58 ans. C'est l'âge de mon état-civil. Mais dans mes pieds, dans mon dos, j'en aurais plutôt 158, ou 258. Mes yeux semblent tomber de leurs orbites. Je suis vide, vieux, sec comme un bouquet pourri. Mes mains raides tremblent dès que je leur demande de faire quelque chose. J'ai froid. J'ai froid tout le temps. Alors, je remonte la couverture qui menace de tomber de mes vieux genoux. Pourtant, j'étais encore relativement fringuant il y a quelques mois de ça. Je ne comprends pas vraiment ce qu'il s'est passé. Je ne comprends pas et j'ai l'impression que plus personne ne me comprend non plus. Toute ma vie est partie de travers ces derniers mois. Et maintenant, il n'y en a plus qu'une seule pour me comprendre : la corde de nylon jaune qui pend depuis les barreaux de la mezzanine. Elle, elle me comprend. Et ma bouteille de scotch. Ce sont, en somme, les deux dernières femmes de ma vie.
Mais il y en a eu une autre.
Je penche la tête en arrière, je sens sous ma nuque le grincement du cuir du fauteuil. C'est le dernier verre de la bouteille que je me verse. Une fois ce verre fini, ce sera la corde. Une dernière fois, je me remémore toute cette histoire. Cette histoire de fous.
Cela avait commencé par une belle journée d'avril. C'était une de ces premières journées où on laisse la veste sur le portemanteau, une de ces journées où on se dit qu'enfin, l'été arrive. La sève gonflait les branches des arbres et leurs feuilles en étaient grasses, les oiseaux chantaient, même les parisiens ne faisaient pas autant la gueule que d'habitude. C'était une journée de printemps où la Vie se manifestait de toutes les façons possibles : les adolescents fébriles se couraient après, les chiens reniflaient frénétiquement le derrière de leurs congénères, on entendait presque les oiseaux baiser dans les arbres. Les couples, jeunes ou vieux, paressaient aux terrasses des cafés, se lançaient des regards amoureux. L'air était lourd des flèches que jetaient de part et d'autres des armées de Cupidons payés au rendement. Le vent chaud et doux sentait la cannelle et la rose. Ce qui, avec du recul, paraît improbable dans le 17ème arrondissement, mais enfin, c'est ainsi que je me remémore cette journée.
J'entrai dans le lycée où j'enseignais l'anglais, puis dans la salle des professeurs, qui n'avait jamais fleuré aussi bon le vieux bois, le café et la cigarette. Tous les profs étaient d'humeur joyeuse. Il y avait dans l'air quelque chose qui sentait le renouveau, une espèce de perfection béate de l'instant.
- Salut, Bob, me lançait-on à droite et à gauche. J'enseignais l'anglais, alors on m'appelait Bob. Quand on y pense, ça coule de source. J'adressai à la cantonade un salut jovial et consultai ma boîte. Rien dedans. Quand je vous disais que la journée était parfaite.
Après mon café matinal, étonnamment savoureux ce jour-là, comme s'il arrivait directement d'une colline de Colombie, je m'élançai dans les couloirs bondés vers ma classe du matin. C'est à cet instant précis, maintenant que j'y repense, que tant de choses se sont passées. On ne sent jamais vraiment quand notre vie prend un tournant. C'est quand on y repense, plus tard, que l'instant prend des airs destinés, tragiques ou magiques. Sur le moment, ça nous passe toujours carrément au-dessus. Je croise cette jolie blondinette dans le couloir. Je ne regarde jamais les élèves, surtout avec ces yeux-là. Mais il y a quelque chose de différent chez elle. Elle me regarde aussi. Elle est adossée au mur. Ses yeux me transpercent. Deux lances qui m'atteignent en pleine poitrine. Je sens mes jambes faiblir sous moi. Un frisson ne me traverse pas vraiment, au lieu de ça, il me jette sur le mur et me tabasse, il me glace le sang, me brûle, me berce et me poignarde. Son regard azur me caresse encore quelques instants, quelques secondes, quelques minutes ? Et puis elle se détourne de moi, non sans m'achever d'un petit sourire en coin, si subtil, si évasif, que j'en douterai toujours. Je n'avais jamais vu cette fille avant. Elle a planté quelque chose en moi. Je ne sais pas si je suis heureux, malheureux, mon cœur va exploser et je ne sais pas à cause de quoi, enfin, pas précisément. L'assurance d'un vieil homme comme moi vient de s'effondrer; un château de sable sous un tsunami.
Encore éberlué, j'entrai dans ma classe, fusillai du regard quelques gamins turbulents, toujours les mêmes, je les repérais du premier coup d'œil, j'avais une sorte d'instinct de prédateur pour ces choses-là. Mais c'était différent ce jour-là. Mes mains moites me criaient que quelque chose avait été bouleversé, mon dos humide ruisselait encore de la tension qu'avait installée en moi le regard de cette troublante gamine qui m'avait épinglé au mur de ses deux yeux bleus comme des éclairs. J'étais humide jusque dans mes chaussettes, je ruisselais, du moins j'en avais l'impression.
Si l'air avait jusque-là fleuré la perfection, la suite de la journée ressembla à un marathon accompli en rampant dans le sable, une balle dans chaque genou. Chaque instant, chaque minute, chaque seconde, je voyais tout défiler. Devant mes yeux s'affichait, comme en filigrane, le visage de cette angélique et démoniaque gamine qui avait joué au chamboule tout avec mes convictions, qui avait torpillé toutes mes certitudes.
Je rentrai le soir pour retrouver ma femme. Après vingt ans de mariage et pas d'enfant pour jouer les spatules entre nous, nous nous aimions toujours aussi intensément que des étudiants idéalistes. Mais ce soir elle était distante avec moi. Et j'imagine que je le lui rendais bien. Nous allâmes au lit dans un silence de mort, elle me tourna le dos. Je ne savais pas ce qu'il se passait, et d'ordinaire ma main conciliante aurait fini par toucher son épaule et lancer le round des explications sans lequel toute réconciliation sur l'oreiller se révélait impossible. Mais infidèle à moi-même, je trouvai le sommeil rapidement, et la fille, la gamine blonde et ses yeux bleu électrique, vinrent me hanter encore et encore. Je rêvai des rêves érotiques terribles et torrides, rouges, doux comme le miel, caressés de rayons de soleil qui venaient éclairer sa peau de pêche et de soie en la revêtant d'éclats dorés.
Je me réveillai le matin en craignant d'avoir parlé dans mon sommeil. Ma femme avait préparé le petit-déjeuner comme elle aimait à le faire, mais sans entrain, sans cette touche finale qui frisait le perfectionnisme et qui était sa marque de fabrique. Les bols, les aliments et les ustensiles étaient jetés pêle-mêle sur la table. Savait-elle ? Non, impossible. Il ne s'était rien passé, et si mon sexe avait pensé, elle n'en pouvait rien savoir. Je n'avais rien fait. La journée fut misérable. Cette bande de petits cons malappris et prétentieux m'en a fait baver, et pire que tout : de toute la journée, de tous les coups d'œil désespérés que j'eus pu lancer dans chaque couloir, je ne revis pas la fille.
En temps normal, le remords m'aurait empalé comme un papillon chez l'entomologiste; mais cette fois, pas une seconde je ne me suis surpris à penser que c'était mal, pour un homme mûr tel que moi, d'en avoir après une gamine, certainement mineure. Son regard, celui qu'elle m'avait tiré dans le cœur, n'était pas un regard de gamine.
Quelques jours de silence passèrent. Ma femme et moi étions étrangement distants, sans que j'en puisse définir les raisons. On aurait dit qu'elle devinait, qu'elle savait inconsciemment qu'il se tramait quelque chose. Mais que ce savoir, enfoui, quasi ésotérique en somme, n'atteignait pas sa conscience. Elle savait sans savoir, comme la gazelle au point d'eau, qui se sentait épiée mais n'avait pas senti l'odeur du prédateur. Tant de choses me semblaient fades. J'extrapolais, mettais cela sur le compte du changement de saison qui commençait à titiller mon moral de vieil homme. Mon état ne pouvait résulter d'un simple échange de regard avec une jeune fille. Et pourtant, chaque parcelle de mon être était tendu dans un unique but : apercevoir, entrevoir, deviner sa présence, la voir entrer en conquérante dans mon champ de vision. Elle hantait ma conscience, mais pas comme une amourette d’adolescent : j'étais un patron véreux qui aurait reçu l'annonce d'un contrôle fiscal. Je savais tout ce que j'avais à y perdre, mais je savais aussi que rien au monde ne pouvait m'y faire échapper. C'était, en somme, écrit, prévu, prédéterminé.
Neuf jours passèrent encore. Alors que dans un premier temps la vacuité de mon existence semblait se disputer au désespoir de ma condition, je me surpris à ne plus tant penser à elle, et elle sembla, telle une lubie d'enfant, quitter la place prédominante en moi pour devenir plus floue. Jusqu'à ce que j'aille, d'aventure, acheter une baguette.
Je venais de déposer les quelques piécettes sur le comptoir, et amorçai mon demi-tour dans la boutique exiguë, et je la vis : brutalement, sauvagement, son image était là, de l'autre côté de la vitrine. Elle me regardait, en passant. Son sourire, ses yeux, tout était là. Je sortis, comme poussé par moi-même, hors de la boulangerie. Elle avait continué son parcours, nonchalamment. Avant de comprendre quoi que ce soit, je la suivais, alors que le chemin de mon foyer partait dans l'autre direction.
Jusque-là, je ne l'avais vue que de face. De dos, le spectacle était superbe. Ses hanches larges et élancées se balançaient langoureusement au rythme de ses pas, ses cheveux blonds dansaient avec ivresse et grâce le long de son dos étroit, ses fesses, douces et rebondies, étaient simplement les plus belles choses que j'eus jamais vues. Je ne me surprenais même pas de la facilité avec laquelle j'en étais venu à incarner un pervers.
J'étais occupé à suivre une fille qui avait quarante ans de moins que moi, ma baguette sous le bras à la façon d'un alibi ou d'un déguisement. J'étais agité de petits picotements dans tout le bas-ventre, un peu comme à chaque rentrée scolaire j'avais pu en ressentir, disons mes quinze premières années passées dans l'enseignement. Et voilà, alors que j'étais totalement hypnotisé, fasciné, happé, par son arrière-train, que la jeune fille se retourne. Pas un instant elle n'avait douté de ma présence, quelques mètres derrière elle. Elle se retourne, lentement, et plante ses yeux directement dans les miens. Elle me transperce. Encore.
Et l'adrénaline se déverse dans mon sang comme l'eau quand un barrage lâche. Elle s'arrête. Je transpire. Je ne sais pas exactement si je suis encore en train de marcher, ou bien si son regard m'a stoppé.
- Bonjour !
Sa voix est angélique, suave comme un fruit d'équateur. Ma bouche doit probablement s'ouvrir, je n'en sais rien. La honte de cette situation frappe à la porte de ma conscience mais reste dehors.
- Vous êtes prof, non ? - Heu... oui. - D’anglais ? Je vous ai vu, au lycée. - Oui. Je vous ai vue. Aussi. - Oui, je sais. - Ah ? - J'ai besoin de cours. Particuliers. Vous pouvez m’aider ?
L'assurance dans sa voix est étourdissante.
- Heu... oui. - Je vous laisse mon numéro ? - D'accord.
Elle semble attendre quelque chose. Le temps que je comprenne, un splendide sourire s'est posé sur ses lèvres élégantes, d'une extrême sensualité. Alors je sors mon téléphone portable. Elle énonce les chiffres de son numéro, lentement, afin que ma main tremblante ne fasse pas d'erreur. Ma maladresse la fait sourire encore, et je découvre ses dents blanches et parfaites.
- Vous m'appelez bientôt ? - Oui. - À bientôt, alors !
Une seconde passe.
- Hé, attendez ! Comment vous vous appelez ? - Rose, me susurre-t-elle.
Rose. Que dire de plus ?
Alors qu'elle se retourne lentement pour reprendre sa route, je vois ses yeux, ses magnifiques yeux bleus, descendre une infime seconde vers ma braguette. Mon cœur explose, et je ne sais pas si j'adore cela ou bien si je le déteste. Puis elle tourne la tête et s'éloigne. J'espère avoir imaginé ce petit mouvement si troublant.
Non, en fait, j'espère ne pas l'avoir imaginé.
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