Il n’avait pas voulu pleurer, un grand costaud d’1m80 qui craque comme une fille c’est mal vu ! Maintenant les larmes coulaient toutes seules mais personne ne pouvait le voir, il avait roulé assez longtemps sur la nationale, les kilomètres défilent, la route est droite, on ne réfléchit pas. Et justement il ne voulait pas réfléchir, se souvenir, penser à elle, conjuguer les verbes au passé. Il regardait droit devant lui, n’osait pas poser les yeux sur elle mais cette odeur d’alcool était de plus en plus entêtante… Ne pas la regarder, pas tout de suite, pas maintenant. Il ne se rappelait pas avoir déjà autant pleuré, pleurer si longtemps, ne pas essuyer ses larmes ça ne sert à rien de mouiller un mouchoir, laisser les larmes couler, les sanglots ressemblent à un terrible orage et ses larmes à des pluies diluviennes. Il n’avait plus qu’une seule idée en tête, trouver l’endroit idéal, pour cela il fallait quitter la nationale, s’enfoncer dans la campagne, chercher une rivière, un bel arbre.
Pour l’instant elle était encore avec lui, il était encore avec elle, mais lundi il serait seul… Comme d’habitude pourtant il devra serrer des mains, serrer les dents aussi. Il n’avait rien à dire à ses collègues, il avait pourtant essayé, avait même accepté une sortie un samedi soir, il entendait encore leurs rires gras, la bière avait coulé à flots, les serveuses n’avaient pas échappé aux remarques de mauvais goût, aux mains baladeuses, aux regards alcoolisés. Son regard à lui disait « je ne suis pas comme eux » et il n’était pas comme eux … Il s’était forcé à sourire, avait supporté les mains lui tapant dans le dos, les rires étouffés à chaque commande de soda. Alors, il avait regretté de l’avoir laissée seule, c’était la première fois, elle devait l’attendre, ne pas comprendre. Mais il ne ferait plus semblant, il resterait solitaire, courtois simplement, 1m80 , 90 kg, le regard noir découragent de toute façon quiconque. Il travaillait pour se nourrir c’est tout, il était ouvrier dans une usine de textile, personne ne souhaite une carrière à l’usine.
Lui, il voulait être dessinateur, enfant il ne demandait qu’une chose : un cahier de dessin, ses parents n’avaient pas prêté attention à sa passion, ça passerait avec le temps… L’adolescent se transforma en jeune homme fort et imposant, il était évident qu’il serait le repreneur idéal de la ferme, il aidait beaucoup mais cette ferme ne serait pas sa vie, il rêvait de beaux arts, de galeries, de tableaux…
« Une école de dessin avait ricané sa mère mais pour qui tu te prends, ton père a travaillé toute sa vie pour que ton frère et toi ayez la plus belle ferme des environs ! »
Son père n’avait pas levé les yeux de sa soupe mais haussé les épaules en marmonnant :
« Le dessin c’est pour les filles, on aurait dû t’inscrire au rugby au lieu de te laisser jouer à l’artiste ! »
Même ce jour-là il n’avait pas pleuré, de toute façon on s’habitue au manque d’amour, la carapace grandit avec l’âge. Il avait su ce jour-là qu’un jour il partirait et ne reviendrait jamais. Il avait eu son bac sans mention mais avec une très bonne note en dessin. Seulement à 18 ans quand on est seul, sans argent, sans soutien … Peut être que ses parents avaient raison, pour qui se prenait-il ? Une école de dessin, il n’avait pas osé.
Le recruteur de l’usine avait pressenti qu’il serait courageux et efficace, il signa rapidement un contrat de travail, travailleur fiable sans histoire, il ne déçut pas ses employeurs. Et le temps passa, l’idée de l’école de dessin aussi. Il avait loué un petit meublé simple, pas de téléphone, le strict minimum, il dépensait peu mais prenait soin de bien choisir ses cahiers de dessin et ses crayons dans un magasin spécialisé, c’était là sa seule dépense. Travailler, manger, dormir, ne pas trop penser. Il n’avait jamais été aimé et pensait qu’il ne saurait pas aimer, quand il croisait une fille il l’imaginait d’abord couchée sur une feuille de dessin…
Il était maintenant en pleine campagne, il cherchait une rivière et la trouva bientôt. Il n’osait toujours pas la regarder mais se souvenait du jour où il l’avait vue pour la première fois. C’était le 12 janvier 1994, deux années qu’il travaillait, deux Noël seul mais un Noël seul ou sans amour c’est pareil. Il faisait très froid ce jour-là, il était 19h, il rentrait de l’usine à pied, tout était blanc, silencieux, au détour d’une ruelle il l’aperçut, grelottante dans la neige. Il s’approcha d’elle, elle ne recula pas, c’était une petite boule de poils noirs, grelottante, squelettique et affamée. Elle gémissait doucement, semblait être à bout de forces, il la prit dans ses bras, elle était si légère. Il sentit son cœur se serrer, il l’aimait déjà, la prit sous son manteau et rentra chez lui. Il lui prépara un petit repas chaud, elle s’endormit contre lui, enroulée dans une couverture, c’était certainement sa première nuit au chaud. Elle était maintenant si paisible, si tranquille… Le vétérinaire lui dit qu’elle n’avait pas plus de 3 mois, elle était à peine sevrée et très faible. Après quelques mois de bons repas, de chaleur et de vitamines elle devint magnifique. C’était un superbe printemps, ils revivaient tous les deux. Il n’avait qu’elle, elle n’avait que lui. Il se promenait avec elle chaque jour, sans laisse, de toute façon elle ne le quittait jamais. Chaque week-end ils parcouraient la campagne, elle adorait sauter dans la rivière pour ramener le bâton qu’il lui avait lancé. Il allait ensuite s’asseoir contre un arbre et dessinait pendant qu’elle dormait au soleil. Elle le regardait avec tant d’amour, tant de reconnaissance comme si pour elle il était seul au monde, un regard si humain… Il la choya bien sûr, 13 années de bonheur.
« C’est terminé pour elle, je ne peux plus rien faire, elle ne pourra pas se remettre de ce deuxième AVC » lui dit le vétérinaire. Il ne répondit pas, continua à la caresser, son cœur se serra comme avant quand il était sans elle. Elle ferma doucement les yeux, s’endormit définitivement dans ses bras. Il rentrerait ce soir sans elle, il serait de nouveau seul et cette peine dans son cœur, qui comprendrait que l’on soit si désespéré d’avoir perdu son chien. Car ce n’est qu’un chien comme disent certains… Un chien qui lui avait donné de l’amour ce qu’aucun humain ne lui avait prodigué. Au bout d’un petit chemin, il s’arrêta, sortit de la voiture, prit la pelle et marcha jusqu’à la rivière, un bel arbre, elle serait bien ici, il creusa et pleura encore… Enfin il alla la chercher, c’était terrible de la voir sans vie, il la serra contre lui, l’embrassa, la mit en terre et la recouvrit. Il resta là un moment puis rentra laissant derrière lui 13 ans de sa vie.
Il avait supporté un travail morne parce qu’il n’était pas seul, mais maintenant c’était différent… Dès le lendemain il envoya sa lettre de démission ainsi que le préavis du meublé, il avait assez d’argent de côté, 15 années d’économie. Il demanda 2 jours de congés, chercha les adresses des écoles de dessin, prépara son sac et partit à Paris.
La directrice de l’école de dessin regarda longuement les croquis.
« Ce qui est remarquable dans vos dessins c’est l’expression de vos sujets et particulièrement de cette petite chienne, son regard est si intense, profond, je suis impressionnée. Monsieur je serais enchantée de vous accueillir pour la prochaine rentrée dans notre établissement, lui annonça-t-elle en lui tendant la main.
Il reprit ses dessins et sortit, il avait l’impression de rêver, il avait tant espéré puis s’était résigné... C’était grâce à elle, à son regard, à cet amour inconditionnel, il leva les yeux au ciel et murmura : « merci ».
|