Dara avait lancé un défi, il y a quelques années : écrire la suite d’un texte qu’il avait commencé. Donc au début, c’est son texte. Le mien commence après le séparateur, quand ils arrivent chez les grands-parents. Merci à Dara pour le plaisir que j’ai eu à entendre ces voix dans ma tête.
Trois ans que je promenais mon existence sans aucun point de repère.
Je vivais.
Sans plus.
Où passaient mes journées ?
Comment arrivais-je à dormir la nuit alors que douze heures par jour je traînais, sourire aux lèvres, ma façade parfaite d’homme heureux, marié avec deux enfants.
Depuis six mois, la solidarité sociale même ne fonctionnait plus. Dans une société contradictoire où le travail reste malgré tout une valeur de référence, mais où de plus en plus se trouvent spoliés de ce signe d’appartenance, en clair, je n’étais plus personne.
Ce dimanche-là, je m’étais réveillé tôt, habillé, rasé, j’étais sorti et en l’absence de but, je flânais dans le marché aux puces.
Peu à peu, un rouage se mit à se décoincer : je regardai autour de moi. Il y avait là environ deux cent cinquante "exposants". Ils vendaient des babioles récupérées Dieu sait où (et parfois, mieux valait ne pas trop se poser la question). Il était évident que la plupart ne vivaient que de ça, à la frange de la légalité, et cela leur rapportait juste assez pour tenir jusqu’à la semaine suivante. Certains d’entre eux étaient devenus des copains et m’offraient même un café, parfois. Pour la première fois, je les voyais, eux dans leur ensemble, et moi, individuellement.
Comme tous les dimanches également, je passai devant un artisan : il vendait des miroirs sur lesquels il avait écrit une maxime ou l’autre, agrémentée d’un dessin un peu naïf. Le type même de l’objet inutile, mais qui se vendait, allez savoir pourquoi.
Ce jour-là, il avait placé en évidence un petit cadre tout simple dans lequel était écrit :
Ce jour,Fut-il un jour utileOu un jour futile ?
J’eus un choc.
Je voyais ma tête me regardant, avec cette interpellation douce, presque gentille, aussi naïve que son illustration. Je regardais mes yeux un peu vides. Je repensais à hier. Rien. Et à avant-hier. Re-rien. Et la semaine passée, et la semaine d’avant. Et je me rendis compte que même si je le voulais, je ne pourrais pas me payer ce petit miroir. Toutes mes possessions étaient dans ma tête et dans mon cœur.
Triste bilan.
Je me retournai et regardai mieux autour de moi.
Tous ces gens, se posaient-ils la même question ?
Cette femme qui attendait le chaland, vendant des tasses minuscules d’une autre époque ?
Ce couple, déchargeant un lot de vêtements de seconde main ?
D’un coup, j’avais envie de leur demander « Et vous ? ».
Ma pudeur me retint. Je revins à l’appartement et me mis à préparer le café, le petit-déjeuner. L’odeur et le bruit finirent par réveiller mon épouse et mes enfants. Je les regardai tous, souriants, puis demandai à Élisabeth :
- Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ? - La table est mise ? me répondit-elle, un peu étonnée. - Oui, ma Dame, alors, qu’est-ce qu’on fait, aujourd’hui ? - Toi, je ne sais pas, mais moi, je vais prendre ma garde à l’hôpital.
Oui, bien sûr. L’hôpital. Le sacro-saint hôpital. Ce temple de l’art de guérir. Ses malades-clients-patients, ses médecins-dieux dont Élisabeth était la vestale, comment avais-je pu oublier les horaires d’esclavagiste que l’hôpital imposait à son personnel ?
Elle mangea sans un mot et s’en fut, s’arrêtant juste un instant sur le palier pour me jeter un coup d’œil interrogateur.
Mes enfants finirent par se lever également. Bise distraite, petit-déjeuner ensommeillé, et direction le canapé pour la traditionnelle séance télé.
De bons petits, en somme.
Nouveau choc pour moi.
Pour eux aussi, que j’existe ou pas n’aurait pas fait la différence. Un léger vide tout au plus. Je n’en revenais pas d’être passé à côté de cet état pendant tant de temps.
Tandis que je rangeais la vaisselle, j’élaborais diverses théories à ce sujet, dont la plus raisonnable était sans doute la douceur du temps qui passe : rien, absolument rien pendant ces trois ans, n’avait remis ma situation en question : mon emploi perdu, je n’avais pu, voire voulu, en retrouver un autre, alignant les prétextes, acceptant les excuses, bercé par la douceur de l’indemnité de licenciement d’abord, par le confort de l’allocation de remplacement de revenu ensuite puis, ces six derniers mois, par le savoir-faire budgétaire de mon épouse et sa résignation à me voir à la maison jour après jour. Même côté besoins, je ne dérangeais personne : je ne buvais pas, ne fumais pas, ne voyageais pas, ne courais pas les filles. Un bon petit mari, en somme, dont on ne parle pas trop, qui ne la ramène pas, avec qui on fait l’amour une fois toutes les semaines avec tendresse et sans passion. Comment Élisabeth pouvait-elle supporter cette vie sans saveur ? Et qu’étais-je devenu pour la lui imposer ?
Il fallait que je réfléchisse.
Maintenant.
Pas dans deux jours, pas demain.
Maintenant.
- Les enfants, votre manteau, on va chez Papy et Mamie.
Mes parents étaient une valeur sûre pour eux, mais l’était-elle au point de renoncer aux dessins animés dominicaux ? Heureusement pour moi, il sembla que oui : une heure de voiture plus tard, nous sonnions à la maison de mon enfance.
OOO °°° OOO
Papa a sonné à la porte de Papy et Mamie. Mais personne n’est venu ouvrir. Il a sonné encore, parce que la voiture de Papy était là, donc il pensait qu’ils étaient là aussi.
Moi, j’ai commencé les déductions, comme Sherlock Holmes. Il était évident que Papy et Mamie avaient été enlevés. Je me suis penché, pour examiner le sol avec mon index et mon pouce en forme de loupe, à la recherche des indices.
Au coin de la maison, le robinet gouttait dans l’arrosoir. Ça faisait plic plic plic. J’ai attrapé l’anse, et j’ai essayé de le soulever.
Marc, à l’école, il dit que les filles, elles aiment les muscles. Moi, j’aime pas les filles, mais maman, elle dit qu’un jour, je les aimerai. Alors au cas où, je m’entraîne à avoir des muscles. Quand je vois quelque chose de lourd, je le soulève. Mais parfois, c’est vraiment lourd, alors je n’y arrive pas, et ça tombe. Papa avait drôlement râlé, le jour où j’ai soulevé la télé, et ma sœur, elle me parlait plus depuis que j’avais soulevé sa chaîne stéréo.
L’arrosoir était lourd, mais j’étais sûr qu’en me concentrant bien fort, j’y arriverais.
La maîtresse, elle le dit, à l’école : « Si vous vous concentrez bien fort, vous réussirez. » Si ça marchait pour les maths, ça devait marcher pour les arrosoirs.
J’ai réussi à le faire bouger encore, l’eau remuait beaucoup. J’ai hésité, parce que je ne voulais pas être trop musclé tout de suite, je n’avais pas envie que les filles ne puissent pas résister à la tentation, comme ils disent dans la pub.
C’est collant, une fille, et ça vise mal, quand on joue au foot. Sauf Léa, mais elle, c’est parce que ses parents, ils se sont trompés. Ils ont cru que c’était une fille, mais en vrai, c’est un garçon. C’est sûr. Je le lui ai dit, d’ailleurs. Et elle m’a donné un coup de pied. Elle tape dur, Léa. Je lui ai dit de le prouver, si c’était une fille, de me montrer dans sa culotte. Mais là, elle m’a envoyé un coup de poing sur le nez, et j’ai saigné et je suis tombé par terre. C’est bien la preuve que c’est un garçon.
Après ma réflexion, j’ai décidé de soulever l’arrosoir. Si les muscles poussaient trop vite, je les cacherais sous un pull, comme elle fait ma sœur avec ses fesses, et je dirais aux filles que c’est le pull qui fait gros, pas les muscles.
J’ai tiré fort sur l’anse, l’arrosoir s’est soulevé un peu, et puis j’ai dérapé sur l’eau qui débordait, et tout est tombé par terre, sur mes chaussures.
Vite vite, j’ai remis l’arrosoir sous le robinet, et j’ai descendu mon pantalon sur les hanches, comme à la Star Ac, pour cacher mes chaussures mouillées.
Je suis revenu devant la porte, en essayant de siffloter, pour montrer que je n’avais rien fait.
Ils font ça, dans les dessins animés. Mais je ne sais pas bien siffloter, alors j’avais un peu peur que papa voie que j’avais les chaussures mouillées. En ce moment, maman dit qu’il ne voit rien, qu’il ne voit que lui et son nombril, mais là, comme il était habillé, je savais pas s’il allait s’occuper de son nombril.
Ma sœur m’a jeté son regard de serpent. La porte était toujours fermée. J’ai dit à papa, pour détourner son attention de mes chaussures :
— Je crois que Papy et Mamie ont été enlevés par un éléphant.
Papa m’a regardé avec les yeux en accent circonflexe.
— Quoi ? — Ben oui, j’ai regardé dans l’arrosoir, sous la fuite du robinet, et y a plus d’eau. C’est bien la preuve. — Qu’est-ce que tu dis ? — Pffff, a dit ma sœur, avec sa voix de hyène, il dit n’importe quoi, comme d’habitude.
J’ai fait celui qui n’entend pas, et j’ai expliqué à mon père :
— Y a plus d’eau. C’est parce qu’un éléphant a mis sa trompe dedans, et a tout bu. C’est clair.
Mon père a ouvert la bouche, l’a fermée, et puis il l’a ouverte, et c’est à ce moment-là que Mamie a ouvert la porte.
OOO °°° OOO
— Allô Lola ? — … — Pffff, non, ça va pas, c’est l’horreur en ce moment ! — … — Ouais, je te raconte. Mes vieux, ça va pas mieux. Ce matin, quand je me suis levée, mon père nous a regardés, le petit scorpion et moi, comme si on venait de Mars. Et je te dis pas la gueule que tirait ma mère. Évidemment, elle bosse, alors on allait se le taper toute la journée. Mais il a décidé de nous embarquer chez les grands-parents. — … — Ouais, c’est évident, il doit avoir une maîtresse, tous des chiens. Il devait vouloir se débarrasser de nous pour la baiser, c’est dégueulasse, en plus à son âge. — … — À la maison, tu crois ? NOOOON ! Putain, j’espère qu’ils font pas ça dans mon lit, je vais gerber ! — … — Ben non, je suis pas chez mes grands-parents ! Figure-toi que… oh là là, tu vas halluciner ! On arrive chez eux. Mon vieux sonne, et jamais ça s’ouvre. Le petit scorpion a déliré – il est grave lui, il va falloir l’enfermer avant qu’il y ait des blessés - sur je sais pas quoi, une histoire d’enlèvement – ah ça, c’est pas lui qu’on enlèverait, pffff, rien à faire ! — … — Ouais, ok, j’arrête avec ce sale scorpion. Ouais, alors on se pelait devant la porte, et personne ouvrait. En plus je devais vérifier si ma batterie était chargée à bloc, au cas où Jo appellerait… — … — Ouais, je sais, c’est fini, mais on sait jamais. Enfin, bref, au bout d’une éternité, ma grand-mère est venue ouvrir. Et là, tu me croiras jamais ! — … — Ben oui, je te raconte, laisse-moi finir ! Si tu crois que c’est facile à dire ! Alors voilà, elle ouvre la porte, et là, je vois qu’elle était à poil ! — … — Mais non ! T’es con ou quoi ??? En peignoir ! Mais dessous, elle était à poil ! D’habitude, elle a une chemise de nuit - trop laide, c’est mon père qui lui a offert, on dirait « La petite maison dans la prairie ». Mais là, rien ! Ça se voyait, avec le décolleté ! Et puis elle qui a toujours ses cheveux nickel, là, ils étaient tout en pétard. Et puis elle était toute rouge. Et puis en plus, dans le cou, c’était dégueulasse, elle avait… un suçon. C’est l’horreur ! — … — La douche, tu parles ! C’est ce qu’elle a dit, qu’elle sortait juste de la douche, mais elle était même pas mouillée, elle nous a pris pour des bouffons ! Je te dis pas la trouille que j’avais que mon père nous laisse là ! Je me voyais mal les regarder en face, en pensant qu’ils étaient en train de… Oh ! putain, je préfère pas y penser ! À leur âge, en plus ! — … — Ouais, ok, l’amour n’a pas d’âge, mais merde, à soixante ans, on se fait des bises sur la joue, on se sourit, on se tient la main, mais on nique pas ! — … — Mais je m’en tape de ton article dans Jeune et jolie ! À soixante ans, on nique pas, c’est tout ! Sinon, c’est dégueulasse, c’est du vice ! Après, on s’étonnera si je bloque pour coucher avec Jo ! — … — Mais ouais, je sais, c’est fini, mais on sait jamais ! — … — Non, il nous a pas laissés. Il était comme un poisson pané, il savait plus quoi dire. Finalement, il a reculé, et il a bafouillé qu’on reviendrait une autre fois. Et là, on est au musée. — … — Ben ouais, au musée. Je fais gaffe, parce qu’il est foutu de nous planter là, et de se barrer retrouver sa pouffe. Là, il a l’air paumé.
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J’étais complètement perdu. Paumé. J’étais venu dans ce musée pour être au calme, pour réfléchir sans que les enfants me dérangent. Et puis en fait, je ne savais pas où aller, entre le chez-moi de mon enfance, que je venais de trouver étranger, et le chez-moi adulte, où je me sentais étranger.
Le matin, je me demandais en quoi j’étais spécial pour mes enfants, et là, je m’étais aperçu que je n’étais même pas spécial pour mes parents.
Le fait d’avoir surpris ma mère ce matin, dans sa tenue légère, avec ses yeux tout brillants et tout gênés, c’est comme si soudain le voile se déchirait. Avant, je pensais que j’étais le centre de leur vie. L’aboutissement. Maintenant, je me rendais compte que j’étais un petit événement dans leur vie. Juste un épisode. Ils avaient commencé avant moi et ils continuaient après moi. Ça donnait le vertige. Et la nausée. (Mes parents dans un lit… Mon Dieu, il fallait que j’efface vite cette image, ou l’impuissance allait me tomber dessus avant même la quarantaine !)
Je cachai mon visage dans mes mains. Que se passait-il ? Comment tout avait pu basculer ? Journée utile, journée futile… C’était ma vie qui était futile.
Épisode pour mes parents, j’aurais pu naître autre, j’aurais pu ne pas naître. Épisode pour ma femme, qui se contentait de peu et me laissait être peu. Épisode pour mes enfants qui auraient préféré rester devant un dessin animé, sans se préoccuper de savoir où j’étais.
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Je savais pas trop où j’étais. Quand on est arrivés au musée, mon père, il s’est assis sur un banc, et il avait l’air fatigué. Ma sœur, elle est allée téléphoner dans un coin, près d’une statue. Alors moi, je suis allé voir les trucs dans le musée.
Je m’y connais : on en a visité un, avec l’école. Le guide, il nous a tout bien expliqué, on a même inventé une histoire sur un tableau, et puis la maîtresse, elle nous a laissés aller où on voulait, pour choisir un tableau et le copier, avec nos feutres. Moi, j’avais choisi des poissons de l’espace. Ils étaient tout bizarres : le peintre, il avait mis trop de peinture, alors ils sortaient un peu du tableau. Pour faire sortir mes poissons, j’ai essayé de mettre trop de feutre, mais ça marchait pas, ça a fait un trou. Alors j’ai ramassé un peu de boue, sur le tapis de l’entrée, et je l’ai mis sur mes poissons, et comme ça, ils sortaient du dessin. On voyait presque plus le trou. La maîtresse, elle a eu l’air un peu surprise, quand elle a vu mon dessin, mais elle a rien dit.
Là, les tableaux, ils étaient jolis, mais j’avais pas de feutres. Surtout un : dessus, il y avait une dame, et quand on s’approchait, on voyait que c’était pas une dame, c’était plein de points qui se touchaient presque, en forme de dame. J’aurais bien aimé le copier, celui-là, pour le montrer à la maîtresse.
Dans ma poche, j’ai trouvé un avion en papier froissé que m’avait fabriqué Jo, l’amoureux de ma sœur. Comme c’est le divorce, entre eux, j’ai pensé que je pouvais écrire dessus. J’ai regardé autour de moi. Je ne voyais plus papa, ni ma sœur. Mais comme papa était fatigué, il n’allait pas vouloir me trouver un crayon, et ma sœur, elle aurait préféré crever, comme elle dit quand je lui demande de m’aider pour les mots invariables.
Dans un coin, il y avait une dame, derrière un bureau. Je suis allé la voir, et je lui ai demandé s’il vous plaît de me prêter des feutres, et elle m’a souri, et elle a dit que j’étais un mignon petit bonhomme, avec un mignon petit sourire, et elle m’a donné un stylo avec le nom du musée. C’était gentil, mais faut vraiment que j’arrête de soulever des choses, sinon, je vais avoir des problèmes à cause de mes muscles qui plaisent aux filles.
Je suis allé devant le tableau de points et j’ai commencé à copier, plic plic plic, plein de points en forme de dame. En appuyant fort, ça rentrait bien. Ça faisait des petits trous dans l’avion, et puis aussi dans le parquet, parce que ça traversait. Ça allait être chouette : en relief, comme les poissons de l’espace.
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— Allô Lola ? — … — Non, ça s’arrange pas, tu parles. Mon père était vautré sur un banc, au musée. Et mon frère s’est barré. Il a disparu. Quand je suis revenue après t’avoir appelée, il n’était plus là. J’ai demandé où il était, et mon père a dit qu’il savait pas. J’ai carrément été obligée d’aller le chercher moi-même, non mais tu te rends compte ! Les parents, ils sont trop laids, ils font des gosses, et après, ils s’en occupent pas, si j’avais pas été là, on l’aurait peut-être jamais retrouvé. — … — Mais si, je l’ai retrouvé. Il était en train de se faire engueuler, en plus. — … — Je sais pas, une nana du musée, je crois. Une conne. D’ailleurs, je le lui ai dit, et je lui ai donné un coup de pied dans le tibia, pour qu’elle lâche mon frère. Elle le secouait comme un prunier en l’engueulant. — … — Oh, je sais pas. Elle gueulait qu’il avait troué le parquet avec son stylo. Non mais sérieux, on croit rêver, secouer un gamin pour des trous par terre, c’est n’importe quoi ! Enfin, bon, elle nous a ramenés à mon père, elle a dit qu’elle allait porter plainte pour dégradation de musée et insulte, ça a fait un foin terrible, mon père avait l’air furax, mais bon, ça le change de son air de flippé. Après, il nous a ramenés à la voiture et il a gueulé qu’on allait pouvoir se vautrer devant la télé, qu’il s’en foutait, puisqu’on ne s’intéressait même pas quand il essayait de nous cultiver. Tu parles, il saurait même pas cultiver un radis ! Et quand on marchait vers la voiture, j’ai vu que mon frère avait les chaussures toutes mouillées. Il a dû se vautrer dans une flaque. Il est largement assez con pour trouver une flaque dans un musée. J’ai rien dit à mon père, parce que sinon, il l’aurait engueulé. — … — … Mais si, je le hais, mais c’est pas une raison pour le balancer. En plus, les parents vont divorcer, c’est sûr, alors bon, faut se serrer les coudes. — … — Ben là, on est au MacDo. On mange. D’ailleurs, faut que j’y retourne, si ça se trouve, il a encore paumé mon frère !
OOO °°° OOO
Je l’avais, la réponse à la question du miroir de ce matin. La journée était futile. Une journée où on prend conscience que sa femme préfère son boulot, que ses parents font l’amour, que son fils est un délinquant qui dégrade le matériel public, et que sa fille insulte et frappe une réceptionniste, c’est une journée AU MOINS futile.
Je voulais passer la journée à réfléchir, pour savoir comment orienter ma vie, comment la rendre utile, si ça en valait la peine, et voilà, rien à faire. Je n’arrivais même plus à aligner deux pensées.
— Papa…
Je levai les yeux, énervé. Mon fils était en face de moi, assis. Il paraissait tout petit derrière son hamburger. Ma fille était à côté, les lèvres serrées, en train de trifouiller dans sa salade. Ma colère retomba. Quel flop de père. En une matinée, j’avais rendu mon fils malheureux et mis ma fille en colère. Belle performance !
Mon fils me regardait, tout triste. Que faire ? Je ne savais plus comment agir. Je n’arrivais même plus à me souvenir qu’un jour, j’avais su comment agir.
— Papa… Tu m’en veux encore ?
Que doit faire un homme quand on l’appelle papa ? Futile, utile… Comment on fait pour être utile ?
C’était comme une ombre en moi, et j’étais englué dedans. Mes enfants grandiraient mieux sans moi. Il fallait que je sorte du noir.
— Te fatigue pas, c’est même pas la peine, il pense qu’à nous larguer et à se tirer avec sa poufiasse.
C’était ma fille qui venait de parler. Mais je ne comprenais pas ce qu’elle disait. Mon fils parlait d’éléphant, de poissons de l’espace, et ma fille parlait de…
— Quoi ? Quelle poufiasse ?
Au moment où les mots sortaient de ma bouche, je me rendis compte qu’elle avait deviné mon envie de partir. J’étais comme tiré de l’ombre, comme si mes pensées les plus honteuses – partir, abandonner, lâcher – étaient exposées devant les personnes qui en aucun cas ne devaient les connaître. Les mots avaient été prononcés, trop tôt, trop vite, qu’est-ce qu’elle me faisait, là, elle ? Elle zappait déjà la scène des adieux déchirants, des « Mais si, on va se revoir », des « T’en va pas » à la Elsa.
Dans les films, c’est le père qui dit qu’il part, pas la fille. La fille, elle pleure, et le père, il la rassure. Tiens, là, j’aurais été utile, à rassurer mes enfants, à leur dire que même si je partais, ils seraient toujours dans mon cœur.
Même comme père lâche, j’étais un flop.
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Ma sœur, c’est la championne du monde pour mettre les pieds dans le plat. Mon père, il bafouillait, il savait plus quoi dire. Elle est bizarre, ma sœur.
Ça fait un moment que ça va pas trop bien, à la maison. Mais personne le dit. Si on le dit, ça fait comme si c’était vrai. Alors que si on le dit pas, c’est comme les cauchemars, ça reste sous le lit et ça sort que la nuit. Après, dans la journée, on est tranquille.
J’ai pas compris tout ce qu’ils ont dit. En fait, c’est surtout ma sœur qui a parlé. Et quand elle râle, elle en finit pas. Et si on l’interrompt, elle devient Astérix, c’est Jo qui lui a dit, et puis il est parti en claquant la porte. J’étais dans ma chambre. J’aurais bien aimé voir ma sœur avec des moustaches blondes, mais j’ai pas osé regarder par le trou de la serrure.
Mon père et ma sœur, ils parlaient avec une voix pressée, comme si on était dans un avion qui allait bientôt s’écraser.
À la fin, ils pleuraient tous les deux. Mon père, il nous a pris dans ses bras en disant qu’il nous laisserait jamais, je crois qu’il n’était plus fâché pour le dessin sur le parquet. Moi aussi, je pleurais, je sais pas trop pourquoi, mais c’était bon, de pleurer tous ensemble. Il manquait que maman.
Alors j’ai demandé si on allait bientôt rentrer, parce que comme ça maman, elle pourrait pleurer avec nous. Ils m’ont regardé comme si j’avais dit une bêtise.
C’était bizarre, quand même, comme ambiance. C’était comme quand je reviens de l’école avec le bulletin de notes enfermé dans l’enveloppe. On ne sait pas ce que la maîtresse a mis dedans, et si on va passer une bonne soirée tous ensemble ou si ça va crier partout et si je vais être privé de télé.
Ça fait comme un vertige dans le ventre.
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