- Allez, creuse !
Raoul lève les yeux vers ses tortionnaires, puis vers le ciel gris et bas où frémissent les feuilles brunes, ocres et rouges, revient à la pelle qu’il a dans les mains. Gros Tony ne le quitte pas des yeux ; ses épaisses narines exhalent de la buée, on croirait un taureau. Sam jette des coups d’œil inquiets vers les environs en tirant nerveusement sur sa cigarette, la main raide comme s'il apprenait à fumer. Depuis le début, Sam n’a cessé de soutenir que l’endroit est trop fréquenté, qu’il faut aller plus profond dans la forêt. Mais Gros Tony n’aime pas la forêt, alors le plus rapide sera le mieux, qu’il dit. Raoul rêve d’une partie de poker, bien au chaud sous une lampe orangée, avec un bon douze ans d’âge sec dans un verre, à portée de main. Il se voit bien fumer un gros havane, avaler la fumée doucement comme dans ces vieux films de gangsters.
Au lieu de cela, il est quelque part dans une glaciale forêt rambolitaine, en slip, à creuser sa tombe sous les regards de ces deux gangsters patibulaires qu'il n'a que trop fréquentés. L'implacable froid de l'automne, entre chien et loup, fait affleurer sur sa peau tout ce qu'elle compte de racines pileuses, fait trembler ses membres et grincer ses dents. Raoul soupire, creuse. Il ne supplie pas. D'ailleurs, cela ne changerait rien. Il n'a pas fait d'erreur, il est juste tombé amoureux de la mauvaise fille. En puis, en y repensant, c'est cette fille qui est tombée amoureuse de lui. Raoul était encore, ce matin, un modeste homme de main de la mafia locale. Il travaillait à ses heures perdues chez un petit traiteur italien, et la nuit, il se faisait coursier ou spadassin, selon les circonstances, pour son patron, Franck, le capitaine de toute cette organisation qui n'avait pas vraiment de nom. La petite Alice, qu'il avait rencontrée quelques fois, ne l'avait jamais laissé indifférent. Une charmante petite brune aux grands yeux malicieux. Ils avaient flirté dans le plus grand secret, et pourtant, Franck en avait eu vent.
Raoul ne se laisse pas faire. Il envoie une pelletée de terre sur les mocassins vernis de Gros Tony.
- Hé, arrête ça, toi !
Gros Tony agite son calibre au-dessus de Raoul, mais jamais il ne descendra dans la fosse donner un coup de main. Alors, Raoul sait que tant qu'il n'aura pas creusé assez profond, il vivra. Sam, qui est une petite asperge nerveuse à tête de fouine, le presse :
- Allez, mon gars, on n'a pas toute la nuit !
Gros Tony, quand il est à côté de Sam, a l'air encore plus colossal. Une face de gorille perchée sur une montagne de chair poilue. On dirait Laurel et Hardy avec des calibres et des impers.
- J'ai froid ! proteste Raoul. - Va falloir t'habituer, lui rétorque Gros Tony.
Raoul maugrée et envoie encore un peu de terre sur les mocassins de Tony.
- Mais je ne suis même pas italien, nom de Dieu !
Cette fois, c'est Sam qui s'en mêle :
- Raison de plus pour pas fricoter avec la fille du boss !
De dépit, Raoul recommence à creuser. Il est dans le trou jusqu'à la taille, mais le trou n'est pas encore assez large.
- Viens-y donc creuser encore un peu de ce côté, lui intime Gros Tony du pistolet.
Raoul lui jette un regard noir, et obtempère en maugréant. Ses pieds nus glissent sur la terre meuble et humide, mais il se rattrape au manche de sa pelle plantée dans la terre.
- Oh ! s'exclame Gros Tony. - Quoi ? - Regardez ça !
Au fond du trou a glissé une superbe truffe, noire et ronde. Raoul la ramasse :
- Ça alors, c'est pas commun ! - Donne-moi cette truffe ! Rugit Gros Tony. Il pointe son arme sur Raoul : il a l'air vraiment furax. - Mais on s'en fout de la truffe, Tony ! Qu'il finisse de creuser, on doit encore reboucher le trou et il va bientôt faire nuit. - Tu n'aimes pas les champignons, Sam. Tu ne peux pas comprendre. Donne-la moi ! - Viens la chercher ! lui lance Raoul. Tu me tueras de toute façon.
Gros Tony ne se laisse pas démonter ; il enfonce son calibre dans sa ceinture, juste au-dessus de ses grosses fesses, et saute dans le trou. D'une virile bourrade il étale Raoul dans la boue, se baisse et lui prend la truffe.
- Quelle chance alors ! Elle doit faire au moins deux cents grammes ! s'exclame-t-il à l'attention de Sam, qui observe la scène, nerveux. - Allez, sors de là, Tony, qu'on en finisse !
Gros Tony se retourne, pose les mains sur la terre meuble au bord du trou. Quand il se penche en avant pour s'élancer, la crosse de son calibre fait une bosse sous son imper. Raoul saisit sa chance : il soulève l'imper, empoigne le pistolet, tire une balle dans le gros dos de Tony, deux autres sur Sam. Les deux gangsters s'écroulent, morts. L'air glacial de la forêt sent la poudre et les coups de feu ont fait fuir quelques corbeaux.
Raoul prend la truffe de la main raide de Tony, saute hors du trou, s'habille des vêtements de Sam, qui feront illusion malgré le sang. Puis il pousse le corps dans le trou, rebouche hâtivement, et s'en va. Il admire encore sa superbe trouvaille :
- Quelle chance, une truffe pareille !
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