Résumé : À la mort d’Akïan, Yoa lui promit de veiller sur sa nièce, Néhérica. Celle-ci a décidé de prendre part à un complot pour renverser la couronne. Avec Liänne, son ami d’enfance, elle a suivi sa professeur et Ramna Arten, un énigmatique Haut conseiller de Goèm. Sur les ordres du général Agdar Tyness, Yoa se rend à Distraf pour retrouver Néhérica.
Prosopopée 13 :
Je suis le briquet tempête de Kyle. Kyle, le lieutenant Galone Kyle, me trimballe depuis des années. On se ressemble : on a bourlingué un peu partout, on est tout rayé du coup, on s’enflamme assez vite, et une fois allumé, c’est difficile de nous éteindre. Mais avec le vent qu’il faisait ce matin, c’était difficile de faire du feu. Le soleil se levait à peine, on commençait à le voir briller derrière le Donjon. Kyle attendait, encore un peu endormi, à quelques pas de l’aire d’atterrissage. Il sortit une clope d’une main et me prit de l’autre.
scratch, scratch, scratch.
Pas la peine, je voulais pas me faire flamber la mèche. J’avais déjà du mal à sortir une étincelle avec ce vent, mais en plus l’air du coin avait dû humidifier mon coton. Ou sinon il était temps de changer ma pierre. Je me fais vieux. Las de mon caprice, Kyle rangea sa clope et se mit à me faire tourner entre ses doigts, pour faire passer le temps. M’ouvrant et me fermant dans un cliquetis métallique, je zigzaguais entre ses phalanges expertes.
Le cargo arrivait enfin. On allait pouvoir reprendre la mission. « Encore une mission pourrie que le vieux me refile », avait dit le lieutenant, quand Ale lui avait donné l’ordre de mission, signé par le général Agdar. Une mission discernement et anéantissement, exactement comme on les aime : de priorité 6A, avec réquisition d’homme et de moyens, possible sans justification. Et surtout, une mission qui n’existe pas, qui n’existera jamais. Personne n’en entendra parler, surtout si on la réussit. La dernière du genre, c’était celle du pont de Ozuna. Le vieux général n’avait d’ailleurs pas trop aimé la façon dont on s’en était occupé. Depuis on était restés à la capitale, punis à faire des rapports de renseignement, sur une sorte de gros complot. Mais bon, au moins cette fois, on connaît le dossier, on se plantera pas. De toute manière, l’ordre est trop clair pour se planter : retrouver la tête du complot, la faire cramer.
Le cargo s’était posé et Kyle s’avançait à la rencontre du jeune homme qui descendait du compartiment passager.
- Yoa Nolèm je suppose ? Bonjour, je suis le lieutenant Galone Kyle, c’est le général Agdar Tyness qui m’envoie. Bienvenue à Distraf. - Bonjour, on m’a prévenu que vous seriez là, enchanté. - Ça vous dit un café ? J’imagine que le petit déjeuner n’est pas compris dans le vol.
On alla dans le petit café à la sortie de l’aérogare. On venait là chaque fois qu’on passait à Distraf. Kyle préférait cet endroit aux bistros près du port. Ils étaient toujours plein de marins à moitié ivres, qui pinçaient les fesses des serveuses… répugnant.
- Salut Lin, ton café est toujours aussi dégueulasse ? Lança Kyle en entrant. - Toujours ! Comment tu vas mon chéri ? répondit la serveuse. - Bien bien, sers-moi en deux s’il te plaît. Tiens, asseyons-nous là. Bon heu Yoa, ça te gène pas si on se tutoie ? - Non pas du tout, répondit Yoa en s’asseyant dans un coin du café, encore vide à cette heure-ci.
Lin posa les tasses sur la table et retourna derrière le comptoir.
- T’es déjà venu à Distraf ? Demanda Kyle. - Non, c’est la première fois. Je n’étais jamais descendu plus bas que la capitale. - Ha oui c’est vrai. Je te demande ça, mais en fait j’ai lu ton dossier. - Parce que j’ai un dossier ?! - Ouais, comme pas mal de gens. - Et, par curiosité, je peux savoir ce qu’il contient ? - Pas grand-chose. T’as tout juste vingt ans, t’as grandi près de Kolia où ta mère tient une auberge. Elle t’a élevé seule après la mort de ton père – mort dans un éboulement de la mine du Lac, peu avant sa fermeture. - C’est juste. Et c’est tout ? - À peu près oui, une vie tranquille à la campagne, comme tous les bouseux.
Yoa fut un peu surpris du terme. Kyle fit semblant de ne pas le voir, il ressortit sa cigarette et me reprit.
scratch, scratch, scratch… scratch, scratch, scratch.
Non, toujours pas. J’étais pas en forme aujourd’hui. Puis ma charnière coinçait un peu, sûrement mon rivet de came qui faiblissait.
- Putain… Lin, passe-moi des allumettes tu veux bien ? - Attrape, dit-elle en lançant une boîte depuis le comptoir.
Le lieutenant l’attrapa au vol, et alluma enfin sa clope. Pauvres tiges de bois que ces allumettes : aussi utiles qu’éphémères. Mais vu mon état, j’allais pas me plaindre de la concurrence.
- Tu sais Yoa, là je suis en mission. Je fais mon boulot. Je sais que tu étais proche d’Akïan, que je respectais énormément d’ailleurs. Mais je vois vraiment pas ce que tu fous là.
Kyle avala une gorgée de café et reprit :
- Le Teniver avait besoin de transmettre des informations au général avant de claquer ? Parfait ! Mais maintenant on n’a plus besoin de toi.
Kyle tirait de courtes bouffées entre chaque phrase. Yoa écoutait attentivement, mais son regard se faisait de plus en plus dur. Il plissait les yeux, peut-être aussi à cause de la fumée qui le gênait.
- Tyness est le parrain de Néhé. Il a beaucoup d’affection pour elle, même s’il ne le montre pas souvent. Ça a dû le perturber qu’elle se fasse embarquer dans cette histoire, et c’est peut-être pour ça qu’il t’a envoyé ici. Mais j’ai pas besoin de toi petit. Tu sais ce que je dois faire ?
Le lieutenant reprit une gorgée pour laisser le temps à Yoa de répondre. Celui-ci ne dit rien.
- Je dois retrouver les types avec qui Néhé s’est barrée, et je dois les buter. C’est pas un gamin à peine sorti de sa brousse qui va m’aider. Alors voilà ce que je te conseille : prends le prochain vol pour la capitale et laisse-moi faire mon boulot.
Yoa tendit le bras. Il attrapa la cigarette à la bouche de Kyle et la jeta par la fenêtre. Puis il reposa ses mains sur la table dans un claquement sec.
- On peut se tutoyer mais tu ne m’appelles pas « petit » ou « gamin ». Ensuite si tu es là pour tuer ces gens c’est bien. Moi je suis là pour ramener Néhérica. Je ne sais pas si t’as compris : elle n’a pas été enlevée, elle est partie avec eux. Pour la convaincre de revenir, il va falloir lui révéler certaines choses, que je suis seul à connaître ici. - Ben dis les moi ! - Va te faire voir.
Kyle se mit à rire franchement et sortit une nouvelle cigarette de son paquet. Oubliant les fluettes allumettes, et surtout machinalement, il me prit.
scratch.
Cette fois c’était bon. Je suis pas si rouillé que ça.
- T’es motivé ? T’es prêt à crever ? Demanda Kyle en fixant le jeune homme. - Je suis prêt à faire ce qu’il faut, pour que les dernières paroles d’Akïan soient respectées. - Mouais … T’as vu Lin ? Cria Kyle à l’attention de la serveuse, ton café est si infâme que même mon nouveau camarade se fâche.
Kyle finit d’un trait sa dernière gorgée de café.
- Bon Yoa, tu réagis quand on te stimule, ça me plaît. Mais mettons les choses au clair : la seule et unique raison pour laquelle je veux bien que tu m’accompagnes, c’est que c’est un ordre hiérarchique direct. Un des seuls ordres que j’ai dans cette mission. À partir de maintenant, c’est moi le patron, tu fais ce que je dis, quand je le dis, sans discuter. Compris ? - Bien, mais tu ne me traites plus de gamin, ni de bouseux, et tu arrêtes de m’envoyer ta fumée en plein visage.
Kyle s’enfonça dans son fauteuil avec un sourire entendu. Il me prit et se remit à me faire pirouetter entre ses doigts. Ma goupille de charnière me chatouille un peu. Je la sens pas cette mission.
Prosopopée 14 :
Je suis le fauteuil roulant d’Ofön. Un des meilleurs qui puisse être : léger, pliable, maniable. Mais Ofön me déteste. Je suis pour lui l’incarnation de son malheur, le symbole de sa déchéance, l’allégorie même de son handicap. Alors Ofön me maltraite. Enfin, si on peut dire. Il ne me ménage pas : je me prends tous les rebords de trottoir, je roule dans les flaques d’eau, si ce n’est pire. À force je me suis mis à grincer un peu de la roue gauche. Un bruit sordide qui ne fait qu’accroître l’agacement d’Ofön.
Pourtant, avant l’accident, Ofön était un homme gai, pour ce qu’en disent les autres. Il était pilote, et son vaisseau s’est écrasé sur une ferme en rase campagne. Bilan : le copilote, la femme du fermier et une vache sont morts. La tragédie a aigri mon propriétaire à jamais. Et je semble devoir lui rappeler l’accident chaque matin. Il m’en veut, mais je sais qu’il s’en veut aussi. Il n’aurait pas pu éviter le crash, il était dû à un défaut de fabrication. Mais il aurait pu éviter la ferme, éviter que cette poutre traverse le cockpit.
Ofön me hait. Pourtant, j’essaye de lui être agréable. Je lui offre toute la mobilité que je peux fournir, tout le confort d’assise qui m’est permis de donner. Mais ce n’est pas assez. Je lui ai été offert par les Ateliers Pluri Techniques de Goèm. Le gouvernement de Goèm contrôle toute l’industrie du pays, et Flone est un de ses principaux acheteurs. Jamais le gouvernement n’aurait permis aux Ateliers d’admettre un défaut de fabrication. Ça aurait pu contrarier les accords commerciaux en cours. Alors les Ateliers Pluri Techniques m’ont offert à Ofön, au lieu des frais de préjudice qu’il aurait dû toucher.
Ofön me considère peut-être comme une illustration de pitié, ou de raillerie. Enfin… Comme il ne pouvait plus piloter, Ofön a travaillé au Donjon de Palmar, puis il s’est fait muter à Distraf. Tous les jours il venait prendre son déjeuner dans ce petit café. Lin était si gentille. Quand le patron a voulu fermer, Ofön a quitté son poste au Donjon et a racheté l’établissement. Il aime bien son nouveau travail, en plus il peut toujours regarder l’aérogare.
Ce matin il y avait un habitué. Un gars qui venait peut-être une fois tous les deux mois. Depuis peu, Ofön guettait son passage.
- Revoilà notre ami le botaniste. Comment tu vas Kyle ? Dit Ofön en s’approchant de la table du client. - Mieux que toi vu ta tête. Je te présente mon camarade Yoa. On va faire du désherbage ensemble, sur Kaalan, dans l’archipel. - Je croyais que tout était protégé là-bas, même l’herbe. - Oui, mais en fait, il y a une espèce qui prolifère un peu trop… et qui risque de modifier l’équilibre écologique du site. - D’accord… Mais dites-moi, vous n’êtes pas un peu jeune pour être botaniste royal ? demanda Ofön en regardant Yoa. - Heu, oui. Je débute en fait, répondit-il. - Yoa n’est pas encore assermenté, c’est une mission d’évaluation. Enfin, trêve de bavardage, on doit y aller, dit Kyle en se levant. À la prochaine mon vieux. Lin, je penserai à toi jour et nuit. - C’est ça ! Moi aussi, répondit la serveuse. - Au revoir monsieur, dit Yoa en suivant son collègue. - Faites bon voyage jusqu'à l’archipel.
Ofön regarda les deux clients sortir, puis roula jusqu'à son bureau. Il s’approcha de la sphère de communication et se ravisa. Il me regarda, longuement, avec dégoût. Ofön me méprisait. Il retourna vers la sphère de comm.
Prosopopée 15 :
Je suis la porte de la cabine de Ramna. Porte en soplin rouge, porte de la cabine numéro trois, porte du navire personnel de l’ambassadeur de Goèm. L’ambassadeur est un vieil ami du Haut Conseiller Arten. Ils ont fait leurs études ensemble, à Jalis. C’est pour ça que Ramna possède sa propre cabine ici, et que comme aujourd’hui, il peut disposer à sa guise du navire. Le bateau est en ébullition aujourd’hui. On a quatre invités. L’équipage prépare activement le départ pour l’île de Kaalan, dans l’archipel de Woj. Mais dans le compartiment passager, c’est assez calme. À ma droite, le couloir est silencieux, à ma gauche, Ramna parle doucement.
- … Oui… ils étaient deux vous dites ?… je vois… très bien... Je vous remercie de votre aide, ce renseignement nous est précieux… le gouvernement de Goèm saura vous remercier, une chambre dans notre meilleur hôpital vous est réservée… ne vous inquiétez pas… c’est un protocole expérimental, mais je vous promets que dans quelques mois, vous remarcherez…
On dit souvent que les murs ont des oreilles. Les portes aussi peuvent en avoir alors. Liänne attendit que le Haut conseiller finisse sa conversation pour me toquer dessus.
- Entrez, dit Ramna. - Monsieur, je ne vous dérange pas ? dit le jeune homme en m’ouvrant. - Non Liänne, viens assieds-toi. Qu’est-ce qui t’amène ? - Je vais être direct monsieur, je n’ai vraiment pas apprécié le fait que vous me cachiez certaines choses, choses que je désapprouve complètement, dit-il toujours debout. - Ha oui, je comprends. On va en parler. Ferme la porte et prends un siège. Liänne me ferma doucement en vérifiant que personne n’avait eu la même idée que lui et attendait dans le couloir.
- J’ai la désagréable impression monsieur, que vous me considérez comme un outil, tout juste bon à servir vos plans. Je me suis engagé dans ce projet par conviction, pour un idéal. Vous savez que je suis indispensable à sa réalisation, et je ne veux pas que vous m’ignoriez dans les décisions. - Liänne, calme-toi, nous sommes entre amis. Si je ne t’ai pas tenu au courant de ces choses, c’est qu’elles sont assez sensibles. Moins il y avait de personnes au courant, plus on avait de chance qu’elles réussissent. - Et moins il y avait de chances qu’on s’oppose à vous. Je parie que vous avez choisi unilatéralement d'éliminer la couronne. Je ne dois pas être le seul à être contre. - Tu n’as pas tout à fait tort. Mais j’ai raison de faire ce que je fais, et l’expliquer serait long et fastidieux. Nous n’avons pas le luxe de perdre du temps, si l’on veut être efficace. - Ce que vous dites est absurde. Si c’est la démocratie que l’on veut mettre en place, il faudrait commencer par l’appliquer entre nous. - Admettons que j’ai tort sur la forme. J’ai raison sur le fond. Le soleil et les lunes se succèdent dans le ciel : ils ne cohabitent pas. Tu as vu comment le roi a écrasé les autonomistes Olaunes ? Il ne quittera pas le pouvoir si facilement. - Ce n’est pas une raison pour l’assassiner. Je préviendrai tous les autres de vos intentions et je vous en empêcherai. Je vous retirerai même mon aide s’il le faut, conclut fermement Liänne en se levant. - Mais Liänne… je n’ai plus besoin de ton aide, répondit Ramna en souriant. Maintenant que les pierres sont prêtes…
Liänne fusilla le Haut Conseiller du regard. Mais il savait qu’une des seules réponses efficaces aurait été une claque. Refusant de répondre à la provocation, Liänne préféra sortir en me claquant moi.
Prosopopée 16 :
Je suis un réglet de l’Institut Statistique de Loégot. Un pied et un pouce de long, divisés en quatre paumes, soit seize doigts, un quart de doigts d’épaisseur, deux trières de pouce de large. Des comme moi, la pochette de quatorze pouces sur dix en contenait onze, que le statisticien distribuait un à un pour faire de la publicité. On était au coin d’une petite ruelle de Distraf, près d’un tabac, à une demi-lieue du port. Le statisticien prenait des notes sur un mendiant assis par terre. L’homme d’une quarantaine d’années, d’environ cinq pieds de haut, répétait des mots dans une suite sans logique.
- … Rage ou réciproque, pertinence de l’unité, détail de l'harmonie pour cohérence de l'implicite…
Le statisticien leva la tête et regarda le jeune homme, six pieds de haut, qui regardait la scène, intrigué.
- Vous pensez qu’il est fou ? Lança le statisticien. - Comment ? - Je mène une étude pour l’Académie de Lexab, sur les troubles mentaux dans le royaume de Flone. Les propos de cet homme sont incohérents : vous pensez qu’il est fou ? - Je ne sais pas, répondit le garçon en s’approchant. Vieil homme, que veux-tu dire ?
Le mendiant s’arrêta, surpris. Il leva de grands yeux exorbités et ouvrit lentement la bouche.
- Bien plus que tu ne le crois, articula-t-il. - Ben je crois qu’il est fou, conclut le statisticien. Tenez : c’est un réglet, de l’Institut de Statistique de Loégot. Si vous avez besoin de données, fiez-vous aux nôtres, ce sont les plus fiables !
Le jeune homme me prit et remercia le statisticien qui repartait.
- C’est bon on y va, dit un homme de six pieds un paume, qui venait de sortir du tabac.
Les deux hommes firent quelques pas dans la ruelle avant de s’arrêter. Deux personnes, cinq pieds six pouces, six pieds un pouce, venaient d’apparaître au bout de la ruelle, sabre au clair, foulard noir sur le visage. L’homme qui était sorti du tabac dégaina.
- Ah ha ! Atteinte, voilà des camarades de jeu pour toi. Yoa, comment se nomme ta lame ? - Réciproque, répondit mon nouveau propriétaire en dégainant à son tour. - Hum… est-ce que Réciproque peut protéger mes arrières ? - Tu vas voir qu’elle peut faire bien plus Kyle.
Interpellés par le bruit métallique d’une nouvelle épée sortant de son fourreau, les deux compagnons se retournèrent : un troisième homme, huit pieds trois pouces, bloquait le second bout de la rue.
- Plus on est de fous, plus on rit, s’exclama Kyle. Yoa, celui-là est pour toi !
S’élançant sur ses dernières syllabes, Kyle se jeta sur les deux provocateurs qui lui faisaient face. Ils parèrent. Profitant que le premier riposte, le second se plaça sur le côté et frappa. Kyle eut juste le temps de sortir un poignard pour bloquer l’attaque. À quatre lames, deux contre deux, le combat s’intensifia.
De son côté, Yoa observait son adversaire, prêt à rendre les coups. L’homme prit son élan et fonça. Yoa fléchit les genoux pour encaisser le choc, mais à sa grande surprise, son assaillant l’évita. Il prit appui sur un des murs de l’étroite ruelle et rebondit pour fondre en piqué sur Yoa. Celui-ci bloqua l’attaque, mais elle fut si puissante qu’elle le jeta à terre. Il sentait les vibrations de sa lame remonter dans ses poignets. L’agresseur leva son sabre et lança un violent coup. Yoa eut juste le temps de rouler pour l’éviter. Toujours à terre, il tenta de choper les chevilles du géant avec la pointe de son épée. Celui-ci fit un bon en arrière. Yoa en profita pour se relever.
Kyle, toujours en prise avec ses deux adversaires, les repoussait successivement. L’un réussit pourtant à bloquer l’épée de Kyle au sol, en la coinçant avec la sienne. L’agressé donna alors un coup de pied dans l’abdomen du second malfaiteur, qui venait l’attaquer latéralement. Pivotant dans son élan, il planta son poignard dans la gorge de celui qui retenait son épée. Le bougre s’effondra, mort. Kyle reprit sa lame et s’avança, confiant, vers son second adversaire.
Yoa esquivait les coups de son attaquant, il ne pouvait les contrer. Ils étaient lourds et puissants. L’agresseur lança en nouveau coup, fort et offensif. Yoa se baissa pour éviter le sabre qui se planta dans une poutre de soutien. Le jeune garçon saisit l’occasion et frappa le flan de l’adversaire. Sa lame se cogna sur ce qui semblait être une cotte de mailles, sous les habits du géant. Celui-ci profita de la stupeur de Yoa pour l’envoyer à trois pas de là d’un revers puissant. Le temps que mon nouveau possesseur reprenne ses esprits, le colosse revenait déjà sur lui.
- Triple bougre d’âne de couillon ! s’écria soudainement le mendiant, resté jusque-là silencieux.
Yoa profita de la seconde d’inattention pour enfoncer son épée dans le ventre de son adversaire, par le bas, juste au-dessus de la hanche. Le colosse s’effondra lourdement. Voyant qu’il était maintenant en infériorité, le dernier agresseur saisit le mendiant par les cheveux, il le leva et lui mit sa lame sur le cou. Il recula doucement vers le bout de la ruelle. Le mendiant empoigna alors fermement les parties intimes de son ravisseur. Celui-ci sous le choc de la douleur lâcha son arme. Le mendiant se retourna et lui donna un coup de genou dans les parties sensibles déjà endolories. L’homme s’écroula au sol, plié de douleur. Le vieil homme lui cracha dessus et s’en alla, sans avoir l’air plus troublé que ça. Kyle s’approcha, posa son épée sous le menton de l’agresseur et le pied sur ses parties génitales. Il commença à appuyer doucement.
- AHAAAAAAA ! - Dis-moi qui est-ce qui t’envoie. - C’est ta mère connard… t’as pas fini tes légumes. - Tu diras à maman que je suis désolé, répondit Kyle en souriant, et en appuyant un peu plus fort. - AHAAAAAAAAAAAAAAAA ! Putain de merde j’t’en prie arrête. J’en sais rien moi. C’est notre contact habituel qui nous a dit de venir.
Kyle réfléchit un instant. Il rangea son épée et sortit une cigarette. Il prit l’homme par le col et s’approcha de lui.
- C’est bon, je te crois.
Et il l’assomma d’un sévère coup de poing sur la tempe.
- Yoa ? t’es toujours vivant ? - Oui ça va. Merci de t’en soucier. - C’est sympa ce qui vient de nous arriver, hein ? - Je n’aurais pas dit ça comme ça, répondit Yoa en essuyant sa lèvre ensanglantée. - Ben ça nous montre qu’on est sur la bonne voie. On sait que les golems sont leurs cibles : il n’y en a que trois. On sait qu’ils se sont procuré des laissez-passer pour la réserve de Kaalan dans l’archipel Woj. Ils visent donc le golem de corail et doivent passer par le port de Distraf. Le fait qu’ils nous envoient des gars montre qu’on leur colle bien aux fesses. - Effectivement. Mais attends, je crois que celui-là est encore en vie.
On entendait le souffle roc du colosse. Yoa le retourna et l’adossa contre le mur.
- Allez viens, on va pas rester là, interrompit Kyle. - Si on le laisse là, il va mourir. - Il y a trois minutes, c’est toi qu’il voulait buter. Et dans l’action, tu l’aurais bien buté aussi. - C’est vrai… mais ce n’est pas une raison pour le laisser mourir comme un chien maintenant. - Yoa tu m’emmerdes, c’est son boulot de mourir comme un chien. Et si tu le déplaces, il va claquer. Et le temps que tu trouves un médecin il va claquer aussi. - Ahaaa... aach… achève-moi…
Yoa resta pétrifié par cette requête. Il leva des yeux interrogateurs vers Kyle.
- Mais je ne peux pas. - Grouille-toi ou je le fais, répondit Kyle en lui tendant son poignard.
Yoa restait sceptique.
- Je t’assure qu’il souffrira moins comme ça.
Il prit l’arme et regarda le mourant.
- S’iiil… te… pl…
Yoa réfléchit un moment et se décida devant la douleur du géant. Il posa la pointe de la lame sur la poitrine de l’homme. Il lui ferma les yeux et détourna le regard. Il lui enfonça le poignard d’un coup sec de trois pouces dans le cœur.
Yoa se demande encore s’il a eu raison de faire ça. Était-ce la meilleure solution ? Aurait-il dû le laisser mourir seul. Était-il vraiment impossible de le sauver, cet homme qui avait avidement voulu l’assassiner ? Est-ce qu’il avait été fou ? Plus fou que l’étrange mendiant ?
Je ne connais pas la vérité. Je ne connais que la norme. Cette pierre fait deux pouces de diamètre. Ça je peux le dire. Mais je ne peux certifier qu’elle soit trop grosse. Je ne définis que la norme. Et dans ce cas-là, être normal, n’est à mon avis, qu’être aussi fou que les autres.
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