Un soir
Esparjols était un petit village entre Durance et Verdon, entre vallées et alpages, accroché à une haute muraille calcaire avec des cicatrices ocre. La vie du village se résumait à l’ombre banale des platanes amputés par la serpe des élagueurs, avec au centre de l’ombre, la terrasse du « Café de la Mairie ». Le jour finissait. À cette heure-là, la voix des hommes devenait plus forte d’avoir un peu trop bu.
– C’est pour couvrir le chant des cigales ! répondaient-ils.
Le professeur, ou le Parisien comme on l’appelait ici, s’y était habitué : il appelait cela la Commedia. Quelque peu chercheur au C.N.R.S, le professeur venait de la banlieue parisienne, mais il passait une partie de l’année dans la Maison Haute, la dernière avant la montagne. Tous les ingrédients pour un « Pagnol » se trouvaient donc réunis, mais un Pagnol pour rien, pour parler de la nouvelle sacoche du facteur, du chapeau du maire, du rosé qui serait meilleur que celui de l’année passée et, bien sûr, de politique. Ce soir de juillet ressemblait à tous les autres soirs de juillet : l’ombre qui gagnait, les cigales qui stridulaient, la terrasse qui s’égosillait, le ciel azuré qui virait au bleu nuit au-dessus des platanes. Pourtant… Au bout du village, vers la vallée, près de l’ancienne carrière, des enfants jouaient à la manière des enfants de partout, à courir, à grimper, à se laisser glisser, à construire, à démolir. Juliette, la fille du boulanger, ne jouait pas, elle préférait regarder le ciel ainsi que les petites filles le font parfois. D’ailleurs, elle regardait plus souvent le ciel que les autres enfants. Peut-être parce que plus tard elle ne le verrait plus ce ciel, confinée entre boulangerie et fournil, entre comptoir et cuisine. Ce soir-là donc, un nuage haut dans le ciel de la vallée l’intriguait, un nuage trop gris, sans relief, sans forme. Juliette adorait imaginer des personnages ou des animaux dans les nuages, mais celui-là restait inaccessible à ses rêves : il était imagination et rêve par lui-même. Le nuage glissait lentement, majestueusement, vers le sud, vers l’horizon. Malgré elle la petite fille suivait son périple : il allait couler là-bas, derrière la « Dent des Bleus ». Mais Juliette resta interdite… La masse grise passait devant la montagne, le nuage tombait dans la vallée, dans la plaine des Escarmettes, cet amas de pierrailles où ne poussaient que des chardons géants.
– Vous avez vu le nuage dans la vallée ? demanda-t-elle aux autres. – C’est de la brume du soir, répondirent-ils. – Non, non, il est venu du ciel ! – On a déjà vu ça, c’est de la brume du soir, et ils reprirent leurs jeux.
Le nuage devenait de plus en plus dense, presque noir, un orage qui se préparait sans éclair et sans tonnerre. La nuit arrivait, les enfants coururent vers le dîner familial.
– J’ai vu un nuage qui tombait sur les Escarmettes, annonça Juliette. – C’est de la brume du soir, dit le boulanger. – Mais, il est venu du ciel ! – Je te dis que c’est de la brume du soir.
Et la nuit vint avec ce silence des montagnes troublé de temps à autre par les bubo bubo des grands-ducs, se répondant d’un versant au versant opposé.
Au matin, le vieux Pascau, grand braconnier devant l’Éternel, descendait relever ses nasses à écrevisses. Au tournant, au fond de la vallée, il vit. Il resta figé, sans voix, incrédule. Il mit la main en visière devant ses yeux pour être sûr. Cela ne fit que confirmer ce qu’il avait vu. Il pensa qu’il ne pouvait pas voir une telle chose et ferma les paupières pendant plusieurs secondes. Quand il les rouvrit, rien n’avait changé : il voyait toujours. Personne n’aurait pu le découvrir ainsi parmi les oliviers : immobile et noueux, légèrement voûté, les cheveux gris se confondant avec le feuillage des arbres, les jambes de son pantalon de velours bis formaient deux troncs penchés l’un vers l’autre. C’est alors que le vieux Pascau eut peur, peur de l’inconnu, là-bas, au creux de la vallée. On disait souvent de lui qu’il était né fatigué, c’est dire que personne ne l’avait jamais vu courir. Ce matin-là pourtant, il courut, il courut si vite qu’il ne sentait plus la raideur de ses vieilles jambes. En un tour de pied, il se retrouva sur la place vide à cette heure matinale. Par habitude, ses pas le conduisirent vers le comptoir encore désert lui aussi du Café de la Mairie. Encore tout essoufflé :
– Viens voir, il se passe des choses aux Escarmettes !
Estève, le cabaretier, remplissait l’une après l’autre les fillettes d’un rosé presque orangé qui rafraîchirait le gosier des hommes tout au long de la journée.
– À part le vent des Bleus qui doit encore tourbillonner à cette heure, que veux-tu qu’il y ait ?
Il continua à abreuver ses demi-bouteilles, mais pas plus haut que le petit trait gravé dans le verre.
– Viens voir, je te dis, c’est à ne pas croire !
Agacé, le patron finit par demander :
– Mais qu’as-tu donc vu, vieux têtu ? – Je ne peux pas te dire, tu ne me croirais pas, il faut que tu voies. – Je n’ai pas le temps d’écouter tes radotages.
Et il se remit à son ouvrage.
– Va donc raconter tes histoires au maire, il n’a rien d’autre à faire, lui, et puis il est payé pour ça, non ?
Le vieux Pascau, à contrecœur, tourna les talons et alla sonner au grand portail toujours fermé de Monsieur le Maire. Il n’aimait pas beaucoup Monsieur le Maire, ce grand homme sec avec des yeux qui vous transperçaient, semblant embrasser d’un seul regard tous les lièvres et perdrix, toutes les carpes, tous les brochets que Pascau avait frauduleusement capturés. Mais ce matin-là, il s’agissait d’un évènement trop grave ! Il sonna, sonna encore pour que Véronique, l’antique cuisinière, comprenne l’urgence et vienne enfin lui ouvrir. Le battant s’écarta d’un geste agacé laissant place au maire lui-même.
– Que viens-tu faire ? Aurais-tu pris une licorne dans tes maudits collets ?
Le braconnier ne savait rien de cette licorne, mais il lui en fallait plus aujourd’hui pour le désarçonner. Il répéta presque mot pour mot ce qu’il avait dit à Estève, le cabaretier. Il refusa tout autant de révéler ce qu’il avait vu : il fallait que le maire vienne avec lui et qu’il voie avec ses yeux officiels. Lui non plus ne voulut pas l’accompagner.
– C’est pour la vie du village que je dis ça, finit par exagérer Pascau.
Ce coup-ci, il fit mouche : les élections approchaient et s’il se passait réellement quelque chose aux Escarmettes, il ne fallait pas que l’on puisse dire que le maire n’avait rien fait.
– Je reviens, attends-moi.
Il était hors de question pour Monsieur le Maire de traverser Esparjols et surtout la grand-place, sans son célèbre chapeau noir à larges bords : cela faisait partie des insignes de sa fonction, de son image. Les voilà donc tous deux partis, maire chapeauté en tête, coupant à travers la place toujours vide, puis longeant des ruelles qui conduisaient à un petit belvédère d’où l’on verrait bien la vallée. Le maire comprit alors : son visage devint plus blanc que les pierrailles des Escarmettes. En dessous d’eux, une ville, au moins un gros bourg rouge et ocre, brillait sous le soleil rasant du matin. Là où la veille il n’y avait qu’un désert de pierres et de chardons, ce matin il y avait une ville ! En un instant, tout Esparjols fut là. Ayant vu passer le chapeau du maire à cette heure matinale et inhabituelle, quelques oisifs professionnels avaient suivi les deux hommes. Après avoir vu eux aussi, certains étaient remontés rameuter toute la population. Le professeur que personne n’avait prévenu arriva bon dernier, bien après les sourds et les boiteux. Les hommes ne disaient rien, les femmes chuchotaient en tremblant et en se signant. Le premier moment de stupeur passé, ils parlaient tous à voix basse sans écouter les autres, ils parlaient pour se rassurer. Seule la voix pointue de Juliette domina un instant la rumeur ambiante :
– J’avais bien dit que ce n’était pas de la brume du soir !
Croyants ou mécréants, tous auraient voulu que leur curé, vêtu de sa soutane verdâtre et brillante à force d’être usée, dise quelque chose, qu’au nom du bon Dieu il explique : qu’il parle, tous le croiraient ! Or le curé, un homme simple, un homme comme eux, ne pouvait rien dire, rien expliquer. De son côté le Parisien tout excité exposait des théories en brandissant sa science de professeur : il parlait d’espace-temps, de mondes parallèles, de porte vers les étoiles ! Malheureusement personne ne comprenait et personne ne fut rassuré, bien au contraire. La panique allait envahir le petit peuple du village. Le maire sentit qu’il fallait prendre une décision :
– Je vais aller voir ça de près !
Cinq hommes se proposèrent pour l’accompagner. La femme de la métairie et sa bru décidèrent de se joindre à eux :
– Les hommes, il faut toujours les surveiller !
Le professeur et le curé seraient aussi du voyage. Il y eut quelques pleurs : Maria, la fille du Café de la Mairie, se jeta au cou de Julien, le fils aîné du boulanger, et avec un accent pathétique digne d’Orane Demazis :
– N’y va pas, Julien, c’est peut-être dangereux, n’y va pas, je t’en supplie !
Maria semblait si petite dans ses espadrilles, brune aux yeux noirs, jolie. En tout ils étaient à dix.
L’expédition
Ils partirent vers midi, besace sur le dos, à l’heure de l’apéritif sous l’ombre des platanes, autant dire que c’était grave ! Ils suivirent le chemin caillouteux qui louvoyait au flanc de la montagne. Mais au moment où le sentier aurait dû se perdre dans la plaine des Escarmettes et dans ses chardons, ils rejoignirent une route goudronnée, une route un peu fatiguée mais une route que personne ne connaissait. Le professeur arrêta le petit groupe :
– Il faut être prudent.
Il parla de frontière entre deux mondes, de faille temporelle : les autres ne comprenaient toujours pas mais ils attendirent. Le professeur prit une pierre et la lança sur la route : elle roula sans surprise et s’immobilisa sur le bas-côté opposé. Alertée par le bruit, une perdrix rouge traversa la route en rase-mottes et disparut dans un buisson d’épines, inaccessible.
– Mais de quoi avez-vous peur, demandèrent les femmes, ces Parisiens c’est pas bien courageux !
Et elles s’engagèrent sur la route, les hommes à leur suite. De chaque côté, ils s’en étonnèrent, les pierrailles des Escarmettes avaient laissé place à des champs cultivés, il y avait du blé déjà fauché, du maïs qui promettait pour septembre. Entre les rangs on pouvait voir de la bonne terre bien brune et bien grasse. Même au-dessus du village, il n’y en avait pas de si belle. Au bout de la route, au loin, une allée de platanes offrait son ombre et, derrière, on percevait les teintes rouges et ocrées de la ville. Ils pressèrent le pas, moins pour répondre à l’appel de l’ombre fraîche que par peur de la route sous leurs pieds. Plus ils avançaient, plus il leur semblait que la tache rutilante des toits s’éloignait, plus l’allée de platanes leur semblait sombre et profonde. On aurait dit que les troncs se multipliaient, qu’une fois sous les arbres, ils ne pourraient jamais quitter leur ombre impassible et inquiétante. À force de persévérance, ils virent l’orée du tunnel s’ouvrir sur les premières maisons. D’où ils étaient, la petite ville semblait livrer enfin un peu de son secret :
– Je crois bien qu’il n’y a personne, espéra le maire.
En effet, ils ne voyaient rien bouger, l’air et la pierre semblaient figés.
– Il n’y a personne ! pensèrent les villageois pour se réconforter.
Mais, sous forme de démenti, ils entendirent un bruit de moteur derrière eux : un vieux car brinquebalait sur la route en direction de la ville. Quand il passa à leur hauteur, ils purent lire : « Ramassage scolaire ». Des visages d’enfants les regardaient sans curiosité, indifférents, ressemblant à des images peintes sur les vitres du bus. L’ombre de l’allée s’épuisait enfin, des murs ocre inondés de soleil emplirent leur horizon. À l’entrée, ils cherchèrent vainement un panneau indicateur avec un nom de ville. Une ville avec un nom cela fait plus vrai, mettre un nom sur quelque chose cela rassure. Dans la grand-rue, personne. Mais partout aux fenêtres des rideaux bien repassés, des pots de fleurs exubérantes, des jardins fraîchement arrosés : partout une vie figée, mais une vie. Toujours avec cette inquiétude fabuleuse au creux du ventre, ils passèrent devant les premières maisons, scrutèrent les fenêtres aux rideaux impénétrables. Du milieu de la rue, car ils n’osaient pas s’approcher des murs, ils ne purent rien apercevoir. Ils continuèrent donc leur route, non sans se retourner à chaque pas pour vérifier que l’allée de platanes était toujours là, leur seul passeport vers leur vie de là-haut. Chemin faisant, ils finirent par arriver sur une vaste place, avec ses platanes tordus à force d’être taillés, ses terrasses ombragées… comme à Esparjols ! Non la ville n’était pas morte : comme dans leur village, il y avait des hommes à la voix haute et aux gestes larges. Incrédules, ils regardèrent ces hommes, les premiers qu’ils rencontraient, des hommes qui semblaient vivre ici depuis toujours, dans la cité impossible. Le petit groupe s’approcha de la première table :
– Où sommes-nous ? – Mais… à Foulâtre, d’où êtes-vous donc ? – De la montagne. – Tiens, je croyais qu’il n’y avait personne là-haut…
Ils n’osèrent pas en demander davantage. Ces gens leur faisaient peur tant ils paraissaient normaux. Une ville étrangère, une cité morte même, les eût tranquillisés, confortés dans leurs certitudes de la veille, avant l’arrivée de cette anomalie tombée dans leur vie. Ils avançaient maintenant sans mot dire dans la grand-rue. Tout respirait leur village, en plus grand. Même l’accent de l’homme qui leur avait répondu chantait le même air que le leur. Ils avaient l’impression curieuse d’être un peu d’ici, eux qui venaient d’ailleurs. Le professeur, toujours avec sa logique, eut une illumination : le journal, il fallait lire le journal ! Il courut jusqu’au café le plus proche et emprunta La Dépêche oubliée sur une table, supportée par un porte-journal en hêtre. La « une » était la même que celle qu’ils avaient lue ce matin au village. Les articles étaient les mêmes, les informations locales aussi, sauf en troisième page, une rubrique qu’ils ne connaissaient pas : « Foulâtre. Vie de la cité ». Le curé pensa tout haut :
– Aujourd’hui, il y avait un entrefilet sur la restauration du clocher de l’église, je ne le vois pas.
Ils cherchèrent, retournèrent les feuilles en tous sens, rien ! L’article, le clocher d’Esparjols, Esparjols, n’existaient pas sur le journal. Tous lisaient en silence, petite grappe colorée autour du grand journal blanc. Ils repensaient à la phrase de l’homme de la place : « Je croyais qu’il n’y avait personne là-haut… » Le professeur ne disait plus rien. Ils errèrent encore longtemps dans la cité, elle leur paraissait de plus en plus grande, une vraie ville en fait. Maintenant, ils savaient que les maisons, les jardins étaient habités. Ils sentaient les rideaux onduler à leur passage, ils voyaient le dos courbé des hommes sur des binettes tueuses de mauvaises herbes, des femmes assises sur le pas des portes, piquant de leurs doigts calleux la grosse toile des pantalons des hommes. Leur errance les conduisit à une sorte de tertre boisé et engazonné. Du sommet on dominerait la cité, on découvrirait la montagne, le village, on allait pouvoir voir Esparjols, au moins le campanile ! Ils grimpèrent jusqu’au sommet aussi lestement que des chèvres à qui on aurait promis un coin d’herbe fraîche. Mais ils eurent beau scruter chaque cime, chaque enrochement, pas le moindre campanile avec sa grosse cloche vert-de-gris. Encore moins la tache orangée des toits entuilés du village Ils ne virent que la montagne bleutée et frissonnante sous la chaleur de cet après-midi de juillet, dominée par la Dent des Bleus.
Le retour
La peur, il n’y avait plus que la peur au fond des yeux et dans les jambes. Sans un mot, ils rebroussèrent chemin, la rue principale, la grande place ombragée, l’allée de platanes, la route goudronnée, ils couraient presque. Enfin, ils arrivèrent au petit carrefour, là où le sentier vers le village se jetait dans la route de la nouvelle ville. On voyait encore le caillou que le professeur avait lancé tout à l’heure. Mais il n’y avait pas de sentier, il n’y avait plus de chemin pour rentrer chez soi. Il faisait encore grand jour, et ils ne cessèrent d’aller et venir le long de la route, guettant désespérément une foulure dans l’herbe, un sillon à travers les quelques chardons qui restaient, cernés par les cultures. Rien ! Ils grimpèrent alors à flanc de rocher, escaladant, se glissant entre les blocs de pierre, mais ils furent bientôt immobilisés par un éboulement infranchissable. Pourtant, il fallait rentrer, rentrer à tout prix, quitter ce monde hallucinant ! Julien, le plus jeune du groupe, décida :
– Je vais passer !
Il enleva ses espadrilles et entreprit pieds nus l’escalade des éboulis.
– Fais attention, c’est dangereux, dit le cœur de la troupe.
Mais, comme ils l’espéraient tous, il ne les écouta pas. Ils le regardèrent grimper, tout mêlés d’admiration, d’angoisse et d’espoir. Il allait passer, il allait trouver le chemin de leur village, sûrement ! Il grimpait toujours, des pierres roulaient sous ses efforts, dévalant la pente jusqu’aux pieds des autres.
– Tu vois quelque chose ?
Ils ne faisaient rien et cela les rendait impatients, presque exigeants :
– Enfin, d’où tu es, tu dois bien voir quelque chose ? Dis-nous donc !
Mais il ne pouvait encore rien voir : derrière le premier éboulement, il y avait une paroi plus lisse qui masquait la vue. Au-dessus, il apercevait des têtes de broussailles : de là-haut, il verrait certainement. Ses pieds nus brûlaient sur la pierre blanche. La roche était plus haute qu’il ne l’avait cru et les prises trop rares. Si les autres, l’espoir des autres, ne l’avaient pas obligé, il aurait rebroussé chemin. Son orgueil d’adulte à peine sorti de l’adolescence lui fit atteindre les broussailles. Il les écarta, des épines au creux des paumes. Derrière le roncier, il y avait un sentier, un sentier qui ne pouvait être que leur sentier. Il cria la nouvelle. En bas la femme de la métairie faillit embrasser le curé ! Maintenant il fallait que tout le monde passe. Bien sûr, Julien aurait pu courir chercher du secours à Esparjols, mais ils avaient leur fierté : ils s’étaient investis d’une mission, ils devaient revenir dignement sur la place de la mairie, pas en touristes égarés retrouvés par les gendarmes. On n’avait pas pensé à emmener de corde, mais pourquoi l’aurait-on fait ? Il fallait s’en procurer à la ville. Personne ne voulait y aller seul. Les femmes décidèrent qu’elles resteraient ici avec le curé trop âgé ainsi que Julien, lui en haut, les autres en bas. Les hommes partirent sans rien oser dire mais, chemin faisant, ils regardaient sans cesse en arrière avant d’être engloutis une seconde fois par l’ombre des platanes. Ils découvrirent un magasin général qui ressemblait à s’y méprendre à celui de Castellane. On y trouvait tout ce dont les gens de la montagne ont besoin, des pelles et des pioches pour saigner la terre, des faux et des faucilles pour la moisson, des paniers à olives, des hottes de vendangeurs, des poulies de meunier et de la corde de chanvre. Le marchand leur en coupa vingt-cinq bons mètres sans leur poser de question. Le maire tendit un beau billet.
– C’est pas de l’argent de chez nous, ça !
Les hommes se regardèrent stupéfaits :
– C’est notre argent à nous là-haut, on n’en a pas d’autre. – Mais, d’où êtes-vous donc ? Des billets de mille francs comme ça, j’en ai jamais vu ici.
Il leur montra un autre billet qu’il sortit d’une boîte de métal noir :
– C’est un billet de mille, de ceux qu’ils nous ont faits après la guerre.
Le billet était un peu plus petit et il représentait un homme barbu qu’ils ne connaissaient pas. Sur le leur, il y avait un cardinal.
– Mais c’est qu’on a besoin de la corde pour rentrer au village !
Ils ne comprenaient pas, se sentant prisonniers de cette cité, de cette vallée envahie par la ville.
– Vous reviendrez bien pour le marché du 15 août ? Alors, vous me paierez ce jour-là.
Ils le remercièrent de son accommodement mais ne promirent rien, car on ne se ment pas entre gens des montagnes. Ils turent l’histoire des billets aux femmes pour ne pas leur ajouter d’anxiété. Rentrer chez eux, rentrer chez eux, une obsession qui hantait maintenant chacune de leurs pensées. Julien tira d’abord le plus sec des hommes, le plus léger surtout. Les autres furent hissés chacun leur tour par ceux qui se trouvaient déjà en haut. Les filles et le curé passèrent en dernier de peur que l’on voie sous les jupes et la soutane. Quel espoir, quelle assurance même, dans le petit groupe qui s’aligna en file indienne sur le sentier bardé d’épines et de broussailles. Ils ne reconnaissaient pas ce chemin, mais ils savaient qu’ils montaient vers leur village : entre les arbustes, ils voyaient par intervalle la Dent des Bleus, l’horizon du village. Ils étaient dans la bonne direction. Malgré la certitude, la fatigue alourdissait les jambes enflées et lacérées par les ronces :
– La route semble plus longue, constata le maire. – C’est parce que le chemin est raide, répondirent quelques voix essoufflées. Et puis au retour ça paraît toujours trop long.
Un peu plus tard, les femmes voulurent s’arrêter un peu. Les hommes ne dirent mot, car ils n’avaient pas osé demander ! Alors tout le monde fit halte au bord du chemin à l’ombre pauvre d’un arbousier en partie défolié par la chaleur.
– Écoutez, on n’entend plus les cigales…
Les gens de ce pays ne connaissent pas d’étés silencieux, sauf plus haut, dans les alpages.
– Et si nous étions trop haut ? murmura le curé.
Les ventres tenaillés par l’angoisse renaissante empêchèrent les lèvres de répondre. Ils regardèrent autour d’eux, certains se levèrent, la main en visière devant les yeux pour voir plus loin. Les arbrisseaux et les pierrailles se faisaient plus rares. Ils approchaient de la frange des alpages, étendue verte et rase qui emplissait l’horizon du chemin, ils avaient marché trop loin, trop haut, plus loin, plus haut qu’Esparjols, le curé avait raison. Au milieu de cette ondulation herbeuse, ils aperçurent une cabane de berger étonnamment rouge dans son écrin de verdure. Ils ne savaient plus où ils étaient et le crépuscule allait venir. Monsieur le Maire reprit le pouvoir :
– Nous allons dormir dans la maison de berger. Demain matin nous serons au village.
Sur place, une nouvelle source de désarroi les attendait : la vue plongeait sur un petit lac. Son eau parfaitement calme semblait rouge grenat, aussi rouge que les pierres de la bergerie. Personne ne leur avait jamais parlé de ce lac rouge, ni Pascau le braconnier, ni les bergers qui traversaient le village pour la transhumance. Le lac rouge appartenait-il au monde de la ville, tombé peut-être avec elle ? Assis sur quelques pierres qu’ils avaient rassemblées, dos au petit lac – ils ne voulaient pas qu’il existe –, les gens du village mangèrent sans appétit les provisions que les femmes avaient apportées « par précaution ». Ils préférèrent boire chaud les fillettes de rosé plutôt que de les mettre au frais dans l’eau douteuse du petit lac. Seule la bru de la métairie descendit plonger une main dans cette eau et en boire un peu dans le creux de la main : un défi qu’elle se lançait à elle-même pour se prouver qu’elle n’avait pas peur. À la remontée, elle posa la question qui la minait :
– Où sont mes vaches cette nuit ? Il y avait la traite, qui l’a faite ?
Il y eut alors un déclic au creux de chaque ventre :
– Je n’ai même pas aperçu mon oliveraie, constata le maire. – Maria avait raison, je ne la reverrai jamais. Que fait-elle maintenant ? Dites, elle n’est pas morte ?
La question de Julien fit si peur que le silence retomba plus pesant que jamais. Le curé n’avait rien demandé, car Dieu est partout. Ils dormirent mal dans la cabane. Même en juillet, il faisait froid dans les alpages après le coucher du soleil. De son côté, la cheminée sans bois tirait l’air frais le long des corps. Dans leur insomnie, ils ne pensaient à rien, se forçaient à ne penser à rien. Seuls le cliquetis des grains du chapelet qui roulaient sous les doigts du curé et le hululement d’une chouette tachetée des montagnes occultaient le silence. L’aurore ne surprit pas la petite armée de villageois. Elle avait un plan de bataille : viser droit sur la Dent des Bleus, hors de tout sentier, trouver Esparjols en oubliant le lac rouge et la cité ocre, faire comme si rien ne s’était passé, comme si les dix faisaient une promenade de juillet, pour respirer à plaisir l’air de la vallée des Escarmettes, des oliviers et des alpages. Le chapeau du maire menait la troupe. Bientôt la végétation se fit plus dense, plus sèche, plus épineuse. Ils progressaient avec lenteur, rebroussant chemin devant un taillis trop touffu, évitant un rocher rougeâtre. Le curé devait même par endroits soulever sa soutane élimée, dévoilant désormais avec indifférence ses jambes blanches et maigres. Les rayons du soleil étaient durs aux yeux aux paupières presque fermées. La Dent des Bleus restait inaccessible, lointaine, hypocrite et moqueuse dans la brume de chaleur qui montait de la terre. Perdus dans leur pays et perdus dans leur tête, ils se laissèrent tomber au pied d’un bouquet de maigres chênes verts. Le sommeil les prit par surprise, leur permettant de ne plus exister pendant quelques heures dans ce monde insensé. Le crépuscule les réveilla tous ensemble. Sans comprendre, sans même chercher à le faire, ils se retrouvèrent au pied de l’éboulis, au bord de la route goudronnée, là où leur sentier n’existait plus. La femme de la métairie commença à sangloter doucement, le professeur restait silencieux. Le curé laissait son chapelet en paix. Le maire tenta :
– Nous ne pouvons pas rester là. Nous passerons la nuit à Foulâtre, nous repartirons demain matin.
Pour la première fois quelqu’un appelait la ville par son nom ! Tous hochèrent la tête, pourtant personne ne crut à ce lendemain improbable. La route, la voûte des platanes, la grand-rue, la place, ils allaient parcourir de nouveau leur chemin de croix, mais cette fois si lentement, si pesamment, prisonniers condamnés.
Enfin… Au fur et à mesure qu’ils approchaient des premières maisons, quelque chose se passa en chacun d’eux : une impression d’oubli, d’oubli du village. Plus ils avançaient, plus ils se sentaient chez eux dans cette cité étrangère : sans doute la fatigue qui les habitait, la quiétude qui les entourait, peut-être la douceur du soir qui venait… Ils étaient entre deux mondes. Ils n’osaient plus se regarder, ils ne pouvaient plus se parler : une envie de trahir le village, leur village, naissait au fond de leur cœur. Rompant ce silence, quelqu’un dit en regardant les rangs de maïs entre les troncs des platanes :
– Regardez, on dirait le vieux Pascau qui chasse la perdrix !
Personne ne tourna la tête. Au premier carrefour, les deux femmes quittèrent le petit groupe :
– Bonne nuit !
Elles s’enfoncèrent dans une ruelle, à droite. Un peu plus loin – mais les autres ne purent les voir – elles entrèrent dans une maison basse :
– Bonsoir, nous n’avons pas été trop longues ?
Les deux hommes qui fumaient devant la cheminée éteinte ne levèrent pas la tête et continuèrent à tailler les manches d’épine blanche pour les outils. Puis ce fut le maire qui entra dans le bureau de tabac. Il demanda du gris pour sa pipe, paya avec un beau billet de mille francs avec un barbu dessus, pareil à ceux de la boîte du quincaillier. Le buraliste lui rendit la monnaie avec un sonore :
– Bonsoir Monsieur le Maire !
Plus loin, tout en bourrant sa pipe, le maire pénétra sous une voûte de la place. Il ouvrit une petite porte et disparut. Sur la place, sous les platanes, une jeune fille petite dans ses espadrilles, brune aux yeux noirs, jolie, attendait pour se jeter dans les bras de Julien.
– Tu vois, Maria, il ne fallait pas t’inquiéter !
Il la serra avec force dans ses bras d’homme jeune. Après lui, ce fut le curé qui traversa une autre place devant l’église, monta les quelques marches, sortit de sous sa soutane une grosse clé noire qu’il introduisit fermement dans la serrure du porche. Il disparut lui aussi dans l’ombre de la nef et le lourd ventail résonna derrière lui. Un à un, qui à droite, qui à gauche, chacun quittait le groupe ; un témoin de cette scène aurait pu penser :
– Voilà des gens qui rentrent chez eux manger la soupe.
Au bout de la grand-rue, le professeur restait seul. Il marcha jusqu’à une vieille maison de pierre rouge grenat au bas du tertre. Il poussa la barrière du jardinet entretenu avec soin. Un chien boula dans ses jambes, la queue frénétique.
– Salut, toi !
Le professeur n’avait jamais eu de chien.
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