Nolomépolis, la ville-état la plus belle du continent, car la plus riche, donc aussi la plus puissante et nécessairement la plus corrompue. Nolomépolis, le boulevard Hallyday : célèbre, festif, branché… Tout ce qui ne m’intéresse pas. Les vitrines des magasins de luxe alternent avec les terrasses de restaurants. Et si j’ouvrais une boutique ? Ou un bar ? Non, je n’ai pas la fibre commerciale. Ça fait quelques années maintenant que je ne suis pas venu ici. La dernière fois c’était pour un de mes premiers contrats. Superbe : à cinq cent mètres, une balle entre les yeux du pauvre chauffeur de Monsieur le Maire.
« Un avertissement sérieux et sévère. » C’est ce que m’avait demandé le client. Trois jours après il avait l’autorisation de construire son casino. Avec cette « carte de visite », j’ai pu m’exporter. Et me revoilà aujourd’hui au pays. Je remonte le boulevard dans la chaleur moite de la nuit, un boulot de plus à mon C.V.
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Nolomépolis, extrême sud-ouest du boulevard Hallyday, « Ezquiel Longe ». C’est quoi en fait ? Un salon de thé, une boutique d’art déco ? Je ne saisis pas très bien le concept. Ils servent les gens dans des verres, bols, tasses et sous-tasses aux formes et couleurs inédites, très tendance; et toute cette superbe vaisselle tu peux l’acheter sur place, comme tout ce qui fait le décor du lieu : du miroir sur le mur à l’abat-jour du plafond, en passant par la lunette des chiottes.
Et si je devenais architecte d’intérieur ? Pff, ça ne s’improvise pas ça, il faut des études. Tant pis.
Je me suis assis à la table de l’angle, près de la fenêtre, je regarde. C’est classe ici : sobre, propre, design, clair. Je feuillette la carte : café et thé issus du commerce équitable, jus de fruit bio venant de petits producteurs, bonbons et pâtisseries artisanales. Et si je devenais artisan ? Oui, mais dans quel domaine ? Je continue ma lecture : le bois utilisé ici n’est pas traité, et pour chaque arbre abattu, un autre est planté, les femmes de ménage n’utilisent pas de détergent nocif pour l’environnement, la carte est faite en papier recyclé et cinq pour cent des profits vont aux orphelins de Palaménie. Tout ce qu’il faut pour consommer avec bonne conscience. C’est méprisable.
Tout ça ne parle pas de ce que l’on trouve au sous-sol, pourtant c’est connu de tous, ou presque. Un des derniers endroits en ville où l’on peut se faire servir quelque chose de vraiment sucré. Je dis pas un truc avec du sucre light, de synthèse comme il y en a dans les restos chics, ou vachement dilué comme ici au rez-de-chaussée. Non, je parle de véritables sirops, d’authentiques limonades, de bonnes vieilles boissons qui dépassent allégrement les taux de calories fixés par le ministère. Paraît qu’ils ont même du cola. Ah, voila la serveuse, mignonne. Moi je ne supporterais pas de me faire reluquer l’arrière-train toute la journée.
- Bonjour monsieur, qu’est-ce que je vous sers ? - « Du thé de Chine dans une tasse rouge. » Elle me regarde, plisse les yeux et mordille son stylo. À son petit sourire je dirais que ça l’excite cette situation. Elle se retourne et m’invite, d’un geste de la main à la suivre. Nous arrivons à l’étage où elle s’arrête face à une porte de bois massif, devant laquelle se tiennent deux hommes encore plus massifs, et massivement armés. Elle leur fait un signe de la tête et frappe à la porte.
- Monsieur ? La personne que vous attendiez est là monsieur. - Faites-la entrer, répond une voix de l’intérieur. Le premier géant s’empare de mon blouson, me retire ma montre et ma ceinture puis me fouille soigneusement. Le second reste impassible, le regard comme l’arme, braqué sur moi. La vérification finie, la serveuse me fait entrer et ferme derrière moi. La pièce est grande, lumineuse, des murs blancs, très peu de décoration. D’un côté un bureau en acier brossé, une étagère en verre et une commode à la modernité affirmée, surmontée d’un bonzaï. De l’autre, un petit salon avec des canapés en cuir noir. Sur l’un d’eux, le célèbre Théodore. Je m’avance vers lui.
- C’est bien vous ? me demande-t-il. Je sors de ma poche une moitié de Valet de Trèfle déchiré. Il me présente une autre moitié et l’accole à la mienne, les deux se complètent parfaitement.
- Bien, maintenant que les présentations sont faites monsieur Théodore, dites-moi en quoi puis-je vous aider. - Certainement. Théodore sort un service à thé du dessous de la petite table. L’homme est mince, les cheveux grisonnants, le geste calme et minutieux. Il inspire le respect.
- Voyez-vous jeune homme, je me suis laissé entendre que vous étiez originaire de Nolomépolis. Vous savez donc que notre belle cité est dirigée par une poignée de personnes, et que si le maire, le Haut Commissaire et le Juge Souverain font partie de ce petit groupe, ce sont bien les seuls de la scène politique et administrative. - Comme partout, mais peut-être un peu plus ici qu’ailleurs. Vous faites partie de ce « petit groupe », n’est-ce pas ? - Effectivement, et il y a aussi la personne pour laquelle je vous ai contacté : Maximilien, Le Diable. La révélation de la cible n’en est pas vraiment une. J’admire l’élégance du service à thé. Je fais glisser mon index sur le rebord d’une des deux tasses.
- Ça va vous coûter cher, dis-je. - Pensez-vous mon ami, que si l’argent avait pu être une difficulté, je me serais permis de vous faire venir ? - Non, à l’évidence. - Bien, ce point est réglé. Maintenant puis-je vous poser une question ? - Allez-y. - Je n’ai pas pour habitude d’utiliser des hommes de votre… profession. Je sais cela dit que ce sont des personnes qui préfèrent rester dans l’ombre, et qui utilisent souvent des intermédiaires. Vous, vous travaillez en free lance, cela m’intrigue. Théodore finit sa phrase en remplissant les tasses. J’en prends une et sens l’odeur délicate de l’infusion.
- C’est effectivement le comportement de la plupart des professionnels. Ils font ça par sécurité. Mais moi je suis intouchable. Je ne crains personne. Je sais que vous ne prendrez pas mes propos pour ceux d’un prétentieux, la preuve : c’est moi que vous avez contacté. Théodore sourit à l’arrogance assumée de ma réponse et boit une gorgée de thé. Je repose ma tasse et reprends :
- Je peux atteindre n’importe qui. Vous par exemple. Ça ne vous gène pas que je vous prenne comme exemple ? - Theu, theu ! Théodore, retient une quinte de toux naissante et m’invite d’un geste à continuer.
- Non, faites, theu, theu, faites mon ami. L’exemple est judicieux, theu, vous devriez avoir la même difficulté à m’abattre moi que Maximilien, theu, theu, theu. - Très bien. Alors imaginons que Maximilien m’ait contacté avant vous, pour les mêmes motifs que vous. - Theu, theu… theu, theuuuu, theu, theu. Je regarde le vieil homme et je souris. Je le laisse calmer sa toux avant de reprendre.
- Imaginons donc cela. Je suis discret tout comme l’est Maximilien, et l’information ne filtre pas. Si bien qu’à votre tour vous me contactez. - Theu, theuuu, theu ! Le visage de Théodore devient rouge, il commence à s’étouffer, je continue.
- J’arrive ici, vous posez ce magnifique service à thé. Je le touche simplement avec le doigt sur lequel j’ai appliqué un poison violent. Vous buvez et vous mourez. - Theuuu, theu, theu ! La toux a fait éclater une multitude de petits vaisseaux sur le visage de Théodore, et ses yeux aussi sont maintenant injectés de sang. Je conclus.
- Ça paraît aberrant de facilité n’est-ce pas ?
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Nolomépolis, extrême nord-est du boulevard Hallyday, « Le Diable a Perdu un Œil ». Je marche au milieu des fumées de cigarette et des tables de jeu. Le jazz et le bruit des cartes se mêlent pour mieux faire danser les dés. De jolies serveuses traversent la salle, petites cornes sur le front et minijupes rouges. Je prends un tabouret au bout du bar central et je regarde.
Du côté droit, les tables de jeu. Tenues de soirées et robes cocktail, classes mais décontractées. C’est le genre de personnes qui portent au poignet une montre qui vaut le prix de la voiture de monsieur tout le monde. Et ils ont sûrement une voiture qui vaut le prix de l’appartement de monsieur tout le monde. D’ailleurs certains ne rentreront pas en voiture mais prendront leur annexe, qu’ils ont laissée au quai privé du club et qui les ramènera à un yacht, plus grand que l’appartement de monsieur tout le monde.
Ce qu’ils ne savent pas c’est que leurs vies ne coûtent guère plus que celle de monsieur tout le monde. Pour la même somme, j’abattrais un fils d’avocat ou son jardinier.
Du côté gauche il y a les petits salons privés. Les filles gloussent aussi sensuellement qu’elles le peuvent et le champagne bulle avec luxe. Il y a aussi des salons très privés, où l’on peut se faire servir de l’alcool à plus de cinq degrés et des cigarettes étrangères avec plus de soixante pour cent de tabac. De quoi faire hurler les gars du Bureau de Santé Civil s’ils le savaient. De toute façon ils doivent bien le savoir, mais ils ferment les yeux. C’est déjà louche que le club ait réussi à avoir les trois licences de catégorie 5 : vente de tabac, vente d’alcool, salle de jeu. Bande de vendus.
Le barman s’approche enfin de moi. Amateur de cocktail comme je suis je ne ferais pas un mauvais barman. Mais écouter les complaintes de pitoyables alcooliques ne me dit rien.
- Qu’est-ce que ce sera pour vous monsieur ? - « Une pression ambrée dans une chope rousse. » Le type se fige un instant, pour s’assurer qu’il a bien entendu, puis fait un signe au vigile. Les deux hommes échangent quelques mots et le vigile me demande de le suivre. Quand j’y pense, je me dis que je dois avoir la formation idéale pour devenir agent de sécurité. Mais je n’ai pas l’âme de quelqu’un qui prendrait une balle pour un autre.
À leur suite j’emprunte un long couloir au bout duquel un homme me scanne avec un petit détecteur de métaux. Mes chaussures sonnent.
- C’est les renforts de la semelle qui sont en acier, dis-je avec un sourire qui ne m’est pas rendu. Ma poche sonne, on me demande de la vider : cigares de contrebandes, briquet, clés, et une cuillère à thé.
- C’est un souvenir de voyage, dis-je en montrant la petite cuillère. - … C’est bon, allez-y. Sans un mot de plus on m’ouvre la porte. La pièce est large, décorée avec faste. Une grande bibliothèque sur le côté, un lustre sublime au plafond, les murs sont bordeaux, les rideaux mauves. Et assise à son bureau, l’imposante carrure du Diable Maximilien. Le regard sombre et transperçant, il ouvre un tiroir et en retire une moitié de carte. Il pose la demi Dame de Carreau face à moi, je sors de ma poche la seconde partie et l’accole à la première.
- Bien, asseyez-vous mon cher, me propose Maximilien en me désignant un fauteuil. - Merci. Je m’assois et tapote le talon de ma chaussure avec mes doigts. C’est parti. Le regard de cet homme a quelque chose de tétanisant. Il est froid, sûr de lui, presque méprisant. Il inspire la crainte.
- Je n’ai pas l’habitude de parler avec les tueurs à gage, dit Maximilien, à vrai dire je n’aime pas ça. - Les tueurs à gage ? - Non, leur parler. Je n’ai rien contre votre profession, bien au contraire. J’ai besoin qu’un travail soit fait et vous êtes un sous-traitant comme un autre. Je n’aime pas discuter avec les sous-traitants. - Bien, venons en au fait alors. Maximilien s’enfonce dans son fauteuil et me scrute.
- En fait vous n’êtes pas vraiment un sous-traitant comme les autres. Vous êtes l’un des meilleurs dans votre domaine. Et j’ai besoin du meilleur pour que Théodore meure. Pour quelqu’un qui n’aime pas parler, il en a mis du temps pour désigner la cible.
- Très bien, mais vous savez que le meilleur coûte cher. - C’est d’entendre ce genre de choses qui font que je n’aime pas traiter moi-même avec les employés. - Bien, j’en déduis que vous acceptez mes tarifs. Je me remets à tapoter mon talon d’une main et sors mes cigares de l’autre. C’est bon maintenant.
- Ils viennent de Ludia, dis-je en en proposant à Maximilien. Je crois que même en salon privé, vous n’en vendez pas de ceux-là. - Merci, répond-il en se servant. - Je vais me permettre une question. Le Diable, apparemment étonné que je ne lui demande pas la permission de l’interroger, allume son cigare en me regardant du coin de l’œil.
- Cela fait bien vingt ans que Théodore et vous cohabitez. Pourquoi vouloir l’éliminer du jour au lendemain ? Maximilien tire une bouffée et pose le cigare.
- Theuu, theu ! Voila une autre chose qui fait que je n’aime pas parler avec les subordonnés. Theu ! Je vous demande vous pourquoi, theu, theu vous utilisez un flingue plutôt qu’un couteau ? theuuu, theuuheu ! Qu’est-cee queeee… Plus aucun son n’arrive à sortir de sa bouche. Il n’arrive même plus à tousser. Ses doigts se crispent, tout son corps se contracte. Je souris.
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- Ça paraît aberrant de facilité n’est-ce pas ? - Theuuuu ! Théodore reprend son souffle. Il sort un mouchoir de sa poche et s’essuie le front, perlé de sueur.
- Excusez-moi, ma santé n’est plus parfaite. Oui, aberrant de facilité comme vous dites. Mais si vous réussissez à m’éliminer aussi simplement, comment faites-vous pour vous en sortir ? Il y a des caméras et des gardes, vous n’irez pas loin. - Ah, c’est pour ça que l’on a besoin de professionnels. Pour les caméras par exemple, il existe des petits bijoux d’électronique, pas plus grand qu’un talon de chaussure, qui piratent le système à distance et créent une boucle dans la vidéo. - Redoutable. Enfin, je vous soupçonne assez habile pour sauver votre peau, ou vous auriez arrêté ce métier depuis longtemps. - Le métier lui-même m’aurait arrêté en l’occurrence. Je bois une gorgée du thé qui est maintenant à une température acceptable pour mon palais. Et si je devenais cultivateur ? Non, la terre ne m’a jamais réussi.
- Je voudrais aborder un point essentiel jeune homme : contrairement à Maximilien, je ne désire pas la mort de mon ennemi. Le Diable m’est plus utile vivant. Une fois disparu, qui sait quel démon le remplacera ? - Bien, dans ce cas là, que dois-je faire ? - « Un avertissement sérieux et sévère », c’est ce qu’on vous demande parfois n’est-ce pas ? Je voudrais quelque chose de festif, de marquant, quelque chose qui lui rappelle le nom de son club par exemple.
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- Voila une autre chose qui fait que je n’aime pas discuter avec les employés. Theu ! Je vous demande vous pourquoi, theu, theu, vous utilisez un flingue plutôt qu’un couteau ? Theuuu, theuuheu ! Qu’est cee queeee… Plus aucun son n’arrive à sortir de sa bouche. Il n’arrive même plus à tousser. Ses doigts se crispent, tout son corps se contracte. Je souris. Je me lève et pose la petite cuillère à côté des deux moitiés de la Dame de Carreaux.
- Si vous aviez fumé tout le cigare votre appareil respiratoire serait lui aussi paralysé et vous seriez mort étouffé. Mais je ne suis pas là pour vous tuer. Je fais le tour de la pièce en contemplant sa chaleur baroque. Mais le froid de cette situation commence à envahir le bureau. Cette situation que je ne connais que trop bien, où il ne reste plus que nous trois : moi, la victime, et la terreur.
- Je suis las de tuer vous savez. Mais ce n’est pas pour ça que je ne vais pas le faire. C’est simplement parce que ce n’est pas le contrat. La cuillère que vous voyez vient de l’Ezquiel Longe, je vous la laisserai en souvenir quand j’aurai fini, pour que vous rappeliez à qui vous devez ce qui va suivre… S’il avait pu, Maximilien aurait sûrement hurlé quand je lui ai arraché l’œil avec la cuillère.
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Je remonte le boulevard dans la chaleur moite de la nuit, un boulot de plus à mon C.V. Je sais maintenant que je ne veux pas devenir chirurgien. Il est temps que je devienne quelque chose, autre chose. En revenant ici je me suis dit, ce n’est pas encore aujourd’hui que meurt ta dernière victime. En fait j’avais raison, elle était déjà morte.
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