Page d'accueil   Lire les nouvelles   Lire les poésies   Lire les romans   La charte   Centre d'Aide   Forums 
  Inscription
     Connexion  
Connexion
Pseudo : 

Mot de passe : 

Conserver la connexion

Menu principal
Les Nouvelles
Les Poésies
Les Listes
Recherche


Réalisme/Historique
Otus : Le gamin, le cerf et la Mort
 Publié le 13/10/07  -  7 commentaires  -  8206 caractères  -  14 lectures    Autres textes du même auteur

Les grandes découvertes sont sur les petits sentiers.


Le gamin, le cerf et la Mort


J’avais huit ans lorsque cela s’est produit. J’habitais dans une région assez rurale, et je me promenais souvent dans les bois. C’était avant que les scandales de pédophilie et les accidents de chasse à répétition n'interdisent l’accès aux bois aux petits garçons comme moi. À l’époque, chasseurs et pédophiles se tenaient tranquilles, accomplissaient dans l’ombre leurs immondes forfaits.


Par de belles journées d'été, j'avais l’habitude de me rendre au sommet d’une petite colline qui dépassait de la forêt comme une tonsure. De là, mon regard embrassait tout l'horizon, la vaste forêt, le village et les champs alentour, et au loin, la nationale où les gros camions passaient paisiblement.
Le silence, à cet endroit, était étourdissant.


J’y avais passé tant d'heures, à tailler des branches pour m’en faire des bâtons qui ne me serviraient jamais à rien. J’avais déjà, à l’époque, la manie d’accumuler l’inutile.
Et puis, par ce mardi de mai couleur de paille, je décidai pour rentrer chez moi de passer par l’arrière, par cette sombre portion de bois au-delà de la colline.
C’était un itinéraire que je ne connaissais pas bien, sans sentier, sans repère. C'était hors des chemins de promenades et les rochers blancs et moussus sortaient de terre comme autant de statues païennes.


Je descendis tranquillement la colline, en sifflotant un air qui m’était venu comme ça. Je dépassais un petit bosquet de bouleaux quand je vis, sur la droite, un massif taillis de ronces. Il se dressait comme un mur infranchissable. J'étais un petit garçon qui aimait trop les mystères. La forêt était faite de mille temples et derrière ces alcôves inexpugnables, je rêvais de trésors sans fin. Alors, je fis le tour du mur de ronces. Je n’étais pas bien grand à l’époque, les ronces me surplombaient de plusieurs mètres et formaient une grande tour barbelée, large et haute, noire et menaçante.
Je me demandais si je pourrais jamais pénétrer son centre.
L’ensemble pouvait avoir dix mètres de largeur. Quand on grandit, les mesures de nos souvenirs ont une fâcheuse tendance à virer au fantastique.
Enfin, alors que j’étais presque revenu au point de départ, je trouvai un passage. Comme un petit couloir étroit. Je n’étais pas bien large. J'entrai en m'accroupissant et me suis rapidement retrouvé à ramper. Le minuscule conduit noir était à peine assez large pour moi. L'odeur de la terre humide m'enveloppait et les toiles d'araignées tissèrent un linceul sur ma tête. Des ronces éraflèrent mon dos, enlevèrent de petits bouts de mon maillot. Je rampais, cerné de ronces aiguës qui me labouraient le dos et le sommet du crâne, mais quand on est un petit garçon, que peuvent quelques brindilles contre une indéfectible curiosité ?


Je finis par approcher du bout, pour déboucher dans cette petite clairière de ronces et de soleil. Comme une colonne, la lumière du jour se déversait dans la tour.
Mes poumons s'emplirent d'une odeur que je n’avais jamais sentie avant. Une odeur étrange, une odeur sauvage et forte qui s’est imprimée dans mes narines, et de là, dans mon esprit.
C’était l’odeur animale du Roi de la Forêt.
Libéré des ronces, je me suis relevé.
Il était là, devant moi.
Un cerf immense et magnifique.
Qui ne bougeait pas. Il n’était pas mort depuis très longtemps. Pas de vers, pas de trous sur lui.
Le Roi de la Forêt était venu mourir là.


Je ne l’avais pas compris alors, mais les ronces étaient son mausolée; j’étais entré dans le tombeau.
Son poil était terne, un peu sale, mais l’on voyait encore la belle couleur qu’il avait dû avoir, il y avait peu de temps. Ses sabots maculés de terre étaient durs, je les ai touchés. Je n’avais pas peur que le cerf me transmette sa mort. À huit ans, on se croit immortel.
Il avait de longues pattes, fines et musclées, avec, par endroits, comme de grosses veines qui saillaient sous sa courte fourrure marron clair. Des pattes éraflées par les ronces. Avait-il pu sauter jusqu'ici ?


J’ai regardé sa tête, j’ai peut-être cherché à voir, dans ses yeux, ce qu’il pensait du fait d’être mort. Cela n’avait pas l’air de le déranger beaucoup. Son gros œil noir, immobile, fixait tranquillement le ciel, et je voyais dedans les quelques nuages cernés par les ronces qui nous surplombaient. J’ai touché la peau de ses flancs, et elle était encore tiède. Non, il n’était pas mort depuis longtemps, il était peut-être même venu mourir là pendant que je taillais mes bâtons, sur la colline quelques centaines de mètres plus loin.


Il avait les flancs larges et vaillants, je sentais ses larges côtes sur lesquelles mes doigts glissaient, et son poil était doux.
Les muscles de ses épaules étaient durs, bien durs comme des muscles qui servent tous les jours. Je sentais, sous mes doigts, leurs contours finement dessinés, leur fibre compacte, certaines protubérances.
Deux grands andouillers partaient de son crâne, et eux non plus, je n’ai pas pu résister à l’envie de les toucher, d’ailleurs je ne cherchais pas le moins du monde à résister.
Ses andouillers ressemblaient à du bois, à un épais bois très solide. Leur texture, douce et inégale, plaisait à mes petits doigts, à leur peau tendre.


Je savais qu’il y avait dans la région des gens qui décoraient leur maison avec ces grandes cornes, mais pour rien au monde je n’aurais privé le cerf de sa couronne.
Cela aurait été un immonde sacrilège, et j’aurais défendu jusqu’à la mort s’il le fallait, le cerf que je caressais. Il n’était pas vraiment mort, il se reposait. J’espérais de tout mon cœur le voir revenir, sentir son gros cœur battre sous ses larges flancs, voir son gros œil cligner, et puis qu’il se mette debout, me regarde un instant, et puis qu’il parte comme il était venu.


Mais cela n’arriva pas. Ses flancs refroidissaient, son œil devenait de plus en plus terne.
Sa bouche, dont dépassait un petit bout de langue rose, restait ouverte, et cela lui donnait quelque chose de triste. Il avait de petites dents plates qui devaient lui servir à manger des brindilles et des feuillages. Ces dents resteraient immobiles, pour toujours immobiles.


Et, en regardant ses dents, je me suis soudain senti tomber, comme tomber dans un puits sans fond. La lumière disparaissait, rapidement, le vertige s’emparait de moi, et je ne pouvais rien faire, j’étais dérisoire devant mon propre esprit comme le vieux cerf avait été dérisoire devant le temps qui avait eu raison de lui. Je venais de comprendre, en regardant les dents du cerf, les dents pour toujours immobiles, que moi aussi, un jour, j’allais mourir, que le temps, inexorable, finirait par m’avoir, quoique je puisse faire ou dire, je compris, brutalement, que moi aussi, un jour, je serai comme les dents du vieux cerf, condamné à l’immobilité définitive. Je compris que le cerf et moi avions au moins un point commun, et de taille : que ce que le cerf venait de vivre, cela m’attendait aussi, un jour, bientôt ou dans très longtemps. La tête me tournait tant cette révélation m’était brutale. La mort, la mort, je n’arrivais plus à penser à autre chose. La mort qui, un jour, allait venir me prendre, me rendre immobile comme les dents du cerf, terne et vide comme son œil, froid comme ses flancs, sec comme sa langue. Alors, j’ai versé une larme, une larme pour ce cerf mort qui ne bougerait plus, plus jamais, quoiqu’il arrive. Et cette larme, je l’ai versée aussi pour mon innocence qui n’était pas encore perdue mais déjà ébréchée, pour mon innocence qui ne serait plus jamais une vierge innocence d’enfant.


Je suis sorti en rampant du tombeau. J’ai laissé le cerf derrière moi, mais j’ai emporté, et je l’ai toujours, cette sensation glaciale, ce noir sentiment, ce maudit savoir, de ma mort inéluctable. C’était ce que le cerf m’avait légué, et je ne sais toujours pas si c’est une malédiction, une bénédiction, ou bien un passeport obligatoire vers la Vie.


J’ai marché quelques centaines de mètres, en laissant le tombeau derrière moi, sans me retourner. Un chasseur, en sueur avec son fusil, m’a demandé au détour d'un chemin si je n’avais pas vu passer un cerf. Je lui ai répondu que non. Je ne mentais pas.


 
Inscrivez-vous pour commenter cette nouvelle sur Oniris !
Toute copie de ce texte est strictement interdite sans autorisation de l'auteur.
   Bidis   
13/10/2007
 a aimé ce texte 
Passionnément ↓
Je trouve que c'est un texte magnifiquement bien écrit, plein de sensibilité, de profondeur mais aussi de force.
Je verrais bien cela dans un livre de souvenirs d'enfance (genre "La gloire de mon père" ou "Le château de ma mère" de Pagnol). Et dans une librairie...

   Otus   
13/10/2007
Merci pour ce compliment qui me va droit au coeur, Bidis...

   Anonyme   
13/10/2007
 a aimé ce texte 
Bien ↓
l'histoire est bien. Le déroulé aussi. Seulement il y a un problème de style. Il y a souvent des répétitions, exemple l'âge de l'enfant qui est dit et redit à longueur de texte. Ce texte aurait besoin d'être "élagué" de ses redondances. Le style gagnerait en fluidité et le texte en intérêt. Enfin j'aurai fait une utilisation plus fréquente du passé simple. Pas mal quand même.

   Ninjavert   
15/10/2007
 a aimé ce texte 
Bien
J'ai bien aimé corriger ce texte... Il m'a paru aussi vivant que ce cerf est mort.

La prise de conscience du gamin, sur le caractère inéluctable de sa propre mort, les descritptions très crédibles, et le point de vue à la première personne renforcent ce sentiment d'authenticité, de vécu. (L'est-ce d'ailleurs réellement, Otus ?)
Sur la forme effectivement, j'ai buté ici ou là sur quelques tournures un peu maladroites, ou sur une ponctuation pas toujours optimale, mais rien de dramatique qu'un travail de relecture un peu précis devrait suffire à éradiquer.

La lecture m'a aussi évoqué Pagnol, ni sur la forme ni vraiment sur le fond, mais sur cette manière un peu simple de présenter, par des yeux d'enfants, une réalité de la vie, quelque chose de bien plus précis.

J'ai aussi aimé les petites remarques humoristiques comme les allusions aux accidents de chasses / pédophiles au début du texte.

Pour les critiques, je dirais que certains passages sont peut être un peu longs, proportionnellement à la taille du texte. La recherche de l'entrée du "sanctuaire", la description du corps de l'animal, la prise de conscience en elle-même... J'ai conscience que tu as voulu détailler parfaitement l'état d'esprit du garçon, le cheminement de sa pensée, les sensations etc. Tout est parfaitement réussi, mais je me dis que si tu parvenais à garder l'intégralité de ces sensations, de ces idées, et à les condenser en quelque chose d'un peu plus bref, le texte gagnerait en force, en pertinence. On aurait plus l'impression d'un choc, comme c'est le cas du narrateur. Là, ça semble presque dilué, et donc moins percutant... Ou pas, bien sur ça n'est que mon humble avis :)

Enfin, ce texte m'a particulièrement accroché sur le fond car je garde moi-même un souvenir très précis d'un moment de mon enfance où je n'arrivais pas à conceptualiser ma propre mort. Cette "révélation", par contre, est passée à la trappe dans ma mémoire...

Merci pour ce beau texte, Otus !

Ninj'

   Absolue   
15/10/2007
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Dans l'ensemble, j'ai aimé, surtout la description du cerf et la chute. On sentirait presque l'odeur de la forêt... Bien faite aussi la comparaison entre l'immobilité des dents et la mort.

   Pat   
29/10/2007
 a aimé ce texte 
Bien ↑
J'ai bien aimé cette histoire, cette rencontre qui laisse des traces, qui fait passer d'un stade à l'autre... La mise en perspective de la conscience d'être mortel par le biais de la rencontre avec le réel de mort est tout à fait intéressante. Il y a une simplicité touchante là dedans.
La style est simple, les descriptions précises, comme d'habitude, chez toi. Mais il contient quelques maladresses, encore... Il mériterait d'être plus épuré. Trop de redondances nuisent un peu à la force du récit.
ex : certains passages me semblent inutiles :
"À l’époque, chasseurs et pédophiles se tenaient tranquilles, accomplissaient dans l’ombre leurs immondes forfaits." (ce qui est dit avant suffit)
"aux petits garçons comme moi." (le comme moi est de trop à mon avis)
"qui s’est imprimée dans mes narines, et de là, dans mon esprit." (supprimer "et de là")
"Libéré des ronces, je me suis relevé." (trop détaillé, ça me semble peu utile)
"Il n’était pas mort depuis très longtemps.
Le Roi de la Forêt était venu mourir là.
Non, il n’était pas mort depuis longtemps, il était peut-être même venu mourir là" : ces trois bouts de phrases contiennent trop cette idée de mort (la première ne me semble pas utile, la deuxième suffit, à mon avis, l'image est assez forte, et la 3ème me parait une redondance, ça me semble trop insistant, surtout qu'elle reprend la 1ère). Les redondances peuvent donner un effet de style intéressant, comme dans les phrases suivantes, où elles me semblent plutôt bien amenées :
"Ces dents resteraient immobiles, pour toujours immobiles."
"pour mon innocence qui ne serait plus jamais une vierge innocence d’enfant."
"je me suis soudain senti tomber, comme tomber dans un puits sans fond."
Certaines expressions me semblent un peu lourdes, comme par ex :
"Et puis, par ce mardi de mai couleur de paille," (et puis, ce mardi de mai etc. "couleur de paille" : c'est très bien , par contre)
"Je me demandais si je pourrais jamais pénétrer son centre." (cette phrase ne me parait pas très heureuse, peut-être remplacer par une question ?)
"Cela aurait été un immonde sacrilège," (immonde me parait exagéré)
"le vertige s’emparait de moi, et je ne pouvais rien faire," (concordance de temps, ou maladresse ? : un(ou le) vertige s'empara de moi, je fus pris d'un vertige soudain... un truc dans le genre)

Il y a, malgré tout, des expressions plutôt pas mal (j'aime bien) :
"Leur texture, douce et inégale, plaisait à mes petits doigts, à leur peau tendre."

Un petit travail d'élagage pourrait, à mon avis, améliorer le texte, qui est quand même dans l'ensemble agréable à lire... Réécrire, réécrire.. encore et encore... Là est le vrai travail d'écriture...

   irisyne   
12/12/2007
J'avais bien aimé ce texte à la "Pagnol", le style, l'histoire mais je ne l'avais pas dit encore.Merci


Oniris Copyright © 2007-2023