morts et Veldhur n’avait cessé de marcher avec le reste du clan – sans en être le chef ni y être soumis, il marchait simplement dans la même quête aveugle, incompréhensible, que menait son peuple depuis la nuit des temps, s’accrochant à la vie là où elle avait capitulé depuis des siècles. Oui, l’herbe se faisait rare, l’Eau de Pierre abondait, menaçant les guerriers de ses relents de pétrole, excitant leur soif que le soleil n’épargnait pas. Le soleil rouge, mourant, torride. Veldhur avançait, de plus en plus proche de nulle part, avec les cinq compagnons qui restaient du clan : un cousin, sa femelle et ses trois fils. Plus question de femme, plus question de compagne, ici elle n’était que femelle tolérée, reproductrice méprisée que seul l’instinct de survie préservait de l’épée de Damoclès ultime – le meurtre. Ils n’avaient pas dit un mot depuis longtemps, pour quoi faire ? Leurs pensées étaient floues, invoquaient vaguement leur dieu, mais bientôt ils n’auraient plus besoin de penser. La mémoire collective était éteinte, l’homme résistait mais ce monde ne tarderait pas à mourir, l’atmosphère le laissait présager. Les noms s’évanouissaient aussi : bientôt Veldhur ne serait plus qu’un des membres du clan, créature sans volonté que l’absence de raison à son existence aurait définitivement rattrapé. Son esprit était en sang, comme vidé d’une substance inconnue, éreinté par la chaleur qui semblait monter de jour en jour. Sa femelle accoucherait bientôt, et il savait confusément qu’il devait prendre soin de la mère et de l’enfant. C’était dans son intérêt. Une nuit comme toutes les autres. Les sacoches étaient quasiment vides de la pauvre herbe nourricière et Veldhur dormait en armure, son dernier vêtement. Sa femme traînait les pans de ce qui, des générations plus tôt, avait été une tunique. Elle avait déchiré un morceau de tissu qu’elle avait entouré autour de ses jambes pour préserver son pubis, et d’autres morceaux lui isolaient les pieds. Le compagnon allait torse nu, des restes de sandales aux pieds, son caleçon usé jusqu’aux dernières fibres. Les habits de Veldhur étaient allés à ses fils, car la mère les lui avait arrachés en hurlant pour les revêtir lorsqu’ils commencèrent de marcher. Le nouveau-né serait nu, car les tissus partaient en miettes et plus rien ne permettait d’en fabriquer depuis le Temps des Chefs. Les vieux haillons recouvraient aisément les corps maigres. Le clan prenait quelques heures de sommeil – ici la nuit ne durait guère et la chaleur ne baissait qu’à peine.
3.
Un reflet ? De l’eau. Veldhur alla voir, il fallait qu’elle soit pure. Il ne courut pas, trop appréciateur de la force qui l’habitait encore, mais son impatience lui arracha des grognements. En quelques enjambées, il fut au bord du ruisseau. Là, il appliqua la technique que lui avait enseignée son père et qu’il apprit du coup à ses fils qui, curieux, s’étaient approchés. Le ruisseau était minuscule et ne courait à la surface que sur quelques mètres. L’eau était brûlante et trouble. Veldhur cracha dans le liquide, qui demeura terreux mais pas de manière inquiétante. Il en recueillit dans sa main en coupe et y trempa le bout de la langue. Salée, mais pure. Il fit signe aux autres de remplir leurs gourdes.
Dans la soirée, le groupe arriva en vue d’un massif de Montagnes Mortes. Du moins ce qu’ils avaient toujours connu comme telles. De hautes formes en pavé, tendues vers le ciel, dont ils avaient appris à se méfier car leurs écroulements étaient imprévisibles. Ils continuèrent en se tenant à bonne distance. Au loin, des nuages sanglants annonçaient l’orage, peut-être même quelques gouttes de pluie. La chaleur était étouffante et les réserves d’eau descendaient vite – il leur faudrait probablement trouver une nouvelle source dans la semaine. Soudain la femelle hurla et tomba à genoux.
L’instinct était encore suffisant pour assurer la survie à la mère et à l’enfant à naître. Veldhur coucha la parturiente entre deux rochers et épongea la sueur de son front pendant les heures que durèrent l’accouchement. Il faisait nuit quand résonnèrent les premiers cris de l’enfant. La mère était faible mais elle vivrait. En revanche, la venue au monde de la petite fille leur avait coûté l’eau de toutes les gourdes sauf une. Les trois garçons, qui jusqu’ici s’étaient tenus à l’écart, s’endormirent chacun de leur côté, ignorant avoir assisté au dernier acte d’humanité solidaire de leur espèce. L’autre compagnon était assis à part depuis leur arrêt, et ne paraissait pas avoir envie de dormir. Le groupe repartirait au matin, car s’arrêter n’était simplement pas une idée qui pouvait venir à l’esprit des membres du clan ; c’était un acte considéré de façon tacite comme tout à fait intolérable. Peut-être qu’ils ralentiraient le pas pour laisser le temps à l’accouchée de reprendre des forces, mais ils la laisseraient en arrière si elle s’avérait trop faible. En attendant, éreinté, Veldhur s’endormit lui aussi peu après la femelle. La fillette tétait au sein de sa mère, trop longuement car le lait était pauvre.
Veldhur fut réveillé par un bruit. Le soleil se lèverait bientôt pour napper les cieux de son voile sanguin. Il secoua la tête pour se libérer du sommeil et regarda alentour. Les enfants dormaient encore, le compagnon était toujours assis sur le même rocher et mangeait. Mais pas des herbes. Les herbes ne laissaient pas échapper ce liquide rouge qui gouttait des doigts du mangeur. Il regarda la femelle dont les bras étaient vides. Terrassé par une frustration revenue de siècles lointains plus harmonieux, plus verts, Veldhur cria, réveillant sa famille. Il s’élança vers le cannibale les mains en avant. L’autre ne parut pas s’inquiéter de l’assaut, mastiquant toujours, croquant les maigres osselets, jusqu’à ce que l’homme soit en face de lui, les mains serrant déjà la gorge. Alors il se défendit, lançant des bourrades auxquelles l’élaboration faisait défaut mais ayant le mérite de repousser son adversaire qui tomba sur les pierres. Sonné, Veldhur réalisa brumeusement que la femelle criait, essayant de se mettre sur ses jambes mais n’y parvenant pas. Le combat que les deux mâles se menèrent fut rudimentaire et paraissait pouvoir durer longtemps. Puis le compagnon donna un coup si fort à Veldhur qu’il s’affala derechef, manquant s’assommer pour de bon. Son opposant prenait l’avantage, il avait déjà un caillou pointu à la main qu’il s’apprêtait à lancer à la tête de Veldhur. Il s’effaça à temps et sentit le souffle du projectile contre son oreille. Mais de derrière lui provint un cri de douleur affaibli : volontairement ou non, le compagnon avait propulsé le roc vers la femelle. Le bout aigu s’était fiché en plein dans son ventre, profondément, comme s’il avait voulu assassiner le bébé là où il était un peu plus tôt. Pris de rage, l’orgueil en feu, Veldhur se jeta sur l’autre homme et parvint à le mettre à terre, le genou en travers de la gorge. À son tour il prit une pierre et frappa. Puis il serra si fort que le vaincu ne tarda pas à s’immobiliser. Il essuya ses lèvres fendues puis, bousculant un de ses enfants au passage, alla auprès de la femelle. Il était trop tard. En réponse à cette scène sauvage où trois cadavres gisaient, les nuages libérèrent la pluie. La foudre frappa une tour branlante qui s’effondra, accompagnant le tonnerre dans ce concerto primordial.
4.
La terre eût-elle été molle, il n’y aurait quand même pas eu de sépulture pour les trois corps ce jour-là. L’enterrement faisait partie des rites oubliés, qui de toute façon ne se justifiait plus puisque plus aucun animal n’était en vie pour s’acharner sur les cadavres. Alors Veldhur et ses trois fils se remirent à marcher sans un mot, toujours dans la même direction. Ainsi leur vie était-elle faite, aussi dénuée de sens que celle des insectes des temps jadis qui ne vivaient qu’un jour avec un seul but : se reproduire. L’espèce s’était fixé pour objectif de marcher, quelles que soient les circonstances, comme une poursuite inobservable d’un Saint Graal de la préservation humaine, marcher vers un inconnu sans surprise car le monde ne réservait plus qu’un paysage : un immense désert noirâtre et mort. Il n’y eut pas de cris ni de désespoir, ils marchèrent et les garçons devinrent des hommes.
5.
Le temps avait passé et les marcheurs n’étaient plus que trois : un des fils de Veldhur s’était foulé la cheville à une pierre, il y avait bien longtemps. On l’avait laissé boiter derrière, mais à vouloir garder le rythme, il n’avait réussi qu’à se blesser un peu plus. Immobilisé, il avait silencieusement regardé ses frères et son père s’éloigner jusqu’à ce qu’ils disparaissent de la ligne d’horizon sans qu’aucun d’eux n’ait lancé de regard en arrière. Depuis lors, les trois hommes avaient poursuivi leur chemin dans les rocailles, survivant comme toujours, muets comme jamais. Ils auraient pu continuer ainsi jusqu’à leur mort si un jour Veldhur n’avait pas réappris à courir.
Une nuit, il eut un rêve qui sortait de l’ordinaire, qui ne ressemblait pas aux habituels songes flous et incompris qui se noyaient normalement dans son esprit abruti. Au contraire, ce fut clair et lumineux, ça avait la couleur de l’espoir, une nuance que Veldhur ne connaissait pas. Il s’était éveillé soudainement, le rêve toujours à l’esprit, précis dans chaque détail. Il avait vu une montagne crachant le feu, il avait vu la lumière blanche que cachait le nuage noir qui la surmontait. Cette simple vision lui avait insufflé un réel objectif et la volonté de l’accomplir. Alors quand il s’éveilla, il se leva simplement pendant que ses fils dormaient et se mit à courir dans une nouvelle direction, une direction qui n’avait pas paru exister du tout jusqu’ici. La réflexion avait quitté l’âme des Hommes et il ne se posa pas la question du pourquoi de sa course, de pourquoi cette direction. Un savoir supérieur lui avait été donné et sa conscience était trop réduite pour qu’il le réalise, alors il se contenta de lui obéir. Son pas était souple, il n’avait jamais couru mais était à l’aise. Quand les autres réalisèrent son départ, ils durent courir aussi mais lui était déjà loin. Veldhur courut pendant plusieurs jours, s’arrêtant à peine pour dormir. Ses fils le poursuivaient sans doute encore, sans trop savoir pourquoi, mais jamais ils ne le rattraperaient, il le savait. Oui, il le savait, il le réalisait comme si, pendant qu’il courait, son esprit se ravivait en mémoire des réussites de ses ancêtres. Il comprenait mieux, pensait plus, et les choses se drapaient d’un aspect réel qu’il ne soupçonnait pas, comme si son âme avait été remplacée par une neuve. Au troisième jour de sa course, il parla. « Pourquoi ? » murmura-t-il. Il s’arrêta, surpris par sa propre voix comme si elle était celle d’un autre et qu’elle avait parlé d’une langue jamais apprise mais qu’il comprenait pourtant. Il commença de réfléchir mais la vision – le feu rouge, le ciel blanc, les nuages noirs – s’imposa à lui avec un flash lumineux, lui masquant le paysage pendant une seconde et lui laissant les yeux physiquement meurtris. Il lui fallait avancer, cesser de s’étonner, ne pas profiter de cette intelligence renouvelée. Au quatrième jour, il commença à se rappeler des événements ayant marqué sa vie, alors que depuis toujours il vivait dans le moment présent qu’il ne pouvait même pas apprécier. Au cinquième jour, il commença de les considérer et d’en concevoir des émotions. Il fut honteux, désespéré, confus, et même un peu heureux car de plus en plus souvent, la vision interrompait le flot maintenant incessant de ses pensées pour le rappeler à son devoir, un devoir qui cachait un espoir primitif qu’il comptait bien découvrir. Il tuerait cent démons, boirait l’eau maudite s’il le fallait pour y parvenir, mais ainsi était sa destinée et il la mènerait à bien. Car il aimait ce destin, et s’il attendait encore quelques jours il pensait pouvoir le comprendre. Oui. Il pensait.
6.
Au matin du huitième jour, il commença à se poser des questions auxquelles la vision répondait en envahissant régulièrement son regard. Elle le fit même trébucher et son genou choqué saigna. Sans doute que cette volonté qui lui commandait de courir ne voulait-elle pas qu’il philosophe ainsi, mais c’était plus fort que lui. Maintenant qu’il était capable de réfléchir, il en usait et abusait. Et avec la réflexion grandissait la frustration, car il ne savait rien et ne pouvait rien déduire. Ses journées de course l’avaient habitué au rythme de ses propres pas et à la brûlure de ses yeux. Il avait compris hier qu’une chose encore lui échappait, le dépassait de mille fois la taille de son âme : ce monde, quelle qu’ait été son histoire, arrivait à sa fin. Le soleil rouge sang paraissait de plus en plus gros ces derniers jours, ses contours plus flous. Et jamais il n’avait supporté une telle chaleur. Son effort était grand et pour la première fois de sa vie, il ressentit la fatigue. Il voulut ralentir, ses yeux semblaient brûler de l’intérieur, il n’avait nulle part où regarder pour se les reposer car tout était noir ou rouge. Au moment où il allait se laisser tomber, la vision réapparut, mais cette fois comme pour le rassurer : la lumière blanche l’envahit et sembla jaillir de ses propres yeux blessés pour nimber les rocailles d’un voile moins agressif que leur couleur habituelle. Un regain de forces le gagna, et en levant la tête il l’aperçut : la montagne. Elle ne crachait pas de feu comme il l’avait vu en songe mais il pouvait sentir la force qui habitait ce monument de roche. Tout était plat autour et il aurait dû la voir plus tôt à l’horizon, mais il parvint aux contreforts bien avant que la monstrueuse boule rouge passe derrière le ciel. Il regarda derrière lui la nuit tomber pour la dernière fois : le sol noir à l’infini surmonté d’un manteau tout aussi sombre qui commençait à gagner sur la lumière sanguine. Mais ce soir le firmament lui offrait un spectacle : un grand drap flou semblait danser comme si le ciel était une surface dure qu’il lui fallait percer, agitant vaguement ses couleurs vives sur toute la surface du manteau de la nuit tombante. Il contempla pendant un moment ces doigts spatiaux qui se réarrangeaient, s’épaississant parfois pour paraître se précipiter vers le sol. Puis il se leva et commença d’escalader le volcan, guéri finalement de toutes ces pensées parasites qu’il avait héritées de temps plus idéaux. Quand le soleil toucha l’horizon sur sa droite, il était à mi-chemin de son ascension. Il levait souvent les yeux sur les zébrures multicolores qui barbouillaient le ciel de plus en plus sombre. Et soudain elles ne furent plus là. Il sursauta et tourna vivement la tête. Le soleil n’était plus rouge. Il était blanc et tenait tout le ciel. Il tomba, pris de convulsions, rendu aveugle. Pourtant, il voyait de la lumière partout et de cette lumière jaillit une forme. Une forme indéniablement humaine. Pendant que son corps mourait sur la terre chaude de son monde qu’une étoile agonisante était en train de détruire, Veldhur était aussi ailleurs, à un endroit où cette forme humaine, à ne pas s’y tromper, était en train de le juger, de mesurer sa personnalité dans le but d’en retirer une décision dont elle seule connaissait la nature. Derrière la silhouette semblait se dessiner un autre monde, un monde neuf où le ciel n’était pas de sang, où le sol n’était pas d’encre. Un endroit plein de vie. Veldhur comprit soudain qu’on le jugeait pour savoir s’il avait le droit d’en faire partie. « Prenez-moi ! » cria-t-il. Mais la forme resta immobile, ne le comprenant peut-être pas. Il sentit son âme devenir le reflet des actes de ses aïeuls, il se sentit sondé. Il voulut supplier à nouveau mais la silhouette agita soudain l’ombre lumineuse de sa tête : non. Il hurla tandis qu’il était projeté à nouveau sur le flanc de la montagne. Il ressentit pour la dernière fois la laideur du lieu où il avait toujours vécu, rendue plus amère encore par la vision qu’il venait d’avoir de ce dont on le privait. C’était un sentiment d’injustice qui le pénétra à la toute fin, comme s’il payait pour les crimes des autres. Quels autres, de toute façon ? Il accepta son sort et se laissa avaler par le cataclysme ultime qui devait nettoyer ce monde des pêchés dont on l’avait souillé.
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