J’ai peur. J'ai peur et je me prénomme Achille.
J’ai toujours eu peur. Mes souvenirs les plus reculés reflètent cette peur endémique. Comme bien des enfants je ne pouvais m’endormir sans la veilleuse que ma mère n’éteignait qu’en allant se coucher. Comme bien des enfants la grosse voix de mon père me faisait frémir et me cacher tout au fond du jardin. Mais contrairement à bien des enfants, le seul contact entre ma peau et une peau étrangère ou même familiale, le moindre baiser, me rétractaient tout au fond de mon bunker personnel. Ce bunker, je me l’étais construit jour après jour, sans m’en rendre compte, cocon de protection contre le monde entier supposé en guerre perpétuelle contre moi. Seuls peut-être les arbres, les plantes, quelques animaux et mon tas de sable me semblaient inoffensifs et ludiques. Je mimais l’autisme par prudence. Ma mère voyant mon aspect souffreteux décida de prendre le taureau par les cornes : elle fit installer sur la pelouse un portique avec corde à nœuds, trapèze et balançoire. Pour lui faire plaisir, je tentai la balançoire, sans succès, cet engin instable me faisait tourner la tête… Quant aux autres agrès, je ne les ai jamais utilisés… Ma pauvre mère tenta ensuite de m'initier à la bicyclette : je la vois encore courir derrière moi en tenant le vélo par la selle, et moi qui criais : « Surtout ne me lâchez pas, j'ai peur ! » Avec un tel handicap, mon apprentissage de l’école puis du collège fut une succession de paniques coutumières. Si mon bunker me protégeait des disciplines professorales enseignées par bons pères, il volait en éclats dans la cour de récréation sous les tirs de barrage de la moquerie et des ballons de mes soi-disant petits camarades. Je n'oublierai jamais les cours de gym : incapable de sauter à plus de 50 cm, bon dernier à la course et fuyant le ballon pendant les parties de foot, le professeur ne cessait de me hurler dessus, ce qui ne faisait que décupler mon angoisse. Comment ne pas ouvrir une parenthèse et parler ici de natation ? Là aussi grâce aux beuglements de chaque moniteur, je ne réussis jamais à nager, muselé par deux peurs, celle de mettre la tête sous l'eau et celle d'aller là où je n'ai pas pied. Résultat, je flotte sans avancer !
Revenons à ma vie de collégien. J’appréhendais tout autant le réfectoire : la médiocrité des aliments ne justifiait en rien le blocage digestif qui me faisait visiter les toilettes dès la fin du repas. Mon moi solitaire ne pouvait supporter cette foule hurlante et gigoteuse enfermée entre quatre murs. La messe du matin était obligatoire. En prévision du nouveau chemin de croix qui m’attendait, je pleurais devant ce Dieu que je trouvais bien aveugle à mes peines. Grâce à Lui peut-être, mes soucis stomacaux eurent une conséquence heureuse : ma mère, incriminant la néfaste qualité de la nourriture, prit table pour moi dans une petite pension de famille voisine. La pitance que l’on y servait n’était guère meilleure, mais je pouvais manger dans le calme et le silence, protégé. Après le repas, j’avais pris l’habitude de traîner sur les quais de Loire pour retarder l’instant fatal où il me faudrait pénétrer dans l’arène de la cour de récréation. Un jour j’eus encore plus peur que d’habitude, mais cette fois pas pour moi. Je regardais avec intérêt et affection un pigeon qui déambulait sur la chaussée lorsqu’un gros camion benne déboula du pont enjambant la Loire. Je le vis avec effroi foncer sur mon pigeon et l’écraser sans vergogne. L’espace d’un instant je croisai le regard hilare du chauffeur. C’est à coup sûr ce jour-là que prit racine en moi cette foi en la méchanceté naturelle inhérente à l’homme, ma peur des autres était bel et bien justifiée ! Toute scolarité ne s’entend pas sans examens. Même pour un élève normal ils sont synonymes de stress. C’est là qu’intervint une particularité étrange de mon caractère : à l’écrit je partageais avec les autres l’angoisse de la page blanche, de l’ignorance, du temps qui passe, mais à l’oral, si je n’étais pas plus à l’aise dans le couloir des condamnés, devant les examinateurs je découvris chez moi une assurance inconnue qui me permettait, avec plus ou moins de bonheur, de broder sur un sujet imprudemment survolé en révision. Pendant ces instants bénis j’ignorais la peur. Aujourd’hui, quand je repense à cette période de ma vie et aux autres évènements qui suivront, j’explique ainsi cette contradiction : j’ai besoin d’être reconnu comme individu, d’avoir un statut. Alors ma peur disparaît. Quand je suis élève devant des professeurs ou professeur devant des dizaines d’élèves, je ne suis plus moi, je suis un acteur, un acteur qui joue un personnage qui ignore la peur. Fils unique, mon adolescence se passa dans la solitude, la lecture et l'écoute de musiques classiques et en particulier d'opéras de Wagner retransmis depuis Bayreuth par France Musique ; ce Wagner, je m'en imprégnais dans le crépuscule des volets fermés de la maison familiale, ces drames et ces combats je les vivais ainsi en toute sécurité ! Ma peur avait une cousine, l’indécision. Ma route scolaire se traça d’elle-même jusqu’au baccalauréat : nul en mathématiques, par voie de conséquence ne comprenant rien à la physique et à la chimie, pourvu d’une mémoire paresseuse qui m’interdisait l’histoire et la géographie, il me restait les lettres qui dans une école catholique sont synonymes de français mais aussi de latin et de grec. Le bac laborieusement empoché, il me fallait décider de ma voie ! Au début de ma réflexion, je procédai par élimination : bien entendu, pas question de filière scientifique, historique ou médicale, quant à ma couardise elle relégua la carrière militaire au rang d’utopie. Restait le pire, choisir entre le commerce, le droit ou autre chose. Devant un tel dilemme, j’en vins à lister mes aspirations. J’admirais beaucoup mon grand-père dont pourtant son fils (mon père) disait le plus grand mal : au début du siècle à Paris, il aurait été coureur automobile (et de jupons), mais il n’y a pas d’étude pour cela… Restait un de mes secrets, l’amour des ciels étoilés et des planètes que j’avais observés dans une vieille lunette de marine en cuivre jaune : astronome, astrophysicien peut-être ? Mon néant mathématique fit malheureusement jouer son droit de veto. Alors, commerce ou droit ? Peste ou choléra ? Les relations humaines indispensables ne jouaient pas en faveur du premier. Le côté rébarbatif du second le condamnait sans appel. Il ne me restait rien, sauf la voie de la facilité, voie que j’ai toujours adorée, devenir professeur de latin et de grec, filières moribondes mais, je l’espérais, sans grande concurrence. Pendant trois ans je m’ennuyais ferme sur les gradins de la faculté des lettres. Par bonheur les cours magistraux me permettaient d’être ignoré des professeurs comme des étudiants. En dernière année je devais effectuer des recherches ; je découvris alors un monde merveilleux, la bibliothèque de la faculté : un lieu silencieux où toute promiscuité est abolie. On ne devait qu’y murmurer et les tables formaient des îlots privés signalés par les phares verts de leurs lampes. Bizarrement j’y travaillais peu et mal, jouissant avant tout de ce halo de paix qui me libérait du guet permanent que la garde de mon bunker m’imposait. Hormis les études, à proprement parler, je n'avais pas de vie : les bals d'étudiants m'ennuyaient, je jalousais les succès féminins de mes camarades, je n'aimais pas leurs danses que je trouvais grotesques et vulgaires, je haïssais cette musique : moi j'aurais voulu valser sur un air de Strauss ! Un abîme infranchissable… Alors je restais derrière le bar à remplir les verres, seul rempart contre ce monde qui n'était pas le mien. Ce n'est là qu'un exemple car en réalité j'étais incapable de m'associer à quelque activité sociale que ce soit. Je n'avais pas peur de l'autre, mais des autres, peur de la multiplication des autres.
C’est à cette époque que survint un évènement qui allait me pourrir la vie : je faisais quelques courses dans un grand magasin quand, sans coup férir, je ressentis un violent malaise, l’impression que tous les étals tournaient autour de moi, que j’allais perdre connaissance. Mon pouls battait plus que de raison et je cherchais ma respiration. Pour un peureux comme moi ce fut l'horreur. Le phénomène se reproduisit, cette fois sur un champ de foire grouillant de monde. Je consultai et le verdict tomba, j’étais agoraphobe. En fait, mon subconscient, intoxiqué par mon caractère pusillanime, me renvoyait l’ascenseur en manifestant son désaccord quand je me trouvais en situation soi-disant à risque. Depuis ce jour je suis enchaîné à une boîte de médicaments : à la moindre alerte, c'est-à-dire dès que je crois flairer l'approche d'un lieu potentiellement dangereux, je gobe une pilule salvatrice. Je pense qu'il vaut mieux prévenir que guérir… Mais ma vie me préparait un autre handicap, le vertige. J'avais tout de même un copain, un des rares qui ne m’inquiétait pas. Lui avait une fiancée. Un jour nous escaladions tous les trois le mont Ventoux par un sentier de randonnée. Nous étions encore loin du sommet, dans le maquis. Au milieu du chemin, une touffe d'orties nous barrait la route. Me croyant pour une fois chevalier défendant notre petite troupe, plus courageux envers le végétal qu'envers les humains, je décidai d'ouvrir le passage bâton en main en flagellant l'armée urticante ! Ce que j'ignorais c'est que, caché sous l'ennemi, il y avait un nid de guêpes. Leur attaque fut foudroyante et je dus fuir courageusement pour finir par dévaler sur quelques mètres un éboulis pierreux. Choc plus ou moins anaphylactique, piqué un peu partout, angoisse posthume d'avoir plongé dans un ravin, je faillis m'évanouir. Depuis ce jour, je suis pris d'un vertige permanent pour tout ce qui est altitude, profondeurs et ravins, par exemple je n'ai visité les gorges du Verdon qu'à quatre pattes, pire, je suis incapable d'aller au-delà de la troisième marche d'une échelle ou d'un escabeau !
Étudiant médiocre mais sursitaire, je décrochai toutefois mon diplôme, ce qui permit à l’armée impatiente de m’envoyer en Allemagne. Pour moi, ce fut « Cayenne », bagne dont je ne sortis que grâce à une crise d’agoraphobie un peu exagérée qui m’interdit tout, y compris la marche. Je me retrouvai planqué à gratter du papier au bureau de compagnie. Paradoxe, je passais mes dimanches de permission à arpenter à marches forcées la belle forêt du Pfälzerwald toute proche. Instants merveilleux qui autorisèrent un lieutenant lucide à déclarer lors de ma libération que je m’étais bien « foutu de sa gueule », alors que ce n’était pour moi qu’une question de survie. À mon retour l’administration me proposa un poste de titulaire de la chaire de latin et de grec dans une université de l’est de la France. Partir au loin ne me posait pas de problème particulier : à part mes parents, je n’avais pas d’ami digne de ce nom, encore moins d’amie. Comme dans ma famille on cultivait la distance entre les êtres, peu importait l’éloignement géographique. Les premiers cours que je donnai, passée l’angoisse de la montée des marches conduisant à « ma chaire », furent aussi médiocres que mes compétences. Toutefois mon statut, comme je l’espérais, me protégea de toute panique paralysante. Chemin faisant, je pris de l’assurance, je peaufinais mes cours, j’animais ces langues du passé en en faisant des moyens d’expression d’aujourd’hui, mettant la langue au second rang pour privilégier l’idée. J’introduisis le théâtre dans ma classe : je fis jouer Eschyle, Sophocle et Euripide, Térence et Sénèque. À l’occasion mes étudiants jouèrent vêtus des costumes que les filles avaient cousus. Une ou deux fois, je fis même entrer une caméra, au risque de profaner la faculté, ce sanctuaire littéraire. Bref, j’étais un professeur moderne prêchant des langues antiques, bien dans sa peau universitaire. En dehors des amphithéâtres, ma vie était toujours aussi insignifiante et solitaire. J’occupais mon temps libre à la lecture, surtout à des randonnées forestières. J’ai adoré cette forêt des Vosges que je distinguais depuis mon appartement, par-dessus les toits de la ville. Elle me rappelait le Pfälzerwald. Dès que le temps et la saison le permettaient, je prenais ma petite voiture que je laissais au départ d’un des nombreux sentiers fléchés. Après plusieurs heures de marche, quand je le pouvais, je déjeunais dans une ferme auberge. La nourriture y est rustique mais souvent goûteuse. Quand je franchis pour la première fois le seuil d’une telle auberge, je faillis reculer et repartir en courant vers la forêt ; il n’y avait qu’une seule grande table, une table d’hôtes où chacun se côtoyait dans une mitoyenneté impensable pour moi. L’aubergiste m’avait vu et à l’image du loup d’Alfred de Vigny, ma retraite coupée et tous mes chemins pris, je ne pus qu’accepter une place entre deux randonneurs allemands. Je compris bien vite que chacun, qu’il soit en groupe ou solitaire, n’avait d’yeux que pour son assiette. Je les imitais, ce qui pour moi n’avait rien de difficile ! Ma vie pourrait paraître monotone à certains mais ma nature prudente m’interdisait tout changement, toute ambition, car le changement, l’ambition, c’est l’inconnu, le danger.
Un évènement allait modifier le ronronnement bien huilé de mon existence. Au cours de mes pérégrinations forestières, j’avais découvert une petite ferme auberge en dehors des circuits trop touristiques. J’y étais connu et je prenais plaisir à y retourner déguster leur touffaye. Un dimanche d’avril j’étais seul à la table d’hôtes quand une jeune femme demanda l’hospitalité. Dès qu’elle fut assise en face de moi, je n’eus qu’une envie, finir mon repas et partir. Trop tard ! Elle engagea la conversation avant même d’être servie, me demandant si j’habitais la région, si je connaissais ce lieu, pour moi, une salve de mitraillette verbale qui me faisait regretter les tranchées de 14-18. Je bafouillai quelques monosyllabes. Mais rien ne devait arrêter ma commensale, tant et si bien que je me laissai prendre à sa gentillesse souriante et que nous eûmes une conversation que je peux aujourd’hui qualifier de dérisoire et surréaliste à la fois. Elle me donna rendez-vous ici même le dimanche suivant car elle voulait me montrer un paysage inoubliable que peu de gens connaissaient. Je m’entendis répondre par l’affirmative, ce qui ne m’empêcha pas tout au long de la semaine d’appréhender ce futur et malencontreux dimanche. Le paysage se révéla magnifique et la jeune fille qui me dit s’appeler Claire, m’intimidait un peu moins. Randonnées après randonnées, entre deux tables d'hôtes, Claire m’apprivoisa. Elle n’était pas belle, mais piquante, elle avait le geste net, la marche militaire d’une femme qui sait ce qu’elle veut. Je me rendis compte plus tard que c’était moi qu’elle voulait. Inconscient, je ne me suis pas étonné de ce choix. Pour moi, elle n’était qu’une amie de passage dans ma vie, rien de plus. Elle me confia aussi qu’elle était clerc de notaire : Claire était clerc ! Je regardai un papillon avec insistance pour éviter de pouffer de rire ! Comme quoi une peur viscérale n'empêche pas d'avoir un certain sens de d'humour… On était à la fin du mois d’août, nous nous connaissions depuis quatre mois. Un orage grondait au loin dans la plaine d’Alsace. Je sentais autour de moi vibrer la « scène aux champs » de la Symphonie fantastique de Berlioz : la lourdeur de l’air, le chant du cor anglais, les grondements de timbales, les silences inquiétants : mon âme était à l’unisson de ce romantisme tragique. Était-ce cet orage, Claire toujours gaie à l'ordinaire semblait pensive, inquiète peut-être. Nous marchions dans une clairière d’herbes folles quand elle trébucha et s’appuya sur moi. Pourquoi pesait-elle si lourd ce jour-là ? Pourquoi me fit-elle tomber sous son poids ? Pourquoi sans attendre colla-t-elle ses lèvres aux miennes ? J’étais doublement désarçonné, rien de surprenant pour un homme de trente-deux ans toujours puceau et qui, j'en ai honte aujourd'hui, n’avait jamais embrassé une fille. Claire avait décidé de prendre les choses en main, et je rendis les armes sans l’avoir satisfaite. Cet échec pourtant prévisible m’avait mis dans une colère mâle et sordide que je retournais injustement contre Claire. À notre prochaine rencontre je tentai de me faire pardonner, mais quand j’y réfléchis, je crois ne jamais avoir été capable de la faire jouir. L’éducation donnée au sein de ma famille ne permettait pas d’affronter avec lucidité ce genre de situation : la règle était qu’à trente ans passés, il était grand temps de fonder une famille, de se marier et d’avoir des enfants. L’amour restait une question secondaire. La femme de sa vie est celle qui sera une bonne épouse et une bonne mère. Je trouvais que Claire répondait assez bien à la définition : un jour, sur le chemin du retour, je posai la question fatidique : voulait-elle m’épouser ? Elle me sauta au cou : nous venions de sceller notre malheur commun. Rencontre entre les familles, fiançailles, cérémonie en blanc et noir, nuit de noces « oubliable », voyage de noces bien ennuyeux, déjà. Malgré tous nos efforts, nous ne pûmes avoir d’enfants. D’après le corps médical, mes spermatozoïdes se révélaient (comme leur géniteur) trop peu entreprenants pour monter à l’assaut des ovules de Claire. On dit que trop d’enfants tue l’amour et moi je pense que l'absence d’enfant engendre la haine. Petit à petit, n’ayant que nous à regarder, nous apprîmes à nous connaître trop bien. En soi cela aurait pu être une chance, mais en pareil cas ces révélations allaient nous permettre de découvrir pourquoi chacun avait choisi de vivre avec l'autre. Moi, bien entendu, je le savais : comme je l’ai dit plus haut, j’avais tout bonnement suivi la culture morale et familiale, mais surtout j’avais recherché la protection de cette femme si forte qui allait me permettre de relâcher mon autodéfense permanente. Concernant ma femme, ne regardant toujours que moi, je n’avais rien vu, rien compris. Deux ans après notre mariage, lors d’une scène historique, j’appris la vérité. Dès notre première rencontre, Claire m’avait sondé, tiré au clair. Cette femme de défi avait décidé de relever ce challenge : faire de moi un homme normal, un mari, un compagnon digne de marcher à ses côtés. D’abord, elle avait essayé la tendresse, tentant de me donner une autonomie dont je ne voulais pas. Je résistais avec succès. Il y eut ensuite notre échec reproductif et mes gamètes qui prônèrent la résistance passive. Mon image en fut écaillée. Pour gagner son pari, il restait à Claire le forceps, synonyme de vérité assénée entre quatre yeux, mais je connaissais la parade : relever à l’instant le pont-levis de mon château fort et me renfermer dans un mutisme autistique et définitif. Je ne la quittai pas, ici je savais à quoi m’en tenir, mais ailleurs ? Claire ne partit pas non plus, pas encore, voulant sans doute ignorer sa défaite qu’elle estimait provisoire. Je ne faisais que lire, l’idée même d’une randonnée forestière à deux m’était insupportable, d’autant plus insupportable que je sentais que ma femme en avait envie. Nous tirions à hue et à dia, dans une rancœur croissante et partagée. Je passais le plus de temps possible à l’université et Claire dans son étude. Mes étudiants et son notaire n’en furent même pas reconnaissants. Heureusement pour moi, à intervalles réguliers, ma femme rendait visite à ses parents dans le Massif Central.
Je renouai alors avec mes chères promenades en forêt. Elles devenaient quotidiennes si j’avais la chance que Claire parte pendant les vacances scolaires. Lors d’une de ces occasions bénies, début septembre de l’an dernier, je décidai d’improviser, d’aller à la découverte d’un nouveau massif, de prendre un sentier inconnu. Faute d’avoir trouvé une auberge dans les alpages je m'installai à la terrasse d'un petit café où l'on me servit une tartine avec lard et fromage fondu, accompagnée d’une chope de bière. Le tenancier tint à échanger quelques phrases de politesse, et me conseilla un raccourci qui longeait un lac à l’orée d’une forêt d’épicéas centenaires. L’homme avait raison, la promenade se révéla superbe. Je m’attardai un peu au bord du lac, jouissant de la vue, du calme et surtout de la solitude. Quand je me décidai à rebrousser chemin, il était un peu tard, mais il me suffisait de suivre les petits panneaux vernis affichant deux ronds bleus. En septembre la nuit tombe vite sous le couvert des grands résineux. J’avais de plus en plus de mal à repérer et à déchiffrer le balisage et leurs ronds bleus. Bientôt, il fit nuit noire. La pleine lune cachée par les nuages ne servait à rien. J’étais perdu. Pourtant je ne devais pas être bien loin de ma voiture. J’allais de troncs en troncs, de buissons en buissons quand j’entendis derrière moi un cri horrible. Tétanisé, Petit Poucet poursuivi par l’ogre, je restai plaqué le long d’un tronc rugueux. Plus loin un autre cri répondit au premier, puis d’autres proches ou lointains. Ils se répercutaient de montagnes en vallées, venaient de partout et de nulle part : je me sentis cerné. Le brame, j’étais tombé en pleine période de brame ! J’avais l’impression que les hurlements des cerfs se rapprochaient, cris rauques et monstrueux, guerriers. Je me voyais déjà entouré de tous côtés par les bois enchevêtrés de ces animaux en rut que j’avais dérangés et qui m'avaient condamné à mort. C’était stupide, à ma vue ils se seraient enfuis, bien plus craintifs que moi : fausse allégation pourtant car cette nuit-là j'étais, à coup sûr, l'être le plus peureux au monde. Il devenait impératif de fuir : me décoller de ce tronc faussement protecteur et retrouver à tout prix ma voiture aussi noire que ce sous-bois. Ah si Claire avait été là ! J’étais prêt à tout en cette nuit de sabbat, même à l’aimer un peu. Un nuage se déchira, la lune se faufila, ma voiture ressuscita, à quelques mètres. Je bondis, le brame à mes trousses. Une fois la portière claquée, toujours terrorisé, la main incertaine, j'étais incapable de mettre la clé de contact. Au dehors les cervidés bramaient à qui mieux mieux. Je les imaginais approcher, ils allaient à coup sûr pousser ma voiture dans le ravin. Si la peur ne donne pas des ailes, elle vous retire tout discernement !
Enfin je pus mettre le moteur en marche, rejoignis la route sinueuse qui descendait dans la vallée. Je roulais vite, trop vite. Dans un virage je vis dans la lumière des phares un garde forestier qui me faisait signe de m’arrêter, derrière lui il y avait une biche au milieu de la route. Dans mon trouble, je confondis la pédale de frein avec celle de l’accélérateur et fonçai sur l’homme en vert. Le choc fut violent et son corps fit un vol plané au-dessus de la voiture. Dans la nuit du rétroviseur, je ne vis rien, mais devant moi la biche effrayée avait fui, la route était libre. Sans alerter quiconque, je fonçai dans le noir de la forêt vers mon chez-moi-refuge, épouvanté et paralysé. Je restai prostré ainsi jusqu’au retour de Claire à qui je racontai tout, comme on vomit un ver solitaire. C’est elle qui me traîna jusqu’au commissariat.
J’ai peur, cette nuit. Demain je vais passer en jugement, être condamné. J’ai peur des juges, de la plaidoirie du ministère public, de la vérité, de revivre cette nuit fatale, d’entendre la sentence. J’ai peur de la prison, de la promiscuité, des autres détenus, des gardiens aussi. Ma peine purgée, j’ai peur de me retrouver seul sur le trottoir devant la prison puisque Claire est partie. J’ai peur du chômage, de la misère, du froid, de la faim, de la maladie, de la vieillesse. J’ai peur de la mort.
Épitaphe
C'est cette confession qu'un gardien trouva le lendemain matin sur la table de la cellule d'un détenu. Juste au-dessus, au bout d'une corde de draps déchirés puis noués entre eux, se balançait un pendu.
Sur sa tombe on aurait pu graver : « Ci-gît Achille qui avait moins peur de la mort que de sa vie. »
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