Prosopopée 1
Je suis l’horloge de voyage du Teniver Akïan. C’est mon dernier voyage. J’en ai fait beaucoup. Voilà maintenant vingt ans que je traîne mes rouages sur les routes de ce pays. Exactement cent soixante-quinze mille quatre-vingt-dix-huit heures depuis qu’Akïan m’a reçue en cadeau de Sama. C’était le lendemain de son investiture par la chambre des Pères, la veille de notre première mission. Akïan venait de confier Néhérica, sa nièce, à Sama, priant celle-ci de veiller sur le bébé durant son absence. Elle accepta. Ainsi elle reporta l’amour qu’elle avait pour l’homme qui ne serait jamais son mari, sur cet enfant qui n’était pas le sien. Et mes aiguilles ont tourné jusqu'à la mission de ce mois-ci. Akïan et moi avons passé une semaine avec la communauté de Zare, pour récolter les dernières informations, avant de rentrer à la capitale. Ce soir Akïan m’a posée sur la table de chevet de cette petite auberge, perdue entre les plaines du nord et le poste avancé de Navitia. J’ai compté des heures où l’établissement était plus fréquenté : soldats venant en garnison à Navitia, mineurs revenant de la Mine du Lac. Mais à l’heure actuelle, le précieux filon de nitel est épuisé. Et depuis le traité de paix passé avec le royaume de Loégot, les effectifs du poste avancé ont été réduits de moitié. Forcément, après la fermeture de la mine il n’y avait plus rien d’intéressant à envahir dans la région. C’est peut-être ma nature d’horloge qui me rend nostalgique. Ou peut-être l’atmosphère de la soirée. L’heure est grave. La lumière est tamisée, les mots d’Akïan sont à peine plus forts que le tic-tac de ma trotteuse :
- Tine, s’il te plaît. - Ne parle pas, mon ami, il faut te reposer.
Mais le Teniver ne s’était pas reposé depuis vingt ans, il ne se rappelait presque plus ce que cela signifiait. Et de toute façon il aura bientôt plus de temps que je n’en verrai jamais passer pour se reposer.
- Tine, dit Akian, luttant contre la fièvre grandissante, je pense qu’il est temps. Va le chercher, s’il te plaît. - Tu vas tout lui dire ? - Tout ce qu’il doit savoir pour l’instant.
Tine se lève et va jusqu’à l’escalier d’où elle appelle :
- Yoa, monte, s’il te plaît. - Oui, répond celui-ci, qui veillait près de la cheminée du rez-de-chaussée. - Akïan doit te parler, dit-elle doucement, vas-y. - Oui, mère. - Comme tu as grandi, dit-elle, en tendant la main pour caresser la joue de son enfant. C’est un vrai gaillard que j’ai maintenant. - Mère, qu’est-ce qu’il se passe ? demanda le garçon, sentant la tension dans la voix de sa mère. - Rien, rien de plus que le temps qui passe, et tout ce qu’il entraîne avec lui. Pour affronter ton avenir, tu dois apprendre certaines choses du passé. Va maintenant.
D’un pas lent, Yoa entre dans la chambre, il s’assoit et regarde le visage de cet homme qu’il avait connu dès les premières heures de sa vie.
- Écoute-moi bien, mon garçon.
Yoa écoute. Il écoutera toute la nuit, il écoutera ces paroles qui le mèneront là où ni ses rêves ni ses cauchemars n’avaient jamais osé le conduire. Le jeune homme écoutera et partira à l’aube. Peu de temps après, je sonnerai, comme à mon habitude. Mais Akïan ne se réveillera pas, il ne se réveillera plus.
Prosopopée 2
Je suis la nouvelle lame de Yoa. À vrai dire je suis la première. Et je coûte bien plus cher que ce que Yoa aurait jamais pu payer. Tout de même, je suis une des dernières épées issues du savoir-faire des forgerons de Zare et du nitel de la Mine du Lac, une enfant de la région pour ainsi dire. Je suis belle, légère, fine, mais aussi robuste et tranchante. Une lame digne d’un roi. Et j’ai attendu bien longtemps mon destin royal dans l’arrière-boutique de la petite armurerie du village de Kolia. Je me suis longtemps demandé pourquoi j'avais atterri dans ce trou perdu. Le village est un carrefour entre les routes du nord et celles du sud. J’ai longtemps espéré que parmi les militaires qui montaient à Navitia, il y aurait un général qui viendrait me sortir de cette bourgade. Mais rien. Kanab l’armurier ne m’a jamais proposée aux soldats qui venaient. Il ne m’a jamais proposée à aucun client, d’ailleurs. À un moment j’ai cru qu’il voulait égoïstement me garder pour lui. Mais en fait lui aussi attendait quelqu’un de mieux pour moi. Et ce matin, mon prince est arrivé. Kanab somnolait au comptoir de sa boutique. Le grincement de la porte le réveilla, il ne s’attendait pas à voir son filleul aujourd’hui.
- Yoa ! Quelle bonne surprise, qu’est-ce qui t’amène au village ? Et ta mère, comment elle va ? - Elle va bien, elle va bien… répondit-il tristement. - Ouuuuh, t’es sûr que ça va ? - … Akïan est mort.
La nouvelle frappa le commerçant. Le Teniver n’était pas un ami intime, mais tout le monde le connaissait dans la région. Il sillonnait le pays depuis des années, il faisait presque partie du paysage. Un homme distingué, discret mais affable. C’est une des rares personnes à qui Kanab m’avait montrée. Akïan avait tout de suite reconnu ma valeur.
- Le vieux Teniver… paix à son âme. Qu’est-ce qui lui est arrivé ? demanda l’armurier en caressant sa barbe. - Il est venu hier à l’auberge, et il vomissait. Maman a dit que c’est un empoisonnement. - Dans son métier on connaît les plantes, c’est quelqu’un qui lui a fait ça. - Je le crains, oui. - L’assassinat d’un haut fonctionnaire. Voilà une affaire bien grave. Mais tu n’es pas venu me voir pour m’annoncer la nouvelle, j’imagine. - Non. (Yoa ravala un sanglot et regarda son parrain avec détermination.) Je dois me rendre à la capitale au plus vite. Je vais passer par le bois. J’ai besoin d’une arme, Kanab. - Ne bouge pas, dit-il avec un léger sourire.
C’est alors que Kanab vint me chercher. J’attendais impatiemment sur mon étagère. Il me prit et me posa sur le comptoir devant mon prince. J’étais enroulée dans une étoffe de velours bleu. Yoa me déshabilla délicatement, me regarda avec l’émerveillement d’un homme qui voit sa promise nue pour la première fois. Il fit doucement glisser ses doigts le long de mon corps et me prit fermement. Il approcha son visage pour mieux contempler ma beauté. On pouvait le lire dans son regard : ça y est, il était sous mon charme. Kanab regardait avec fierté l’expression qui illuminait le visage de Yoa.
- Elle est belle, n’est-ce pas ? - Magnifique, répondit mon vaillant prince dans un murmure d’admiration, mais je ne peux pas me l’offrir. - Alors c’est moi qui te l’offre. - Comment ?
Les mots de l’armurier ramenèrent Yoa à la réalité.
- Je ne peux pas accepter. - Non, tu ne peux pas refuser. Demain, c’est ton anniversaire, tu fêtes tes vingt printemps. Tu es un homme maintenant, c’est la tradition d’offrir une épée, pour qu’elle coupe ce qui te liait à l’enfance.
L’affaire était close, j’étais sienne.
- Par contre il va te falloir un fourreau, je vais t’en trouver un. - Ça par contre, je te le paye, quoi que tu dises. - Ha, si tu y tiens, répondit Kanab. Tu sauras t’en servir ? - Petit je jouais avec les soldats qui passaient à l’auberge, j’ai continué à m’entraîner ensuite. J’ai même fait quelques passes avec Akïan, ajouta-t-il avec mélancolie, il disait que je me débrouillais bien. - C’est pour lui que tu vas à la capitale ? Tu es venu avec la vieille jument de l’auberge, dis-moi ? - Oui. - Alors je te prête mon cheval, tu iras plus vite avec. - Tu m’as toujours trop gâté, dit Yoa en souriant. - Oh, mais ce n’est qu’un prêt. Si tu me l’esquintes, gare à tes fesses quand tu rentreras ! Et je suis plus tranquille de te savoir avec lui plutôt qu’avec votre truc tout rabougri !
Et ils rirent. Cette étape de son voyage fut riche pour Yoa : elle lui redonna le sourire - tant mieux, il est plus beau ainsi – et elle lui offrit une noble partenaire qui restera à ses côtés.
Prosopopée 3
Je suis la flèche de Jahal. Une flèche pilofe. Jahal m’a tirée ce matin, mais je ne tuerai que ce soir. Le clan Pilof de la Grande Forêt vit en harmonie avec la nature. Ils connaissent les fleurs, les arbres et les animaux comme les hommes connaissent leur famille. Mais la Grande Forêt n’offre pas tout ce que des êtres civilisés apprécient aujourd’hui. Alors les Pilofs se sont peu à peu mis à faire du troc. C’est ainsi que Jahal m’a obtenue contre quelques bricoles tout droit venues de Loégot, et que je me retrouve maintenant dans le bois, au sud de Kolia.
J’étais plantée dans ce qui était pour l’instant un sanglier bleu lorsque celui-ci a percuté un cheval. Yoa, le cavalier, chuta de sa monture et le sanglier s’arrêta quelques mètres plus loin, étourdi. Les deux protagonistes se regardèrent le temps de reprendre leurs esprits. Tandis que le sanglier se transformait en loup bleu, Yoa dégaina son épée d’une main et garda le fourreau dans l’autre. Le loup fonça sur notre voyageur, qui esquiva l’assaut en roulant sur le côté. La créature fit demi-tour et se jeta à nouveau sur le jeune homme qui lui assena alors un violent coup sur le côté de la tête avec son fourreau. Ma proie, déjà affaiblie par la blessure que je lui avais causée et fatiguée par une course de plusieurs kilomètres, resta à terre. Le jeune homme rangea son arme et s’avança doucement près de la créature :
- Un galisse ! C’est la première fois que j’en vois un. Qu’est-ce qu’il peut bien faire si loin de la Grande Forêt ?
Auscultant prudemment l’animal, Yoa me trouva plantée dans la chair du loup bleu. Je m’étais brisée durant la fuite de ma cible et j’avais perdu les trois-quarts de ma longueur. Yoa me retira d’un geste sec qui fit sursauter le galisse. Mais celui-ci n’avait pas encore la force de reprendre le combat. Le jeune aventurier me glissa dans sa poche et se releva.
- Félicitation, gamin !
Jahal sortit nonchalamment de derrière un buisson, posa l’arc qu’il avait entre les mains et se mit à applaudir.
- Je suis impressionné : un gringalet comme toi qui vient à bout d’un galisse en colère, chapeau ! - La bête était déjà mal en point, répondit Yoa, un peu surpris de cette apparition inattendue, et j’ai eu de la chance. - Oui, puis il n’est pas encore adulte, il n’a pas tous ses pouvoirs. Mais tout de même ! - Je m’appelle Yoa et je me rends à la capitale. Peux-tu me dire qui tu es ? - Ah, c’est vrai, j’en oubliais la politesse : je me nomme Jahal et je suis marchand. Avec mon ami Rogad, nous allons au port de Distraf. - Saloperie de bestiole ! (Rogad arrivait à son tour en sortant du même buisson.) Tu perds rien pour attendre, va. Tu vas voir ce que je vais te mettre !
Joignant le geste à la parole, l’homme jeta un filet argenté sur la pauvre bête et lui assena des coups de pied. À chaque coup, le galisse gémissait et Rogad poussait un juron. Yoa, irrité par ce spectacle, posa sa main sur l’épaule du bourreau :
- Arrête. - Quoi ? Qu’est-ce qu’il veut, le mioche ? cria Rogad, toujours en colère. - C’est bon, calme-toi, mon ami, intervint Jahal, tu vas finir par abîmer la marchandise. Dis plutôt merci à ce jeune homme sans qui on disait au revoir à une somme non négligeable. - Ouais, merci, grommela Rogad. - Excuse mon compagnon pour ses manières. Vois-tu, le bougre a péché par imprudence : le galisse l’a mordu et a pris la fuite. Voilà maintenant trois heures que nous essayons de le rattraper.
Yoa écoutait d’une oreille distraite. Son regard restait fixé sur le galisse qui se débattait sous le filet apparemment magique, se transformant désespérément en faon, en renard… en vain.
Je suis une flèche, donc je suis une arme. Et ma raison d'être, plus que pour n’importe qui d’autre, est indissociable de mon but. Les trois voyageurs, allant dans la même direction, décidèrent de traverser le bois. Ils discutèrent le long du chemin. Yoa avait soif de connaître le monde, et malgré la mauvaise impression que les deux braconniers lui avaient faite de prime abord, il ne pouvait s'empêcher de les questionner. Le jour commençait à faiblir quand ils décidèrent de s’arrêter pour camper. Attisant le feu Jahal racontait à Yoa les coutumes pilofes.
- Ils sont spéciaux, quand même. On a dû faire sacrément gaffe à pas qu’ils nous chopent quand on a attrapé la bestiole, commenta Rogad. - Mais vous n’avez pas d’appréhension ou de remords de capturer un animal sacré ? demanda Yoa, à qui la vue du galisse avait fait une forte impression. - Moi, j’dis : rien à foutre, du moment que ça paye. - Ce ne sont que des balivernes. C’est comme ces flèches, dit Jahal en désignant son carquois, on dit qu’une fois tirées, les flèches pilofes arrivent toujours à tuer. Regarde notre galisse : c’est la preuve du contraire. Tu sais jeune homme, tout a un prix, et le "sacré" a un très bon prix !
Yoa était loin de cette optique-là. Il se leva et prit dans son sac une poche de graine de soplin. Regardant le ciel, il fit quelques pas en les croquant.
- Vous n’êtes venu ici que pour ça ? - Principalement, mais je sens qu’on va faire d’autres bonnes affaires, répondit Jahal avec un petit sourire. Et puis Flone est un beau pays. Le climat y est plus doux qu’à Loégot. - Pour moi, là où on s’éclate, c’est à Tuvpa, rétorqua Rogad. C’est là-bas que les filles sont les plus belles. Sinon à Gomèn la bouffe est terrible.
Ca faisait maintenant trois jours que Yoa était parti de chez lui. La fatigue du voyage commençait légèrement à se faire sentir. Il défit la sangle qui tenait le fourreau de son épée, l’accrocha à la selle de son cheval et revint près du feu.
- ET MAINTENANT, TU NE BOUGES PLUS !
Rogad tenait une arbalète pointée vers Yoa et Jahal s’avançait avec une corde.
- Eh ben ! on a cru que jamais tu la quitterais, ton épée ! dit Rogad. - Mais qu’est-ce que ça signifie ? demanda Yoa, stupéfait. - Tu vas être gentil, mon garçon, et tout va bien se passer, dit calmement Jahal. Comme je te l’ai dit, on est des marchands, et un gaillard comme toi, on pourra le vendre à un très bon prix une fois arrivés à Jalis.
Jahal s’approcha lentement de Yoa. On lisait dans le regard du premier la joie et l’avidité, dans celui du second la déception et le mépris. Reculant instinctivement, Yoa sentit quelque chose frotter dans sa poche. Se rappelant ma présence, il me saisit comme un poignard et se jeta sur Jahal, en jetant le reste des graines à la figure de Rogad. Celui, surpris par le geste, trébucha en reculant. Yoa se releva et courut vers la cage du galisse que la scène avait rendu agité. Rogad se releva en poussant des jurons et Yoa ouvrit la cage à cet instant. L’animal excité sortit et se transforma en ours bleu pour se ruer sur l’homme qui l’avait maltraité. Rogad n’eut pas le temps de tirer et le galisse l’égorgea d’un violent coup de griffe. Son corps retomba à terre, la créature se retourna pour regarder Yoa, puis partit dans les bois sombres.
Pour ma part le choc entre Yoa et Jahal m’avait logée entre les côtes de ce dernier, et de ma pointe j’avais transpercé son cœur.
Je suis une flèche, mon but est la mort. J’ai été créée avec cette idée. Ce n’est pas la même chose pour Yoa. Et pourtant on vient de commettre notre premier meurtre. Pour ces hommes, tout avait un prix, même la vie. Si Yoa avait dû penser comme ça, il se serait dit que la leur ne valait pas grand-chose.
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