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Sentimental/Romanesque
Palocace : L'inconnue d'à côté
 Publié le 27/06/08  -  3 commentaires  -  77487 caractères  -  38 lectures    Autres textes du même auteur

Un chirurgien de Paris vient régulièrement en Provence pour retaper un mas. Lors de ses voyages, il rencontre une belle inconnue. Ne la connaîtrait-il pas ? Une histoire d'amour qui sent bon la lavande.


L'inconnue d'à côté


Principaux personnages


Antoine Gaspérini, le grand-père de Thierry

Élisabeth Delamotte, la femme de Thierry

Laetitia et Nicolas, les enfants de Thierry et Élisabeth

Monique, la secrétaire de Thierry

Guy Delmas, le mari d’Annick

Anne Verdier, la mère d’Annick

Bernard Lafont, le voisin de Thierry

Jean Lafont, le père de Bernard

Octave Lafont, le grand-père de Bernard


I


Thierry palpa ses poches, le trousseau gonflait sa gabardine. Il avait toujours eu l’habitude de transporter sur lui l’ensemble de ses clés, qu’elles appartiennent à son appartement, son bureau, ou ses mallettes. Sans doute était-ce pour lui la preuve de sa réussite, le poids des différentes étapes de sa vie. Il pleuvait et la nuit commençait à tomber. La vieille BM toussa un peu lorsqu’il mit le contact, et elle s’engouffra sur le boulevard Victor Hugo. Thierry enclencha les essuie-glaces et alluma la radio. Comme d’habitude, les évènements à la bande de Gaza constituaient l’essentiel de l’actualité. Il avait toujours connu cette guerre et se demandait si un jour il en verrait l’issue. Une fin de journée ordinaire, un dîner qui ne l’enchantait pas avec des amis de sa femme. Mais auparavant il devait préparer sa valise.
La BM tourna avenue des Ternes et s’immobilisa péniblement entre deux voitures. À Paris, sans garage, il ne fallait pas être trop regardant à l’aspect carrosserie de son véhicule.


Thierry, selon son habitude, monta l’escalier à pied et tourna la belle poignée ronde en cuivre de son appartement situé au 3e étage d’un immeuble Haussmann. Dès l’entrée, flottait une bonne odeur de cuisine. Un rapide bisou à Élisabeth, une caresse à Fripouille le petit chat noir, et Thierry entra dans la chambre préparer sa valise. Pour une nuit, une chemise, quelques sous-vêtements et son nécessaire de toilette feraient l’affaire. Il voulait surtout pouvoir se coucher tôt pour être en forme le lendemain. Son train était à 8 h et il aurait préféré passer une soirée au calme à regarder un bon policier comme il les affectionnait. En rentrant du travail, il s’arrêtait parfois louer une vidéo que sa femme rapportait le lendemain.


La soirée se passa normalement, Élisabeth monopolisant une bonne partie de la conversation à parler de ses occupations à la Croix Rouge. Comme à l’accoutumée, elle avait fait le service en escarpins à talons hauts, ne s’octroyant, chez elle, des chaussons que pour regagner la chambre. Une habitude de jeunesse, copiée sur sa propre mère, épouse d’un militaire de Coëtquidan. Elle avait ce charme de bourgeoise provinciale qui avait plu autrefois à Thierry. De taille relativement grande, très brune, une large bouche, ses yeux d’un noir puissant pouvaient à la fois transpercer un intrus, comme fasciner celui qui la dévisageait un peu trop violemment. Assez réservée, elle pouvait arborer pourtant un très joli sourire aguicheur et sensuel lorsque les gens lui plaisaient. Ce qui frappait chez elle au premier abord, c’était sa voix très particulière, grave, chaude et percutante. Une sensualité presque glaciale qui ne laissait pas indifférent. Elle avait effectué ses études à Rennes dans un collège privé puis était venue à Paris préparer une licence de Droit. Mariée jeune, et enceinte rapidement d’une petite fille, elle n’avait jamais exercé de profession, et avait consacré sa vitalité à éduquer ses deux enfants et à faire du bénévolat à travers différentes associations. Elle gardait de sa mère une certaine froideur et de son père un respect des principes qui lui donnaient cet effet de distance avec ses interlocuteurs. Par sa forte personnalité, elle impressionnait toujours Thierry qui s’était progressivement senti esseulé et, bien que très occupé par son travail, il ressentait un profond vide dès qu’il était chez lui. De par cette distance, il s’était mis à moins parler, se réfugiant la plupart du temps dans ses livres qui occupaient une bibliothèque que beaucoup lui enviaient.



II


La pluie n’avait pas cessé de la nuit et Thierry dut courir en sortant du taxi. La gare de Lyon grouillait de partout. C’était la première fois qu’il descendait vers le sud un lundi matin. Il acheta Le Figaro et consulta le tableau des lignes. TGV Nice, voie 6. Beaucoup de monde sur le quai. Il chercha le wagon-restaurant puis sa réservation. Thierry aimait cette ambiance. Ce milieu d’hommes d’affaires, ces couples d’amoureux qui s’étreignent jusqu’à la dernière minute comme s’ils ne devaient jamais plus se revoir. Il revoyait la gare de Draguignan lorsque, tout gamin, son grand-père Antoine l’accompagnait au train de Marseille pour passer quelques jours de vacances chez sa cousine Florence. Il revoyait les mêmes couples d’amoureux, les vieux tandems qui se disputaient à monter la valise en carton ceinturée par une ficelle, les bébés qui pleuraient, la fumée du train à l’odeur si caractéristique.


Thierry était maintenant assis, à une place dont il avait l’habitude, et dans le sens de la marche. Le train démarra en silence. Il se remémorait le crissement des roues et les secousses des vieux wagons d’après-guerre qu’il avait connus. À cette heure, les fenêtres des appartements étaient encore allumées et Thierry imaginait toutes ces familles, les yeux gonflés de sommeil, répétant les gestes de tous les jours, les mères réveillant les enfants, les salles d’eau toujours occupées, les maris le rasoir à la main ou assis devant un bol de café au lait, la course dans les escaliers pour aller prendre le métro.


Il ouvrit son agenda à la date du 7 avril et consulta ses prochains rendez-vous. Le mois de mai allait être bien chargé. Monique, sa secrétaire, n’avait pas laissé beaucoup de blancs. C’était tous les ans la même chose à cette époque, les patients se découvrant toujours un problème urgent à régler avant les vacances. Ah les vacances, l’été, surtout ne rien prévoir d’autre que le farniente, la piscine, la pêche en famille et le barbecue... Et heureusement que la mer existe. Que ferait tout ce petit monde sans pouvoir aller s’agglutiner sur une plage et chercher à éviter les méduses ? Il eut une pensée pour son grand-père qui lui, n’avait jamais eu le temps de partir en vacances. La vigne l’avait englouti, laissant les rides se former au fil des saisons et des sillons. Il avait le teint buriné toute l’année, sans même s’exposer sur la plage. Thierry revoyait ses mains aux plis creusés, le dos voûté et le crâne blanc lorsqu’il retirait son béret pour manger la soupe. Mais il se souvenait aussi que le grand-père Antoine, bougon, râleur et « patient comme un chat qui se brûle les pattes », prenait néanmoins le temps de vivre, de recevoir généreusement ses amis, et semblait heureux, fier lorsqu’il avait la possibilité de faire goûter son vin.


Le paysage défilait à grande vitesse. Comment pouvait-il y avoir autant de champs, autant de cultures, et autant de gens insatisfaits de leur sort ? Thierry ne pouvait pas se décider à lire son journal. Le calme le berçait et ses pensées s’envolaient bien au-delà du TGV qui allait le conduire à la conférence d’Avignon. Il commanda un café et deux croissants. Il savourait ce moment de détente et aurait même pu s’endormir. Il remercia Dieu de ne pas l’avoir conçu vigneron et de connaître une vie beaucoup plus facile bien qu’épuisante. Déjà son père avait fait de brillantes études au lycée de Toulon puis à Paris, avant d’entrer au Ministère de l’Intérieur. Thierry avait donc toujours vécu dans la Capitale, mais s’était bien juré de ne jamais devenir fonctionnaire, et il gardait toujours un intérêt passionné pour la campagne du Midi.


Perdu dans ses pensées, son attention fut néanmoins attirée par une femme élégante en conversation avec le serveur. De taille moyenne, un charme discret et frais, en tailleur anthracite, elle avait les cheveux clairs et surtout un sourire très agréable. Elle s’approcha de sa table et demanda :


- Vous permettez ?


Elle s’assit face à lui. Thierry remarqua tout de suite ses yeux d’un vert profond et une certaine gêne à partager son espace. Il prit son journal et le parcourut en silence, laissant sa voisine boire tranquillement son thé. Le parfum qu’elle dégageait était prononcé et il ressentit un vif plaisir à être en si bonne compagnie. En tournant les pages, il l’observait discrètement et un doute l’envahit. Il lui semblait la connaître. Ce sourire, ces gestes, où les avait-il vus ? Pourtant non, il ne la connaissait pas. Une patiente ? Une infirmière ? Non, il devait confondre. Elle sortit quelques pièces de son porte-monnaie Vuitton et partit rejoindre probablement la place qu’elle avait réservée.


Il était précisément 10 h 47 lorsque le TGV arrêta à Avignon. Le soleil était de la partie. Thierry récupéra sa gabardine, son attaché-case et sa petite valise, et il descendit. Il consulta son portable : rien.



III


Thierry avait intégré l’hôpital américain de Paris il y a une vingtaine d’années, à la sortie de ses études, et cet ancien major de promotion était maintenant très fier d’appartenir à cette structure de près de cinq cents praticiens. Chirurgien en cardiologie, il s’était fait une excellente réputation dans le domaine de la chirurgie coronarienne à cœur battant. Bel homme, grand, blond tirant sur le roux, humour parfois décapant, il était dans son travail, non seulement apprécié par ses pairs mais admiré par son équipe médicale et souvent courtisé dès qu’il participait à des réuni-ons ou des séminaires.


Il avait rencontré Élisabeth durant son doctorat, lors d’une soirée avec ses parents au Ministère de l’Intérieur. Il avait été présenté au lieutenant-colonel Delamotte, qui venait d’être affecté au Ministère des Armées, et à sa fille tout heureuse d’avoir quitté sa Bretagne natale pour terminer ses études à Paris. Thierry n’avait jamais pris le temps de regarder les autres femmes et s’accommodait d’Élisabeth qui lui avait donné deux beaux enfants et acceptait volontiers de recevoir ses collègues ou de sortir avec lui lors des soirées organisées par l’hôpital. Nicolas et Laetitia avaient quitté le foyer familial dès la fin de leurs études et vivaient maintenant maritalement. Toujours sur Paris, ils venaient de temps en temps dîner, mais seul le chat Fripouille donnait encore de l’animation au troisième étage du 22 rue des Ternes.


Thierry, avec l’âge, avait su gérer sa vie et avait bien pris soin de ne pas laisser son travail l’engloutir. Il tenait à demeurer un excellent chirurgien, maître de lui, appliqué, minutieux, non stressé. Chaque fois qu’il le pouvait, il descendait dans le Midi où il retapait un vieux mas. C’était pour lui un dérivatif total mais également un retour aux sources car il allait souvent dans le Midi, le Var lorsqu’il était gamin. Son désir secret aurait été d’y habiter plus tard avec Élisabeth et de voir leurs enfants les rejoindre durant les vacances. Mais ce beau rêve s’évaporait peu à peu. Nicolas et Laetitia avaient leurs amis à Paris, et Élisabeth n’appréciait pas beaucoup la campagne. Encore moins une vieille bergerie perdue dans les garrigues et les oliviers. Thierry prenait donc le train seul, dès qu’arrivait la belle saison, et il y passait le week-end, bien souvent tous les quinze jours.


Il avait prévu de retourner aux Arcs-sur-Argens dès le vendredi suivant, le maçon ayant promis de terminer la salle de bain. À Paris, les opérations se succédaient et uniquement le soir son esprit avait la possibilité de s’évader en direction des lavandes. Seule Monique, sa secrétaire, était au courant de son petit nid chaud et elle pouvait le joindre en cas de grande urgence.


La semaine s’écoulait sans originalité. Le séminaire lui avait permis de faire connaissance avec un professeur de Chicago qui développait une méthode de pontage particulièrement intéressante. Mais chaque fois qu’il resongeait à ce voyage à Avignon, lui revenait à l’esprit l’image de cette femme croisée dans le wagon-restaurant qui avait bu un thé en sa compagnie. Plus il y songeait et plus il était persuadé de l’avoir déjà rencontrée. Mais où ? Thierry avait pourtant bonne mémoire. Il repassait en revue toutes ses connaissances de l’hôpital, ses amis, ses rencontres lors des derniers cocktails. Rien n’y faisait. Il en était certain, ce n’était pas une patiente, pas une commerçante non plus. Il revisualisait les vendeuses des Galeries Lafayette qu’il avait rencontrées récemment lorsqu’il avait choisi une nouvelle tenue pour accompagner l’un de ses collègues passionné de golf. Non, décidément il ne trouverait pas. Qu’importe ?



IV


Le temps était encore maussade lorsque le vendredi suivant, Thierry put prendre le train de 21 h 17. La météo était optimiste sur le Var, le Mistral ayant probablement, comme à l’accoutumée, repoussé les nuages. Beaucoup de monde encore sur le quai d’Austerlitz. Un journal, un paquet de chewing-gums afin de ne pas penser à fumer, une revue informatique pour le soir, et Thierry s’installa à sa place favorite. Il jeta un œil sur le menu et commanda un whisky. Ce dernier n’était pas encore sur les rocks que Thierry sursauta. C’était elle. L’inconnue du lundi. Elle semblait avoir couru car sa coiffure était légèrement défaite et elle paraissait essoufflée. Le serveur consultait ses réservations et semblait hésiter. Thierry ne réfléchit pas, il leva le doigt et cria un peu trop fort :


- Je crois que cette place est libre, en montrant la chaise qui lui faisait face.


Un quinquagénaire qui se trouvait de l’autre côté du couloir lui adressa un coup d’œil complice avant d’absorber une gorgée de Martini.


- Merci, vous êtes gentil, je n’ai pas pris le temps de réserver.

- Puis-je me permettre de vous offrir l’apéritif ?

- Volontiers, une Suze s’il vous plaît, mais d’abord je vais me refaire une beauté.


Elle disparut quelques minutes et revint avec un large sourire aux lèvres.


- Santé !


Thierry remarqua ses jolis yeux verts et ses pommettes saillantes. Elle portait ce soir-là un ensemble en velours gris-bleu et un joli pull rouge sur lequel trônait un collier mode comme il en avait vu aux vitrines des boutiques du bord de mer.


- Merci à vous aussi de vous être assis à ma table, les voyages, même de nos jours, paraissent parfois si longs...


La nuit était tombée et chacun était occupé à découper un filet de limande.


- Si vous voulez ma sauce à l’oseille, ne vous gênez pas, je n’en prends pas.


Elle avait de très jolies dents et son sourire un peu espiègle. À la lumière des spots, sa chevelure dorée étincelait.
Thierry, tout en meublant la conversation par des phrases d’une banalité déconcertante n’avait qu’une idée, essayer de savoir où et dans quelles circonstances il avait déjà rencontré cette belle inconnue, car, il en était à présent sûr, il l’avait rencontrée.


- Excusez-moi, se lança-t-il, je ne voudrais surtout pas que vous pensiez... que vous imaginiez... je ne suis pas ainsi... mais il me semble vous connaître...

- En effet, répondit-elle en riant et rejetant en arrière la mèche de cheveux qui barrait son visage. Ici même, lundi dernier.


Thierry voulut l’interrompre lorsqu’elle poursuivit :


- Je plaisante, naturellement, mais, c’est vrai, nous nous connaissons.

- À vrai dire, je réfléchis, mais je ne parviens pas à me souvenir... Était-ce à Paris ?

- Pas du tout. Et moi je me souviens que vous aimez les beaux meubles...


La fourchette de Thierry sembla coincée quelques secondes dans sa bouche.


- Ça y est ! Le Muy, le magasin d’Antiquités !

- Eh bien voilà, vous avez gagné une boite d’encaustique !


Les deux riaient à belles dents.


- Thierry Gaspérini, chirurgien à Paris, se présenta-t-il en lui tendant la main.

- Annick Delmas, antiquaire, répondit-elle sans se départir de son sourire. Je vous avais reconnu l’autre soir. C’était... il me semble... l’été dernier, non ?

- En effet. J’étais entré chez vous pour rechercher un candélabre, et j’en suis ressorti avec une commode...

- Une pure commode provençale, je m’en souviens très bien car j’avais eu beaucoup de peine à retrouver la teinte d’origine.


Thierry visualisait maintenant la scène. C’était un de ces après-midi étouffants comme on en connaît en Provence les jours sans mistral. Il s’était arrêté en bordure de route lorsqu’il avait aperçu toute une exposition de bibelots, vaisselle et autre, disposés sur des tables et buffets dans une cour. Il avait regardé chaque objet et s’était décidé à entrer dans l’ancien chai qui servait de salle d’exposition. L’antiquaire était occupée avec des clients, et Thierry avait eu le temps de rêver avant de se mettre en arrêt devant la fameuse commode. Il s’était toujours intéressé aux antiquités et à la brocante, car tout lui rappelait la petite maison de son grand-père Antoine, et, plus généralement, les fermes et les demeures de son enfance lorsqu’il était en vacances. Il adorait venir dans cette région où il se sentait bien. La perspective du voyage interminable dans la 403 de son père le retenait, autrefois.


- Elle vous plaît toujours ? s’enquit Annick en sélectionnant un grain de raisin de sa glace malaga.

- Oui bien sûr, surtout que d’ici peu, les murs vont être repeints et que la commode va prendre tout son éclat. J’ai également trouvé un tableau du peintre Moisan, à Avignon, qui doit se positionner au-dessus, et nul doute que ce coin du séjour sera bien mis en valeur. Lorsque j’aurai avancé dans mes travaux, je vais me mettre à la recherche des éclairages.

- Passez me voir, l’interrompit Annick, et, en se penchant, prenant un air de conspiratrice : j’ai à la réserve certains trésors que je ne présente qu’aux amis...


Elle consulta sa montre, petite, avec un cadran rectangulaire, et un bracelet en or rose très découpé, puis elle prit congé.


- Vous voudrez bien m’excuser, mais demain j’ai deux rendez-vous importants et je voudrais avoir toute ma tête.


Thierry se leva et la raccompagna jusqu’à l’entrée du wagon-restaurant.


- Je vous souhaite une bonne nuit, et... au plaisir de vous revoir.

- Merci pour cette excellente soirée.


Elle lui sourit, le fixa dans les yeux, et disparut sans se retourner.
Thierry régla l’addition et regagna sa couchette où déjà deux personnes avaient commencé leur nuit.



V


Thierry ne revit Annick ni le lendemain matin à la gare de St Raphaël, ni lors de ses voyages suivants.
Chaque fois qu’il était seul dans ce train de nuit, il repensait à cette soirée qui l’avait beaucoup marqué. Cette femme dégageait énormément de charme, avait un humour comme il appréciait, et un regard à la fois discret, énigmatique, mais aussi puissant lorsqu’elle le soutenait.


Les opérations se succédaient à l’hôpital américain, et c’est souvent épuisé que Thierry reprenait le train du vendredi soir. Les travaux avançaient bien et, de ce fait, il descendait aux Arcs pratiquement chaque semaine. Élisabeth s’y était habituée. Elle n’adressait aucun reproche et ne manifestait aucune déception. Elle invitait souvent des amies que son mari n’appréciait pas particulièrement ou bien elle se rendait à la permanence de la Croix Rouge.


Thierry voyageait toujours de nuit, d’abord parce qu’il n’avait aucun problème à s’endormir rapidement malgré les vibrations du wagon, et puis surtout, ainsi, il ne perdait pas de temps. Il arrivait à Fréjus aux environs de 6 h, louait une voiture, et disposait ainsi de tout son samedi. Pour le dimanche il faisait de même, arrivant tôt à Paris le lundi matin, il prenait une douche et regagnait l’hôpital pour ses consultations. Sa secrétaire Monique avait l’art, après toutes ces années de travail en commun, de lui préparer une semaine sur mesure.


Un samedi de juin, alors que Thierry s’était rendu à Nice pour commander une chambre à coucher, et que, finalement, le choix avait été rapide, il se décida à revoir la vieille ville dont il gardait des souvenirs merveilleux depuis son enfance. À l’époque, son grand-père Antoine lui faisait gravir la colline qui dominait le port, et du haut du château, lui montrait tout en bas la promenade des Anglais qui s’étirait à perte de vue. Ils redescendaient ensuite par les allées du cimetière et les ruelles en escalier. Il avait encore dans le nez les odeurs de socca, de marché aux poissons et de restaurants qui se mélangeaient.


Rien n’avait changé. Le marché aux fleurs, toujours chatoyant, unique, mille couleurs, mille parfums. Les ruelles toujours aussi étroites, le linge pendant encore aux fenêtres, et les gamins jouant comme autrefois. Finalement, c’est lui qui avait vieilli, la ville était demeurée identique. Mains dans les poches de son costume de lin clair, Thierry marchait d’un pas nonchalant, ses Ray-Ban vissées sur le nez. Comme il appréciait ce retour après si longtemps ! Le crépi ocre des maisons était toujours aussi abîmé, les poubelles mal fermées, les persiennes italiennes entr’ouvertes. Jetant un œil sur la montée de la rue Ste Claire, il sourit en voyant le soleil qui éclairait à contre-jour les formes d’une jeune fille à la peau mate, donnant à la transparence de sa robe des teintes jaune-orangé. Un chat traversa la rue l’espace d’une seconde, poursuivi par un ratier probablement dérangé dans sa recherche d’un repas à bon compte. Thierry peinait à avancer à l’intérieur de ce dédale de ruelles encombrées par les étals de produits culinaires si prisés par les touristes. Il s’arrêta devant une marchande qui proposait de magnifiques olives de pays marinées aux arômes multiples. Il reconnut tout de suite la cliente qui était devant lui. Jean bleu, polo blanc et lunettes de soleil dans les cheveux, Annick respirait le printemps.


- Bonjour la Varoise !

- Oh, vous m’avez fait peur ! Comme ça, vous aussi, vous aimez le vieux Nice ?

- Depuis ma plus tendre enfance. Heureux de vous revoir. Vous venez ici pour acheter des olives ?

- Pas spécialement, mais chaque lundi, le Cours Saleya délaisse son marché aux fleurs à la plus grande joie des brocanteurs, et l’autre jour, j’avais fait mettre quelques bricoles de côté que je suis venue chercher aujourd’hui.

- Avez-vous déjeuné ? Puis-je vous inviter ?

- Merci, mais il fait si beau que je préfère manger un morceau de socca et aller prendre le soleil à la plage.

- Eh bien, je serais ravi de vous accompagner si vous n’y voyez pas d’inconvénient.


Tels deux anciens étudiants d’université heureux de se retrouver, Annick et Thierry s’assirent d’abord sur les bancs du Café René Socca, garant, comme le dit l’enseigne, de la vraie socca niçoise. Ce café en plein air, où avocats et professeurs côtoient artistes et bouchers à la même table, est une véritable institution. Ils rirent beaucoup puis se dirigèrent vers les bacs d’un fabricant de glaces « maison ». La grande variété des couleurs n’avait d’égal que la multiplicité des arômes. Pistache pour Annick, mangue pour Thierry. Le nez à l’intérieur du cornet, ils titubaient un peu dans la ruelle, s’arrêtant tous les trois mètres pour lécher leur glace.


Ils traversèrent la place Masséna, admirèrent le nouveau tramway, commentèrent les sculptures du catalan Jaume Plensa, et se dirigèrent vers la promenade des Anglais. Le soleil dardait ses rayons sur le bitume rose et, à la hauteur du Négresco, somnolant à cette heure, ils descendirent sur la plage. Thierry posa sa veste sur son épaule tandis qu’Annick prit ses sandales à la main pour mieux goûter la chaleur des galets. Tels deux amoureux, ils s’assirent côte à côte, regardant la mer turquoise qui se déchirait par endroits, mêlant l’écume blanche à la noirceur de quelques algues. Un airbus venait de décoller et amorça devant eux une montée franche en direction de la Corse.


- Venez-vous souvent à Nice ? demanda Annick.

- Jamais. C’est la première fois depuis de nombreuses années. Presque un pèlerinage. Et je suis heureux de ressentir toutes ces sensations oubliées, en votre compagnie.

- C’est gentil, merci, répondit Annick. Moi j’y viens de temps en temps mais en vitesse, et pour me changer les idées. Vous aurez remarqué mon alliance, en effet je suis mariée. Mon mari est malade et je n’ai pas trop le goût à aller à la plage. Mais aujourd’hui vous êtes là et je fais une exception.

- C’est trop d’honneur, mais je suis sensible à cette attention et je dois dire que moi aussi, il m’est très très rare de marcher sur des galets ou du sable. Et dites-moi, sans être indiscret, mais je suis médecin, votre mari... c’est grave ? ...

- Un cancer... comme beaucoup malheureusement. Il a été décelé bien trop tard, et le mal avait déjà tissé sa toile...

- Je vois... dit Thierry en tournant la tête afin de mieux regarder Annick. Cela n’est drôle ni pour lui, ni pour vous.


Il remarqua que ses yeux s’étaient embués. Thierry reprit :


- Est-il bien soigné ? Il est chez vous ?

- Non, depuis plusieurs semaines, Guy est à l’hôpital de Toulon. Il s’efforce de ne pas me le montrer, et pourtant je sens bien qu’il n’a plus le moral. Je lui rends visite un jour sur deux.

- En effet... Mais Toulon n’est pas Paris. Je connais un excellent cancérologue et, si vous le voulez, je peux parler de votre mari à mon collègue de l’hôpital américain.


Annick ne l’avait pas quitté des yeux, machinalement, elle prit sa main, et demanda :


- Vous feriez ça ?


Thierry lui sourit légèrement, retira ses lunettes de soleil et lui dit du fond des yeux :


- Naturellement !


Ils se levèrent et rejoignirent le parking du Cours Saleya. Thierry raccompagna Annick jusqu’à son 4x4 Toyota et lui prit la main :


- Annick, merci pour ce très beau moment. Envoyez-moi les derniers examens de votre mari. Je vais voir ce que je peux faire.

- Merci. À bientôt.


Elle lui sourit, et brusquement lui fit une bise sur la joue.
Thierry attendit la fin du crissement de pneus au fond du parking, et regagna sa voiture.



VI


Thierry reçut les résultats des examens de Guy Delmas la semaine suivante. Il s’était empressé d’ouvrir l’enveloppe dès que Monique la lui avait remise, et tout de suite, s’alarma des conclusions des résultats d’analyses. En effet, selon lui, ils étaient mauvais, très mauvais. Mais il espérait que son ami, le professeur Neumann le démentirait. Ce ne fut pas le cas. Guy n’avait plus qu’une espérance de vie de quelques semaines, voire d’un mois maximum. Le mal s’était généralisé.


Thierry ne dormit que très peu la nuit qui suivit. Ses pensées vagabondaient entre Annick, qui, décidément, lui plaisait beaucoup et qui devait attendre son diagnostic, Guy, qui allait mourir et pour lequel, malheureusement, il ne pouvait rien faire, et Élisabeth qui ne voulait même pas l’accompagner aux Arcs pour venir voir où en étaient rendus les travaux. Le lendemain, dès son arrivée à l’hôpital, il consulta l’annuaire du Var sur internet, décrocha son téléphone, et appela Annick.


- C’est Thierry Gaspérini, bonjour Annick... J’ai reçu votre enveloppe et je suis allé voir l’ami dont je vous avais parlé... J’aurais voulu vous annoncer une bonne nouvelle, mais... ce n’est pas le cas. Je... suis désolé. Vraiment. Non, ce n’est pas bon, c’est même mauvais...


Annick était sans voix, Thierry poursuivit :


- Il y aurait eu quelque chose à faire, je me serais arrangé pour qu’il vienne ici... malheureusement...

- Oui j’ai compris, dit doucement Annick. Il est perdu, c’est ça ?

- Il va vous falloir être courageuse. Allez le voir autant que vous pourrez.


Annick avait raccroché. Thierry reposa doucement le combiné, poussa un soupir et partit faire ses visites.


Quelque temps plus tard, il reçut un faire-part du Muy. Guy était décédé depuis plusieurs jours et Annick noyait son chagrin dans le travail. Il avait répondu très gentiment, se tenant disponible si elle avait besoin de quoi que ce soit, mais avait pris la décision de ne pas la recontacter.


Thierry continuait d’aller régulièrement le week-end à sa bergerie, et il prenait grand plaisir à regarder l’avancement des travaux. Bientôt, « La Palomana » serait terminée et il ne manquerait plus que les quelques éléments de décoration indispensables pour la rendre chaleureuse. Pourtant, l’entrain n’y était plus et il s’asseyait souvent à l’entrée du mas, sur la grosse planche en bois, qui avait servi de banc durant de nombreuses années. Il pensait sans cesse à Annick, tiraillé entre son impuissance à n’avoir rien pu faire pour sauver son mari, sa résignation à ne pas aller la voir alors qu’elle n’était qu’à quelques kilomètres et qu’il en mourait d’envie, et sa déception, sa rancœur à l’encontre d’Élisabeth avec laquelle il sentait un fossé se creuser irrémédiablement.



VII


Un samedi, Thierry s’était décidé à passer la journée dehors. Il avait fait livrer des oliviers en containers, pour compléter les vieux pieds qui jalonnaient la propriété, quelques amandiers, et un lot de lavandes. Des plants qui ne craindraient pas la sécheresse. Il avait pu savourer tout au long de ce printemps les touffes de coquelicots et de genêts ainsi que les brassées de marguerites bordant la porte d’entrée. Il visualisait maintenant toutes ses plantations devenues adultes et il pensait que la Palomana serait alors un joli nid douillet.


En bout de terrain, un vieux mur dominé par un grillage rongé par la rouille constituait la séparation avec les vignes de son voisin : un vignoble qui s’étendait à perte de vue. Thierry avait bien aperçu quelquefois en hiver plusieurs ouvriers occupés à tailler et brûler les vieux sarments, mais il n’avait jamais eu l’occasion de s’approcher du propriétaire. Ce jour-là, l’idée lui vint d’aller à sa rencontre et de lui parler du muret qui ne tarderait pas à s’écrouler.


Il fallait prendre le chemin, tourner à droite, reprendre un peu la route des Arcs et le domaine viticole surgissait majestueux. Thierry décida de s’y rendre à pied. Entre deux rangées de cyprès, une grande enseigne en fer forgé était scellée sur le mur d’entrée : « Château Sainte Émilie ». De nombreux bâtiments bordaient la grande cour et on pouvait voir au fond le clocher d’une chapelle. Il poussa la grille et se dirigea vers un escalier qui indiquait les bureaux. De part en part, les rangées de vigne et les plantations d’oliviers se succédaient. Avec un sourire, il pensa à Versailles car, à cette distance, on aurait pu croire des jardins à la française. Deux employés étaient devant leur écran d’ordinateur, visiblement occupés à rédiger les factures de quelques clients accoudés à un grand comptoir en briques. Thierry attendit son tour en étudiant les affiches qui parlaient du domaine et les étiquettes des bouteilles qui parsemaient le comptoir.


- On s’occupe de vous ? Thierry sursauta. Un grand et fort gaillard se tenait planté derrière lui.

- Bonjour. J’aurais aimé parler au propriétaire du domaine. Je suis Thierry Gaspérini, votre nouveau voisin.

- Gaspérini ? Ah bon. Je me présente, Bernard Lafont, fils et petit fils de vignerons. Que puis-je pour vous ?


Le colosse se frottait les cheveux, repoussant les mèches par un souffle qui gonflait ses joues. Son nez était démesuré et comme il dépassait Thierry d’une bonne vingtaine de centimètres, celui-ci se sentait un peu en état d’infériorité face à ce monstre sûr de lui. Allait-il oser lui parler du muret qui donnait des signes de faiblesse ?
Thierry se redressa un peu afin d’essayer de se montrer un peu plus à l’aise.


- Voilà, j’ai acheté la petite propriété qui jouxte vos derniers rangs de vigne, et comme je suis en train d’arranger ma vieille bergerie et de refaire prendre vie à ce bel endroit, j’aurais aimé que nous regardions ensemble au petit mur qui nous sépare et qui ne va pas tarder à s’écrouler.

- Oui, oh vous savez, ici les séparations n’ont pas grande importance. Nous connaissons nos territoires. Et puis, si je devais refaire tous mes murs de clôture, ce serait là un sacré investissement...


Déjà, il faisait signe aux autres personnes qu’il arrivait. Il regarda Thierry et reprit :


- Bon, nous en reparlerons, bonne journée !


Le colosse s’éloignait, laissant Thierry sans voix. « Bon, il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire et encore moins à attendre ». Il quitta cette bâtisse qui servait de bureau, passa sans regarder devant les chais, et reprit le chemin de la Palomana. Il avait de quoi s’occuper et reverrait plus tard le problème du muret qui, finalement, devait être là depuis bien longtemps et résisterait encore, sans doute quelques saisons, aux pluies d’orage et au mistral.


L’été arriva avec ses chaudes journées, ses senteurs agréables, ses ciels purs, ses nuits étoilées, mais aussi ses orages violents. La Palomana ne décevait pas, bien au contraire. La charpente résistait superbement au Mistral, la couverture faisait fi des pluies violentes, la cheminée tirait parfaitement, bref, la vieille bergerie était devenue un petit mas des plus confortables. Une grande pièce, au bout de laquelle Thierry avait aménagé un coin-cuisine, deux chambres, une salle de douches, des wc et un débarras composaient ce petit home perdu au milieu des oliviers. Secrètement, il espérait bien que Nicolas et Laetitia succomberaient au charme de la maisonnette qui était parfaitement visible sur les photos qu’il avait réalisées pour ses enfants. Souvent, il jouait au touriste qui découvrait la Palomana. Il marchait doucement depuis le portail, tournait entre les oliviers, allait jusqu’au vieux mur de pierres, l’inspectait, revenait, humait l’air, admirait le jeu des rayons du soleil sur les murs retapés à la chaux colorée, s’enthousiasmait des zones d’ombre dont il était décidé à tirer partie.
Thierry ne revit Annick qu’à la mi-août.



VIII


Comme tous les vendredis, Thierry partit de la gare d’Austerlitz par le train de 21 h 17. Paris était calme et les quais agréables. Quelques martinets égarés virevoltaient au-dessous des poutres métalliques. La chaleur était étouffante, confinée entre ces murs qui avaient vu tellement de voyageurs pressés, témoins de tant de pleurs et de baisers langoureux. Une odeur métallique et de poussière contre laquelle butaient des relents de friture et de viande grillée. Pour une fois Thierry était en avance et, assis sur un banc, il regardait avec curiosité tous ces gens qui partaient quelque part pour des motifs sans doute bien différents. Le va-et-vient, les marques d’impatience, les promenades jusqu’au distributeur de boissons fraîches démontraient différentes motivations. Les hommes étaient en polo pour la plupart, d’autres avaient retiré la cravate, ouvert le col de la chemise et retroussé les manches. Les étudiantes étrangères, en jean et tee-shirt, se pressaient autour des panneaux horaires, tandis que beaucoup de femmes avaient revêtu robes et chemisiers légers.


C’est alors qu’elle apparut, petit tailleur beige, polo noir et chaussures d’été. À la main, elle tirait une valise toilée surmontée d’un beauty-case. Annick l’aperçut dès qu’il se leva du banc pour venir à sa rencontre. Jean beige, chemise noire, ils étaient presque habillés pareil.


- Je suis si heureux de vous revoir, s’exclama Thierry, reposant sa valise.

- Et moi donc ! Bonjour Thierry. J’ai hésité à prendre ce train ou celui plus tôt, mais je pensais que, peut-être, vous auriez à faire aux Arcs et que vous reprendriez le train de nuit...

- En effet, j’ai terminé mes travaux et maintenant je profite de la belle saison, j’arrange un peu les extérieurs.


Ils montèrent dans le train, le chef de gare s’apprêtant à siffler l’ordre de départ.


- Vous n’avez pas dîné non plus ? s’informa Thierry

- En effet, je dépose ma valise et je vous rejoins.

- Entendu, moi je suis à la 49 et vous ?

- La 53. Ce doit être le compartiment voisin.


Lorsqu’Annick rejoignit Thierry, celui-ci consultait déjà le menu. Elle s’était rajouté du rouge à lèvres et il remarqua aussi qu’elle avait retouché ses cils. Ils commandèrent le plat du jour et un rosé des Arcs.


- Avec ce vin, c’est comme si nous étions chez nous. À votre santé Annick, et à notre avenir...

- À notre avenir, répondit Annick, goûtant le vin avec beaucoup de délicatesse. Dommage, il est trop froid.

- Vous semblez vous y connaître, poursuivit Thierry.

- Assez, oui, murmura-t-elle avec un petit sourire.


Elle prit les lunettes de son sac à main et tourna la bouteille.


- Ah, le domaine de l’Olivette ! Je connais, c’est au Castellet. L’un des meilleurs Bandol.

- J’aime beaucoup le rosé de Bandol, reprit Thierry, un peu complexé par les propos d’une femme sur un tel sujet qu’il pensait masculin.

- Et j’apprécie également les « gris » de la région de St Tropez.

- Vous avez raison, acquiesça Annick, en retirant ses lunettes. Mais les rouges de notre coin restent sans égal.


Thierry était songeur et opinait de la tête.


- Vous avez toujours vécu dans le Sud ?

- Oui, en effet. Au Muy toute ma vie. J’ai connu mon mari dès l’école, et nous nous sommes mariés très jeunes. Guy était secrétaire de mairie.

- Ah, en effet. Moi je suis Parisien depuis la fin de mes études, mais je venais ici autrefois, en vacances chez mon grand-père. J’ai pris goût à l’odeur de la garrigue et, vous voyez, j’y suis revenu. Oh, dans une maisonnette bien modeste, mais je m’y plais.


Le repas se poursuivait allègrement. Thierry était de plus en plus fasciné par Annick. Parfois, il s’arrêtait de parler pour mieux la regarder, et les silences semblaient longs, un peu dérangeants, car Annick l’étudiait également, puis baissait les yeux. Ce n’est qu’après les glaces que Thierry se lança...


- Annick, je suis vraiment heureux de vous revoir, de passer cette soirée avec vous... Vous... m’avez beaucoup manqué.


Elle le regardait sans répondre, un léger sourire rehaussant ses pommettes. Elle ne bougea pas non plus lorsqu’il posa sa main sur la sienne... et la regarda au fond des yeux.


- Vous aussi, Thierry, vous m’avez beaucoup manqué. Elle retourna sa main et lui serra la sienne, son pouce imprimant une petite caresse.


Le couloir était désert. Quelques spots éclairaient les portes. Dehors, la nuit noire ne laissait rien deviner. Sans parler, Thierry et Annick regagnaient leurs compartiments respectifs.

38... 42... 46...


- Ah, c’est là, dit Annick, entrouvrant la porte.


Le compartiment silencieux semblait vide, sombre, simplement éclairé par une veilleuse. Thierry aperçut que les couvertures étaient toujours repliées sur les couchettes. Dans le lointain, un ronflement provenant probablement du compartiment d’à côté, signifiait qu’il était assez tard et que certains avaient commencé leur nuit.


Thierry s’apprêtait à prendre congé, à fixer rendez-vous pour le lendemain au petit déjeuner, lorsqu’Annick se retourna, s’avança, et lui donna un bisou furtif sur la bouche... Il ne réfléchit pas, l’attrapa à la taille, et lui offrit un baiser sensuel qu’elle lui redonna aussitôt. Trop d’envies dissimulées, de désirs cachés pour ne pas être naturels. Ils étaient entrés machinalement dans le compartiment, et Thierry repoussait maintenant la porte. Les quatre couchettes étaient vraiment inoccupées. Ils se prirent dans les bras et s’échangèrent une foule de baisers. Annick était adossée à la porte, serrant de toutes ses forces la nuque de Thierry, celui-ci la pressant avec beaucoup d’érotisme. Leurs vêtements tombèrent rapidement et ils se glissèrent sur la couchette du bas, se recouvrant du léger drap qui leur était fourni.


- Je t’aime, je t’aime, murmurait Annick.

- Moi aussi. Ne pensons pas à demain. Aimons-nous.


Les caresses se mêlaient aux baisers, et Thierry eut une pensée pour Cary Grant dans un film d’Hitchcock, lorsqu’il entendit le changement de bruit du train qui devait s’introduire dans un tunnel. Il revoyait cette image de film traitée avec beaucoup de pudeur mais suggestive.


Il la pénétra...



IX


Ils ne se revirent pas du week-end. Annick avait pris des rendez-vous au Muy, et puis, peut-être s’étaient-ils emballés, peut-être avaient-ils ? ... Bref, une part de remords occupait les pensées de chacun, et c’est un peu déboussolé que Thierry regagna son train le dimanche soir.


La vie avait repris son cours. Annick ne connaissait pas le numéro du portable de Thierry, et celui-ci hésitait, mais ne parvenait pas à prendre la décision de lui téléphoner. Les soirées à l’appartement de l’avenue des Ternes n’étaient pas formidables. Il y faisait chaud, Élisabeth ne supportant pas la clim. Pourtant, Thierry la souhaitait depuis plusieurs années, lui qui était habitué à travailler au frais dans sa salle d’opération. Et puis l’humeur de sa femme n’était pas brillante non plus. Beaucoup de ses amies étaient parties en vacances et Paris lui paraissait bien terne. Elle s’absentait de plus en plus souvent les après-midi et ne rentrait que pour préparer le dîner. Elle qui autrefois était si bavarde s’était retranchée dans un mutisme qui rendait les soirées bien tristes. Thierry en était à se demander si leur uni-on allait résister. Lui-même n’avait jamais été d’une nature très loquace, bien souvent perdu dans ses rêves techniques de chirurgien. Maintenant c’est à Annick qu’il pensait et à l’attitude qu’il avait avec elle. Cette femme venait de perdre son mari, elle avait certes besoin d’affection et de tendresse après tous ces mauvais moments et son chagrin, mais il l’avait séduite, même innocemment. Il était marié, n’était plus très jeune, n’avait jamais été un séducteur et n’avait vécu jusqu’à présent que pour son métier et le désir de devenir encore plus brillant. Pourtant, il n’avait rien fait de vraiment mal, l’amour lui était tombé dessus comme lorsqu’un papillon en rencontre un autre au sommet d’un buisson. Oui, mais son cœur s’était emballé, et, au fond de lui-même il espérait revoir cette femme. En fait, il l’attendait. Il avait couché avec elle, il s’était laissé aller, et maintenant il la fuyait comme un collégien tombé amoureux de sa maîtresse d’école... Heureusement, Thierry avait cette faculté d’oublier sa vie privée dès qu’il franchissait le seuil de l’hôpital.


Annick était tout autant désappointée. Elle n’avait écouté que son cœur. Elle aurait dû se ressaisir. Guy était l’homme avec lequel elle avait tout partagé. Son enfance, leurs émois d’adolescents, leurs mêmes camarades, les mariages auxquels ils avaient été invités, puis les repas de famille, le chagrin d’avoir perdu leur enfant à la naissance, la sentence du médecin qui s’était prononcé contre le désir d’en avoir un second, les vicissitudes de la vie de mairie, les voyages pour aller chiner une antiquité à l’autre bout de la France. Tout cela s’était arrêté le jour où Guy était allé à Toulon pour des examens approfondis.


Elle revoyait leur vie, une vie sans éclats ni disputes importantes, une vie comme tant d’autres, simple, dont le rythme nonchalant n’était troublé, ou plutôt revigoré que par ses petits voyages professionnels à Paris. C’est vrai, une vie sans histoire, calme, à la limite de l’ennui. Elle, fille de boulanger, qui n’avait rencontré son père chaque jour, qu’au départ de l’école et n’avait marché que sur les chemins caillouteux du Muy. Déjà, avec son mari, sans que la vie fût brillante, elle avait vu du pays grâce aux conversations des touristes. Et puis, elle avait fait cette rencontre, elle qui, maintenant, voyageait de temps en temps jusqu’à la capitale, elle avait découvert ce chirurgien brillant qui l’avait fascinée. Oui, mais elle avait fauté, elle s’était laissée aller, emportée par ce courant que l’on appelle amour, et maintenant elle était anéantie, perdue entre les fils de la raison et l’appel de cet amour impossible.


C’était il y a bien longtemps, sa mère lui avait dit un jour :


- Annick, garde toujours tes pieds sur terre, ne succombe pas à de belles paroles, tu pourrais le payer très cher.


Elle-même avait rencontré un homme qui avait abusé d’elle le soir d’un bal de village, et elle savait de quoi elle parlait. Lorsque l’on habitait une petite bourgade, là encore davantage qu’ailleurs, il était nécessaire de savoir maîtriser ses sentiments. Et en 1950 bien plus que maintenant. Elle repensait à tout cela. Et puis, ce chirurgien qui venait de Paris, n’allait-il pas la laisser tomber dès que sa femme viendrait le rejoindre dans sa bergerie ? Elle avait envie à la fois de débrancher le téléphone, de fermer quelques jours son magasin, et en même temps de reprendre le train pour Paris, de se rendre à l’hôpital américain, ou de se promener à vélo entre Le Muy et les Arcs. Elle n’avait personne à qui demander conseil, même pas à son demi-frère, riche vigneron avec lequel elle n’avait toujours entretenu que des rapports tendus et obligatoires.


Comme bien souvent, la réponse arriva toute seule. C’était par une belle matinée ensoleillée, lorsque le vent sèche l’humidité de la nuit et que les hirondelles s’engouffrent en sifflant sous les chenaux. Le facteur venait de déposer une lettre sur la table de la tonnelle. Annick reposa sa boîte de cire d’abeille, essuya ses mains à son tablier et ouvrit l’enveloppe à l’aide d’un couteau de cordonnier fin dix-huitième.


« Ma chère Annick,


Désolé pour ce long silence. J’avais besoin de réfléchir.

J’arriverai samedi par le train de 7 h 2.

Si je ne vous vois pas, je comprendrai.

Je pense à vous,


Thierry »


Machinalement, elle passa les doigts entre ses cheveux et les redressa. Elle relut la lettre, la mit dans sa poche, et racla le fond de la boîte de cire d’abeille de son vieux torchon à lustrer le merisier.


Ainsi donc, il lui proposait de la revoir. Son silence avait été très long. N’était-elle pour ce chirurgien déraciné qu’une aventure, un bouche-trou pour meubler le voyage en train, et ici sa solitude ?

Mais il la recontactait. Élégamment il ne lui avait pas téléphoné. Elle était libre d’accepter.


Annick n’avait ni faim ni envie de partir à la recherche de nouvelles trouvailles. Elle passait maintenant ses journées à réparer les tiroirs, rehausser les pieds ou réinstaller des étagères à ses vieux buffets qui occupaient de plus en plus de place. Ses pensées partaient toujours dans la même direction. Cet amour n’était pas sérieux. D’ailleurs, était-ce véritablement un amour ? Elle aimait la compagnie de son chirurgien, appréciait sa gentillesse et sa douceur, n’était pas insensible à son charme, mais... l’aimait-elle vraiment d’amour ? Elle ne le connaissait que très peu. Elle n’ignorait pas que pour construire un couple, il fallait tant de points communs, tant de compléments, tant de patience et de passion... Non, elle ne viendrait pas à ce rendez-vous.



X


Tout en remontant le quai de la gare de St Raphaël, Thierry cherchait des yeux la silhouette de celle à qui il avait tant pensé durant toutes ces dernières semaines. Le train venait de repartir, les voyageurs marchaient rapidement en direction de la sortie, s’éclatant par couples au fur et à mesure des retrouvailles. Annick n’était pas là. Non, il fallait se rendre à l’évidence. Ni à l’intérieur du hall de gare, ni sur le trottoir extérieur. Thierry arrêta sa valise à roulettes, se retourna, attendit quelques secondes, regarda partir les voyageurs, et se résigna à aller en direction du loueur de voitures.


C’est alors qu’elle apparut, debout et immobile, devant son auto...


- Annick !


En un instant, tout était oublié. Les raisonnements, les calculs de probabilité, l’espoir, la logique, la résignation. Elle était venue l’attendre.


Thierry accéléra son pas et arriva à hauteur du 4x4.


- Annick... je suis heureux que vous soyez là, j’avais tant espéré...

- Je ne pensais pas venir, dit-elle d’une voix assez basse, mais... il faisait si beau... J’ai imaginé qu’une promenade à Fréjus me ferait du bien...

- Comme vous mentez mal, l’interrompit Thierry, avec un sourire se mêlant à un clin d’œil. Je suis si heureux que vous soyez là.


Il posa sa valise et la prit par la taille.


- Merci d’être venue.


Il la regardait de manière très sérieuse, et l’embrassa contre la voiture. Annick se laissa faire et, sans répondre, à son tour, l’attira à elle et l’embrassa longuement.


- Je propose que vous laissiez votre auto ici, reprit Thierry. Si vous n’avez rien de prévu, moi j’ai des projets. Je vous délaisse, le temps d’aller chercher ma voiture de location, et j’arrive.


Annick gara le 4x4 et attendit Thierry en regardant en direction du parking qui se trouvait à une centaine de mètres derrière les grilles. Elle avait revêtu une robe légère à fleurs et ses lunettes de soleil barraient sa belle chevelure ambre.


Un klaxon italien, un cabriolet rouge. Heureux de son effet, large sourire, dents blanches et lunettes de soleil, Thierry se gara d’un coup de volant sec à la hauteur d’Annick. Elle prit place à côté, laissa tomber ses lunettes sur le nez. La 306 démarra et emprunta la route côtière. À cette heure-ci, peu de monde, la mer bleu outremer, les falaises de l’Esterel toutes rouges. Les deux complices roulaient allègrement, sans mot dire, échangeant souvent un sourire. Thierry s’amusait à faire crisser les pneus, Annick remontait ses cheveux. Soudain la voiture freina, coupa la route, et s’immobilisa sur un terre-plein qui dominait la mer.


- Regardez si c’est beau, s’enthousiasmait Thierry, accompagnant le geste à la parole.

- Merveilleux. Et quelle bonne odeur, ce mélange d’embruns et de fleurs sous le soleil...


Thierry pourtant, ne regardait ni l’écume des vagues qui venaient se briser sur les rochers, ni les bateaux qui longeaient la côte avec, à leur bord, quelques pêcheurs, ni même les mouettes qui faisaient du rase-motte au-dessus de la voiture. Il n’avait d’yeux que pour Annick. Il avait posé ses lunettes sur le tableau de bord, et c’est d’un geste précautionneux qu’il retira celles de sa compagne. Il se pencha, s’étira, s’avança doucement... et embrassa Annick d’un long baiser plein d’émotion et de tendresse. Elle lui caressa la joue sans parler tandis que la main de Thierry s’était posée sur son genou. Ils restèrent ainsi tout un moment à se regarder et s’embrasser.


- Et maintenant, direction Saint-Tropez ! s’écria Thierry en enclenchant la première.


Le vent s’était réveillé et les pins ondulaient tout au long du parcours. Le soleil était vif, et ce n’est qu’à l’entrée de la ville, lorsque la voiture s’immobilisa et que Thierry s’éclipsa pour aller chercher un ticket au distributeur, qu’Annick découvrit que son nez était tout rouge.


- Un souvenir de la côte, dit-elle,

- Un souvenir de promenade en cabriolet, reprit Thierry.

- Oui, mais je dois trouver un peu de crème, sinon vous allez avoir en face de vous une tranche de pain d’épices.


Main dans la main, ils passèrent devant la célèbre gendarmerie et entrèrent à l’intérieur d’un bazar. Annick payait l’ambre solaire à la caisse lorsqu’elle entendit derrière elle la voix de son ami :


- Tenez Madame, vous rajouterez tout ça !


Annick, stupéfaite éclata de rire. Non seulement Thierry avait acheté un slip de bain pour lui, mais également deux serviettes, et un maillot deux pièces pour elle.


- Je n’ai plus les formes d’une adolescente, pouffa Annick tenant le bas du maillot par les brides. L’idée est bonne et me touche beaucoup mais ce n’est pas ma taille. Attendez Madame, je reviens.


C’est en riant très fort que Thierry et Annick ressortirent du magasin, un cabas bien rempli à la main.


Ils longèrent le port, admirèrent au passage les toiles des artistes régionaux, et s’assirent à la terrasse de chez Sénéquier. La température était agréable, l’auvent rouge protégeait du soleil le petit nez d’Annick, les pastis ne pouvaient qu’être les bienvenus. Ils étaient face aux superbes yachts qui étaient à quai et Annick ne put pas s’empêcher de critiquer les riches propriétaires qui étalaient à l’arrière de leur bateau et au nez des passants un snobisme de mauvais goût, en mettant bien en valeur la bouteille de champagne et la corbeille de fleurs multicolores.


- Vous voyez Thierry, je préfèrerais de loin déjeuner d’une rondelle de saucisson dans la garrigue plutôt que de me montrer ainsi.

- Je partage tout à fait votre point de vue. Allez, venez, nous allons marcher un peu.


Thierry remarqua que St Tropez n’avait guère changé depuis la dernière fois où il était venu pour montrer la capitale du snobisme à ses enfants. Il se souvint que ceux-ci cherchaient en permanence les acteurs de cinéma, espérant toujours les voir surgir au détour d’une ruelle. Ils arrivèrent sur la place des Lices et regardèrent machinalement les joueurs de boules qui semblaient ne pas avoir vieilli depuis la dernière fois. Les odeurs de poissons grillés se mêlaient à celles des plantes aromatiques. Beaucoup de touristes se serraient les uns contre les autres, très occupés à apprendre les menus par cœur.


- Voulez-vous déjeuner ici ? demanda Thierry, s’arrêtant à l’aplomb d’une petite table ronde, dégageant déjà une chaise paillée.


Un serveur se précipitait lorsqu’Annick retint Thierry d’un geste de la main.


- Vous souvenez-vous de notre premier déjeuner ?


Elle le prit par la taille et rajouta :


- J’aimerais tellement un cornet de quelque chose...

- Soit, répondit Thierry qui se serait bien attablé à la terrasse de ce petit restaurant aux fenêtres à rideaux brodés et boiseries rouges.


Il proposa une crêpe, se retournant néanmoins sur l’assiette d’un client qui venait d’intercepter un magnifique loup grillé aux herbes de Provence...


Ils descendirent les marches d’une ruelle et allèrent flâner sur le port des pêcheurs. Quel charme ces vieilles maisons aux crépis atténués par les ans et aux fenêtres microscopiques ! L’eau était limpide. Des bancs de petits poissons guettaient, semble-t-il quelques miettes de pain. Annick désirait un café. Ils le prirent sur une mini-terrasse, entourés de lauriers-roses et de bougainvillées.


- Thierry, j’aime être avec vous. Merci de la bonne idée de m’avoir amenée à St Tropez. Je sais bien que notre situation est un peu délicate. Moi je viens de perdre mon mari, vous, vous êtes marié. Mais nous sommes si bien...


Thierry l’écoutait, songeur. Son genou contre celui d’Annick, sa main caressant son poignet, il ne répondit pas. Il lui fit un coup d’œil et se pencha vers elle. Un petit baiser comme on en fait quand on désire l’autre mais qu’on est en public.


- Quelle belle journée ! s’exclama Thierry, venez, allons à la plage.

- À Pampelonne ? Voilà des années que je n’y suis pas allée.

- Profitons de la chaleur, allons-y !


Ils payèrent et se levèrent.


Le soleil était haut dans le ciel et les sièges de la Peugeot brûlants, mais rien à côté du sable de la plage. Ils coururent jusqu’à la cabine et se changèrent. L’un et l’autre étaient bronzés en cette fin d’été. Annick prenait régulièrement des bains de soleil dans la petite cour de sa maison, et Thierry avait eu l’occasion, à maintes reprises, de jardiner torse nu et en short à la Palomana.


- Si vous ne voulez pas que je me transforme en écrevisse d’ici ce soir, il serait gentil que vous me mettiez une bonne quantité d’ambre solaire sur le dos, dit Annick avec une petite moue.

- Tout le plaisir est pour moi.


Thierry s’appliqua à bien poser la crème et lui caressa longuement le dos. Annick, allongée, fermait les yeux. Par moment elle laissait échapper des « hmmm hmmm » sans équivoque. Puis ce fut le tour à Thierry. Lui aussi, avec sa peau claire de roux-blond devait prendre garde. Ils s’allongèrent côte à côte sur le ventre et se laissèrent cajoler par les rayons du soleil.


Lorsque Thierry se releva, ce fut pour tirer la main à Annick et courir vers la mer.


- Le dernier arrivé à l’eau a un gage ! cria-t-il.


Mais qui arriva véritablement dans les vagues le premier ? Chacun éclaboussait l’autre, et, au moment de se mettre à l’eau, Thierry attrapa Annick et l’attira à lui.


- Vous avez perdu... et avant qu’elle puisse se défendre, il lui donna un long baiser passionné.


Longtemps ils jouèrent, tels deux adolescents à la piscine de l’université, puis Thierry reprit Annick par la main et la fit courir jusqu’aux serviettes gorgées de soleil. Ils s’allongèrent tout près l’un de l’autre, et Thierry caressa d’un doigt le ventre d’Annick.


- Puis-je vous le dire ? ...


Annick écoutait.


- Je crois, oui je crois... je vous aime Annick...

Ils s’embrassèrent avec beaucoup d’énergie tandis que les vagues s’étiraient en douceur sur le sable mouillé.


- Je vous aime aussi, et j’aime cette région, vous le savez, murmura Annick. Le Var est si beau, si varié. Je ne m’en fatiguerai jamais.

- Et moi je crois bien que je ne me fatiguerai jamais de vous.


Ils s’embrassèrent de nouveau.


- Mon enfance n’a pourtant pas été des plus heureuses, reprit Annick. Psychologiquement, j’ai été très perturbée lorsque, à sept ans, j’ai appris que mon père n’était pas mon vrai père...


Thierry l’écoutait avec le plus grand intérêt. Il était allongé sur le côté, le coude posé sur le sable, la tête dans sa main.


- Oui, c’était à l’école, je me souviens, à une récréation, plusieurs élèves se moquaient de moi et riaient de ma mère. Des propos que je ne comprenais pas. Et le soir, lorsque Maman est venue me souhaiter une bonne nuit, je l’ai serrée et je lui ai demandé ce que voulaient dire ces filles. Assise sur le rebord du lit, elle semblait bouleversée. Elle me regardait sans rien dire, fixement, puis, en me serrant plus fort dans ses bras...


- Ma Naïck, j’ai connu un homme avant ton papa. J’ai cru l’aimer, et tu es venue...

J’ai alors éclaté en sanglots.

- Mais alors Maman, Papa n’est pas mon papa ?

- Mais si ma chérie. C’est ton papa.

Mais c’est un autre monsieur qui m’a mise enceinte et m’a permis d’avoir la belle petite fille qui est là maintenant.

- Qui est-ce ? Qui est l’autre monsieur qui m’a fait naître ? Et pourquoi est-il parti ?

Ma mère était toute retournée, cherchant ses mots, caressant mon visage et essuyant mes larmes...

- Je t’expliquerai et tu comprendras ma chérie. Je te le ferai connaître.


Cette nuit-là, j’ai beaucoup pleuré et j’ai serré très fort ma poupée. J’étais si malheureuse...

- Mais qui était votre vrai père ? demanda Thierry.

- Un riche vigneron, répondit Annick. Tout le monde est vigneron ici, vous le savez bien. À cette époque, et surtout à la campagne, les mariages, on les arrangeait. Il s’était marié avec la fille d’un riche propriétaire des environs et ma mère avait été un accident, le soir de la fête du village.

- Et alors ?

- Et alors... Jean n’a pas voulu me reconnaître à la naissance... Il avait déjà un fils et mon arrivée dans cette famille aurait fait tache.


Annick reprit ses lunettes, le soleil était encore violent. Elle poursuivit :


- Maman a ensuite rencontré celui qui allait devenir son mari, et il m’a aimée et élevée comme sa propre fille. Mon vrai père, lui, s’est manifesté quelquefois lorsque j’étais petite. Je suis même allée jouer chez lui. Puis, avec le temps, les visites se sont faites de plus en plus rares et j’ai cessé de le voir. Il est décédé l’année dernière.



XI


- Venez, nous allons nous promener.


Thierry tendit sa main et tira Annick. La plage était encore pas mal occupée. Certains jouaient au ballon, d’autres somnolaient à l’abri des parasols, beaucoup se baignaient. Les hors-bords couvraient souvent le bruit des voix. Ils se changèrent en cabine et remontèrent en voiture. Le soleil déclinait, l’atmosphère était très agréable. La 306 se faufila entre les vignobles et emprunta une petite route qui montait en direction d’un village perché. La forêt de chênes succéda aux pins parasols, puis les genêts apparurent et Ramatuelle aussi. Thierry gara la voiture devant l’épicerie du village, et prit Annick par la main avant de descendre quelques marches et de faire découvrir depuis la terrasse empierrée d’un café un panorama superbe qui s’étendait de Sainte Maxime aux îles d’Hyères. Tout en bas, le joli clocher rouille et jaune de St Tropez semblait vouloir rassembler les maisons ocre du village et les traînées blanches des yachts.


- Quel merveilleux paysage ! s’enthousiasma Annick, c’est formidable.


Thierry commanda deux pastis, heureux de cette journée improvisée et d’avoir pu enthousiasmer sa Varoise préférée.


Ils restèrent là un moment, détendus, au calme. Les glaçons fondaient lentement au fond du verre...


- Je vous propose de rester encore un peu à Ramatuelle, dit Thierry. Nous pourrions dîner à côté et prolonger la vue sur ce magnifique panorama...

- Volontiers, reprit Annick avec un sourire.


Elle se leva et embrassa tendrement Thierry.
C’était leur premier vrai dîner en amoureux. Nappe blanche, jolie vaisselle en céramique des alentours, bouquet de fleurs, service stylé. La vue était merveilleuse, digne d’un conte des mille et une nuits lorsque le ciel s’assombrit et que les lumières brillèrent de toutes parts. Des étincelles sur un tapis d’Orient.


Le voyage du retour s’effectua calmement. Peu de monde sur la route, Thierry reconduisit Annick au parking de la gare de St Raphaël. Ce n’est que lorsqu’il arrêta sa voiture que Thierry osa :


- Je redonne les clés de la 306 ; pouvez-vous me reconduire ?


Annick ne répondit pas et invita Thierry d’un léger signe de tête. Il mit la valise à l’arrière du 4x4 et s’installa à côté d’Annick.


Elle ne tourna pas en direction des Arcs-sur-Argens, mais prit la route du Muy. La nuit était noire lorsqu’elle stoppa à l’entrée de la cour.


- Je vais vous montrer ma dernière trouvaille, lança-t-elle. Un porte-bouteilles pur 19e. Il vous plaît ?

- Une pure merveille, répondit Thierry, s’accroupissant pour mieux le regarder.

- Il est à vous. C’est mon cadeau.

- Comment ? Mais vous n’y pensez pas. C’est trop gentil. J’aimerais vous remercier.


Annick ne répondit pas et tendit ses deux mains. Thierry les saisit et l’attira contre lui.


- Je vous aime, Annick...

- Ah, maintenant vous en êtes sûr ? dit-elle en étouffant un rire.


Elle l’embrassa intensément et Thierry lui redonna ses baisers avec autant d’ardeur.


- Venez, lui dit-elle. Et elle le tira vers l’escalier.


Le petit appartement d’Annick était chaud comme un écrin avec ses couleurs de murs très gaies, ses vieilles portes en bois restaurées, ses rideaux de velours et ses petites lampes disposées partout.


- Que voulez-vous boire ? lui demanda-t-elle ? Bière, thé, whisky, rosé ?

- Heu... l’alcool la nuit pour conduire...


Annick sortit une bouteille de rosé du frigo, et... l’entraîna vers la chambre.
Thierry la lui retira des mains, la posa sur la petite table qui servait de bureau et plaqua Annick contre la porte. Il l’embrassa de toutes ses forces, et enfouit sa bouche dans son cou. Il lui retira son tee-shirt puis son soutien-gorge. Annick avait les yeux fermés, éperdue de plaisir. Il ouvrit sa chemise et, torse nu, se colla contre son amoureuse. Il l’embrassa avidement sur chaque endroit de sa peau, puis il lui dégrafa la jupe et l’emporta dans ses bras. Le lit gémit un peu, elle se glissa sous la couette. Thierry quitta son pantalon et la couvrit de baisers. Annick lui répondait par des « Je t’aime » langoureux et des caresses. Au bout de quelques minutes, il se mit sur elle, Annick l’accueillit en s’ouvrant telle une rose au printemps. La bouteille de vin pouvait encore attendre...


Le lendemain dimanche, Thierry ne se rendit pas à la Palomana. Il resta auprès d’Annick, se partageant entre la chambre et le séjour, mais surtout à réfléchir à l’issue possible de sa vie. Il n’était plus heureux à Paris auprès d’Élisabeth mais se sentait revivre chaque fois qu’il séjournait dans la campagne du Var et maintenant auprès d’Annick. Et pourquoi ne pas exercer son métier de chirurgien à l’hôpital de Draguignan ? Thierry avait cinquante et un ans, il pouvait encore changer de vie et prendre goût à un bonheur simple.



XII


La semaine suivante, Thierry qui, d’ordinaire, oubliait sa vie privée pour ne penser qu’à ses patients, avait, tout au contraire, l’esprit ailleurs. Il se consacra à ses opérations, mais demanda à Monique d’espacer ses consultations. Son esprit vagabondait bien au-delà de l’hôpital et il réalisait soudain que sa vie était en train de s’écouler sans qu’il puisse véritablement la voir. Un matin, un email tomba sur son ordinateur.


Son titre : « Poème », expéditeur : « Le Muy d’autrefois » :


« Quand plusieurs routes

S'offriront à toi

Et que tu ne sauras pas

Laquelle choisir,

N'en prends pas une au hasard,

Mais assieds-toi et attends.

Respire profondément,

Avec confiance,

Comme le jour

Où tu es venu au monde.

Sans te laisser distraire par rien,

Attends encore et encore.

Ne bouge pas,

Tais-toi et écoute ton cœur.

Puis quand il te parlera

Lève-toi et va ou il te porte. »


Susanna Tamaro


Thierry était tout rêveur. Annick avait su trouver les mots qui convenaient à son désarroi, à ses réflexions, à ses prises de conscience. Il se souvenait, à son tour, d’un poème auquel il avait repensé plusieurs fois. Il se mit au clavier et répondit :


« Amour, mon bel amour, voici quelques offrandes

Ma vie au grand complet gaspillée pour des sous

Avec la peur en prime, avec la peur au ventre

Qui nous courbe l’échine, qui nous met à genoux

J’ai erré si longtemps avant de comprendre

Que sans toi, je n’étais qu’un pauvre pou

Oh ! Un pou bien portant avec son importance

Qui écrivait des livres et qu’on aimait partout


Vivre à côté de soi, vivre à côté de l’âme

C’est renoncer à soi, c’est renoncer à tout


J’ai perdu mon combat, tu gagnes, souveraine

Enferme donc ma haine au fond de tes cachots

Garde-moi prisonnier, lave-moi de mes peines

Pour le mal que j’ai fait, lève l’impôt

De pleurer chaque jour, ému jusqu’à comprendre

Et de pleurer d’amour devant ce qui est beau

Je veux vivre à tes pieds, n’ai plus rien à atteindre

Nulle part où aller, tout est de trop


Vivre à côté de soi, vivre à côté de l’âme

C’est renoncer à soi, c’est renoncer à tout


Je chante pour ceux-là qui n’ont pas pris la chance

D’être eux-mêmes ici-bas, eux-mêmes malgré tout

Je chante pour ceux-là qui n’ont pas eu leur chance

Ou qui, tout comme moi, l’ont jetée comme un fou

Je chante pour ceux-là dont j’envie l’existence

Ils mangent dans ta main, ils te servent à genoux

Ils suivent le chemin de leur maîtresse tendre

Et ils ont le courage de leurs goûts


Vivre à côté de soi, vivre à côté de l’âme

C’est renoncer à soi, c’est renoncer à tout


Si longtemps loin de toi, longtemps loin de moi-même

Mon bel amour caché au beau centre de tout

Mon bel amour trahi au centre de moi-même

Je te retrouve enfin, à bout de maux. »


Guy Corneau


Oui ces poèmes étaient d’actualité. Thierry se leva, passa devant le bureau de Monique, et entra au bloc opératoire.
Ce soir, comme tous les autres soirs, il téléphonerait à Annick. Ses vacances approchaient, il irait seul aux Arcs et reviendrait avec une décision.



XIII


Quand il poussa le portail, Thierry comprit tout de suite que la nature ne l’avait pas attendu. L’herbe avait bien poussé durant son absence, un message probablement, qui voulait lui signifier que la Palomana n’appréciait pas de demeurer inoccupée. Il lui aurait presque demandé pardon.


Mais l’herbe et les quelques fleurs fanées à couper pouvaient bien encore attendre un jour ou deux, le cœur de Thierry, non. Après avoir ouvert tous les volets et bien aéré, c’est en tenue de vacancier qu’il reprit sa voiture. Pantalon beige clair, chemise à rayures roses et blanches, tennis. Il se sentait bien et, allègrement, il partit retrouver celle qui l’attendait. Aujourd’hui allait être un grand jour, il pouvait maintenant faire découvrir la Palomana à la femme qu’il aimait.


Annick était prête, resplendissante dans un chemisier bleu nuit à fleurs blanches et jean blanc. Elle ne prit que son sac et monta auprès de Thierry. L’air sentait bon, le soleil brillait. Quoi demander de mieux ? Ils prirent la route des Arcs, s’arrêtèrent acheter un panier de victuailles, et poursuivirent encore quelques kilomètres.


- Je connais bien cette route, dit Annick. J’y venais souvent autrefois.


Thierry emprunta le petit chemin caillouteux, franchit le portail et stoppa dans un nuage de poussière.


- Nous y voilà !


Annick descendit, regarda le petit mas, se retourna sur elle-même et, sans attendre son ami, fit le tour de la maisonnette.


- Ça alors, je n’en reviens pas dit-elle.

- Bienvenue à la Palomana, ma chérie ! Elle te plaît ?

- C’est fou, répondit Annick. Je suis venue ici, mais c’était... il y a bien longtemps.

- Ah bon ? ... Viens, je vais te faire visiter l’intérieur.


Comme à l’accoutumée, Thierry entraîna Annick par la main et lui montra chaque pièce, expliquant tous les travaux entrepris. Puis il l’immobilisa devant une fenêtre qui laissait bien pénétrer le soleil, teintant la pièce d’une jolie couleur de blé. Il la regarda longuement, lui prit la tête entre ses mains et lui donna un long baiser, tendre et appuyé.


- Puis-je te poser une question ? lui demanda-t-elle.

- Tout ce que tu veux, ma chérie.

- Tu m’as bien dit que tu avais acheté ce mas, il y a deux ans ?

- Oui, en effet, bientôt deux ans.

- Et, comment l’as-tu découvert ?


Annick marchait de long en large, regardant par la fenêtre.


- Oh c’est très simple, répondit Thierry, appuyé contre la table. C’est pour moi un retour aux sources. Je connais cette propriété depuis mon enfance. Elle appartenait à mon grand-père Antoine. À sa mort, mon père l’a mise en vente, et pour respecter le serment qu’il avait fait à son père, de ne pas la laisser à son voisin avec lequel il n’entretenait pas de bonnes relations, il a chargé le notaire de s’en occuper. Ce qui fait que le mas a été vendu, laissé à l’abandon par des gens de Toulon qui n’y venaient pas, et moi, nostalgique du passé, de la bergerie de mon enfance et de mon grand-père que j’aimais beaucoup, je viens de la racheter.


Annick était devenue muette. Elle écoutait avec toute son attention.


- Je peux me servir un verre d’eau ? demanda-t-elle.

- Naturellement, mais nous avons apporté bien meilleur et il serait temps de prendre l’apéritif.


La conversation s’arrêta là, Thierry débarrassa la voiture des victuailles tandis qu’Annick qui avait bien enregistré les lieux, s’occupait à dresser la table sous la tonnelle du jardin.


- À ta santé, douce Annick, à notre amour.

- À notre amour.


Elle posa ses lèvres, but une gorgée de pastis et demanda :


- Tu es donc venu jouer ici, du temps de ton grand-père ?

- Mais oui, j’y ai passé mes vacances plusieurs années de suite.

- Tu n’as pas de frère ?

- Mais non, répondit Thierry, surpris et souriant. Tu m’intrigues, pourquoi cette question ?

- Autrefois, lorsque tu venais... tu ne te souviens pas d’une petite fille qui jouait avec toi ? ...


Thierry était interloqué. Il marqua un temps d’arrêt, fouillant dans sa mémoire...


- Une petite fille ? ... la fille du voisin ? ... de l’autre côté du mur ? ...


Thierry hésitait, il poursuivit :


-Oui je me souviens... Comme c’est loin... La petite fille... Ce n’était pas toi ? ...

- Mais si, Thierry... c’était moi...


Assis à califourchon sur sa chaise, Thierry avait posé son verre et mit ses mains sous son menton. Il répétait machinalement :


- La petite fille... c’était toi... c’était toi... Mais quel âge avions-nous ?

- Je pense que j’avais dans les six ans. Car dès que j’ai su que Jean Lafont était mon vrai père et qu’il avait refusé d’épouser ma mère, je n’ai jamais voulu y retourner.


Thierry était tout pensif comme si une nouvelle d’un autre monde venait de s’abattre sur ses épaules.


- Mais c’est formidable, reprit-elle. Te rends-tu compte ? Te rends-tu compte que nous avons joué ensemble ?


Annick était toute ragaillardie. Elle se leva, fit le tour de la table et vint s’asseoir sur les genoux de Thierry.


- Te souviens-tu que nous avons joué à la dînette sous le gros olivier ?

- À vrai dire, non, répondit Thierry, mais je trouve à la fois incroyable et maintenant formidable qu’une amitié de la petite enfance, ait pu se transformer, par le plus curieux des hasards en une histoire d’amour.

- Oh mais... moi j’étais déjà amoureuse de toi.

- Non ? Ah bon ? Tu étais précoce, dis donc.


Annick piqua un fard, embrassa la joue de Thierry.


- Il y avait un mur au fond du jardin. Existe-t-il toujours ? demanda Annick.

- Ah le vieux muret, oui. Justement il est grand temps de le reconstruire. Et ce dont je me souviens c’est que nous avons joué au pied de ce muret.

- Mais oui, bien sûr, oui. Même que tu fabriquais du ciment avec de la terre et que tu essayais de boucher les trous.

- Ah oui ! s’exclama Thierry, de ça je m’en rappelle très bien !

- Et moi je me souviens encore de quelque chose, murmura Annick en se levant des genoux de Thierry. Viens, viens...


Elle prit Thierry par la main et l’entraîna derrière le mas. Le temps avait fait son œuvre et les buissons avaient gagné en place, les genêts s’étaient développés, la lavande sauvage avait envahi tout l’espace de garrigue. Mais le muret était encore là. Annick lâcha Thierry et s’accroupit... Sans rien dire elle avança sa main vers un trou assez prononcé du mur. Un lézard en sortit qui fit tomber Annick de stupeur.


- Que fais-tu ? demanda Thierry.

- Attends... Je cherche...


La main d’Annick avait disparu dans la cavité, et aussi une partie de l’avant-bras. Puis soudain, un sourire élargit ses lèvres, sa main retira... une boîte toute rouillée...


- Regarde ! s’exclama-t-elle.


Thierry ne savait quoi dire, Annick se releva et montrait son trésor : une boîte ronde, complètement rouillée, qui avait dû être une boîte de cirage car elle portait deux minuscules ailerons sur un côté.
Il prit la vieillerie entre les mains, essaya de l’ouvrir, mais sans résultat.


- Je savais que tu aimais les antiquités, mais alors là... Attends, je vais chercher quelque chose...


Thierry disparut puis revint avec, dans sa main, une pince multiprise. Il saisit la boîte, la serra, et lui imprima un quart de tour. La boite s’ouvrit... À l’intérieur, un petit papier plié...


- Tiens Annick, à toi l’honneur...


Annick déplia précautionneusement le petit papier jauni par les ans. Elle le regarda l’espace de quelques secondes, et le présenta à son compagnon. Il s’agissait d’un dessin au crayon de couleur, un peu effacé, mais lisible. Un dessin aux traits grossiers. Mais... Thierry reconnut la forme d’une petite fille qui, au bout de sa main, tenait un cœur... qu’elle tendait à un personnage en pantalon et cheveux en brosse...


- C’était nous, Thierry... Annick essuya une larme.

- C’est magnifique ma chérie. Après tant d’années... Oh comme je t’aime !


Et Thierry prit Annick dans ses bras.


- Te rends-tu compte ? ... Toutes ces années... Nous avons fait un long détour mais il était écrit que nous devions nous retrouver. Je suis si heureux. Je dois maintenant réfléchir et préparer notre nouvelle vie. Une lourde tâche m’attend à Paris, mais... lorsque l’on est amoureux et que l’on veut parvenir à ses fins, rien n’est trop difficile. Viens, allons nous asseoir sur le banc.

- Heu... Ne m’as-tu pas dit que tu n’avais pas encore essayé le nouveau matelas ? ...


Et dans un fou rire, ils s’enlacèrent. Des baisers, encore des baisers, et Thierry glissa ses mains sous le chemisier d’Annick...



FIN



 
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   Anonyme   
11/7/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Un roman agréable, une histoire d’amour aux multiples couleurs de la Provence comme tes tableaux Richard.
Du pinceau à la plume, il n’y a qu’un pas, bonne idée de l’avoir franchi. Moi qui connais la source de cette idée, qui fut aussi la mienne, j’en suis doublement heureuse. Sur la toile où sur le papier tu poses le décor, et j’espère que nous lirons tes romans, avec autant de plaisir que nous admirons tes toiles
Bravo
Marie-Ange

   Anonyme   
12/7/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Un très bon moment à passer avec cette nouvelle qu'on lit jusqu'à la fin sans s'arrêter. Le couple... sujet inépuisable, traité avec sensibilité.

   Anonyme   
20/7/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup
déjà, le titre ça me fait penser à Fanny Ardant dans " la femme d' à coté", et c' est trop ardent tant que j' ai pas bu mon café ... Trop long pour moi et le petit matin, et puis ce Thierry, c' est l' hermitte (slurp) ou le footeux ( très bof ) du "tout a fait" de jean mimi.
Alors vu que ça se termine par pleins de baisers, je m' en vais prendre une douche glacée et mon café avant de venir te lire ...

nine, au corps sage et très prude .

EDIT du 20 juullet : Bah, allez, je risque une éval, ne serais-ce que pour les alex ça et la parsemés, et la maitrise de la "langue"


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