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Sentimental/Romanesque
Palocace : Bien, sous tous rapports
 Publié le 21/12/08  -  5 commentaires  -  103385 caractères  -  36 lectures    Autres textes du même auteur

On connaît les difficultés pour trouver chaussure à son pied. Patrick, un journaliste, a mené une enquête auprès des sites de rencontres et s’est pris au jeu. Il avait un article à écrire, il s’est retrouvé en face de femmes prêtes à tout… A-t-il pu résister ?…


Bien, sous tous rapports


I


Marie-Christine referma la porte et se dirigea vers la machine à café. Le rouge lui était monté aux joues et ses nerfs sortaient presque de sa peau. Il lui semblait avoir toujours fait son travail correctement, s’être montrée active, dynamique, voire passionnée. Depuis quinze ans qu’elle travaillait au journal, jamais on ne lui avait formulé de remarques désagréables. Heureusement, le rédacteur en chef ne s’était pas adressé à elle en particulier mais à l’ensemble des journalistes. « Je veux que vous vous impliquiez personnellement ! » avait-il martelé.

C’est vrai, le tirage du « Lyonnais » avait fortement diminué depuis deux ans, mais, selon beaucoup, la crise ne provenait pas de la qualité des articles. Il fallait plutôt regarder du côté d’Internet. Bref, ça chauffait, et Marie-Christine avait bien besoin d’un peu de chaleur humaine.


- Alors, les copains, on en a tous pris pour notre grade, ce matin, lança-t-elle à ses deux collègues qui savouraient un cappuccino.

- Oui, en effet, mais nous ne voyons pas très bien quels genres d’articles pourrait révolutionner le journal, et encore moins ceux dans lesquels nous devrions nous investir personnellement, répondit Patrick sans lever les yeux de son gobelet.

- Nous avons déjà traité les principaux sujets d’actualité comme les OGM, l’écologie, les développements durables… Que veut-il ? s’interrogea Tom. On peut parler des parasites de l’huître, des malfaçons dans les centrales nucléaires, mais Max va nous taxer de défaitistes et de porteurs de morosité. On ne va tout de même pas s’infiltrer dans le milieu de la drogue ni dans celui de la prostitution !… J’aimerais voir sa tête si je lui présentais les notes de frais.


Chacun rejoignit son bureau et feuilleta les journaux concurrents. À quelques articles près, on remarquait une certaine similitude, et la vocation première du « Lyonnais » n’était pas les révélations arrachées à tout prix ni les cancans de midinettes. On n’allait pas éliminer trente années de leadership et décevoir les fidèles lecteurs sous prétexte qu’il fallait faire du chiffre coûte que coûte ! Non, il était sans doute nécessaire de se creuser les méninges, de regarder ce qui marchait à l’étranger et de se calquer légèrement, sans anéantir pour autant l’esprit du journal. Peut-être devait-on mener davantage d’enquêtes sur le quotidien des lecteurs, rechercher leurs préoccupations, apporter des solutions ?

Tom eut l’idée d’un brainstorming qui aurait le mérite d’investir toute l’équipe. Marie-Christine téléphona à ses copines, histoire de prendre un peu la température et de trouver des idées neuves, quant à Patrick, il se dit qu’il puiserait de nouveaux plans au cours de ses dîners gastronomiques. Ce dernier était veuf depuis plus de deux ans et il appartenait à un club qui lui permettait d’allier un esprit de franche camaraderie aux joies de la bonne chère.


Justement, le deuxième jeudi du mois tombait le lendemain. Il allait retrouver ses amis qui comptaient autant d’hommes que de femmes. Ils se réunissaient au premier étage d’un restaurant, autour d’une immense table ronde. Le chef d’établissement faisait partie des convives et leur concoctait toujours des plats surprise dont il s’agissait de découvrir les ingrédients. Une belle partie de rigolade en perspective où tous les sujets pouvaient être abordés sans tabous.

Toujours les mêmes arrivaient en avance et buvaient un verre en attendant le gros de la troupe. Naturellement, les retardataires étaient bien connus, avec une bonne excuse prête à justifier la désolation d’un retard qui ne se reproduirait pas. Cette fois, la tribu était au complet. Quatorze. Lorsque le groupe fut créé, il avait fallu faire preuve d’une grande persuasion pour convaincre le quatorzième de ne pas abandonner la communauté aux mains d’un mauvais sort.

Ce n’est qu’après l’entrée chaude, une fois les cuisses de caillettes au vieux marc de Bourgogne transformées en cure-dents et posées sur le bord des assiettes que Virginia lança le sujet. À son insu, en fait. Elle se montrait heureuse d’avoir peut-être enfin trouvé l’élu de son cœur. Et comment ? Sur un site de rencontres. Plusieurs lui emboîtèrent le pas, fervents partisans des moyens modernes pour éviter les pertes de temps. Le sujet portant sur les aventures amoureuses était lancé.

Patrick termina son verre de Pommard et s’essuya les lèvres. Ses yeux ne perdaient rien des explications de Virginia dont les longs cheveux châtains encadraient un visage qui avait gardé une belle part d’adolescence. Sa bouche surtout, fine et pourtant appétissante. Il la regardait sans la voir. Il avait devant lui Max, son patron, son rédacteur en chef qui gesticulait, rouge comme un coq au sortir du poulailler, et qui lui demandait de s’investir dans un sujet qui passionnerait les lecteurs et permettrait au journal de regagner des parts de marché.

Voilà peut-être ma bouée de secours, pensa-t-il. Je l’écoute avec attention comme toute la tablée. Et pourquoi ? Parce qu’ils sont concernés, parce que, au-delà des explications de Virginia, ils se projettent dans l’action comme moi je peux m’y propulser. Et si les aventures de Virginia constituaient mon sujet ?…


II


- Je sais, ça déjante… assurait Virginia. Forcément, passé le stade où tu « discutionnes » de ton quotidien, ton job, tes enfants, du putain de prix du mètre carré des apparts à Lyon, de la copine de Machin qui l’a trompé avec Truc et que même que c’est une salope, du « ressers-moi donc une coupe sans te commander » et du « j’ai claqué 300 € en 10 minutes ce matin lors d’un shopping compulsif à la Part-Dieu »… Rien. C’est ça les conversations entre deux bus ou en attendant que la pizza soit suffisamment cuite. Moralité, pour connaître du monde, inscris-toi sur un site de rencontres.


Le mouton en chevreuil se profila sur la table à découper tandis que la conversation s’animait. Beaucoup semblaient convaincus que Meetac était le sauveur, le bienfaiteur des âmes seules, des cœurs délaissés et aussi des portefeuilles trop garnis. À les entendre, ce site aurait mérité une médaille, peut-être même la bénédiction du pape.

Virginia poursuivait :


- Sur les sites de rencontres, il existe de tout. C'est un peu comme dans la vraie vie. En plus condensé, en plus speed, en plus varié, en plus supermarché. Il y a bien sûr ce type de dials qui trop souvent nous agacent : « Bonsoir Princesse. Huuummm t'es craquante. Joli décolleté. Plutôt câline ou féline ? Coquine ou soumise ? Libre ce soir pour se rencontrer ? » On peut au moins reconnaître une certaine clarté dans le message envoyé.

- Tu as raison, Vir, il existe de tout, interrompit Isabelle. Déjà, quand on voit des mecs super mignons qui sont inscrits depuis pas mal d’années, on est en droit de se poser des questions. Moi j’en ai connu qui voulaient juste se faire des amis. Curieux, mais ça existe encore. Pas de souci, avant Meetac, ils ont testé « SOS AMITIÉ ». Avec eux, les filles, vous ne risquez rien. Ils sont sans danger et asexués. Bon, je reconnais que c’est rare. Généralement c’est « coucou ! Tu viens faire le grand voyage ? »

En internaute affamée, plusieurs fois, j’ai eu le type « One Shot ». Vous savez celui qui tombe à pic, celui qu'on surnomme Colt. Il assume pleinement sa sensualité, ses poussées d'hormones et le maniement de son engin. Il ne mégote pas sur son plaisir et promet de bien prendre soin du tien.

Et puis, il y a aussi « l'overbooké ». Alors lui, il a un job très prenant, vient de monter sa boîte, est « on line » toute la journée mais, semble-t-il, rarement devant son PC. Il a une vie amicale bien remplie, c’est un copain des plus fidèles et attentionnés, il se couche rarement avant deux heures du matin et se lève aux aurores… Celui-là, tu ne sais pas pourquoi, mais il te ferait bien craquer. Oui, sauf qu'il n'est jamais dispo ! Déjà s'il te téléphone, tu devrais être hyper contente et te confondre en remerciements.

- Alors, si vous leur donnez des noms, je peux vous en proposer aussi. Christelle venait de s’interposer.


C’est curieux, se dit Patrick, on dirait que les nanas ont une expérience telle, qu’elles pourraient faire l’éducation à un retraité de Diên Biên Phu.


- Le « fucking friend ». Cool ! Il ne veut surtout pas de relations prises de tête. Seulement quelques bons moments sans engagement. Mais pas que du sexe non plus ! Cela risquerait de choquer son âme romantique.


Marc et Sébastien ne perdaient rien de la profondeur des propos ni surtout de l’assurance et de la fougue avec lesquelles ils étaient prononcés. Les femmes se renvoyaient la balle de telle façon qu’on les sentait à la fois conquises et pédagogues. Les deux amis avaient chacun un petit sourire en coin et, pour rien au monde, n’auraient voulu interrompre ce si joli tableau d’hommes au cœur solitaire. Les autres convives goûtaient, disséquaient les mets en silence.

Virginia aurait voulu encore s’immiscer, et son menton qui s’avançait régulièrement montrait sa détermination à faire part à l’assemblée de sa grande expérience. Elle profita de l’instant où Christelle avançait la main en direction de son verre pour continuer la plaidoirie qui semblait lui tenir particulièrement à cœur :


- Et le « Pas de Couilles » en goguette qui sort la grosse artillerie pour décrocher un rencard. Dès les premières minutes de la rencontre, il te passe au scan' de la tête aux pieds, en s'arrêtant ostensiblement sur le décolleté. Gentleman, il t'invite à prendre un verre, de préférence dans son quartier. Si ça lui coûte pas trop d'efforts, c'est encore mieux. Puis chez lui. Tout ça est parfaitement réglé comme du papier à musique. Là ça part vite en sucette. Il trouve que faire l'amour avec toi est délicieux, t'appelle baby ou ma chérie. Au moment du départ, il te dit à bientôt et te serre fort dans ses bras. Quelques jours plus tard, tu lui téléphones, genre la fille détachée, pour lui proposer de rester simples amants. Ton Roméo d'un soir te laisse même pas finir ta phrase. Prétextant un travail urgent à terminer, il te la boucle vite fait bien fait, une minute chrono, d'un expéditif : « Je te rappelle plus tard ». Appel que, même le jour de ta mort, tu attendras encore… Sauf que dès le bip de fin, t'avais saisi que ce Roméo-là, tu pouvais direct l'oublier.

- Vous avez une manière de cataloguer les gars, tout de même un peu trop stéréotypée, je trouve, non ? Qu’en penses-tu Sébastien ?

- Tu as raison. À vous entendre, on dirait que tous les hommes sont des hypocrites, des joueurs, des jouisseurs, bref, qu’ils n’ont pas plus de cerveau qu’un cachalot dans un bocal à poissons rouges.

- Je partage ton opinion, mon cher Sébastien. Vous êtes là, tous, ce soir, bien gentils pour ne pas dire adorables, et pourtant, si on vous lâche dans deux heures sur le Net, vous serez pareils que les autres. Et, à propos de cachalots, savez-vous que ces adorables mammifères ont un orgasme qui peut durer vingt minutes ?

- Vingt minutes ? reprit Virginia qui venait de s’étrangler. Malheur à moi de ne pas être née cachalot femelle !


Un éclat de rire général s’ensuivit.


- Moi, je pense que vous êtes tous plus ou moins malades du bas-ventre, dit Jérôme qui n’avait pas encore pris la parole. Ou bien c’est Meetac qui vous a perturbé l’esprit. L’objectif recherché est avant tout de dégoter l’élue de son cœur. Or là, de la façon comme vous racontez, on est dans le domaine exclusif de la drague.

- Justement, répondit Christelle. On explique que les sites de rencontres sont très valables, mais dans la mesure où l’on repère et déjoue les pièges. Il y a des codes, et avec l’habitude, on s’en sort assez facilement.

- Ça me donnerait le mal de tête, intervint Xavier, la bouteille à la main, remplissant les verres. À vous écouter, j’ai cette belle citation qui me vient à l’esprit : « Quand on veut de la viande on va chez le boucher, et quand on veut de la fesse en quantité, on va sur les sites de rencontres ».


Plusieurs applaudirent.


- De la petite expérience que j’en ai, je pense qu’on peut, de temps en temps, trouver des hommes sérieux. Rebecca avait terminé son plat et venait de croiser ses mains sur le ventre. J’en connais un qui m’écrivait de très jolis e-mails.

- C’est bien ce que je pense aussi, reprit Marc, un grand sourire aux lèvres. Le type qui se débrouille bien en français les embobine toutes.

- Je te l’accorde, répondit Sébastien. Sur ce genre de truc, tu tombes avant tout amoureux des mots et tu te laisses porter. Moi je n’ai pas votre besoin de trouver à tout prix une partenaire. Mon abstinence n’est vraiment pas un problème.


Et c’est là que Virginia reprit la balle au bond.


- Une absence de malaise dans l'abstinence sexuelle peut aussi être un signe avant-coureur d'un autre souci de santé. "C'est comme le canari des galeries minières", qui prévient du coup de grisou, comme l’écrit Edward Laumann de l'Université de Chicago.

- Et moi, désolée, s’intégra Françoise, avec son air sérieux, j'essaie aussi de vivre avec mon temps, mais je suis une incorrigible sentimentale qui ne crois qu'à la magie des rencontres, sérieuses j'entends, car des rencontres, j'en fais, mais toujours pour le fun. La gaudriole... très peu pour moi !


Alors, Antoine, qui avait tout suivi sans rien dire, prit son courage à deux mains, pour surmonter sa timidité, et se lança :


- Moi aussi, à une certaine époque, je me suis inscrit sur un site analogue. Je voulais absolument trouver quelqu’un pour ne plus penser à la déception amoureuse que vous connaissez, et cette idée m’a donné du courage pour être enfin actif. J’ai pu alors mesurer combien il était difficile d’exister sur ce site où il y a beaucoup plus d’hommes que de femmes inscrits. La quasi-totalité de mes tentatives de dialogue s’est soldée par un échec. Il faut dire que l’aventure partait sur de mauvaises bases : un homme au physique désavantageux, qui n’arrivait pas à faire de rencontres sentimentales dans la vraie vie n’avait quasiment aucune chance sur un site où tout, justement, est basé sur le physique représenté par la photo.

Le puceau tardif, laid, de 35 ans que j’étais, avait tort d’espérer pouvoir réussir sur un site internet ce qu’il ne pouvait réaliser autrement. Malgré tout, j’ai réussi à dialoguer, par clavier interposé, avec quelques filles. Vraiment très très peu, mais des discussions intéressantes, qui, même si elles n’ont pas abouti, m’ont, sur le coup, fait chaud au cœur.

Et puis un jour, je suis tombé sur une femme qui, après quelques échanges, a accepté de me rencontrer. J’ai été le premier étonné et même si elle a rapidement posé la situation en m’écrivant que cette rencontre se ferait “juste entre amis”, j’ai joué le jeu jusqu’au bout. Nous ne nous étions jamais parlé au téléphone. Elle avait bien essayé de me joindre mais mes activités m’obligeant souvent à éteindre mon portable, ce n’est que par e-mail que nous avons pu finalement convenir d’un rendez-vous auquel je suis allé le cœur léger et sans stress, puisqu’elle voulait me voir juste “entre amis”. Nous avons passé une heure à discuter autour d’un verre puis nous nous sommes quittés avec le sentiment d’avoir passé un bon moment. Elle m’a rappelé deux ou trois fois, a suggéré que nous puissions nous revoir, mais je n’ai pas donné suite car je n’étais en rien intéressé de me faire une amie de plus, et l’affaire s’est terminée là.

- Je ris car tu entres dans le groupe des « overbookés », à moins que ce soit dans celui des « fucking friends ». Tu sais bien Antoine, tu es un homme ex-cep-tion-nel. Je te l’ai toujours dit.


Isabelle voulait le complimenter et elle continua, d’un ton convaincant :


- Mais ne sois pas trop modeste. L’aspect physique ne fait pas tout. D’ailleurs, telle est bien notre argumentation. Un conseil de femme d’expérience, Antoine : ne minimise pas tes charmes. Tu es un homme adorable. Mets-toi en avant. Ne sois pas mesquin. J’ai en tête un type, un dragueur à deux balles, qui proposait toujours quelque chose de « petit ». Ça devait lui donner du courage. Petit tél, petit RDV, petit verre, petite amitié. Il aimait tous les petits mots.

« Très » : T’es très charmante,

« Trop » : T’es trop belle,

Ou encore « un peu » : Tu serais pas un peu mannequin ?

Et pour répondre à ce que tu disais Sébastien, sur le poids des mots, on a aussi les poètes : « Eh, mademoiselle, ton père c’est un voleur ! Il a pris toutes les étoiles du ciel pour les mettre dans tes yeux ! » Ça, c’est fort. Ça laisse des souvenirs pour la nuit.


Patrick avait passé une bonne soirée. Il se devait de reconnaître que les différents témoignages étaient encourageants. La plupart de ses relations du club avaient, au travers de fortunes diverses, rencontré des personnes complètement différentes, et certaines étaient devenues des ami(e)s, voire davantage.


Sa position officielle, ce soir-là, était que jamais on ne l’y prendrait : il était hors de question qu’il se mette à chercher l’amour derrière un écran d’ordinateur. Même avec les arguments développés avec conviction, il préférait de loin les rencontres spontanées et inattendues. Il n’était d’ailleurs pas le seul à exprimer ce point de vue, et le débat avait vite tourné sur les avantages et les inconvénients de telle ou telle autre méthode en matière de séduction.


En réalité, son opposition de façade n’était qu’un leurre. Il avait bien envie de se lancer dans l’expérience. C’était même pour lui une double opportunité. Il tenait là un sujet ô combien passionnant pour ses lecteurs, à la vue de l’enthousiasme qui avait régné autour de la table, et puis, ne cherchait-il pas à retrouver une compagne ? Seulement, devant ses amis, il ne voulait rien avouer, un gros doute sur le dénouement heureux de l’expérience le laissant rêveur. En fait, il souhaitait secrètement se retrouver quelques mois plus tard, au même endroit, avec les mêmes personnes pour pouvoir raconter lui aussi ses “aventures”, à moins, bien entendu, d’être tombé dans les filets de Dame Amour et, dans ce cas, éviter le sujet. Il est des choses profondes que l’on tait, même aux amis.

Ne rien avoir à raconter alors que tous les autres utilisateurs de Meetac dans l’assemblée avaient fait de belles rencontres, était un aveu difficile à prononcer.


III


Le lendemain, au « Lyonnais », Patrick commença par prendre en note toute la conversation de la veille. Il réalisa qu’il tenait un sujet pouvant être découpé en plusieurs articles. Déjà, il imaginait celui dont le titre s’inscrivait sur son écran informatique : « Les hommes du Net, vus par les femmes ». Il disposait là d’une actualité qui ne manquerait pas d’intéresser les lecteurs, friands de reportages croustillants, sans tomber dans le domaine « bas de ceinture ». On n’était ni en info « people » ni en « chiens écrasés ». Max devrait être content.


Et Patrick allait s’investir personnellement. Il avait pris la ferme décision, durant la nuit, de s’inscrire sur Meetac très rapidement. Aujourd’hui ? Non. Après tout ce qu’il avait entendu, il s’agissait de bâtir une stratégie. Ne pas manquer la première marche de l’escalier.


Il se connecta à Internet et se mit en quête de rechercher des forums sur le sujet. Pas facile : beaucoup de blabla, d’expériences plus ou moins véridiques, et surtout des conversations dont le niveau frisait le ras des pâquerettes. Patrick s’apprêtait à refermer la boîte à malices lorsqu’un article l’interpella. Il était long, vraiment long, mais semblait intéressant.

Marie-Christine passa derrière son dos, lui adressa un rapide bonjour et se dirigea, une grande pile de dossiers sous le bras, vers le réduit sans fenêtre qui lui servait de bureau.

Il prit sa tête entre ses mains et se plongea dans l’article.


« TÉMOIGNAGE DE LILIPRUNE :


Bonjour. Étant toujours célibataire à 39 ans, j'ai décidé de m'inscrire sur Meetac afin de rencontrer du monde. On n’arrête pas de m'en parler, « une femme comme toi, c'est incroyable que tu sois seule ! » Voilà, c’est fait. Il y avait déjà d’autres pseudos « liliprune », donc je me vois attribuer un numéro en plus. J'ai l'impression d'être une boîte de conserve dans un rayon de supermarché ! Je suis un peu une idéaliste, puisque je cherche le prince charmant, comme beaucoup, mais bon, on verra bien.

Ce que j'ai oublié de vous préciser c'est que je n'ai pas le profil d'un top model, ni la face, d'ailleurs. Je suis plutôt la top des pas top, si vous voyez ce que je veux dire. C'est dramatique, et si je devais me caricaturer, une boule ferait l'affaire.

C'est pas cool d'être née moche, quelle galère !

Gardons espoir et tenons bon les touches sur mon clavier, le prince charmant se cache entre les lettres.

J'ai vu, parmi les annonces, un jeune de 27 ans qui cherchait dans son idéal une femme jusqu'à 60 ans… Il ratisse large celui-là ! Ils ont des pseudos incroyables : popol, césar, apache, bizaricco, bigbig, pinpon, adecouvrir, lupin des bois...

J'ai aucune envie d'y mettre ma photo, vu que… Je mettrais bien la photo de ma sœur... mais je n'ai pas de sœur !

De plus, pour la photo que l'on met sur le site, il y a d'abord vérification, donc j'avais bien pensé en mettre une de loin, genre « au milieu de la foule c'est moi là-bas », ou de dos 3/4 début de nuit, ou encore avec un chapeau de paille et des lunettes de soleil : « je suis en vacances toute l'année ». Mais non, il faut que l'on me voie !


Lorsqu'on repère quelqu'un, il y a comme un flash d’appareil photo, donc je clique évidemment sur qui vous savez : le plus beau d’entre tous. Le voici qui arrive dans mes favoris en quelque sorte, mais ce que je ne savais pas c'est qu'il a été averti que j'ai cliqué sur sa binette avec ma souris pourtant toute seule chez moi et sans témoins. Et là, stupeur les filles, l’élu m'a envoyé un e-mail hier soir à 20 h 20 sur mon compte Meetac, en disant : « Merci pour le flash, mais sans photo je ne continue pas ». Oh le goujat ! Excusez-moi, je m'emporte ! À votre avis qu'est-ce que je peux faire ? J'ai bien sous la main une ravissante voisine, j'habite dans un immeuble, mais je ne peux pas lui piquer sa photo lorsqu'elle m'invite chez elle pour me raconter ses peines de cœur !

La vie est cruelle... Prenons le temps de réfléchir.


Figurez-vous qu'en me baladant sur le site, je dirais plutôt en errant, j'ai croisé vous savez qui ?... Le prof de soutien de mon fils !... Comme par hasard, il est venu visiter mon profil… Vous imaginez, si j'avais mis ma photo, la tête qu'il aurait faite après, en me voyant assise dans son bureau à discuter des progrès de mon fils comme si de rien n’était… Mais, revenons au site. Youpi ça marche ! J'ai encore eu des e-mails. « L’élu » a répondu, mais par un message qui n'en était pas vraiment un :

« Le lundi au soleil... Dimanche tranquille à ne rien faire... et toi qu'est-ce que tu as fait ? Pour la photo fais comme tu veux... Bonne journée ».


J'ai également répondu poliment à un homme qui était venu visiter mon profil, mais vraiment un message banal de politesse. Bon, il est vraiment très moche, mais il faut quand même savoir être polie. Il vient de me renvoyer un e-mail sur mon compte. In-cro-ya-ble, j'ai déjà son numéro de portable et son adresse e-mail. C'est vraiment pas possible, il doit « sauter » sur tout ce qui bouge... je vous rappelle que je n'ai pas de photo sur le site. Mais comment peut-on donner son numéro à une personne invisible ? De quoi il veut que je lui parle ? Il doit avoir un trou dans son emploi du temps de ce week-end, c'est pas possible !

Je ne dois pas être née à la bonne époque.

Bon, ça y est, je me lance !

J'ai envoyé une photo de moi (évidemment), mais elle a été refusée car elle était de profil. Je sais, ce n'était peut-être pas un choix judicieux, mais je m'étais dit : c'est moi sans être moi, car dans la rue, en général, on te regarde de face et pas de profil... on m'aurait moins reconnue... par exemple le prof de soutien de mon fils !

Bref, je viens d'en envoyer une autre, cette fois-ci j'ai compris, elle est de face sauf que... elle date de quelque temps... de quelques années... mais c'est moi sur la photo. Je souris, je suis bronzée et surtout je suis un peu moins rondouillarde. Depuis, il y a eu un certain épanouissement... J'ai plus la même coupe de cheveux non plus, et je porte des lunettes. J'oubliais qu'à un certain moment, j'ai même eu des boutons qui sortaient sur mon visage. Ah les hormones ! En fait, plus le temps passe et plus je m'éloigne de cette photo. Il va falloir que j'étudie toute une stratégie, le jour où j'aurai mon premier RV.


- Oh, tu sais j'ai un peu changé ces derniers temps...

- J'ai été malade et la cortisone m'a fait grossir...

- J'ai voulu faire une expérience et voir jusqu’où je pouvais grossir...

- Mon état physique n'est que passager…


J’étais un peu découragée de ne recevoir que des messages nuls. Où donc les hommes à la conversation normale, pouvaient-ils se cacher ?

Finalement, je me demande si je ne vais pas acheter un chat pour tenir compagnie à mon perroquet... Avec un peu de chance, il risque de le bouffer !

Néanmoins, je crois que je vais réussir à avoir un RV avec Franck… ! Mais oui, mais oui !

Échange de messages assez simple : « Tu fais quoi ? tu as des frères et sœurs ? Tu es célibataire depuis longtemps ? Tu vis seule ? tu aimes le ciné ? Etc. Pas de propos déplacés, au contraire très corrects dans les messages. Il habite à une trentaine de kilomètres de chez moi et travaille comme architecte. Il est seul depuis plus d'un an. Heureusement que je ne lui ai pas dit depuis combien de temps moi j'étais seule… Il a décidé que l'on allait se voir... issue fatale !

Vous imaginez bien que je l'ai préparé ce RV, et que je me suis décrite en long et en large...! Plus en large qu’en long, d’ailleurs.


Mais toujours décidé et peut-être persuadé que j'exagérais, il m’a donné rendez-vous, un soir de semaine, dans un resto. Vous pouvez supposer facilement que ma nuit ne fut pas de tout repos, peuplée de réveils successifs et de cauchemars.

Allez courage… Fuyons ! Une envie de fuir me prend, mais non, je reste. Un échange de politesses après, il me sort :

« Désolé, je ne vais pas pouvoir rester car j'ai eu un imprévu.» Son imprévu, ça devait être moi !

Je le remercie pour les fleurs qu’il m’avait apportées, et je lui dis qu'il pouvait faire ce qu'il voulait, qu'il n'y avait pas d'obligations. Qu'est-ce que vous voulez que je lui dise d'autre ? Il commande un verre pour moi, finit le sien et... s'en va en me souhaitant bonne continuation ! Je suis restée comme une andouille qui n’a pas été accrochée, en face d'un verre vide, toute belle et pomponnée pour… un verre vide un peu de ma faute. Mais quand même, bonjour l'humiliation !

Autant vous dire que je n'ai pas retouché à l'ordi depuis. J’espère que d’autres n’ont pas vécu ce genre de situation épouvantable ! »


Patrick referma la page. Un peu dérouté. Il fallait semer énormément avant d’espérer récolter quelque chose. Et encore quoi ? La moisson allait prendre du temps, il s’agissait de s’inscrire rapidement et d’éviter à tout prix les spécimens de femmes qu’il venait de croiser ces dernières heures.

En fin d’après-midi, il allait prendre le tram qui le ramènerait chez lui. Arrivé à Vaulx-en-Velin, il boirait, comme tous les soirs, l’apéritif avec son copain Rodolphe. Si sa mémoire ne lui jouait pas de tour, il lui semblait se souvenir que celui-ci avait trouvé sa copine sur un site de rencontres.


IV


Il se regarda dans la vitrine du kiosque à journaux. L’image reflétée n’était pas si mal… Certes, ses quarante ans avaient sonné, il courait moins vite qu’autrefois, il devait faire attention à ne pas prendre trop de poids, mais il avait encore une allure dynamique. Sa chevelure était toujours présente, et beaucoup lui enviaient ses yeux verts et perçants. Pourquoi était-il si difficile de retrouver chaussure à son pied ?


Patrick pensa que lorsqu’il avait fait la connaissance de Claire, ils étaient tous les deux au lycée, alors, bien sûr, tout avait été plus simple. Ils s’étaient mariés dès la fin du service militaire et, jamais, il n’avait imaginé que vingt ans plus tard, il devrait remettre son charme sous le bras et partir à l’assaut des forteresses imprenables.


Chaque soir, avant de déplier « l’Équipe », il jetait un œil autour de lui, mais son regard avait rarement été accroché par une femme qui aurait pu lui convenir. Je suis trop difficile, pensait-il. Et puis, le souvenir de Claire lui revenait sans cesse. Elle était belle, mignonne, attentionnée. Difficile de la remplacer. Pourquoi l’avait-elle quitté si jeune ?


Aujourd’hui encore, il ne vit aucune femme qui pouvait lui convenir, sauf peut-être la voyageuse du vendredi, comme il l’appelait. De taille moyenne, blonde à cheveux courts, des yeux gris-bleus rieurs, un petit nez et des lèvres pulpeuses, elle se tenait souvent debout, à l’avant du tram. Elle descendait une station avant lui. Peut-être ne travaillait-elle que le vendredi, ou bien son mari ne pouvait-il pas venir la chercher ce jour-là ? Elle portait plusieurs bagues, et Patrick n’était pas parvenu à apercevoir une alliance.


Une fois, une seule, alors qu’il était assis dans un espace « quatre places », elle s’était installée en face de lui. Elle était accompagnée d'un homme de 30/35 ans environ, visiblement quelqu’un qu’elle connaissait bien. Son mari, son copain ? Tout en lisant « l’Équipe », Patrick ne put s’empêcher de relever légèrement son journal pour regarder les jambes par-dessous. Elle portait des chaussures fines sans talons et des petites chaussettes blanches presque enfantines, qui lui rappelaient les socquettes de ses copines lors des surprises-parties d’autrefois. Son mollet était galbé et présentait une courbe agréable. Quant au grain de sa peau, il paraissait soyeux. Le genou était bien formé et le début de sa cuisse semblait fait pour une main d'homme. Bref, il aurait bien eu envie de toucher sa peau… Les jambes croisées, elle discutait avec son compagnon, de manière animée. A priori, elle n’était pas d'accord avec lui. Dans la discussion, elle s'énerva un peu et décroisa les jambes. Ce mouvement eut pour conséquence de légèrement remonter sa jupe. Une bonne moitié de sa cuisse apparut. Une peau qui semblait si douce… Patrick, maintenant, avait perdu le contrôle des points du championnat. Il était littéralement obnubilé par ses jambes...


À ce moment, elle soupira après une énième réflexion de son compagnon et se retourna vers Patrick, surprit son regard et comprit son petit manège...


Naturellement, le premier réflexe fut, aussitôt, de recroiser les jambes et de redescendre un peu sa jupe. Après cela, il sentit son regard posé sur lui tandis qu’il faisait semblant de poursuivre sa lecture. Il la sentit rougir légèrement quand ses yeux rencontrèrent les siens de nouveau. Son regard était à la fois curieux et interrogatif. Son compagnon ne s'était aperçu de rien, perdu dans sa discussion. Après quelques minutes, il les vit se lever pour sortir du train. Au moment de quitter le compartiment, elle se retourna et jeta un coup d’œil furtif dans sa direction.


C’était, il y a six mois environ. Depuis, il lui avait lancé quelques regards chaque fois qu’ils s’étaient aperçus, mais elle avait toujours baissé les yeux.


Patrick était encore plongé dans ses rêves et ses souvenirs, lorsque la sonnerie de la station de Vaulx-en-Velin le prévint de descendre. Il n’avait pas oublié les questions qu’il s’était promis de poser à son compagnon d’apéro. Rodolphe était accoudé au bar et s’entraînait aux dés.


- Salut l’ami. Tu n’as pas pris le même tram ? 10 minutes de retard aujourd’hui…

- Ah bon ? Je n’ai pas remarqué.


Le barman s’approcha et servit à chacun un pastis.


- À ta santé, Rod ! Dis donc, j’avais une question à te poser… Tu m’as bien dit qu’il y a de cela quelques années, tu avais utilisé les services de Meetac pour trouver une compagne ?

- Oui, et je ne le regrette pas. Pourquoi ? Tu es intéressé ? demanda Rodolphe en buvant une nouvelle gorgée de pastis.

- Pour moi, non, je suis partisan du contact direct, de laisser faire la providence. Mais pour mon boulot, j’aimerais écrire un article à propos des rencontres sur Internet.

- Ah ok. Alors fais gaffe, tout de même. Tu sais, tu entres là dans un monde particulier.

- Oui, je suis averti, répondit Patrick, tout en entraînant son ami vers une table.

- Imagine l’Océan Indien, toi, pur comme tu es, tu vas te baigner sans te rendre compte que tu es encerclé par une bande de barracudas. Tu sais, les tigres des mers. Eh bien c’est ça. La nana, tranquillement installée derrière son écran d'ordinateur, n'a qu'à attendre que le poisson vienne vers elle. Et des poissons, il y en a... Ma copine, pour avoir créé un compte sans photo ni rien, je peux t'assurer que des flashs et des e-mails, elle en a reçus à gogo.


Patrick quitta son ami des yeux, s’adressa au garçon et commanda deux nouveaux pastis. C’est curieux, tout de même, se dit-il. Dès qu’on branche les gens sur les sites de rencontres et leurs expériences amoureuses, c’est comme si un deuxième moteur se mettait en route.


- Une catégorie que j'évite, reprit Rodolphe, c’est bien les bimbos au QI proche de celui de l'amibe. On les repère à distance rien qu'à lire leur annonce criblée de fautes d'orthographe. Et bien sûr, un contenu proche du néant, reflet d'un niveau intellectuel effrayant. Leur cuisine préférée est concoctée par les fast-foods. Tout ça est indiqué dans leur profil descriptif. Je sais pas si tu vois… En plus, elles n'hésitent pas à mettre une photo d'elles où elles portent des lunettes de soleil ou font un bisou à leur appareil photo. Tout juste si elles ne montrent pas leur string dépassant du jean de contrefaçon.


Machinalement, professionnellement sans doute, Patrick avait sorti un minibloc de son imper et prenait des notes.


- Je pense honnêtement que sur ce genre de site il ne faut pas mettre de photos car la conquête est rude, et de nombreuses hyènes sont en course pour atteindre leur but. Bien souvent, elles mentent sur leur situation géographique, histoire de brouiller les pistes.

Au départ, on commence avec un casier vierge. Lorsqu’on navigue sur le site, les informations et statistiques de base nous suivent et s'actualisent en temps réel. Ainsi, quatre fenêtres nous rappellent l'état de la situation : « dernier mail reçu », « dernier contact chat », « dernière visite reçue » et « dernier flash reçu ». Avec la trombine de son auteur. J'ai eu mon premier « flash » le deuxième jour : belledu34_25, de Castelnau-le-Lez. Plutôt pas mal. Pas vraiment mon genre, mais enfin… Un je-ne-sais-quoi malsain. Comme si elle forçait son sourire pendant qu'on lui sectionnait le gros orteil. Blonde. 30 ans. 1,68 m pour 60 kilos. « kesk tu ve savoir sur moi di moi je te répondré » concluait-elle dans son message. Lâchement, je mis fin à notre idylle en ne répondant pas.

- Eh bien, fit Patrick. Tu n’as jamais tiré un lot intéressant ? Quelque chose de solide ?

- Attends. Tu sais bien que j’ai fini par conclure avec celle qui maintenant me rend heureux depuis deux ans, mais auparavant, il a fallu franchir tous les obstacles. Dis-toi bien que la bonne prise, elle est au bout. D’abord, tu dois sauter les haies comme à Saint-Cloud. Donc, je continue…

Chaque soir, je devais lever le filet à papillons pour attraper toutes les emotes MSN en forme de bisous qui faisaient « smack ! » sur mon écran de PC. De ma vie, je n’avais jamais connu autant de manifestations d'affection. C'était donc vrai ! La légende Meetac se transformait en réalité. Même pas une semaine d’inscription et j’étais déjà quasi-maqué.

Ainsi, un soir, je suis tombé sur une sympa. Elle habitait Sète et avait 31 ans. Une seule photo sur son profil et semblait pas mal. De jolies fesses, a priori, même si sur la photo elle était assise. On s’est donné rendez-vous le samedi suivant au Cristal Bar, à côté des Halles, à 18 heures. Elle était secrétaire pour un concessionnaire Toyota et terminait à 17 h 30. Dans ma naïveté de novice, avec la candeur d'un petit porcelet ému à qui l’on donnait des épluchures de patates à manger, j’allais connaître là ma première expérience de sentiment amoureux virtuel.

On avait passé la semaine à chatter à toutes heures. Toutes les secrétaires célibataires de France chattent sur MSN pendant leur boulot, c'est un fait avéré, dit-il sur un ton de conspirateur, et on s’était téléphoné durant des heures. Lorsqu'elle est arrivée au rendez-vous, je dois dire que j'ai été instantanément déçu par son physique. J'avais fantasmé autre chose. Ce qui ne m'empêchait pourtant pas de l'embrasser au bout de quelques minutes, comme pour me libérer de toute la pression accumulée durant toutes ces conversations. Et parce que j'avais envie d’elle, aussi… À la fin du week-end qu'on avait passé à faire l'amour, comme des cochons malades dans son clic-clac Conforama ouvert pour l'occasion, je me suis rendu à l'évidence, qu'en fait, je ne pouvais rien envisager avec elle et que je tomberais encore moins amoureux. Elle était moins bien que sur sa photo. Nettement. Bref, elle ne ressemblait pas à sa photo. Elle a compris que mon enthousiasme avait fondu en même temps que le virtuel avait laissé la place au monde réel.

- Donc, uniquement des filles qui recherchent des sensations, aucune qui voudrait un homme sérieux pour fonder une famille…

- Attends, j’y arrive. Il y a tout de même des femmes normales qui cherchent le prince charmant sur Meetac, la machine à fantasmes. Mauvais temps pour les moches ou même les physiques moyens. Les lois du marché appliquées aux relations amoureuses. Meetac est une jungle sans pitié où s'opère une sélection naturelle. Même les boudins sont difficiles. Et les canons vouées à la frustration et l'insatisfaction chronique. J'en ai croisé une, comme ça, Inès. Une vraie princesse. Un soir que je traînais sur le site, elle m'a contacté par chat. Après les préliminaires d'usage, permettant de se rendre compte qu'on était sur une longueur d'onde similaire, on est naturellement passé sur MSN où j'ai pu découvrir, ébahi, son identité visuelle. 36 ans, un mélange de Claudia Cardinale à l'époque des Pétroleuses et d'Isabelle Adjani dans le remake de Nosferatu par Werner Herzog. Avec les nichons de la première et la bouche de la seconde, si tu vois ce que je veux dire. Une pure beauté. Eh oui, mais elle voulait cinq enfants… Je n'eus de ses nouvelles qu'une seule fois, la croisant par hasard à la FNAC, au rayon livres d'art, un an plus tard.


V


Comment écouter de tels témoignages et ne pas en repartir dubitatif, un goût de déception et d’amertume dans la bouche ?

Patrick avait bien compris que Meetac n’était qu’un supermarché de rencontres, et pourtant, il n’allait pas se décourager ni rebrousser chemin dans ses intentions.


C’est donc après s’être servi un double whisky, un soir où la pluie tombait le long des volets, qu’il frappa à la porte de Meetac. Consciencieusement, il remplit toutes les infos sans tricher et arriva le grand moment de réfléchir au nom du pseudo. Ses voyages quotidiens en tram lui avaient permis de trouver le temps pour un choix stratégique qui allait peut-être bouleverser sa vie. Attention, on ne plaisante pas ! Le pseudo, c’est la vitrine, le reflet de ce que l’on est et qui ne doit pas porter à confusion.


Hors de question que Patrick Nimal soit identifié par « soleil_tendre », « pat_le_millionnaire » ou encore « patrick2744 ». Il était tombé d’accord avec lui-même pour « pasencor », un pseudo libre qu’il trouvait masculin et, finalement, en adéquation avec sa recherche.


Il jeta un œil sur la brochette des femmes dernièrement inscrites. Certaines avaient placé leur photo, d’autres non. Les profils n’étaient pas tristes :

« J’aimerais que mon océan rejoigne ton océan et qu’ils forment une lagune… “Le verbe aimer est difficile à conjuguer : son passé n’est pas simple, son présent n’est qu’indicatif, et son futur est toujours conditionnel”. Jean Cocteau. »

« Aimer, c’est voler si haut que j’aimerais toucher les ailes des oiseaux avec toi… »

« Je recherche avant tout à rencontrer de sympathiques personnes et plus si infinités… »

« Très jolie, formes avantageuses, ayant de la conversation. Je suis prête à abandonner mon petit chez-moi de célibataire pour envahir ton château qui cachera nos amours chevaleresques »

« Petit cœur meurtri cherche grand cœur prêt à faire toutes les réparations nécessaires… »

« Je suis indépendante, libérée et j’ai une très bonne situation, donc je ne cherche pas à me faire entretenir. Je cherche à me faire des amis car mes horaires ne me permettent pas de rencontrer beaucoup de gens, mais quelques week-ends restent encore libres de toute obligation sur l’agenda de l’amour… »

« Comment me résumé avec des mots ? L’être humain est bien trop complexe. Je te laisse me découvrir au fil de nos discussions. Pour les hommes qui ne veule pas d’histoire sérieuse, passer votre chemin. »


Voilà un bon résumé de la prose française, se dit-il. Il se sentait comme un gosse dans un magasin de jouets et s’amusait comme un fou. Dans la vie normale, se renseigner ouvertement sur tout, paraissait profondément indélicat. Mais sur le Net, on cible son partenaire comme on choisirait sa pizza : la pâte plutôt comme ci, la garniture plutôt comme ça... Oui, mais il se devait, lui aussi, d’exprimer ses désirs, et surtout de trouver la formule vendeuse, la phrase d’accroche qui allait faire tilt… Il prit son bloc et avala une grande gorgée de Johnny Walker.


« Avec moi, pas de risque de soirées « pantoufles - télé ». Je n'ai pas la télé. Pour moi, le verre est toujours plein. Pas à moitié. J'aime les possibilités de la vie. Même des fois y’en a trop, et on ne peut pas tout faire. Là, je n'ai pas le temps de rester chez moi : il y a mieux à faire dehors. »

Non !


« On dit que je présente bien, ce dont je doute. Parce que ma tête au lever du soleil, j'aime moyen... J'ai fait de longues études d'intello, et peux tenir une belle conversation pleine de sens. Comme ça manquait d'action, j'ai fait d'autres choses, jusqu'à monter une association de bénévolat. Et j'ai repris des études, histoire d'être encore plus compétent. Plus cool aussi, plus en confiance. »

Non !


« Dans les relations, c'est comme pour le travail : je ne peux être indifférent. Et j'ai envie de m'engager encore plus qu'avant. Je suis fidèle en amitié, en amour, en politique. Partout. Je ne trahis jamais ceux en qui je crois. Je veux des enfants, bientôt. Je suis bien dans ma peau, sans pour autant croire que je suis le centre du monde. Ah, les petites annonces, c'est surtout pour élargir le cercle de mes amies ! Et plus si affinités. »

Non !


« Je suis quelqu'un de très engagé. Cela se retrouve dans mes activités pros. Et dans mes relations perso aussi. Justement, je cherche celle qui saura faire vibrer mon cœur, et mon cerveau. Une femme qui sera sur la même longueur d'onde que moi, et qui soit ouverte, heureuse de vivre, pleine d'envies et de dynamisme. Petit point : je désire avoir des enfants bientôt, mais faisons connaissance avant tout de même. »

Non !


La corbeille à papier se remplissait. La critique est aisée mais l’art est difficile, pensa-t-il… Non, allez, une formule simple :

« Homme, 40 ans, recherche jeune femme pour relation sérieuse appréciant l’humour et la vie. »

Il avait envie d’ajouter à son profil : « Bien, sous tous rapports » , mais il sourit et ne le fit pas. Voilà. Un clic de souris, et hop ! c’était enregistré.


Les semaines et les mois passèrent. Mais… Rien…


Pour être objectif, cette expérience de rencontres sur Internet n’avait pas été menée avec toute la rigueur qu’elle aurait requise. Au début de son inscription, comme par hasard, Patrick s’était retrouvé dans un état qu’il n’avait pas connu depuis très longtemps : son cœur avait commencé à battre pour une femme rencontrée récemment dans son cadre professionnel. Une attachée de presse à la Chambre de Commerce, pour être précis. Bref, Il n’était pas suffisamment concentré sur Meetac, et, à vrai dire, il n’osait guère prendre les devants et contacter les femmes inscrites sur le site. C’était curieux, il lui semblait avoir encore davantage de difficultés à aborder les filles ici qu’en vrai. Et pourtant, l’exemple de la voyageuse du vendredi démentait cette impression. Il continuait de l’apercevoir régulièrement, mais dès que leurs regards se croisaient, l’un comme l’autre détournait les yeux.


En fait, il avait conscience que si, sur Meetac, on pouvait contacter des femmes, une multitude de femmes, il courait autant de risques de se prendre des râteaux. Un mot qu’il avait découvert et dont il était allé chercher la signification sur Google : « Un râteau désigne un évincement qui conclut lamentablement un processus de séduction ».

Un râteau dans la rue ou dans un bar, c’était un seul râteau. Des tas de râteaux sur Meetac, cela signifiait une rafale portée à bout portant à l’amour-propre.


Donc, cette première période d’inscription avait duré trois mois. Il était resté passif et bien entendu, aucune fille n’était venue le contacter. Entre-temps, l’attachée de presse qui lui plaisait beaucoup lui avait mis un râteau. Celui-là avait été très douloureux car il avait commis l’erreur d’en tomber amoureux avant même d’essayer de savoir si quelque chose était possible entre eux, et, dans l’intervalle, ils étaient devenus copains…


Cette nouvelle épreuve l’avait mis complètement à plat et avait déclenché une dépression latente. Elle était prête à surgir car, dès le début de la relation, il avait remarqué que cette femme n’envisageait rien de plus avec lui, mais il avait refusé de l’admettre et cette information avait été inconsciemment filtrée par son esprit amoureux.


Résultat des courses, Patrick disposait d’un certain nombre d’éléments pour poursuivre l’écriture des articles qui semblaient passionner ses lecteurs, mais, lui-même, se retrouvait à la case départ. Pourtant, il avait lu, sur « Libération », que près de six millions de Français se cherchaient sur Meetac. Dur dur.


À son tour, il enchaînait les expériences. Mais pour le moment, uniquement virtuelles. Une fois, il avait été convié à une soirée thématique organisée par le site. Une soirée Meetac live. Il s’agissait de se rencontrer sur un temps limité. Le principe n’était pas mauvais : on n’était pas obligé de rester jusqu’au bout de la nuit. Mais là encore, la bonne idée avait son revers. Il s’agissait en fait d’expédier l’entretien en quelques minutes. On peut choisir des langoustines rapidement, en fonction de l’œil de l’animal et de sa rigidité. Mais une femme… Difficilement comparable… Refroidissant, même pour le plus romantique des romantiques. Et comme il n’y avait que des inconnus dans le bar, on se permettait des regards et des commentaires acerbes et parfois durs. Peut-être pour se rassurer soi-même sur ses capacités à plaire et séduire…


Un vendredi soir, il avait de nouveau voyagé dans la même rame que la belle inconnue. Tant pis pour Rodolphe. Il boirait le pastis sans lui. Patrick sortit son portable de sa poche et l’appela. Il aurait du retard, ils se reverraient lundi. Chez lui, personne ne l’attendait plus depuis longtemps. Il venait de prendre la décision d’en connaître davantage sur la voyageuse du vendredi. Au moins son adresse. Peut-être son nom. Vivait-elle seule ? Il aurait tellement voulu avoir le courage de l’aborder… oui, mais quoi lui dire ? Elle ne resterait pas debout, il aurait pu s’asseoir à côté et tenter quelques paroles. Lui parler du temps, du monde à cette heure-ci, c’était nul. Pire encore : lui demander si elle habitait chez ses parents. Il sourit.

À la station Bel Air, il descendit discrètement du tram et, à distance raisonnable, lui emboîta le pas. Une voiture n’allait-elle pas l’attendre ? Non. Elle marchait devant lui d’un pas rapide. Une jolie silhouette, une démarche souple et décidée. Il avait plu et elle évitait les flaques. Une bonne odeur flottait dès qu’il passait devant un petit jardin. Une odeur de terre, telle qu’il la respirait autrefois, quand il allait en vacances à la campagne chez son grand-père.


L’inconnue venait de sortir un parapluie de son sac. Quelques gouttes commençaient à tomber. Elle traversa la route et emprunta une petite rue. Patrick attendit quelques instants car elle était déserte. Même de loin, il appréciait le mouvement de sa belle chevelure blonde qui dansait à chacun de ses pas. Elle referma le parapluie et entra dans un petit immeuble.

Il s’agissait de patienter quelques minutes. Sans doute allait-elle relever le courrier. L’immeuble était entre deux âges. Simple, avec quelques arbustes et un massif de rosiers qui encadrait la porte vitrée. Patrick leva la tête. Personne sur les terrasses. Il poussa la porte et découvrit l’entrée. Un hall comme il en existe des milliers, avec cage d’escalier et ascenseur. Il alla vérifier si le numéro de l’étage était affiché. Oui, le chiffre 3 indiquait que la cabine était arrêtée au 3e étage. Intéressant, mais l’avait-elle empruntée ? Elle pouvait être montée au 1er à pied ou même habiter au rez-de-chaussée… Il se dirigea vers les six boîtes aux lettres et lut huit noms différents, deux couples n’étant pas mariés. Au 1er, il lut : « Nicole Baranger ». Était-ce elle ? Au 3e, étaient indiqués un nom espagnol et en face des prénoms anciens. Dans l’inconnu, désormais, il l’appellerait Nicole.


VI


Max n’avait pas repiqué de crise. Le groupe des journalistes avait été secoué et chacun activait ses méninges. Pour sa part, Patrick était en contact avec un ami de Rodolphe qui faisait partie des dirigeants du club de foot de Vaulx-en-Velin. Il avait pu l’introduire à plusieurs réunions et lui faire découvrir la face cachée des préparatifs avant match. Des reportages intéressants qui entraient dans le cadre des objectifs.


Il n’en avait pas pour autant délaissé Meetac, bien au contraire. Un matin, après avoir jeté un œil sur les derniers inscrits, il prit une grande décision, celle d’ajouter sa photo au profil. Il avait demandé à Marie-Christine de le photographier à sa place de travail, avec comme prétexte de vouloir faire plaisir à sa mère qui lui réclamait des photos depuis longtemps.


- Tu me prends plus ou moins près, avait-il exigé.


Elle était mignonne cette Marie-Christine, pensa-t-il, en la voyant se contorsionner pour réaliser la photo du siècle. Des cheveux châtain clair, pratiquement blonds qui brillaient comme dans les pubs d’avant 20 h, des yeux qui ressortaient grâce à un maquillage prononcé des cils, un rouge à lèvres qui demandait à être goûté, une mini-jupe noire et un tee-shirt qui semblait trop étroit pour contenir une poitrine des plus fermes.


Il avait donc placé sur le site une photo où il se montrait sérieux mais avec un regard qui paraissait plein de désir. Sans doute l’influence de Marie-Christine qui l’avait photographié accroupie. En plus, il s’était permis de légèrement la modifier avec un logiciel, pour lui donner un côté davantage artistique. Son visage se fondait dans un décor sombre, le rendant plus mystérieux.


C’est alors que le miracle se produisit. L’explosion du compteur. Plus de 200 visites et 100 flashs en une seule semaine. Ingérable. Dès qu’il se connectait, les Meetacgirls lui lançaient par douzaine des messages chat, ce qui avait pour conséquence de ralentir l’ordi, puis de le planter et mettre Patrick dans une rage folle. Mais bon, le succès était là.


Un succès tel, qu’il n’avait plus une minute à lui. Ses soirées étant réservées exclusivement à répondre aux e-mails et chatter en direct, analysant, comparant, disséquant chaque profil. Comme la vie était compliquée ! Les femmes surtout, pensait-il. Et lorsque, le soir, il n’ouvrait pas « l’Équipe », préférant reluquer toutes les saintes-nitouches du tram, ballottées au fil des démarrages et des caprices des freins, il se dit que derrière toutes ces femmes au regard fermé, l’esprit dans le vide, indifférentes aux hommes normaux en recherche d’affection, se cachaient des hyènes anesthésiées par leur obligation d’aller alimenter leur compte en banque. Il était persuadé que dès la dernière bouchée du gosse engloutie et le murmure du lave-vaisselle en route, tous ces beaux visages au regard éteint allaient s’éveiller et s’émoustiller devant leur écran…


Il multipliait les contacts et se préparait à bloquer ses week-ends. Le moment des vraies entrevues approchait. Il allait devoir gérer. Et cette perspective l’inquiétait un peu.

Passer du virtuel au réel n'était pas chose aisée. On lui avait dit à maintes reprises. Beaucoup de femmes et d'hommes s’étaient sentis trahis, ou avaient ressenti un profond sentiment de déception en rencontrant, dans la vie réelle, leur amour virtuel.


Sur Internet, l'approche de l'autre se passait de façon inverse à la normale : on parlait de sentiments et de passions avant même de s’être rencontré. Ainsi, le risque était-il de s'enflammer bien plus vite que dans la vie réelle, et de ressentir une osmose artificielle. Au contact de ces bribes de l'autre, inconsciemment, on se mettait à projeter ses propres fantasmes, jusqu'à en faire l'être parfait. Après tout, n’avons-nous jamais rêvé de le rencontrer cet être parfait ?


En général, c'est lorsque la rencontre dans la vraie vie se fait que les protagonistes tombent de haut. Bien souvent, la personne ne ressemble en rien à celle, construite dans sa propre imagination, même avec une photo pour support. La sonorité de la voix est très importante, mais aussi le ton, l'odeur, la corpulence. On découvre un être parfaitement inconnu, alors qu’on pensait être en osmose complète. Tout cela, Patrick le savait. Oui, mais, quand on est confronté au réel, quand c’est soi-même l’acteur…


La première piste sérieuse, c’est Séverine qui lui fournit. Un pseudo à la noix : « Babybelle », qui lui rappelait ses goûters d’antan et lui faisait penser à une motte de beurre. De plus, sa fiche ne correspondait pas à ce qu’il attendait d’une femme avec laquelle il aurait aimé refaire sa vie. Mais elle était sympa avec beaucoup d’humour et sans a priori. Une femme comme on aimerait en avoir lorsqu’on va au café retrouver les copains et qu’elle vous accompagne, sagement assise à côté de vous sans poser de questions. Ils avaient rapidement sympathisé. Le problème : elle ne donnait plus son numéro de téléphone, s’étant fait harceler de longs mois par un guignol qui n’avait pas accepté que Babybelle refuse de l’accompagner durant ses vacances au Maroc. De ce fait, lors de leur premier rendez-vous, excepté sa photo qu’il avait apprise par cœur, il ne possédait rien d’autre. Ne pas pouvoir la joindre sur son portable constituait un manque que beaucoup d’internautes expérimentés n’auraient pas accepté. On lui avait dit et répété : L’une des règles essentielles : ne jamais se rendre à une première rencontre sans le numéro de téléphone en poche.


Bref, elle était venue. Patrick lui avait fixé rendez-vous sur les bords de la Saône, une petite auberge discrète comme il en existe à Anse, tout près du Château Saint Bernard, cher à Utrillo. Le premier coup d’œil fut déterminant : le rêve s’écroulait. Elle ressemblait pourtant bien à la photo du site. Très brune, elle avait dû passer deux heures à se maquiller. Sa tenue était plus printanière. Des sandalettes pieds nus soulignaient la finesse de ses pieds et permettaient de mettre en valeur ses chevilles. Les lacets de cuir montaient le long de ses mollets et en accentuaient le galbe. Une jupette plissée bleu ciel arrivant à mi-cuisse dégageait ses jolies jambes et soulignait des hanches qui ne demandaient qu’à être prises. Enfin, un petit pull blanc à léger décolleté achevait le tableau.


Rodolphe avait raison : la réalité dépassait parfois la fiction. On ne pouvait pas dire qu’elle n’était pas mignonne, elle l’était, même appétissante, mais pour Patrick, ce physique ne correspondait pas à ce qu’il attendait. Il y avait comme un truc qui coinçait. Alors la comparer à Claire, il n’en était pas question. La pauvre se retournerait dans sa tombe. Quant à la voyageuse du vendredi, elle avait une classe, une délicatesse, une pureté sur son visage que Séverine n’aurait jamais, même en s’habillant différemment.


Directrice d’une agence immobilière, qu’elle était. Patrick n’avait pas vérifié mais il l’aurait mieux vue dans une agence matrimoniale. Quoique, les temps devenant de plus en plus difficiles, il s’agissait d’accrocher le client si l’on voulait vendre des appartements, et une visite guidée par Babybelle ne devait pas manquer de saveur.


Elle avait été conquise par l’ambiance du caboulot, et c’est avec un sourire gourmand et des yeux qui clignotaient comme des ampoules qui vont griller, qu’elle commanda comme lui les spécialités de la maison : les grenouilles sautées au beurre puis la petite friture persillée. Lorsque Patrick assista au massacre des cuisses de grenouilles accompagné de bruits insolites, dès qu’elle les portait en bouche, il comprit qu’il ne pourrait jamais l’inviter dans un relais étoilé. Les suçons qui montaient haut en gamme et les gargouillis qui s’en suivaient lui rappelaient étrangement les repas de Bérurier lors de ses lectures des San Antonio. Effectivement, la fiche Meetac n’indiquait pas tout ça. Par contre, les lecteurs du « Lyonnais » allaient avoir droit à la description des petits batraciens.


Il fut frappé aussi en constatant que Séverine n’arrêtait pas de trembler. Était-elle intimidée ? Sans doute, car elle ne cessait de s’excuser. Pourtant le lieu était décontracté, convivial, et lui-même avait revêtu une tenue sport tout à fait ordinaire. Peut-être était-elle plus habituée aux soirées Mac-Do et à la cafétéria Auchan. En revanche, elle parlait beaucoup et ne semblait pas farouche pour le « body contact ». Mais il n’était pas intéressé, craignant alors de mettre son doigt, si l’on peut dire, dans un engrenage dont il aurait eu toutes les peines du monde à se défaire. Il lui dit, préférant jouer la carte de la vérité plutôt que celle de la brosse à reluire. Elle resta bloquée sur un goujon frit, surprise sans doute, que pour la première fois, elle ne pourrait pas digérer un si bon repas entre deux draps.


Elle était pourtant sympa, et Patrick lui souhaita, du fond du cœur, de trouver chaussure à son pied.


En y réfléchissant bien, il n’avait pas eu l’impression de perdre son temps. Ce premier contact visuel lui avait été profitable. Il s’était rendu compte par lui-même que la photo ne reflétait pas forcément la réalité, et que s’il avait posé une multitude de questions, lors de ses soirées avec Babybelle, aucune réponse ne lui avait jamais décrit la tenue qu’elle porterait pour leur première entrevue, ni comment elle dégusterait ses cuisses de grenouilles.

Néanmoins, il aurait dû avoir la puce à l’oreille, le jour où ils voulaient chercher ensemble une marque de parfum sur le Net et qu’elle envisageait d’utiliser « Gougol »…


Le lendemain au bureau, alors qu’il réfléchissait aux termes à utiliser pour décrire une nouvelle société qui allait s’implanter et proposer une méthode révolutionnaire pour livrer des déjeuners sur les lieux de travail, il leva les yeux et regarda passer Marie-Christine. Elle aussi, avait le mollet alerte et la croupe délicate, mais son déhanchement n’avait rien de provocateur et on aurait pu qualifier d’un tantinet mignon cette façon qu’elle avait de fermer les genoux tout en marchant avec ses escarpins à la façon des mannequins de Jean-Paul Gaultier.


Quelques jours plus tard, il comprit qu’elle n’allait pas bien. Son maquillage demeurait inchangé, et elle portait des vêtements toujours aussi sexy, mais elle n’avait plus son sourire provocant ni son allure aguicheuse. Elle tournait autour de lui comme à l’accoutumée, avec ses pages blanches dépassant des dossiers, mais ses cheveux étaient légèrement en bataille et de nouvelles rides étaient apparues sur son front. C’est à la machine à café, après le déjeuner, et alors qu’ils étaient seuls, qu’elle lui avoua avoir rompu avec son petit ami. La relation s’était aseptisée ces derniers mois pour ne devenir plus qu’un simple train-train. Elle qui, au demeurant, était une passionnée, ne pouvait se contenter d’une routine de mère de famille BCBG.


- Fais comme moi, redeviens célibataire, lui avait-il préconisé en riant. Tu verras combien retrouver la liberté a du bon. Profite de la vie ! Une jolie femme comme toi a tout l’avenir devant elle.

- L’avenir, l’avenir… à condition de partir régulièrement en thalasso et d’avoir de bons tuteurs… avait-elle répondu en joignant un coup d’œil à ses paroles.

- Des tuteurs ? Ah bon ? J’avais pas remarqué.


Rares étaient les fois où Patrick avait pu la surprendre. Elle avait, en effet, une répartie qui bloquait un peu les tentatives de ses collègues à vouloir la mettre en difficulté par des taquineries de plus ou moins bon goût.


VII


Les aventures virtuelles se poursuivaient. Enfin, les contacts et les chats sur MSN. La liste des profils continuait de s’allonger et Patrick prit conscience que le monde des célibataires ou des cœurs à prendre était vraiment très important. D’ailleurs, restait-il encore des gens qui vivaient véritablement en couples traditionnels ? Peut-être oui, les retraités, bien trop occupés à s’étriper à longueur de journée.

Il avait ouvert un fichier et prenait des notes. Le choix était trop vaste et ses soirées trop courtes pour avoir le loisir d’entamer des conversations avec toutes celles qui s’intéressaient à lui. Il avait décidé, pour s’en sortir, de procéder par élimination.


Au fil de ses contacts internet, il se rendit compte de la présence d’une population très représentée, celle des institutrices. Il se dit que, finalement, le phénomène était logique. Les instits ont du temps libre et, lorsqu’elles sont célibataires et que leurs collègues masculins ont le sex-appeal d’un iguane incontinent, elles ne sont pas dans un contexte social leur permettant de rencontrer le mâle au regard de braise pour alimenter leurs fantasmes torrides. Elles s’ennuient souvent à mourir. Marre de ne pas pouvoir profiter de leur énorme temps disponible pour des activités de couple. Et quoi qu’en disent les porteuses de banderoles, elles ne risquent pas de voir leur job remis en question par une délocalisation en Chine ou une OPA agressive d’un lobby de retraités de Miami. Ça leur laisse donc du temps pour chatter dès que la cloche de 17 h a sonné. Même que si elles le pouvaient, elles se connecteraient sur Meetac pendant que leurs chers petits planchent sur la conjugaison des verbes du troisième groupe au plus-que-parfait.


Il avait donc lié connaissance avec une certaine Ninette, institutrice à ses heures, qui avait le langage délicat et la précision d’un métronome. Un régal de correspondre avec elle car il pouvait l’intercaler entre la cuisson de ses œufs durs et le journal de 20 h. Une jeune femme privée d’amour et qui devait s’occuper de sa vieille tante malade. Elle avait besoin de mots doux, voire assez chauds, de telle sorte qu’elle pouvait rester chez elle, tout en profitant des jolies phrases d’un homme et de ses désirs érotiques.


Patrick avait ressenti une certaine compassion et lui avait proposé une rencontre un dimanche où elle pourrait se rendre libre. La date était choisie, assez lointaine. Même trop lointaine pour patienter sagement avant de se retrouver les yeux mi-clos entre les bras d’un homme viril. Croyant lui faire plaisir, elle lui avait proposé, sans plus tarder, de lui adresser sa petite culotte, qui serait l’avant-goût d’un moment intime des plus fougueux. Patrick avait été surpris d’une pareille proposition et n’avait pas apprécié à sa juste mesure, sans doute, l’aubaine d’un tel cadeau. Il avait donc décliné l’offre, prétextant son absence pour réceptionner les colis, et mis entre parenthèses la partie de jambes en l’air qui promettait d’être torride.


Corinne était bien plus réservée. Presque bourgeoise de Province, aussi faisait-il attention à ses propos. Il riait beaucoup moins qu’avec Ninette, mais c’était sans doute le prix à payer pour une rencontre sérieuse. En plus, il lui écrivait dans le noir pour la simple raison qu’elle ne voulait pas montrer son visage. Patrick s’en était étonné, et Corinne avait argumenté qu’une photo pouvait dérouter le principal objectif de la rencontre. Elle lui avait garanti que son entourage la trouvait très agréable, qu’elle était brune aux cheveux longs et ondulés, les yeux bleus, maquillée au minimum, et qu’on lui prêtait un sourire des plus lumineux. Lui-même s’était rendu compte de la bonne éducation de cette internaute qui avait subi, semblait-il, plusieurs échecs sentimentaux. Elle était douce, compréhensive et s’intéressait à de nombreux loisirs culturels.


Après plusieurs conversations téléphoniques, où il avait pu apprécier sa voix, une voix chaude avec une pointe d’accent du sud-ouest, il lui donna rendez-vous. C’était pour lui, marcher un peu à reculons, car rencontrer une femme dont on ne connaît rien du physique, consistait à ouvrir la bouche sans savoir ce qui allait tomber dedans. Elle avait accepté l’invitation, il s’agissait maintenant d’assumer.


Au téléphone, il avait désiré se montrer un peu détaché en ne lui proposant pas de se rendre lui-même à Chambéry où elle demeurait, mais à mi-chemin. Cela l’obligerait à consentir le même effort. Ils avaient donc convenu de faire connaissance à La Tour-du-Pin, un bourg sans surprise, où il ne serait pas nécessaire de demander son chemin. Ce serait en début d’après-midi, juste après la fermeture du marché, sans lieu précis, mais sur la place principale.


Il faisait beau, le soleil enveloppait le vaste jardin public, les forains terminaient leur rangement. Tout de suite, il la vit. Ils avaient convenu qu’elle tiendrait « l’Express » à la main. Elle l’attendait, assise derrière une petite table métallique, à la terrasse de la grande brasserie. Elle avait dû le reconnaître de loin car elle arborait le très joli sourire dont elle s’était vantée. Une belle femme, avec beaucoup de classe, mais qui ne se leva pas à l’arrivée de Patrick pour la simple raison… qu’elle était dans un fauteuil roulant électrique… Paralysée…


- Un accident, un soir où je roulais trop vite, se justifia-t-elle.


Il essaya de ne pas montrer son trouble, mais Corinne était bien trop habituée à scruter les visages pour ne pas apercevoir le sursaut de ses interlocuteurs non avertis.


- Je serais venu tout de même, essaya-t-il de placer de façon convaincante.

- Pas sûr, répondit-elle. Tu sais, je suis habituée. Pendant longtemps, sur Meetac, je plaçais ma photo et je faisais part de mon handicap. Mais je ne recevais jamais de messages, encore moins de flashs. J’ai donc décidé de tenter ma chance autrement. On verrait bien.


Patrick s’était efforcé de ne pas se départir de son beau sourire, et posa son blazer sur le dossier de la chaise avant de s’asseoir.


- Tu as un très joli foulard, lui dit-elle, appréciant la soie aux dessins gris et verts assortis à la couleur de ses yeux et qui plongeait dans sa chemise noire.

- Merci, tu es toute en beauté toi aussi, et conforme à tes descriptions.


Durant les deux heures où ils restèrent ensemble, Patrick put apprécier les qualités de cette femme de grande classe, déployant beaucoup de charme, pleine d’humour de bon goût, une répartie intelligente, cultivée comme il aimait.

Après la portion de tarte aux prunes et le café, il lui proposa de l’emmener faire un petit tour, ce qui leur permit de découvrir la rue principale, la place de la mairie et celle de l’église. En fait, pas grand-chose à voir. De plus, elle voulait rentrer tôt. Mais ces deux heures avaient été suffisantes pour faire connaissance.


Patrick était sceptique, Carole aussi mais aucun des deux ne voulait le montrer. Il lui proposa de la revoir le dimanche suivant. Ce serait au bord du lac et pour déjeuner. Cela se réalisa, et le moment fut encore des plus agréables. Quelques textos et, le jeudi soir, il décrocha le téléphone pour prendre de ses nouvelles. Il tomba alors sur la messagerie qui lui dit qu’elle venait de partir en vacances…


Il restait un souvenir, du charme, et un goût d’amertume mal défini.


Max était satisfait, le chiffre du tirage remontait. Les lecteurs semblaient avoir pris plaisir aux derniers articles publiés. Sans doute se sentaient-ils davantage concernés. Marie-Christine avait trouvé des sujets très appréciés des femmes. Entre autres, elle relatait les expériences de certaines dans le domaine de la chirurgie esthétique. Elle-même avait consulté car, si elle affectionnait encore sa poitrine bien ferme, elle se désespérait chaque fois qu’elle regardait ses fesses dans le miroir de sa salle de bain. Elle les trouvait plus larges et plus affaissées. Le chirurgien pouvait y remédier mais elle devait encore réfléchir. Ses angoisses, ses hésitations, les lectrices les partageaient. Le journal devenait de plus en plus, leur journal intime.

Elle avait retrouvé la forme, à défaut des formes qu’elle aurait préférées, et était redevenue le rayon de soleil de la Rédaction. Patrick avait même l’impression qu’elle lui faisait les yeux doux. Difficile d’en être persuadé, ses yeux de biche en émoi par nature ayant dérouté bon nombre de travailleurs de leurs pensées laborieuses.


Un vendredi soir de cette fin de printemps, alors que le tram de la ligne T3 venait de charger son lot de travailleurs qui rentraient chez eux, après une semaine bien remplie, Patrick était arrivé au moment de la fermeture des portes. Le compartiment était bondé et il était inutile de penser à remonter le courant jusqu’à une place assise, d’évidence inexistante depuis longtemps. Il se cramponna à l’une des barres chromées et n’eut que le temps de placer son pied en arrière pour se maintenir debout au moment du démarrage. À quelque distance, Nicole était accrochée à une autre barre. Peut-être ne l’avait-elle pas vu : elle observait, à proximité, un bébé dans les bras de sa maman. Leurs regards ne se croisèrent qu’au troisième arrêt. Elle portait une veste de cuir bleue, mais Patrick ne le remarqua pas, bien trop occupé à regarder ce trop joli minois. Ses cheveux semblaient encore plus blonds qu’à l’accoutumée, et son petit nez, légèrement retroussé lui donnait un air d’étudiante rentrant de la fac. Comme elle était mignonne ! Il aurait eu envie, tout de suite, de l’embrasser. Doucement, tout doucement. Elle semblait fragile et il aurait tant souhaité en prendre soin.


Elle le regarda et, cette fois, il ne baissa pas les yeux. Il esquissa un sourire et remua les lèvres pour un bonjour discret. Surprise ! Elle lui sourit et lui renvoya son bonjour. Avait-il rougi ? Quoi qu’il en soit, ses yeux regardèrent ailleurs, et quand ils se dirigèrent de nouveau vers elle, elle descendait du tram.


Le lendemain, il ne travaillait pas, et surtout, il n’avait aucun rendez-vous. Une idée lui vint. Peu importait s’il allait perdre sa soirée, il avait envie de la guetter et de la suivre si elle venait à sortir. Tout au pire, il attendrait deux heures pour rien.

Par chance, il faisait bon. Il gara son petit 4x4 noir à bonne distance de l’immeuble de Nicole, l’avant du moteur tourné dans sa direction. Une place idéale pour surveiller l’éventuelle sortie de la voyageuse du vendredi et la prendre en filature. Patrick consulta sa montre. Il serait bientôt 19 h 30. Dommage qu’il n’était pas sûr de l’étage car il aurait observé l’éclairage des fenêtres. La radio annonçait des embouteillages sur le boulevard de ceinture. Le temps passait, la nuit était tombée depuis un moment et il pensait qu’elle ne sortirait plus, lorsqu’il la distingua. Elle était en caban et bien qu’il fît sombre, il l’identifia immédiatement. Les lampes du hall d’entrée éclairaient son visage. Elle traversa la rue et se mit en arrêt devant une voiture, tandis que, surgissant derrière elle, un homme à grandes enjambées lui avait emboîté le pas et pressait sa clé de voiture pour ouvrir les portes… Tout le plan s’écroulait.


Patrick mit le moteur en marche et laissa quelques mètres d’avance à la Golf avant de la suivre. On n’était pas dans l’action d’un film américain et il aurait pu se faire distancer ou bien être arrêté à un feu rouge. Mais il suivait la voiture sans difficulté et lorsqu’elle clignota à droite pour se garer, il la dépassa et s’arrêta plus loin. Il plaça sa voiture en partie sur le trottoir et attendit que le couple sorte en suivant la scène depuis le rétroviseur. Il descendit à son tour et regarda où ils étaient entrés… Un dancing…


Encore tout un déploiement de forces pour pas grand-chose. Il devait se rendre à l’évidence : Nicole était prise.


VIII


C’était un jour de pluie. Patrick n’était pas sorti déjeuner dans l’un des petits restaurants alentour. Il avait jeté un œil sur le menu proposé par le chef de la cafétéria et s’était laissé tenter. Le repas venait de s’achever et il remontait à son bureau quand il croisa Marie-Christine dans l’escalier. Le bruit de ses talons qui dévalaient les marches le surprit.


- Où vas-tu comme ça ?

- Chercher un sandwich ! Je suis sur un truc dont je ne peux pas décrocher.

- Reste là. Il pleut. J’y vais. Que veux-tu ?

- Heu… Une part de quiche s’ils ont encore. Et un yaourt. Sinon un sandwich jambon, avec des feuilles de salade !

- C’est comme si tu l’avais. Je te l’apporte.


En effet, l’ordinateur était au milieu d’un fatras de feuilles, de notes, de magazines ouverts qui avaient envahi le bureau.


- Voilà, ma petite reine, où veux-tu que je pose la quiche ?

- Donne-la-moi sinon je vais la perdre, répondit-elle en riant. Je t’appelle quand je vais à la machine à café. D’accord ?


Patrick pensa que le « Lyonnais » avait beaucoup de chance de compter Marie-Christine parmi ses journalistes. Elle était pure et se donnait à fond dans son travail. En plus, elle était gaie, souriante, disponible. Et jolie. Quel navet celui qui n’avait pas su l’aimer !


Ils avaient souvent l’habitude de boire le café ensemble. Pour lui c’était cappuccino, pour elle un petit café serré. Le seul moment où ils se parlaient vraiment. Leurs bureaux n’étaient qu’à une dizaine de mètres l’un de l’autre, mais un monde les séparait au niveau des sujets et de l’approche des reportages. C’est sans doute pour cela que Max les appréciait car ils se complétaient merveilleusement.


- Et si on allait dîner samedi soir ensemble ? avait-il proposé.


Elle ne s’était pas fait prier, n’avait même pas hésité à répondre :


- Oui, avec plaisir. Mais, promis, on ne parlera pas boulot ?… s’assura-t-elle avec un petit air ingénu.


Il l’attendit devant chez elle aux environs de 20 h, lui fit un baisemain qu’elle accepta en riant, et lui ouvrit la portière. Elle n’était jamais en retard et, de la part d’une femme, Patrick appréciait cette qualité supplémentaire. Elle portait un trench-coat qu’elle ouvrit dans le 4x4, découvrant une robe noire à petites franges et surtout ses magnifiques genoux. Elle n’avait pas lésiné sur la quantité de parfum et Patrick lui lança un regard qu’il aurait souhaité accompagner d’un compliment, mais elle l’arrêta dans son élan pour lui demander où ils allaient.


- C’est une surprise, répondit-il.


Elle le regarda d’un air étonné et se montra soumise. Ils s’étaient toujours considérés comme de bons copains, mais c’était la première fois qu’ils sortaient ainsi le soir, sans les collègues, et chacun s’efforçait de jouer le jeu du partenaire romantique. Marie-Christine avait dû prendre le temps de bien se dorloter tout au long de l’après-midi, car son visage présentait une peau claire, douce, et lisse. Il l’imagina dans les bulles du bain, les yeux fermés, écoutant un CD des chanteurs italiens dont elle raffolait.


Il ralentit pour chercher une place de stationnement et se dit qu’il avait beaucoup de chance : une voiture partait.


- Je ne suis jamais venue dans cette rue, lui dit-elle. Tu connais un restaurant sympa ?

- J’ai même mieux qu’un restaurant…


Patrick avait toujours aimé surprendre. Les surprises faisaient partie de ses jeux et ce n’était pas sur Internet qu’il avait la possibilité de développer ce plaisir. Il fit le tour de la voiture et l’aida à descendre, détournant légèrement le regard lorsque les longues jambes s’avancèrent vers lui.


- Non ? c’est pas possible. Tu m’amènes ici ?


Il s’agissait d’un restaurant russe qui venait d’ouvrir et dont Patrick avait lu la publicité. L’entrée était chic, sombre et chaude, entourée de grosses tentures de velours rouge. Lorsqu’ils eurent déposé leur trench au vestiaire, Marie-Christine remarqua qu’il était en veste claire et portait un nœud papillon noir.


- Tu es magnifique. En quel honneur m’invites-tu ici ? demanda-t-elle.

- Parce que je me dis que la vie passe, et lorsqu’on a la chance d’avoir à son bras une si jolie femme, on doit la gâter…

- Eh bien…


Marie-Christine qui, d’ordinaire, avait la réplique d’une actrice de boulevard, n’avait rien ajouté.


La réceptionniste poussa le lourd rideau qui masquait l’entrée de la salle et les invita à l’intérieur. Un maître d’hôtel les guida jusqu’à une petite table proche de la scène, tandis qu’une douce musique de violons berçait leur intimité. Le décor sortait de l’ordinaire : un plafond rouge sang, des lustres de verre clinquants et des murs recouverts de miroirs. Quelques tables étaient occupées par des clients d’un certain âge qui levaient leurs coupes de champagne dans une ambiance ouatée. Un serveur allumait les bougies, accentuant l’atmosphère un peu mille et une nuits.


Patrick proposa le « menu des amoureux » et tous deux trinquèrent à cette soirée qui s’annonçait merveilleuse. Alors que la salle se remplissait et qu’un tzigane accueillait les derniers hôtes au son du violon, Marie-Christine posa une question sans détour :


- Il y a quelque temps, tu m’as demandé de te photographier… Des photos pour ta mère… J’ai souri doucement. N’était-ce pas plutôt pour te placer sur un site de rencontres ?


Elle venait de lui lancer un coup d’œil et attendait sa réponse tout sourire, cachée derrière la coupe qu’elle tenait à la main. Le nœud papillon de Patrick aurait pu sauter dans la coupelle de caviar placée devant lui, si un fort élastique ne l’avait retenu.


- Heu… disons qu’il y a un peu de vrai, balbutia-t-il… Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

- Ton allure, ta façon de me demander ce service. Je te connais bien, tu sais. Et puis, une maman, généralement, si elle attend toujours des photos de sa progéniture, elle les préfère moins rigides, pas à l’intérieur d’un bureau… Ah les hommes ! Vous vous imaginez toujours être plus malins que nous…

- Quelle perspicacité !


Patrick s’efforçait de sourire, imaginant déjà la suite de la conversation… Mais elle ne plaisanta pas, contrairement à ce qu’il pouvait craindre, ne se moqua encore moins. Elle poursuivit :


- Tu sais, moi aussi, à une certaine époque, j’ai tenté ce mode de rencontres. Internet et les agences matrimoniales... Hélas, j’ai vite abandonné pour retourner vers les approches plus classiques.

- Ah bon ? Je dois dire que, personnellement, j’ai tout de même fait quelques connaissances, j’ai beaucoup parlé sur les chats, sans grand succès et… je te l’avoue… maintenant, je commence à désespérer.


Le bœuf Voronoff était délicieux. Moelleux comme ils ne connaissaient pas et accompagné de petits légumes confits, surprenants par leur originalité, rendant ce plat curieux et exquis. Sur scène, un couple de danseurs s’activait de telle sorte qu’il était facile d’imaginer qu’ils devaient se sentir fondre sous leurs vêtements plus appropriés à affronter les frimas de l’Oural. L’intensité de la musique fit taire les conversations. À la fin des applaudissements, Marie-Christine reprit :


- Eh oui, tu vois, avant de rencontrer Michel, moi aussi je suis allée sur Meetac… Une expérience intéressante mais dont je ne garde pas vraiment de bons souvenirs. Je me suis surprise moi-même par la palette de mes humeurs et de mes états d'esprit successifs. Je suis passée par toutes sortes de phases alternatives : espoir-désespoir, zénitude-angoisse, sérénité-doutes, rigolade-pleurnichage, scepticisme-confiance, joie-colère, insouciance-raisonnement à outrance... Ce qui me souciait le plus c'était de réaliser que, contrairement aux rencontres de la vie, Meetac m'avait rendue extrêmement méfiante et sceptique.

- Et… tu t’en es sortie ?

- Oui, en rencontrant Michel. Mais tu vois… Finalement pour me retrouver plus tard à la case départ. Enfin, la vie est devant nous, non ?


Elle leva son verre et regarda Patrick droit dans les yeux. L’orchestre entama une série de tangos.


- Tu m’invites ? demanda-t-elle.


Voilà bien longtemps que Patrick n’avait pas dansé et, encore moins le tango. Pourtant, il aimait la danse. La musique, par elle-même, et puis ce qu’elle représentait. Ce contact charnel autorisé à la vue de tous. Il boutonna sa veste, lui prit la main et fendit le flot des couples enlacés. Sa main gauche maintenait les doigts de sa cavalière tandis que l’autre pressait son dos. Instantanément, les cuisses s’emboîtèrent l’une dans l’autre tandis que leurs poitrines épousaient le même mouvement langoureux. Les violons et le bandonéon s’harmonisaient merveilleusement bien, les archers s’étirant longuement, permettant aux corps de prendre certaines extensions des plus agréables. De l’autre côté de la piste, on célébrait un anniversaire. Un miroir refléta le dos de Marie-Christine. Son décolleté plongeant dégageait une sensualité qui imprégnait sa main tout entière posée à plat. Un parfum de lys flottait dans l’air. Leurs poitrines se touchèrent. Il sentit son corps s’enraciner et un désir intense monter en lui alors qu’il se balançait doucement d’un pied sur l’autre. Son cœur battait la chamade. Elle s’abandonne, pensa-t-il. Ils se retrouvèrent à dessiner des huit, leurs pas enlacés s’entrecroisant comme des portes tournantes.


Puis soudain, il recula de quelques pas, dansant ceux de Marie-Christine. C’était un truc qu’il avait expérimenté quand il était jeune et qui lui revenait. Il la faisait marcher tel un chasseur paradant fièrement sa prise puis bloqua son pied. Elle passa à côté de lui, levant la jambe le long de l’intérieur de son mollet et de sa cuisse. Impossible de dire que c’étaient deux personnes qui dansaient : il n’y avait que sa poitrine à lui et ses jambes à elle. Ils se faisaient face à nouveau, le regard de l’un dominant celui de l’autre. Il fit un pas en arrière, puis un pas de côté. Deux pas vers l’avant et elle resta comme suspendue dans ses bras. L’orchestre se figea, Patrick aussi. Il approcha son visage de celui de Marie-Christine, et, avant qu’elle ne réalise, lui déposa un baiser sur la bouche.


Alors qu’ils se dirigeaient vers leur table, le musicien qui semblait être le chef de la troupe sauta de l’estrade et fit vibrer longuement les cordes de son violon. Patrick reconnut les premières notes de « Kalinka ». Il s’apprêtait à recommander du champagne lorsque Marie-Christine se pencha et lui murmura à l’oreille :


- Et si nous prenions la vodka chez moi ?…


Ses yeux scintillaient autant que toutes les bougies de la salle réunies. Patrick ne répondit pas, lui prit la main et l’embrassa en se levant.


Jamais il n’était monté chez elle. L’appartement n’était pas grand mais arrangé avec goût. L’ordre qui régnait le surprit. Il n’imaginait pas Marie-Christine aussi ordonnée, vu la pagaille qu’il avait pu constater sur son bureau. Sous les éclairages d’une intensité supérieure à celui du cabaret russe, il remarqua comme elle était belle dans cette robe qui la moulait parfaitement. Lorsqu’elle se pencha devant le bar, il lui sembla, de dos, reconnaître Marilyn Monroe dont l’image l’avait toujours fasciné. Au moins, son amie ne portait pas de perruque ! Il sourit discrètement, admiratif de son joli dos et de la croupe qui s’offrait à lui.


- Vodka, Chivas ou mon cocktail maison ?

- Un cocktail maison ? Waoooh ! Ça doit décoiffer ! De ta composition ?

- Heu… oui, et… sais-tu comment je l’ai appelé ? demanda-t-elle d’un air futé.

- Je meurs d’envie de le savoir…

- Tiens-toi bien : « le tomb-nénett »

- Alors là, tu m’épates ! s’exclama-t-il en riant. Allons-y avec le tomb-nénett !


Elle passa derrière le minibar et revint avec deux grands verres.


- Tiens ! À nos amours…


Elle avait un air coquin en s’approchant de lui…


- Hmmm, c’est délicieux, dit-il après avoir goûté. Et… peut-on connaître la recette ?

- C’est très simple. Je n’ai rien inventé : rosé de Provence frais sur un doigt de sirop de pamplemousse.

- Tu es merveilleuse, Marie-Christine. Je trouvais que tu avais un faux air de Marilyn Monroe, mais, je rectifie, tu es beaucoup mieux qu’elle.

- Assieds-toi là, tu vas voir…


Et alors que Patrick prenait place sur le large canapé de cuir jaune, elle se dirigea vers son lecteur de CD, avec un pas qu’il remarqua mal assuré.


- Écoute ça !…


Il reconnut tout de suite la musique du film « Certains l’aiment chaud », un classique qu’il avait entendu des dizaines de fois : “I Wanna Be Loved By You”. Toujours le verre à la main, elle remonta ses cheveux, jouant la vamp, se contorsionna le corps, ferma à moitié ses yeux et, mélangeant sa voix à celle de Marilyn, chanta :


- “Paah-deeedle-eedeedle-eedeedle-eedum. Poo pooo beee dooh !”

- Bravooo ! s’écria-t-il, joignant le geste à la parole.


Il pensa alors, mais ne lui dit pas, qu’il regrettait l’absence d’un ventilateur sous la moquette…


Et alors que le CD poursuivait la lecture de ses musiques américaines années 60, elle vint se blottir contre lui. Tout contre.

Ils se regardèrent quelques instants et Marie-Christine passa ses doigts dans la chevelure de son chevalier servant. En effet, Patrick tint parole : il ne lui parla pas « travail » et ne fit même pas allusion à leur job. Il était assis sur un canapé confortable auprès d’une jolie femme qui avait besoin de beaucoup de tendresse.


Contrairement aux relations qu’il avait pu nouer sur Meetac, Marie-Christine le troublait énormément. Sans doute l’Homme était-il fait pour conquérir la gent féminine dans la vie réelle et non pas virtuellement. Assis comme cela, face à face, il se rendit compte que même lors de longues conversations MSN, le désir n’était pas le même qu’à la suite d’une fréquentation traditionnelle où les sentiments se faisaient jour progressivement. Peut-être le jeu du chat et de la souris était-il plus logique de cette manière ? Bien que là, présentement, le chat n’était pas celui qu’on pouvait croire…


Il s’avança lentement et l’embrassa longuement tout en promenant ses mains sur son corps. Elle l’attira sur elle, prenant la responsabilité de ce qui allait se passer. Patrick lui cajolait les jambes, les genoux, les cuisses. Telle une petite chatte, elle se lovait sous ses caresses. Il lui retira la robe et quitta sa chemise. En quelques instants, ils se retrouvèrent nus. Les yeux fermés, elle s’abandonna complètement, et ne les rouvrit que pour chercher la chaleur de ses baisers. Patrick n’avait pas fait l’amour depuis longtemps et il était heureux de ce moment aussi intense. Il s’était mis à genoux devant le canapé et la caressait doucement. Les chevilles étaient délicates, les pieds petits, les genoux arrondis, les mollets galbés avec grâce, les cuisses surmontaient toutes ces lignes douces et fluides et elles montaient, montaient...


Instinctivement, son regard descendit à nouveau vers les jambes si parfaites et remonta vers les yeux demandeurs, en prenant le temps de regarder ce qui se trouvait entre les deux. Il sentit un trouble profond l'envahir, plus qu'un trouble, un désir, un fort désir, une envie vigoureuse. Elle posa la main sur lui. Il émit un soupir, comme un souffle de brume sur une eau calme, puis elle l’attira presque brutalement dans ses bras. L’envie était très forte, trop forte. Il se moula dans elle qui le cherchait de toutes ses forces et bientôt, contre son gré, il atteignit le sommet du plaisir dans un brusque sursaut de soulagement explosif, la laissant sidérée par l’individualisme absolu de son expérience. Se pouvait-il que Patrick soit un homme égoïste en amour ?

Alors, comme s’il se souvenait soudain de sa présence et de ses devoirs vis-à-vis d’elle, il plongea son regard dans le sien.


- Pardon, murmura-t-il, j’avais tellement envie de toi !


Il se retira un peu et effleura ses seins, comme un enfant émerveillé par un jouet tout neuf. Elle frémit sous cette caresse, et approcha instinctivement son bas ventre vers lui jusqu’à ce que son autre main effleure son centre du monde. Au bout d’un moment, ses soupirs indiquèrent qu’elle goûtait le plaisir à son tour.


Ils passèrent le reste de la nuit ensemble, dans un lit trop étroit, enlacés tendrement. Mais quand ils s’éveillèrent, l’un comme l’autre savait qu’ils ne resteraient les amants que d’une seule nuit.


IX


Patrick n’avait plus envie de traîner sur Meetac. Les déceptions s’étaient accumulées et il avait repris goût à la vraie vie. Côté travail, ses notes suffisaient amplement à rédiger plusieurs articles. Il allait pouvoir intéresser ses lecteurs et leur laisser le libre choix de décider du mode d’approche pour leurs prochaines rencontres.


Pourtant, avec Myriam, ça s'était passé tout seul : chat Meetac, MSN, ses photos, et son téléphone. Myriam avait été la bonne surprise car elle correspondait exactement à ce qu’il attendait : une jolie femme, amusante, admirative de son humour, joyeuse, sensuelle, etc. Et une nouveauté aussi car c'était la première femme de couleur avec laquelle il avait sympathisé jusqu’à lui donner rendez-vous. Elle était ouverte, sans chichis. Son origine congolaise le changeait de la peau claire de Marie-Christine. On aurait dit une princesse africaine, bien qu’elle ait toujours vécu en France. Jusqu’à présent, il n’avait jamais senti une attirance pour les femmes de couleur, mais présentement, il avait changé d’avis. Trop de qualités et de vibrations se dégageaient de Myriam pour la laisser filer. Et puis, on le sait bien, c’est avec celle qu’on attend le moins qu’on reste le plus souvent.


Ils s’étaient donc fixé rendez-vous dans un pub du centre-ville. Le courant était tout de suite passé.

Elle portait un tee-shirt clair assez moulant et une petite veste estivale. Ses cheveux mi-longs encadraient un superbe visage qui s'illumina dès qu’elle le vit. Ils restèrent longtemps à bavarder. Ils se connaissaient bien pour avoir passé bon nombre d’heures sur MSN, mais là, en se voyant vraiment, ils s’aperçurent qu’ils n’avaient pas exploité tous les sujets. Tout allait superbement bien jusqu’au moment où ils entrèrent dans le détail du mode de vie, comment ils voyaient les choses et comment pourrait se dérouler la vie de famille. Patrick était redevenu célibataire contre son gré et il avait acquis un certain nombre d’habitudes. Myriam vivait seule depuis toujours et elle avait encore l’avenir devant elle. Elle désirait plusieurs enfants et était accoutumée à partager ses week-ends, ses vacances, avec la famille. Autant de petits points de détail non abordés sur le Net mais qui avaient leur importance. Surtout pour Patrick…


S’étant promis la franchise, et se rendant compte qu’un certain nombre de critères essentiels les séparaient, ils s’avouèrent avec beaucoup de tact et d’intelligence leur perplexité. Une fois de plus, Patrick se rendit compte qu’il était passé, avec ses conversations virtuelles, à l’écart de l’essentiel.


Ils venaient de recommander chacun un thé lorsque Patrick, qui avait la porte d’entrée dans l’axe de sa vision, la vit s’ouvrir, laissant le passage à… Nicole… Sa surprise était totale et il lui fallut une grande maîtrise pour ne pas laisser paraître son étonnement auprès de Myriam. « Que vient-elle faire ? » pensa-t-il. En dehors du tram, jamais il ne l’avait rencontrée. L’avait-elle vu ? Elle se rendit directement à une table où quatre personnes discutaient. Elle resta avec eux quelques instants, debout, puis les salua d’un signe de la main et repartit. Elle balaya la salle du regard et referma la porte.

Myriam était en train de raconter ses déconvenues sur Meetac.


- Avec le temps, un peu de sens de l'observation, on remarque que certains vous déclament un soir leur flamme, prêts à vous épouser, et vous ignorent superbement le lendemain ! D'autres vous harcèlent des heures entières pour obtenir une photo supplémentaire et une fois votre visage reçu, disparaissent brutalement de votre sphère... On en voit qui peuvent entretenir avec vous une histoire épistolaire longuement suivie lorsque brutalement, sans savoir pourquoi, ils vous évitent soigneusement.

Du coup quand un homme me contacte, je ne sais pas pourquoi mais ma tendance première est de ne pas le croire. Pourtant je devrais être rassurée : il souhaite me voir ! Ben non ! Je suis tellement sidérée par la capacité de certains à s'enflammer, à passer des heures et des heures sur le chat, à partager un moment très intense au téléphone et en face à face. Puis, vingt-quatre heures plus tard, tout effacer, tout oublier ! Être simplement parti faire le beau dans des eaux plus turquoise. Là j'avoue avoir un peu de mal à suivre. Donc, maintenant je suis sur mes gardes. Je traque le faux pas. Je ne crois plus trop aux compliments.

- Je comprends, assura-t-il avec conviction. Moi aussi j’en suis revenu. Je pense que je vais laisser faire le destin et remettre mon avenir sentimental entre les mains du hasard des rencontres.


Quand ils se séparèrent, bons amis, c’était moins la perte de temps que Patrick regrettait, que le fait d’avoir laissé échapper celle qu’il appelait Nicole. Pour une fois qu’ils n’étaient pas enfermés dans ce cigare ambulant et qu’ils ne comptaient pas leur temps, il n’avait pas pu saisir l’occasion pour lui adresser un sourire et l’interpeller. Que la vie était mal faite ! Et pourtant il savait bien que le cœur de la belle voyageuse était pris, qu’elle avait un amoureux qui l’emmenait danser. Oui, mais bon, comme on dit : « Qui ne risque rien n’a rien ».


X


Qui a dit qu’il n’y avait pas de justice dans ce monde ? Les congés d’été avaient débuté et le tram du soir s’était vidé de ses fidèles voyageurs. La chaleur était accablante. Patrick prenait connaissance des rumeurs de transferts à l’O.M. lorsque le vibreur de son téléphone portable le fit sursauter. Il posa « l’Équipe » et fouilla sa poche.


- Allo, j’écoute…

- Patrick Nimal ?

- Oui, bonjour…

- Bonjour, dit la voix féminine. Excusez-moi, vous êtes bien le « pasencor » de Meetac ?

- Heu… oui. Nous nous connaissons ?

- Disons que nous nous sommes croisés certains soirs…

- Et je vous ai donné mon numéro de téléphone ?

- Non, car en fait nous ne nous sommes jamais parlé. Nos profils ne devaient pas correspondre sans doute.


Patrick avait repoussé son journal et appuyait fortement le portable contre son oreille. Il était d’autant plus intrigué qu’il avait quitté Meetac depuis plusieurs semaines.


- Alors, quel est votre pseudo ?

- … Floralie…

- Ah je me souviens, oui. En effet, nous n’avons jamais bavardé ensemble… Je ne comprends pas. Comment avez-vous eu mon numéro ?

- Par une amie. Vous et moi, nous nous connaissons également de vue.

- Ah bon ?…


Patrick était vraiment retourné. Qui était cette personne mystérieuse ? À moins qu’il s’agisse d’une blague, il ne voyait pas qui pouvait le contacter d’une manière aussi étrange et surtout inhabituelle pour ceux qui fréquentent les sites de rencontres.

À ce moment, le tram étant arrêté en station, de nouveaux voyageurs montèrent. Quelqu’un le frôla et s’assit à côté de lui. Patrick retira son journal tandis qu’il maintenait son téléphone à l’oreille.


- Le monde est petit, n’est-ce pas ?


La voix du téléphone ne sortait plus du portable mais d’à côté. Il se retourna… C’était elle. Ébahi, il restait sans voix. Il ressentait sa chaleur et reconnaissait le parfum qui l’avait déjà charmé...


- Ça alors, bredouilla-t-il en rangeant son portable. Je… ne comprends pas.

- Je vais vous expliquer, lui dit-elle en souriant à belles dents. Vous excuserez la manière cavalière de me présenter à vous, mais si je n’avais pas fait de pari, je n’aurais jamais osé, et nous serions passés l’un à côté de l’autre sans nous connaître. Je vais vous expliquer, continua-t-elle. Mais… je vais devoir descendre…

- Pourrions-nous prendre un café ? ou l’apéritif ? Enfin, tout ce que vous voulez ?…

- Avec plaisir, il y en a un juste en face et vous pourrez reprendre le tram plus tard.


Patrick avait perdu de sa superbe. Lui, le brillant journaliste du « Lyonnais », l’habitué des conversations nocturnes sur MSN ne savait plus quoi dire. Un film semblait se dérouler à l’envers dans sa tête et il ne parvenait pas à établir les liaisons.


- Ah, j’ai oublié de me présenter… Nicole. Nicole Baranger, continua-t-elle en s’asseyant à la terrasse du Bristol.


Il avait vu juste. C’était bien son nom. Mais il se garda de lui avouer son enquête. Elle était simplement habillée d'une robe en tulle bleu, diaphane, sans ceinture, sans souligner la taille ou la poitrine. On pouvait presque imaginer que le moindre courant d'air aurait pu soulever le léger volant et découvrir ce qui se trouvait au-dessus de sa cuisse à moitié dévoilée…

Enfin, il l’avait pour lui tout seul, la fameuse voyageuse du vendredi. Mais n’était-ce pas seulement un rêve ou un mirage qui faisait suite aux fortes chaleurs ? Elle était là, en face de lui, mignonne à croquer. Il mourait d'envie de se précipiter vers elle, de la faire ployer entre ses bras pour éprouver la souplesse de sa taille, de laisser ses mains courir entre ses cuisses fines à la peau claire, mais il était un galant homme, et surtout, il attendait l’explication. Dès que les deux Martinis blancs furent servis, elle poursuivit :


- Vous avez bien rencontré une Myriam, dernièrement ?

- Oui, en effet, mais…

- Eh bien Myriam est ma meilleure amie. En plus, nous travaillons dans le même laboratoire. Ensemble, nous nous sommes inscrites sur Meetac. L’autre jour, vous aviez rendez-vous avec elle, dans notre café préféré. Moi je suis entrée sans savoir, et je vous ai aperçus. Naturellement, ensuite j’ai questionné Myriam… Elle m’a confié que ça n’avait pas marché pour vous deux. Je lui ai avoué que nous nous connaissions car nous voyageons souvent dans le même tram. Elle m’a alors donné votre nom et votre numéro de téléphone, et m’a appris que vous étiez le « pasencor » de Meetac.

- Je vois, répondit Patrick. Si je m’attendais… Mais, dites-moi, pourquoi m’avez-vous contacté ?

- Pourquoi ? Parce que vous me regardez chaque fois que nous voyageons ensemble.

- Oui, mais… est-ce une raison suffisante ? demanda-t-il en portant le verre à sa bouche, pour cacher le rouge qui lui était monté aux joues. Il avait retrouvé ses esprits et était bien décidé à la charmer.

- Eh bien… Disons que j’avais engagé un pari avec Myriam : oser vous aborder de cette façon, même si, je le reconnais, le procédé était cavalier et hors-norme pour une jeune femme de bonne famille. Et puis aussi, parce que… d’ici un an, vous ne m’auriez toujours pas adressé la parole… Enfin… également… parce que vous me plaisez bien…


Elle s’était jetée à l’eau en même temps que le rouge envahissait à son tour ses jolies joues. Patrick en profita pour demander :


- Je reconnais être assez timide, mais… j’étais décidé à vous parler à la première occasion. Vous habitez par ici ? poursuivit-il pour faire diversion.

- Vous le savez bien puisqu’un jour, vous m’avez suivie…


Elle venait là de marquer un sérieux point. Elle rit et reprit, tout en tournant les glaçons de son verre : remarquez, j’étais assez flattée que vous vous intéressiez à moi…


- Une jolie femme comme vous, je vous imaginais… fiancée… se risqua-t-il.

- Eh bien non ! Mon métier m’a énormément accaparée. Maintenant ça va mieux. De temps en temps, mon frère m’emmène danser.


Enfin, l’énigme se dénouait. Patrick était aux anges. Il allait pouvoir la revoir, lui donner un rendez-vous davantage dans les normes.

Il la regarda au fond des yeux et lui demanda encore :


- Et Meetac ? vous continuez toujours ?

- Oh non, c’est fini ! Il y a deux ans, j'ai eu envie de découvrir le Net et je me suis vite prise au jeu. Je travaillais dans un univers essentiellement féminin et ne pratiquais pas de sport à connotation "virile" pouvant me donner l'occasion de croiser des hommes. Je me voyais mal écumer les boîtes de nuit et autres soirées. Je conçois tout à fait que les sites de rencontres puissent provoquer scepticisme et méfiance, qu'ils puissent être décriés. Ils ne conviennent pas à tous. Décrocher un rendez-vous m’a toujours été d'une grande facilité, comme pour presque toutes les femmes. Multiplier les rencontres aussi, au point d'en perdre parfois mon objectif premier : vivre une belle histoire, trouver quelqu'un qui me donnera envie d'aimer. Au début, je n’étais pas très au courant des us et coutumes du virtuel, certains maniant verbe et image avec une incroyable dextérité. Des collectionneurs de femmes. Mais avec la pratique, j’ai appris à mieux les repérer. Voyez-vous, je suis plutôt d'un naturel non méfiant : tant qu'on ne m'a pas donné l'occasion d'être déçue, j'ai tendance à faire confiance. Cependant, j'ai été rapidement mise au parfum, confrontée au principe de la dure réalité, à mille lieues du prince charmant des contes de mon enfance ! Maintenant, je fais confiance aux bonnes vieilles méthodes naturelles.

- Moi aussi, répondit-il. Et surtout sans précipitation.


Il la regarda fixement et lui prit la main. Il ajouta :


- Nicole… vous avez bien fait. Voici tellement longtemps que vous me plaisez… J’ai rêvé de vous à chaque voyage. Si vous le voulez bien, recommençons tout. Recommençons depuis le début. J’aimerais tellement vous connaître. Nous avons une chance inouïe, nous avons l’expérience. Nous savons, vous comme moi, qu’il ne faut jamais mettre la charrue avant les bœufs, qu’il ne faut pas non plus brûler les étapes. Je vous plais et vous me plaisez. Faisons confiance au destin. Laissons-nous porter. Dimanche, si vous êtes libre, nous irons déjeuner au bord de l’eau, puis nous irons marcher main dans la main le long du canal. J’aimerais tellement, si nous nous regardons dans l’eau, que l’onde mélange nos images, ce serait alors un si heureux présage.

- Patrick… continuez à me parler comme ça…



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« Merci à Ludovic Bu, à Fred, Liliprune et aux autres accros du Net sans lesquels ce roman n’aurait pas pu être écrit. »



 
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   Menvussa   
21/12/2008
 a aimé ce texte 
Pas
Bon, enfin non, pas trop. Cinq chapitres et j'ai craqué. L'écriture est correcte. Je ne suis pas un adepte de la collection Arlequin ou autre du même style.

Honnêtement c'est fatigant à lire.

Ça me fait penser à ces séries américaines où il ne se passe rien.

   xuanvincent   
21/12/2008
J'ai souhaité lire cette nouvelle ce matin mais quelque peu débordée par la période des fêtes et vu sa longueur, j'essaierai de la lire plus tard.

Première impression : cette nouvelle, du fait de sa longueur, aurait mérité d'être placée dans la catégorie des romans.

L'histoire paraît très sentimentale, comme les histoires précédentes. Sauf que la rencontre semble débuter sur Internet, par le biais d'un site de rencontres.

Le témoignage de Liliprune m'a paru bien long pour un message qui serait écrit sur un site de rencontre et de ce fait peu crédible.

   Anonyme   
22/12/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Je découvre par le biais de ce récit, une superbe description d’un monde particulier de la rencontre par le Net à travers un site officiel. L’amour se distribue comme une marchandise, supermarché des âmes esseulées. .
Les cœurs se manipulent à travers la toile et sans ménagement la touche Echap, est pour certain d’un grand service.
Heureusement, une pointe de romantisme ,avec un dénouement heureux et sans doute plus humain.
Le sujet est mené avec légèreté mais l’auteur narre avec habileté ce phénomène de société.

   Anonyme   
23/12/2008
 a aimé ce texte 
Un peu
Bonjour
Voilà deux jours que je m'étais promis de lire en entier cette longue nouvelle, si longue qu'elle aurait pu être mise en roman ou découpée en plusieurs chapitres
Une écriture honnête et sympathique pour un sujet très intéressant.
Seulement je n'ai pas accroché au personnage principal, ni d'ailleurs à l'intrigue en elle-même. La voyageuse du vendredi, c'était téléphoné et le hasard qui fait bien les choses tiré par les cheveux.
Pourtant il y une bonne approche du sujet, une bonne analyse des motivations mais il manque un petit je ne sais quoi.
Xrys

   xuanvincent   
24/12/2008
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Je viens de finir de lire cette (relativement longue) nouvelle.

L'auteur cette fois prend le temps (beaucoup de temps) de développer son récit, autour du journalisme et du monde des rencontres sur Internet, avant d'amener la vraie rencontre du personne. Dans cette histoire, le héros ne séduit pas une femme mariée éplorée mais une jeune femme célibataire.

Sans avoir été passionnée, j'ai lu cette histoire facilement et elle ne m'a pas déplu.


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