Il condamna minutieusement les serrures de la porte du magasin puis glissa les deux clés dans la poche de son épais pardessus. Un dernier regard vers la petite vitrine encombrée d’antiquités de toutes sortes et il se mit en route à petits pas. À l’église Saint Vincent, dix coups sourds s’égrenèrent dans le noir de la nuit.
Il avait travaillé tard ce soir car la fin janvier était proche et il aimait avoir ses comptes clairs pour réattaquer chaque début de mois.
Il frissonna en relevant le col de son manteau et remonta son écharpe de laine à la hauteur de sa bouche. Son haleine rythmait sa respiration en petits panaches qui se diluaient lentement dans l’atmosphère glaciale. Malgré ses chaussettes épaisses et ses chaussures fourrées, le froid mordant commençait à engourdir ses orteils.
Peu de monde dans la grande artère où les lampadaires avaient du mal à diluer un brouillard ténu de frimas. À un moment, il manqua de tomber en glissant sur une flaque d’eau gelée et il repartit en raccourcissant encore plus ses pas, attentif aux plaques traîtresses.
C’était un petit homme que la soixantaine avait rendu grassouillet et à demi chauve. Une fine couronne de cheveux grisaillant cernait son crâne curieusement oblong. Le froid se fit plus acéré et il regretta en marmonnant de ne pas avoir pris son chapeau ce matin.
D’un geste habituel du doigt, il remonta la monture épaisse de ses lunettes de myope. Il n’avait jamais aimé l’hiver à cause de ses bronches fragiles qui lui occasionnaient souvent des problèmes respiratoires. Ceci entraînait une fatigue supplémentaire pour son cœur usé avant l’âge. Un cœur vacillant soutenu par des petites pilules rondes, cœur qui parfois dans sa poitrine ralentissait pour repartir aussitôt à une vitesse folle.
Il croisa un vieux clochard enrobé de papiers journaux et un sentiment égoïste de relatif bien-être l’envahit devant la misère triste du paria. Il se mit à penser à son petit studio bien chauffé dans lequel il se réfugierait d’ici quelques minutes. Cette pièce unique meublée de souvenirs lui suffisait amplement depuis la mort de sa femme, il y avait déjà douze ans de cela.
D’ailleurs, il se renfermait de plus en plus sur lui-même et la seule présence qu’il pouvait tolérer était celle de Milna, sa chatte angora. Son affection pour elle prenait des proportions anormales, démesurées, au fur et à mesure qu’il s’enfonçait dans son isolement. De temps à autre, il tentait de comprendre avec lucidité ce phénomène mais il abandonnait sitôt qu’elle venait se blottir au creux de ses bras. Aucune famille, pas d’amis… Comment pourrait-il en être autrement ?
Il pensa soudain à deux choses : il n’avait pas acheté de foie de veau aujourd’hui alors qu’elle raffolait de cette viande saignante qu’il lui coupait chaque jour au ciseau en fins morceaux qu’elle dégustait délicatement. Et puis la fenêtre… C’était la première fois de l’hiver qu’il avait oublié de la fermer après avoir aéré le studio. Elle était juste poussée et Milna avait dû passer la journée dans le froid.
Cette pensée lui fit hâter le pas et il quitta le boulevard pour emprunter la rue du Salut. Un courant d’air gelé mordit avec violence son visage gras et couperosé. Tout en continuant d’avancer, il frotta énergiquement ses joues engourdies de ses mains gantées. Sa respiration devint plus saccadée car malgré la protection de l’écharpe, l’air glacé pénétrait dans sa poitrine en goulées régulières qui laminaient ses bronches fragiles.
Encore quelques mètres et il arriva devant l’entrée du passage Bridame. Quand il faisait vraiment trop froid, il l’empruntait systématiquement malgré ses pavés irréguliers afin de gagner deux minutes précieuses pour rejoindre son studio.
Dès qu’il entra dans la traverse, le noir se fit plus présent car, sur les cent cinquante mètres, seuls trois lampadaires diffusaient une faible clarté blafarde. Pas d’appartements ici mais une suite de petits ateliers, clos pour la nuit.
Les pavés tortueux recouverts d’une fine pellicule glacée luisaient malgré le peu de lumière et cela rendait son avance périlleuse. Le bruit de ses pas hésitants résonnait en écho contre les façades muettes.
Soudain, un froissement rapide le fit sursauter. Une ombre fulgura à dix mètres devant lui. Il eut peur et s’arrêta net puis plissa les paupières pour tenter d’identifier la forme immobile qui lui barrait le passage.
C’était un chat. Un gros chat de gouttière. Un léger soupir de soulagement filtra de sa gorge serrée. Il fit un pas en avant mais le miaulement d’une férocité incroyable le transforma en statue.
Le chat profita de sa paralysie pour progresser dans sa direction. Il vit le gros dos rond de l’animal, hérissé de poils marrons salis, onduler avec lenteur. Il aperçut aussi les deux énormes yeux couleur de soufre qui le fixaient avec une haine violente. Dans sa gueule aux babines retroussées, des petites dents blanches et pointues rendaient son attitude encore plus menaçante.
Malgré l’état de surexcitation qui transformait l’apparence de l’animal, il le reconnut. C’était ce maudit chat qui venait tous les soirs sur le rebord de l’unique fenêtre du studio. Le toit de la maison contiguë, située deux mètres plus bas, lui permettait aisément cette escalade.
Souvent, il ne s’apercevait de sa présence que bien après et quand il se détournait, l’animal était toujours dans la même position, étiré de tout son long, la tête tournée vers l’intérieur de la pièce. Son regard fixe ne quittait pas Milna qui semblait chaque fois sous le charme de l’errant. Cela mettait l'homme dans une colère folle et il ouvrait brusquement la fenêtre pour chasser l’intrus. Et chaque fois, le chat attendait l’ultime moment pour s’enfuir dans un miaulement moqueur. Sa main ne rencontrait que le vide. Une fois seulement, il avait réussi à effleurer son pelage, étrangement soyeux pour un chat vagabond.
À présent, plus trace de moquerie dans sa pose coléreuse et agressive. L’homme comprit que le chat avait attendu patiemment l’occasion de lui tendre un guet-apens et qu’il n’aurait de cesse avant de l’avoir attaqué. Il se rappela un article concernant les actes de certains chats en folie et il frissonna. Une seule solution s’offrait à lui : rompre la face à face et regagner la rue du Salut.
Il sortit les mains de ses poches et bras ballants, il commença à reculer, toujours obnubilé par le regard haineux de l’animal. Celui-ci comprit immédiatement le manège de l’homme. Il se tassa sur les pavés, muscles tendus, prêt à la détente. Un miaulement sauvage et il libéra son corps dans un élan incroyable. Il se projeta contre le mur et rebondit avec élasticité pour se retrouver en position d’attaque derrière l’homme subjugué par la rapidité de son bond.
Il eut soudain envie de crier sa terreur mais les deux yeux implacables l’hypnotisaient. Seule une faible plainte parvint à s’échapper de sa bouche entrouverte.
Il fallait qu’il fasse quelque chose pour rompre l’angoisse qui le tenaillait et embrouillait son esprit. Il ne se sentait pas la force de se défendre contre son agresseur et son instinct de conservation lui dicta la fuite. Une pointe douloureuse commençait à s’installer dans sa poitrine mais il l’ignora. Bandant toute sa volonté, il réussit cette fois à lâcher un cri libérateur avant de se mettre à courir aussi vite que le lui permettaient ses jambes courtaudes.
Son cœur lui faisait mal comme si il tapait sur ses côtes. Il rentra la tête dans les épaules en un mouvement de puérile protection. À chaque instant, il s’attendait à sentir les griffes acérées lui labourer le crâne et cette vision accéléra encore le rythme de ses petites jambes. C’était affreux comme sensation et il sentit les larmes monter à ses yeux.
Nouveau miaulement, nouveau bruissement et il fut devant lui, sûr de sa force. L’homme stoppa net, la poitrine embrasée par son violent effort et il s’appuya contre le mur pour tenter de retrouver un semblant de souffle. Il se sentait vaincu, empli d’amertume devant sa faiblesse.
L’animal était à deux mètres de lui, l’acculant. Nouvelle impulsion. Comme le cerf fuyant qui fait face à la meute à l’ultime moment, il décida de succomber en luttant. Sa main tâtonna dans le noir et saisit le couvercle en ferraille d’une poubelle.
L’autre ne parut pas intimidé par son attitude défensive et de nouveau, il se ramassa sur lui-même. L’homme attendit, yeux mi-clos, l’attaque qui ne vint pas. Au dernier moment, le chat relâcha ses muscles et détourna son attention de sa proie.
Une forme là-bas progressait rapidement dans leur direction. Bientôt, l’homme distingua la nouvelle arrivante. C’était Milna ! Elle avait entendu le cri de son âme aux abois et elle venait pour le sauver. Il tendit les bras en un geste de supplique mais un violent crachement stoppa net son mouvement. L’autre avait repris sa position offensive.
Milna était près d’eux à présent. Il la héla d’une voix tremblante mais contre toute attente, elle dédaigna l’appel de son maître pour venir se frotter tendrement contre le pelage épais de l’adversaire.
Il réalisa alors qu’il ne pouvait plus compter que sur lui-même. Les larmes troublèrent sa vue. Ainsi, elle était de connivence avec son agresseur, ainsi tout l’amour qu’il lui avait prodigué se retournait contre lui … Comment cela était-ce possible ? Comment pouvait-elle renier l’affection de toute une vie ? Il fallait à tout prix qu’elle se rende compte de ce qu’elle était en train de faire. Il lâcha le couvercle pour s’accroupir mais l’effort était trop important et il tomba à genoux. Il l’appela à nouveau en mettant dans sa voix toute sa persuasion :
- Écoute Milna. Écoute-moi. Raisonne-le, dis lui que …
Elle lui cracha son dégoût au visage et son beau poil se hérissa d’une colère qu’il ne comprit pas. Dans le même temps, la douleur fulgura dans toute sa poitrine, lui arrachant un cri de souffrance. Ses mâchoires se paralysèrent et l’air ne parvint plus dans ses poumons. Il glissa lentement à terre et son visage s’appuya contre le sol gelé.
Il sut à cet instant qu’il allait mourir. Le dernier regard de sa pauvre vie fut pour les deux chats amoureux qui se léchaient avec tendresse, insensible à son existence qui s’enfuyait …
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