Je vous le dis peu ou prou, chère madame, chère mademoiselle, cher monsieur (bonjour papa), la carotte ce n’est pas si sûr. Quoi qu’il en soit, l’interrogation demeure et sa réponse à la rue. Pour commencer, faisons revenir en chœur un oignon que nous nommerons Léon, par commodité, et car l’oignon, vous le noterez à l’usage, revient toujours mieux quand on l’appelle Léon. Si vous pleurez, continuez, vous vous montrez sensible à l’intensité dramatique de l’instant et c'est un bon point, Léon pourrait être flatté, vous prendre en pitié, et revenir plus vite. Cependant veillez à rester chiche dans votre épanchement : un oignon est d’autant meilleur qu’il revient lentement. Vous constaterez d’ailleurs qu’un oignon boiteux se montrera souvent finalement fort délicat au palais. Ne vous fiez pas aux apparences. (NB : si l’oignon est marron à cœur, fiez-vous z'y un peu tout de même. Ne vous fourvoyez pas en zèle immodéré, vous le regretteriez.)
Patientez, profitez-en pour admirer le décor ; si vous n’êtes pas chez vous, fouillez dans les tiroirs, ouvrez les placards, mangez du chocolat s’il semble bon, faites comme chez vous en mieux. Si vous aimez les petites cuillères et que le maître de céans est de nature généreuse, mangez un yaourt, vos intestins ne s’en porteront que mieux.
Quand Léon est transparent, continuez jusqu’à ce qu’il devienne translucide, quand il l’est, ne faites rien. Attendez. Ensuite, quand vous le sentez revenu à point, c’est qu’il est revenu à point pourvu que vous sentiez bien. Si vous avez mal senti, ce n’est sûrement pas la première fois, pour la suite travaillez votre éloquence. Indice : L’oignon bien revenu perd son intensité dramatique.
À ce moment-là, il est temps ; commencez 6 minutes avant à éplucher les carottes susnommées. Prenez des carottes aux prétentions moyennes. Je vous en conjure, pour vos papilles, n’ayez point l’œil trop gourmand, de la parcimonie ! : une carotte trop bien portante est dure et peine en saveur. Une vieille carotte est ridée, sèche et fort molle. Réservez ces carottes pour le lapin nain du p’tit dernier* qui se satisfera de tout type de carotte. Le lapin nain n’est pas difficile, pourvu qu’il jouisse d'une cage et d'une mort brève (soyez courtois).
Choisissez donc une carotte au diamètre moyen, en pleine force de l’âge, elle sera goûteuse, juteuse et tendre à souhait. Monsieur si cela vous rappelle quelque souvenir, détachez-vous z’en, vous souffririez sinon rapidement. Madame si cela vous émoustille n’égarez pas cette émotion, étayez-la par tous ces souvenirs où il manqua de vous émouvoir, la suite vous égayera. Épluchez les carottes et coupez-les en petites rondelles (je vous avais prévenus). Jetez ces rondelles sur Léon revenu, couvrez, attendez, attendez (la cuisine c’est avant tout l’art de la patience), attendez, attendez encore un peu, voilà… comptez jusqu’à 100, ne trichez pas. À 100, commencez à chercher, quand vous trouvez, recommencez. Quand c’est cuit, par contre, arrêtez au risque sinon de perdre définitivement votre plat. NB : Si vous pleurez toujours, arrêtez, c’est anachronique. Vous seriez ridicule à force. Assaisonnez. Félicitations, la faim dans le monde ne vous achèvera pas aujourd’hui. Si vos convives critiquent votre plat avec un fiel insubmersible, percez-en le fond d'un geste franc et décidé (aucun fiel n’est vraiment insubmersible) et incitez-les à se servir plusieurs fois, la carotte rend aimable. Ne manquez pas de le leur dire (c’est le début de l’éloquence). Montrez votre séant, le cas échéant. Ça ne sauvera pas votre plat, mais ça détournera l’attention. Soyez fort.
Lapin nain aux carottes et aux pissenlits voir p22. Recette simple, moderne et respectueuse de la nature puisque le lapin reste dans son élément. Il en sera moins stressé donc plus tendre, c’est le concept du gagnant-gagnant décliné aux léporidés. Cette recette peut, de plus, montrer un aspect très « développement durable » : ne perdez rien : laissez grandir des asticots sur les tripes, vous irez à la pêche et en rapporterez de forts beaux spécimens aquatiques ; avec les pattes portez-vous un bonheur nain, n’oubliez pas le p’tit dernier, il l’aimait bien son Kiki, offrez-lui la patte qu’il préférait, celle avec la petite tache blanche ; avec la peau, vous fabriquerez de forts beaux chaussons de bébé notamment si le lapin nain était angora et fut bien caressé par votre p’tit dernier (nous le nommerons José par défaut). NB : s’il pleure, faites-lui éplucher les oignons, ça lui donnera une raison. Si vous estimez qu'il en manque encore, mettez-lui une claque et faites en sorte qu’il se coupe. Dites-lui aussi qu'il n'a pas connu la guerre, c'est inutile mais ça pourrait vous plaire. S’il vous parle de son lapin nain, parlez-lui d’une nouvelle étoile dans le ciel, et si vous ne vous sentez pas l’âme poète, soulevez le couvercle de la cocotte et dites-lui simplement que les carottes sont cuites. Les enfants comprennent plus de choses que l’on ne pense.
Rappelez-lui de bien se laver les mains avant de passer à table.
Bon appétit.
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