Amanda sortit du taxi et claqua la porte violemment. Au passage, le chauffeur la gratifia d'une réflexion misogyne en lui rendant la monnaie. Sans prêter d'attention au quolibet, elle s'enfila dans la sombre rue des Marchands. Le quartier frisait l'état d'un vieux cargo abandonné, avec ses maisons aux façades rouillées par les rejets des cheminées des usines voisines. Sur le pavé humide, ses talons résonnaient dans le petit matin. Elle eut un frisson. Son corsage en cuir la réchauffait à peine, laissant apparaître une large partie de sa poitrine. Elle portait aussi une mini-jupe en daim, remontant à chaque coup de vent. Amanda balança son sac en bandoulière par-dessus son épaule et termina tranquillement sa cigarette. Elle prenait son temps pour regagner son domicile malgré la fatigue qu'elle ressentait dans les jambes. Boris, son homme, avait une sainte horreur de retrouver un goût de tabac dans la bouche de la jeune femme quand il l'embrassait. Après la cigarette, ce fut le tour des pastilles de menthe, histoire de volatiliser d'autres senteurs à son haleine. Boris était un homme à principes, au caractère incisif et violent, ce qui expliquait la docile attitude de la dame. La femme était strip-teaseuse professionnelle et abattait ses sept cabarets dans la nuit. Depuis longtemps, la concierge ne se levait plus pour regarder l'intruse rentrant au lever du jour. La bigote s'était fait une raison sur la moralité de sa locataire. Amanda marcha un bon quart d'heure avant de retrouver son logis. L'immeuble était vieux, aussi vieux que l'escalier qui craquait à chaque marche et dont les murs devaient servir de torchon à toutes les mains sales du pâté de maisons. Arrivée au troisième étage, elle constata que la porte de son appartement était fermée à clé. Boris devait encore traîner dans un bistrot mal famé ou s'éterniser devant une quinte royale qui l'amènerait inévitablement à courir chez "Ma Tante" afin de troquer les derniers biens de famille de sa compagne. Elle pénétra dans le minuscule dégagement, bordé à gauche par un placard et à droite par des toilettes rudimentaires. Un certain confort qui ne l'obligeait pas et surtout Boris, à partager l'hygiène douteuse de ses voisins de palier. Face à elle se tenait une pièce plus large qu'elle affectait d'un côté à un coin-salon et de l'autre à l'emplacement de son lit. Une dernière pièce, forte étroite, servait de cuisine. Elle était aussi munie d'un bac à douche donnant une sensation de luxe. Le clapier, comme le nommait Boris, coûtait à la jeune femme une soirée de salaire. Amanda sursauta quand elle vit, par le faible éclairage d'un réverbère, la masse sombre de son ami affalé sur une chaise près de la fenêtre du coin-salon. En voyant le poste de télévision allumé, elle s'imagina qu'il s'était enfermé pour ne pas être importuné. La boîte à images était la dernière lubie du bonhomme. Une dépense onéreuse aux frais de sa princesse pour se donner l'air d'être à la pointe de la technologie moderne. La jeune femme ne tourna pas le commutateur électrique. Boris devait somnoler. Il était toujours de mauvaise humeur quand on le dérangeait. Amanda traversa la pièce, en ayant pris soin d'ôter ses chaussures à talons. Sur le lit étaient étalés un pardessus beige et un chapeau de feutre. Au passage, elle éteignit le récepteur débitant un rideau de parasites.
- Tu roupilles mon canard ? chuchota-t-elle.
L'homme ne répondit pas. Elle se dirigea vers la cuisine tout en lui adressant la parole.
- Tu me fais la gueule parce que je rentre un peu tard, mais c'est Suzie... elle a encore eu des problèmes avec son mec et... tu m'en veux pas, j'espère ?
De l'autre côté, il n'y avait toujours pas de réponse. Amanda grimaça d'incertitude.
- J'ai faim... tu ne casserais pas une petite graine avec moi ? J'me fais des oeufs sur le plat !
Le ton changea, elle se mit à marmonner.
- Et puis crotte... qu'il aille bouffer avec les chevaux de bois, ce crétin. Puisque tu ne veux pas me parler, c'est moi qui irais me faire cuire un oeuf.
Sa propre réflexion la fit sourire. Elle posa une poêle sur le réchaud à gaz et y jeta une noix de beurre. Pendant que la matière grasse fondait, Amanda ôta sa perruque aux cheveux blonds laissant les siens s'évaser dans son dos à grands coups de tête. Ses patrons assuraient que la clientèle était plus réceptive aux blondes, mais était-ce de sa faute si sa mère l'avait fait naître brune ? Le postiche était la solution à tous ses déboires. Ainsi décoiffée, elle redevenait Henriette Michaud native d'un trou perdu de la Corrèze qu'elle avait quitté un soir de déprime, alors qu'un beau jeune homme du style de Gatsby le Magnifique venait de faire irruption dans le bar de ses parents. En lui servant, déjà, un Scotch bien tassé, sous la gabardine claire, elle avait entrevu une arme à feu, laissant présumer une vie exaltante. Henriette s'imagina, que l'individu transportait dans ses bagages du Gin de contrebande ou le butin inestimable d'un hold-up qui avait tourné au bain de sang, que toutes les polices de France et de Navarre étaient à ses trousses. Elle croyait devenir Bonnie Parker sous l'aile protectrice d'un Clyde Barrow dévastateur. En fait, Boris l'avait bien prise en main, mais pour arpenter le trottoir en s'octroyant ainsi une rente viagère appréciable. C'était ce même soir qu'Henriette s'était effacée au profit d'Amanda.
La femme cassa des oeufs dans le récipient chaud et baissa l'intensité du gaz. Au même instant, elle s'aperçut qu'un de ses bas résilles était filé.
- Encore vingt balles de foutus !... Dis Boris, t'es sûr que tu n'veux rien manger ?
Elle attrapa la queue de la poêle, versa les oeufs dans une assiette et jeta l'ustensile culinaire dans l'évier. Le bruit fut assez significatif montrant sa mauvaise humeur face au mutisme de l'homme.
- Quitte à prendre une dérouillée, je vais te le bouger ce maquereau ! mâchonna-t-elle entre ses dents.
Elle entra dans la pièce et alluma la lumière. Boris était toujours sur son fauteuil raide, comme un bout de bois, un verre de whisky entamé posé sur le sol.
- Tu pourrais me répondre quand je te parle... j'suis pas une pute de première, j'suis ta femme !
Elle regarda l'homme au visage figé. Amanda s'approcha lentement de lui.
- Boris !... tu m'entends ?
Elle inclina légèrement la tête afin de mieux voir les yeux de l'autre.
- Déconne pas Boris... Boris !
Cette fois, elle était à quelques centimètres de lui. Amanda posa sa main sur celle de l'homme et la retira aussi sec. Il était froid. Les yeux de la jeune femme s'écarquillèrent et un rictus de frayeur se dessina sur son visage. Puis, elle se mit à hurler si fort que tout le quartier en fut ameuté. Boris était droit comme un I, poinçonné au dossier de la chaise par un grand couteau.
Un tube Citroën, noir et blanc, se gara sur le trottoir face au 126 rue des acacias. Aussitôt, quatre policiers en uniforme, un bâton de circulation accroché au ceinturon, émergèrent de l'engin. Ils commencèrent par repousser les badauds venus s'agglutiner devant le lieu du crime. Un laps de temps très court sépara l'arrivée d'une traction noire. À l'intérieur, s'affalait sur la banquette arrière, le commissaire Berger de la brigade criminelle de l'arrondissement concerné. L'homme descendit du véhicule. Il arborait un chapeau mou enfoncé jusqu'aux oreilles et un pardessus brun en laine. D'un pas pataud, comme s'il nageait encore dans son sommeil, il s'avança jusqu'au couloir. Le cordon de sécurité se fendit pour faciliter son passage. Dans l'ombre du flic, Paul Lambert son adjoint, semblait plus vif.
La concierge attrapa le commissaire par la manche de son vêtement.
- C'est affreux ! souffla-t-elle une main posée sur sa bouche. La pauvre petite...
Berger regarda la femme impassible, les yeux mi-clos, comme si la scène qu'il vivait était l'éternel recommencement d'une journée de travail.
- Lambert, tu t'occupes de la bignole ! lança-t-il autoritaire.
L'adjoint sortit un calepin et entreprit un interrogatoire. En grimpant les escaliers, Berger entendit son second.
- Avez-vous vu ou entendu quelque chose de... ?
L'homme haussa les épaules. La niaiserie de la question lui fit lâcher un soupir, qui en disait long sur le jugement qu'il portait à son aide de camp. Le policier arriva au troisième étage et se dirigea directement dans l'appartement éclairé. Un agent montait la garde. L'homme reconnut le commissaire et le salua d'un doigt sur le képi. Sur le lit une femme pleurait. Elle leva la tête en entendant craquer le parquet... Berger sourit.
- Oh ! En voilà une surprise ! Alors, tu as enfin rectifié ton micheton ? s'exclama le flic. - Je vous assure que ce n'est pas moi qui ai refroidi mon homme. Faut pas gamberger comme ça commissaire ! - C'est vrai qu'une belle môme comme toi n'a pas besoin de vieillir au frais.
Le flic se posa à côté d'elle sur le lit comme un prêtre auprès d'une âme en difficulté.
- Si tu me racontais ce qui s'est passé ? - J'suis pas une mauvaise fille. Je croyais qu'il était encore vivant, la télé était allumée...
Elle renifla. Berger fouilla sa poche et sortit un mouchoir qu'il tendit avec un amour paternel. La femme ne prêta pas attention au geste délicat et l'homme rangea le morceau de tissu. Elle renifla encore.
- Le plus dingue dans cette histoire... c'est que tout était bouclé !
En affirmant cela, Amanda découvrit un peu plus ses longues jambes. Ses grands yeux bleus étaient parsemés de mille étoiles de larmes lui donnant encore plus de charme. Berger cacha les jambes de la femme avec les pans de la robe de chambre qu'elle avait enfilée pour ne pas avoir froid.
- La gaudriole n'est pas mon genre, gamine, surtout pas en présence d'un macchabée ! Tu affirmes que la baraque était barricadée ? Qui d'autre a une clé de cette cambuse ? - Personne à part lui et moi.
Le flic s'approcha du corps. Il fouilla les poches du mort. Il en sortit un trousseau de clés, ce qui épaississait un peu plus le mystère. Il se pointa de nouveau devant la femme et s'assit sur le lit.
- C'est le second jeu ? - Oui ! - Tu lui connaissais des ennemis ? - Bah !... - Question idiote de ma part, ce porte-flingue à la manque devait avoir pas mal de chiens collés à ses basques.
L'adjoint fit son apparition et se dirigea vers le cadavre.
- Vous le connaissez, commissaire ?
Berger se leva après avoir entendu Amanda en confession. Il s'approcha à son tour du corps.
- L'identité judiciaire arrive quand ? - Elle devrait être là d'ici cinq minutes. Vous n'avez pas répondu à ma question ? - Alors note !... Je te présente Boris Leimosky. Tu le trouveras au sommier sous le nom de Boris le Rousskof. En France depuis six ans, il en a déjà passé deux au placard pour différents petits casses sans importance, pourtant un doute plane sur lui ! Il paraîtrait qu'il faisait partie du trio du hold-up de la bijouterie Farel place Vendôme qui, soit dit en passant, laissa Raoul le Bordelais sur le carreau. - Et vous le croyez... je sens comme un doute ? - Oh moi tu sais... ce qui compte ce sont les preuves. Le reste, c'est du roman à l'eau de rose. Les contes de la mère l'Oye... c'est pas mon fort.
Le commissaire avait lâché sa tirade d'un air absent, tiraillé par les interrogations de l'affaire. L'homme s'approcha de la fenêtre, l'examina, l'ouvrit et jeta un oeil au-dehors. Rien ne laissait entrevoir la possibilité à un quelconque agresseur de monter par une gouttière ou de s'accrocher pour venir jusqu'à l'issue. De toute façon, l'hypothèse tombait à l'eau. La fenêtre était fermée et il avait eu du mal à la décoincer. Aucun carreau n'était cassé.
- Des problèmes commissaire ? - J'ai du mal à piger, comment ce type s'est fait dessouder alors qu'il était dans une véritable boîte à sardines !... et j'ai les deux seules clés dans ma pogne. - Je ne vois que deux solutions ! Ou ce plouc a fait un double ! Ou on nous joue le mystère de la chambre jaune avec un Rouletabille des bas quartiers ? Suggéra Lambert satisfait d'avoir émis une bonne hypothèse.
L'effet retomba aussitôt.
- Tu manques vraiment d'expérience mon pauvre garçon ! Ce serait trop facile. Celui qui a fait le coup ne pouvait pas être un familier ! C'est comme si l'assassin laissait une carte de visite. Quant à "Roulemachin", faut arrêter de lire des romans policiers, ça te mine l'esprit ! Ha, voici le doc !... Peut-être allons-nous en apprendre plus. Pendant ce temps, continue à glaner des informations auprès des plus proches voisins !
Un homme d'une soixantaine d'années entra dans la pièce.
- Salut, Charles... vu l'heure, j'ai fait aussi vite que j'ai pu ! - Ton client est là, toubib ! - Merci !
Berger se tourna vers son adjoint.
- Attends Lambert ! Avant d'aller faire ta virée dans l'immeuble, tu vas emmener madame dans un coin tranquille pour qu'elle fasse sa déposition. Assure-toi quand même du nom de ceux qui fricotaient avec le Rousskof.
Le jeune homme acquiesça d'un hochement de tête, mêlé d'un bourdonnement inaudible, trop heureux de s'isoler avec la belle Amanda.
- Messieurs les policiers, je vous demande d'attendre dehors, le doc et moi avons une conférence au sommet !
Le commissaire rejoignit le médecin. Accroupi derrière la chaise, muni d'un mouchoir, ce dernier retira le couteau qu'il enveloppa et qu'il tendit au flic.
- C'est le Rousskof, je le reconnais ! - Bravo, t'as tout deviné docteur. Alors, ton diagnostic ?
L'autre examina la plaie.
- C'est un travail de pro. La lame est entrée entre les côtes et a perforé le cœur. La mort a été instantanée. Je dois dire que l'assassin est doté d'une terrible force. Il y a peu de place derrière la chaise pour prendre de l'élan et... la lame est longue. Comme tu peux le voir, il n'y a presque pas de sang sur le sol. Le couteau a fait bouchon !
Darnois regarda son ami de longue date.
- Je sais ce que tu penses... Si tu veux mon opinion, ce n'est pas sa donzelle qui a pu faire un truc pareil... Cette môme est bien trop fluette pour assigner un tel coup. Bon... je peux faire enlever le cadavre ? Le légiste nous apportera peut-être plus de précision.
Berger adhéra sans répondre.
- Je suppose que tu ne te poses pas de question sur le surin, Charles ?
Le policier releva la tête. Sur le mur se tenait un râtelier comportant des couteaux de différentes longueurs, certainement les vestiges d'un voyage lointain dans une région caucasienne comme le laissait deviner la pyrogravure décorative. Un emplacement était vide. Le médecin avait suivi l’œil fouineur de Berger. La réponse fut on ne peut plus claire.
- Je vois... - Peux-tu situer l'heure de la mort, à deux-trois jours près ? - Toujours aussi sarcastique mon vieux ! Aux vues de la bête... il y a plus de huit heures !
Berger émit un sourire discret, annonciateur de satisfaction.
- Voici un détail qui écarte la petite qui devait être au turbin... - Charles, ne t'avance pas trop... Entre deux séances, elle a très bien pu revenir... occire le gugusse... Puis retourner à sa tâche comme si de rien n'était ! - Mais tout à l'heure tu disais... - C'est uniquement pour te faire marcher, Charles ! Ta protégée est blanche comme neige, j'en mettrais ma main au feu. - Ne dis pas de conneries, cette fille est gentille, un point c'est tout ! - Gentille petite fille que tu ferais bien sauter sur tes genoux ! - Je ne savais pas que tu avais l'esprit "vieux cochon"... Allez vire-moi ce morceau de viande qui empeste la médiocrité ! - Au fait Charles, es-tu au courant que c'est le deuxième misérable qui passe l'arme à gauche ce soir ? - De quoi parles-tu ? - Tu te souviens du Corse... mais si Marco Santelli ? Et bien il a été refroidi avec gros calibre par un naze bien imprudent. - Santelli... c'est drôle que tu parles de lui. J'expliquais tout à l'heure à Lambert l'histoire du hold-up de la place Vendôme... Santelli, comme le monde est petit. - C'est la destinée... Que veux-tu. En tout cas dans la bagarre, son assassin a trouvé le moyen de paumer sa montre. - Décidément, tout fout le camp. Y’a même plus de bon personnel pour faire le sale boulot. Ce monde est fait de branquignols ! - Comme tu l'dis Charles, mais... - Mais quoi ? - Notre macchabée n'a pas de toquante non plus ! Il doit y avoir un pickpocket dans le coin ! - Encore une coïncidence et je n'aime pas les coïncidences !
Berger prit le bras du défunt Boris. Un frisson le parcourut en ressentant la froidure et la rigidité du corps.
- Je ne m'habituerai jamais !... Tu sais que t'as raison, toubib ! On voit même la trace de l'emplacement sur le bronzage !
Le commissaire jeta un oeil à trois cent quatre-vingts degrés. Il ne trouva pas l'objet à portée de main.
- Dix contre un, qu'il y a corrélation ! Paria le médecin. - Cela serait trop beau... Imagine un instant que... non ce n'est pas possible... Il faut que j'en aie le cœur net. Lambert ! Hurla le commissaire.
L'acolyte revint au pas de charge.
- Que se passe-t-il ? - Tu prends contact avec Peronnet ! Tu lui demandes de me faire parvenir illico presto le sablier trouvé auprès du Corse !... T'inquiète pas... il comprendra.
L'homme disparut aussi sec.
- Brancardiers ! Hurla à son tour Darnois. - Décidément, on n'arrête pas de gueuler dans cette baraque, marmonna Berger.
Deux policiers arrivèrent avec une civière. Ils déplacèrent le corps et le posèrent dessus. Consciencieusement, ils le recouvrirent d'une couverture grise estampillée au sigle de la police judiciaire. Les hommes emportèrent le cadavre.
- Je suppose que tu veux mon rapport pour hier ? Demanda le médecin. - On voit que tu as l'habitude. - Vingt-cinq ans de bons et loyaux services ensemble, c'est... - Comme un vieux couple. - À bientôt !
Darnois évacua le logis, laissant son ami aux prises avec une énigme et une fin de nuit difficile.
Le commissaire inspecta la région des tiroirs d'une commode qui ne lui révéla que les dessous affriolants d'Amanda. Quand il arriva dans la kitchenette, il aperçut les oeufs. Il arracha un morceau à la baguette de pain, à la mie un peu dure, qui trônait à côté de l'assiette. Il trempa la mouillette dans le jaune en poursuivant son investigation des lieux. Décidément l'inspiration ne l'habitait pas. Même le dessous du lit n'avait rien donné. Amanda était peut-être une dévergondée de la cuisse, mais, c'était surtout une femme d'intérieur où la poussière n'avait pas sa place. Seule la tâche de sang sur le parquet ciré dénotait avec la rigueur de l'endroit. Berger en arriva à la conclusion que la réflexion de son second n'était pas si idiote que ça. Il se surprit même à trouver qu'il était un peu trop dur avec le jeune homme. Qu'il devrait mettre un peu d'eau dans son vin en ce qui concernait la méthode éducative de l'apprenti policier. Lui aussi avait commencé comme grouillot d'un autre commissaire. Lui aussi avait d'abord assumé le sale boulot s'excluant ainsi de toute gloire et tous compliments lors de la solution finale. En tout cas, il y avait une piste, du moins une coïncidence, qu'il ne fallait pas omettre. Où était passée la montre de Boris ? L'objet était-il un lien entre les deux affaires ? Darnois avait levé un lièvre de taille. Berger tenta de reconstituer un scénario plausible en poursuivant son encas.
"Le Rousskof avait eu rendez-vous avec Santelli en début de soirée. La rencontre avait tourné au vinaigre pour une histoire de gros sous perdus aux cartes ou alors la place Vendôme n'était pas sans implication dans l'affaire. Boris avait refroidi le malandrin d'un coup de calibre en se débarrassant du pétard compromettant et... Et après ?"
Berger respira profondément.
"Après, il s'était bouclé ici en lorgnant la télé et avait été assassiné par un autre que Santelli ? Une vengeance en réponse à son crime, mais par qui ?"
Le commissaire dodelinait de la tête en se convainquant qu'il avait mis dans le mille, pourtant le puzzle était incomplet. Toute cette affaire était miteuse comme toute sa carrière. À cinquante-trois ans, il déambulait encore la nuit sur des affaires sordides alors qu'il ambitionnait, depuis pas mal de temps, une place plus calme derrière un bureau. Il en avait soupé des bas-fonds de la pègre à deux sous. Lambert entra et rejoignit son supérieur, venu se rasseoir sur le lit terminer ses œufs. Ce dernier, toujours perplexe, contemplait la pièce cherchant l'indice qui le ferait basculer vers une fin heureuse, histoire de regagner sa couche au plus vite. La décoration était restreinte. Quelques meubles sans grande valeur gisaient çà et là. Une nature morte dans un cadre vieillot, ornait le tout, rien de bien folichon. La bouteille de Whisky était loin du mort, déjà bien entamée. Un journal grand ouvert et un verre vide traînaient aux pieds de la chaise. Le verre avait servi.
- Vous pensez à un règlement de compte ? - Hein... quoi ? Ah c'est toi ! Tu es déjà de retour. - Excusez-moi de vous avoir effrayé. J'ai fait votre commission, nous aurons votre colis rapidement. - Tu disais quoi ? - Je vous demandais si c'était un règlement de compte ? - Bien sûr que non ! C'est une partie de chat perché qui a mal tourné ! Lambert, y'a des moments...
Le flic s'exprima par une longue respiration qui lui ramena les épaules jusqu'au chapeau.
- Si tu veux mon avis, le Rousskof avait une réputation surfaite. C'était plus un minable qu'autre chose. Il a dû jouer plus souvent les caves que les gros. Mais, il ne faut rien écarter. - Il a très bien pu recevoir un complice... à moins que... la fille peut-être ? - Le doc affirme que ce n'est pas possible ! Même si la môme en avait ras le bol de ce minus, elle fait partie de celles qui revendiquent la liberté en se faisant superviser par un maquereau. Chez certaines femmes, il vaut mieux éviter de chercher à comprendre. S'il avait eu de la visite amicale, nous aurions trouvé un deuxième verre, sinon une trace de lutte. Là, tout est net, sans bavure. Et dans ce cas, pourquoi l'assassin aurait-il pris soin de refermer la porte à clé ? Je vais même aller encore plus loin. Je suis prêt à parier une choucroute chez "Jenny", que nous ne trouverons pas d'empreintes sur le manche. - Alors patron, on lance la grosse machine, rafles et tout le toutime ? - Tu n'veux pas aussi que je bigophone au Président de République pour des funérailles nationales ? Dis-moi qui va-t-on arrêter ? On n'a rien... pas un indice. Notre bonhomme est loin d'être un caïd. Je crois qu'il a dû tremper dans un truc pas clair. C'est sûrement à cause de cela qu'il a été refroidi. - Donc simple, mais efficace... affaire à suivre ? La routine, quoi ! - Tu l'as dit Lambert, tu l'as dit, la routine... - Cette enquête n'a pas l'air de vous passionner ? - L'affaire du collier de la Reine devait être plus palpitante que le repassage d'un pauvre type par un plus minable que lui, même avec une porte fermée. En tout cas, voilà un malfrat de moins sur notre liste des insomnies. Allez viens, je commence à avoir la cafetière qui surchauffe. Je te paie un petit blanc chez le bougnat du coin, histoire de débloquer les neurones. Je sens que la grisaille du matin me bouche la machine à penser.
Les deux hommes quittèrent le lit. Lambert passa devant, toujours aussi alerte et sortit. Berger, traînant les pieds allait en faire de même quand il sentit sous sa chaussure quelque chose qui crissa sur le parquet. Il extirpa de sa poche le mouchoir prêté à Amanda, se baissa et ramassa un minuscule objet sur le sol. Il le prit entre ses deux doigts. Il l'approcha de la lumière, l'examinant sous toutes les coutures.
- Encore un problème patron ?
L'autre ne répondit pas. À son tour, Lambert vint s'intéresser à la chose.
- Un clou ! Qu'est-ce que vous voulez faire de ça ? - Tais-toi ! - C'est juste un clou ! - Bon Dieu, je viens de te dire de la mettre en veilleuse ! Quand je gamberge, je ne supporte pas les interférences !
L'adjoint se tut mimant celui qui s'éloignait à pas feutrés. Berger ressemblait à une cocotte-minute cherchant à laisser échapper un jet de vapeur surabondant. Toujours le clou bien en évidence devant ses yeux, il alla directement jusqu'au râtelier. Il plaça le piton dans un trou presque invisible à l’œil nu. Ce dernier s'incrusta parfaitement. Berger se frotta le menton. Il sentit sa barbe naissante le gratter. Derrière la chaise, il y avait une table longue et très étroite. Le commissaire mima le coup mortel. L'espace était mince pour un geste aussi violent. La précision était redoutable. Sous le regard intrigué de son collègue, Berger scrutait à présent la chaise avec minutie. À plusieurs reprises, il passa sa main le long du dossier. Puis, il se mit à genoux et explora le sol comme un chien cherchant une piste. Lambert appréciait le spectacle insolite. Glissant sur ses genoux, Berger porta son attention sur la page du journal qu'il détailla du bout d'un doigt. Dans un silence religieux, il poursuivait sa muette investigation. Sans rien y comprendre, Lambert vit le commissaire se relever d'un bond. Il marqua encore un long silence, se tourna vers son acolyte et partit d'un fou rire. Jamais auparavant, l'adjoint avait vu son patron pris d'une telle hilarité.
- Quel branque ce Rousskof ! C'est pas possible d'être aussi con ! - Vous pourriez m'expliquer ? - Amanda est toujours au frais ? - Oui ! Elle attend dans la voiture. - Alors, tu fonces la chercher. J'ai deux mots à lui dire ! - Ha, je savais bien qu'elle n'était pas toute rose dans cette affaire. - Décidément tu me les feras toutes aujourd'hui. Au lieu de dire des âneries, magne-toi, je n'ai pas de temps à perdre !
Seul dans la pièce, le commissaire ne put s'empêcher de pouffer à la mésaventure de Boris. Malgré son expérience, il s'était fait avoir comme un débutant ou alors, l'âge commençait à peser sur son efficacité. L'adjoint poussa devant lui la jeune femme.
- Eh !... mollo !... Je n'ai jamais dit qu'elle était coupable ! - Amanda, assieds-toi et parlons. Quant à toi Lambert, je veux l'éclipse totale ! - Pas de problème patron ! Je serai muet comme une carpe. - Dis-moi la môme... ton bonhomme, il avait des manies, n'est-ce pas ? - Oh commissaire ! Vous ne voulez pas parler... des trucs cochons qu'il faisait avec moi ? - Épargne-moi. Votre intimité ne me regarde pas. Je parle de manies de vieux ? - Des trucs de pépère, pantoufles, canard, bouillotte et télé - C'est ça ! - Tu parles ! J'arrêtais pas de lui dire qu'il s'encroûtait en attendant que je ramène la bectance. Je sais bien que ce n'était pas un enfant de cœur, mais faut dire que Boris... C'était plutôt un cérébral.
Berger réprima la réflexion qu'il tenait sur le compte du mort pour ne pas décevoir Amanda.
- Quand j'ai connu Boris... - Saute le couplet de la veuve sans l'orphelin... ça nous fera gagner du temps. - Alors quoi ? - Laisse tomber, je vais te raconter la suite. Je parie qu'il s'asseyait toujours là, près de la fenêtre où on l'a trouvé, en sirotant son acide britannique ! - Comment le savez-vous ? - Et qu'il te regardait te désaper en se balançant sur sa chaise, façon rocking-chair ? - Bon sang ! Vous avez les mirettes à travers les murs ? Sauf que môssieur préférait regarder la boîte à images plutôt que mes gambettes ! Il fantasmait sur les speakerines. Il disait que c'était des femmes qui avaient de la classe ! De la classe ! Je connais mon Boris ! En pincer pour des femmes-troncs alors que ses idées étaient bien plus basses que la ceinture... J'vous fais pas de dessin ! - Merci, c'est tout ce que je voulais savoir ! - Et moi, je peux comprendre à présent ? - Lambert tu me les brises, menu, menu, mais je vais être bon prince. Tu quitteras ce bouge en connaissant la vérité sur le Rousskof. Figure-toi, qu'on s'est fourré le doigt dans l’œil jusqu'au coude avec ce gugusse. Je me suis polarisé sur cette porte fermée à clé et... ça m'a bouffé la cervelle. - J'aime beaucoup le "on s'est fourré le doigt". - M'interromps pas tout le temps... Excuse-moi Amanda, mais quand je disais que c'était un petit, un sans grade, j'avais vu juste. Maintenant, écoute l'histoire de Boris "pas d’bol". Ce mec, comme tous les jours, vient s'asseoir sur cette chaise, mais aujourd'hui madame fait des heures sup. Alors, il attend en sirotant son alcool à brûler et comme l'indique le programme sur la page du journal, il branche le poste et suit un match de foot. Pour être plus tranquille, il verrouille la porte, puis s'installe pour la soirée. Il a tout son attirail autour de lui et le voilà parti pour quatre-vingt-dix minutes palpitantes. Pris dans l'action, il se met à se balancer sur sa chaise. Tu peux voir que les deux pieds arrière sont usés d'une façon significative. Vu les dires de madame, c'est une coutume, monsieur fait de la balançoire sur son repose fesses. Le bois est arrondi et le plancher est tout rayé. Si tu prends le temps de coller tes yeux derrière le dossier de la chaise, tu constateras que celui-ci est usé par le frottement contre la petite table. - Et alors, je ne vois pas où vous voulez en venir ?
Berger frappa du doigt la tempe de son collègue.
- Vraiment, t'as du mou dans les granulés. Regarde ! J'ai trouvé ce clou sur le sol. Il va sur le râtelier et à quoi servait-il ? À tenir le couteau de l'accident.
Berger accompagna le détachement syllabique d'un doigt persuasif.
- Tu entends... ACCIDENT! - Ce n'est plus un meurtre ? - Ça n'a jamais été un meurtre ! Voilà où nous... heu, où j'ai fait fausse route. Boris, s'est balancé un peu trop fort. Le clou a dû lâcher à cause des coups répétés contre le mur via la table. En plus, cette pointe est ridicule pour tenir un tel machin aussi lourd.
Par de grands gestes, Berger signifiait la trajectoire du mortel engin.
- Le couteau est tombé sur la tablette. La lame dans le mauvais sens. Tu vois le topo ? Il a fait un dernier voyage en arrière, peut-être que la chaise a glissé, peut-être que son équipe a marqué un but, en tout cas le couteau est rentré direct ! - Punaise ! C'est... comique ! lâcha Lambert. - T’as raison, je ne savais pas que la télévision était dangereuse à ce point.
Amanda regarda les deux hommes hilares. Elle s'approcha lentement d'eux et posa sa main sur le bras du commissaire.
- Vous voulez dire que mon Boris, un dur de dur, est mort comme un... cave en regardant la télé ?
Berger reprit un air sérieux.
- Vous plaisantez, j'espère ?
Le commissaire allait se perdre dans une lamentable tirade quand il fut sauvé par le gong.
- Qu'y a-t-il encore ! pesta-t-il pour se donner bonne conscience.
Un gardien de la paix venait de faire irruption dans la pièce. Il tenait à la main un sachet transparent qu'il tendit au commissaire. Il salua son supérieur hiérarchique et disparut dans l'encadrement de la porte. L'inquisiteur déballa le paquet. Il en extirpa une montre rutilante d'un prix élevé.
- C'est la toquante de mon Boris ! s'exclama surprise la jeune femme.
Berger lorgna sur son adjoint enclin à nager dans l'incompréhension. Le commissaire endossa le masque expressif d'un menteur professionnel.
- Je m'en doutais. On ne peut rien te cacher, fillette ! J'ai tout de suite eu la puce à l'oreille quand j'ai vu que Boris n'avait plus sa toquante. Ce bijou a été trouvé sur les lieux d'un crime que Boris a commis pour je ne sais quelle raison. C'est Peronnet qui va être content ! - Deux affaires résolues en si peu de temps... Chapeau commissaire ! s'exclama Lambert admiratif.
Berger ôta la main d'Amanda de sa manche.
- Notre boulot s'arrête là, ma mignonne. Maintenant, tu peux dormir sur tes deux oreilles, personne ne viendra te flinguer. Allez Lambert... en route ! Nous avons un rancard au coin d'la rue et du courage à trouver pour taper ce putain de rapport !
Les deux hommes quittèrent l'appartement. En fermant la porte, Berger entendit Amanda répéter :
- Comme un cave...
Dans la voiture, le commissaire soupira.
- Il faut que je revoie cette histoire du Hold-up de la place Vendôme.
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