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Réalisme/Historique
Pepito : Titre accrocheur
 Publié le 30/06/13  -  11 commentaires  -  21861 caractères  -  184 lectures    Autres textes du même auteur

Dignité ouvrière ?


Titre accrocheur


Avoir l’habitude de ce genre d’endroit n’est pas vraiment un avantage. Pire même, avant chaque nouvelle intervention mon appréhension grimpe d’un cran. Mais bon, quand faut y aller…


Dès l’ouverture de la porte, c’est l’agression. Pénétrant de force dans mes oreilles, une paire d’ouvre-boîtes rouillés commence à réduire mes tympans en lambeaux. Ayant les deux mains prises, je fronce un sourcil et tords la bouche sur le côté. Réflexe aussi curieux qu’inefficace. Comme si le fait d’avoir la tête en coin pouvait me protéger de la cacophonie métallique ?


Une seconde d’arrêt pour m’accoutumer au vacarme démentiel et je repars. Les bras tendus par le poids des caisses à outils, j’éprouve maintenant une sensation d’étranglement et de malaise jusqu’au niveau des épaules. Le front et les tempes commencent aussi à me lancer, marqués par l’élastique de la « charlotte ». Espèce de bonnet de nuit de grand-mère en papier crépon dont le but, m’a-t-on dit, est d’enrayer la chute des cheveux.


Puis vient la chaleur, elle monte sournoisement, s’attaque d’abord au visage et aux mains, puis continue, traversant les habits couche par couche. Mauvaise idée que d’avoir gardé un pull sous le bleu de travail. Bien vite l’impression que mes aisselles se liquéfient. Je devine une mélasse de sueur et de poils m’écartant les bras, m’obligeant à marcher comme un fort des Halles.


Sans parler de l’image de soi… L’impression de ressembler à un Bibendum marine avec une meringue vaporeuse sur la tête. Heureusement, tout le monde est accoutré de même. D’ailleurs, à voir plusieurs calvities naissantes à travers les voiles cotonneux qui me précèdent, le port de la « charlotte » n’a pas l’air vraiment plus efficace que le Pétrole Hahn.


En fait ce n’est pas vraiment la température qui pose problème, plutôt la surprise de la température. Les yaourts, ça inspire le frais. Ben non, paraît qu’il faut les étuver pour que le lait caille. Après on les refroidit, mais c’est pas ici, pas dans cet atelier.


– Merci, je m’en doutais !


J’adoucis ma réponse par un sourire entendu au gars qui me guide à travers l’usine de produits laitiers. Nous sommes ensemble depuis seulement cinq minutes et déjà je le trouve antipathique. J’ai du mal à comprendre pourquoi. En fait il n’y est pour rien. Se retrouver engoncé dans une tenue trop serrée, le bruit, la chaleur et l’odeur, tout cela me tire sur la patience de belle manière.


Quoique… son manque de considération, cette manière de laisser filtrer un léger sentiment de supériorité, m’énerve peut-être un brin. L’employé permanent de l’usine obligé de guider un prestataire extérieur, un étranger qui ne sait même pas où se situe le quai d’arrivée Ouest…


Je respire un grand coup, calmons-nous. Je suis ici pour installer une de nos machines, juste quelques branchements à effectuer, quelques tests, puis je m’en vais et on n’en parle plus. Plus vite ce sera fait, plus vite j’échapperai à ce lieu étouffant.


Nous arrivons sur le quai de livraison. La machine, expédiée ce matin même, trône déjà sur la dalle de béton. Incongrue, d’abord par son côté net et brillant, mais surtout parce qu’elle est la seule chose visible à ne pas être reliée à la boyauderie de l’usine. Du moins, pas encore.


– Bon, pour la suite, vous allez vous repérer, le hall six est juste à côté. Je vous envoie un cariste pour transporter votre… engin.


Je pose mes caisses. Mes bras se rétractent un grand coup, ramenant mes poignets dans les manches du bleu de travail. Anesthésié par la chaleur et le vacarme ambiant, je reste immobile, appuyé contre le cadre de la machine, profitant de la pause, laissant divaguer mon esprit… L’agréable souvenir de la mise en camion, ce matin même, émerge doucement de ma mémoire.


Je me revois dans notre atelier, finissant de fagoter notre création en prévision du transport vers l’usine de yaourts. Cela ressemble à une sorte de squelette d’armoire normande en tubes d’aluminium carrés, bardée de machins pneumatiques et de trucs à cadrans, d’un mètre cinquante de large et deux mètres vingt de haut.

C’est là, justement, que se trouve un détail amusant : sa hauteur ! Deux mètres cinquante quand la porte par laquelle elle doit sortir fait trente centimètres de moins, c’est drôle !

Du moins pour le mécanicien que je suis…


Une solution homérique serait de casser le fronton de la porte d’atelier et de sortir la machine sous les vivats d’une foule enthousiaste. Hummm…


L’autre solution consiste à soulever la machine, l’incliner à l’horizontale et passer la porte façon bélier. Mais voilà, à deux, impossible de soulever l’imposant appareil. Il nous faut donc attendre les puissants bras du chauffeur pour, à trois, le sortir enfin de l’atelier.


Justement le camion arrive. Un énorme poids lourd qui se range à l’extérieur du parking, le long du trottoir et, moteur toujours allumé, attend… Un long moment…


– Il fait quoi là, Jeannot, dans son camion surdimensionné ? Y campe ?


Histoire d’attendre que notre aide providentielle se décide à arriver, je commence à ramasser quelques morceaux de papier bulle éparpillés sur le sol de l’atelier.


Quand je relève la tête, une silhouette se tient juste devant moi… et là, j’éprouve un gros moment de flottement…

Piercing dans la narine, pantalon flottant, tee-shirt informe, godillots au long vécu. Le tout à la propreté largement dépassée. L’expression me venant instantanément à l’esprit est « Punk à chien ». Catégorie poids plume en plus. À la louche, quarante-cinq kilos pour un mètre soixante à la cime du chignon. Car à la place d’une crête, elle porte une queue de cheval tarabiscotée sur l’arrière côté du crâne. Elle… car, à n’en pas douter, c’est une fille…


Toujours un peu perdu, je me demande ce qu’elle fait là.

Je détaille bêtement sa frêle silhouette, de haut en bas, plusieurs fois d’affilée, pour finir par m’arrêter sur des doigts aussi noirs que ceux de mon gosse quand il les a généreusement trempés dans de l’encre de Chine… Juste que ceux de ma vis-à-vis sont, en plus, tout crevassés. Passé un temps incroyablement long, je fais enfin le lien entre cette jeune personne et le camion stoppé à l’extérieur…

Il faut bien que je me fasse une raison, le chauffeur, c’est elle…


Je décale mon regard pour ne pas la gêner. Par peur, aussi, de ne pouvoir m’empêcher de la détailler à nouveau. « Une » chauffeuse de camion, cela ne court pas les rues. Quoiqu’en l’occurrence, si, justement.

Pour reprendre pied, ne voulant surtout pas être désobligeant, je m’en tire avec une pirouette.


– Pour nous aider à porter la machine, je crois que c’est mal barré…

– Oh, je suis beaucoup plus costaude qu’il n’y paraît, me répond-elle, levant un bras façon Popeye, tout en mesurant gracieusement son biceps entre le pouce et l’index.

– Ouais… d’accord… On va commencer par boire un petit café, hein ? Fait frisquet.


Je m’écarte pour la laisser passer vers les bureaux. Sourire en coin, j’anticipe déjà l’effet qu’elle va produire sur mon collègue et notre secrétaire. Cela ne rate pas, même moment de flottement. Je fais les présentations le plus tard possible, me régalant de leurs têtes étonnées.


– Je vous présente notre… chauffeur !


Saisissant un tutu imaginaire, elle nous fait alors une rapide et gracieuse flexion en troisième, révélant ainsi une pratique de la danse classique peu commune chez les chauffeurs de poids lourds. En même temps, les gros godillots rappellent inévitablement les révérences en rangers de Nikita.


Arrivée dans la cuisine, elle se tourne vers moi, mains expressément tendues vers l’évier et me dit :


– Je me permets ?


« Je me permets ? »… wouahou, délicieux !


– Je vous en prie… faites donc…


Avec le café, un croissant du jour d’avant coupé en quatre circule autour de la table. Elle en saisit un morceau avec délicatesse, le petit doigt en l’air, puis, entre deux bouchées, nous demande :


– Il paraît que votre machine est fragile. Je me demande pourquoi, à chaque fois qu’un truc fragile est à transporter, c’est sur moi que cela tombe ?

– Ben ouais, effectivement, c’est curieux…


Nous sommes tous trois sous le charme, brûlant de poser des questions, de savoir, pourquoi, depuis quand, comment… Personne n’ose. Après tout, tout le monde a bien le droit de s’habiller punk tendance trash, de devenir chauffeur de poids lourds et de s’exprimer comme une petite fille modèle. Tant de contrastes dans une même personne, ce n’est…


– Alors, on s’bouge !


Je sursaute, replongeant direct dans le bruit, la chaleur et l’odeur de yaourt aigre. L’agréable souvenir du matin m’a fait oublier un court instant l’usine qui m’entoure. Suffisamment longtemps pour me retrouver coincé entre mon armoire normande aluminisée, les pelles et le mât, dégoulinant de graisse, d’un énorme chariot élévateur.


Le cariste, bonhomme rougeaud et débonnaire, accroché en rappel sur le bord de son siège, me regarde goguenard.


– Allez mon gars, on s’réveille ! Où qu’j’la pose, ta… « machine à café » ?


J’enjambe une pelle de l’énorme engin pour me dégager.


– Heu… salut. Hall six, ligne numéro trois… et, c’est pas une machine à café…

– D’accord, d’accord… C’est parti !


Les pelles de son chariot soulèvent ma machine comme un fétu et après une sinueuse manœuvre nous voilà partis vers sa place définitive. Je pose mes caisses sur le marchepied et l’accompagne, trottant au pas à côté de l’engin, la main posée sur un montant de ma machine, au cas où elle aurait la mauvaise idée de basculer. Un reflet sur une cuve polie me renvoie mon image. L’archétype du fidèle en pleine procession religieuse accroché à la robe d’une sainte relique. Je retire précipitamment ma main.


– T’inquiète, ça risque rien, se méprend le cariste, flattant le flanc du chariot du plat de la main, « on » assure.


Arrivé sur le site d’installation, j’ai droit à un magnifique ballet. Les deux pelles d’acier emportent ma machine pour une volte aérienne au milieu d’un enchevêtrement de tubes d’inox, frôlant les extrémités des tuyaux qui l’entourent pour finir par atterrir en place, sans jamais toucher quoi que ce soit. Le plus intéressant est de voir les mimiques du cariste, concentré sur sa tâche, manipulant, avec précision et légèreté, les leviers encombrant son habitacle. L’analogie me frappe au moment où il fait claquer sa langue comme pour encourager un animal. L’encolure du chariot, haute et trapue pour un arrière plus ramassé, les deux pelles telles des défenses à l’avant, la force fantastique et la dextérité, c’est pourtant évident.


Je ne serais pas étonné de le voir sortir quelques cacahouètes de sa poche pour récompenser l’engin de sa docilité. L’impression qu’il doit souvent se rêver en cornac, turban multicolore enroulé sur la tête. Une dernière pirouette et le voilà prêt à reprendre sa tâche habituelle.


– C’est pas tout, mais j’ai un camion à charger, moi. Allez, mon gars, à la prochaine !


Après un dernier salut jovial, il repart en trompe, donnant un coup de klaxon prolongé à chaque intersection, histoire de ne pas se retrouver nez à nez avec un de ses acolytes. Avec l’écho du hall, je jurerais entendre une succession de barrissements… Quand il arrive sur le quai, la porte automatique se lève à son passage, déroulant un carré de ciel bleu. Juste le temps de voir la pointe effilée d’un avion de ligne en déchirer le nylon en diagonale, libérant sa doublure cotonneuse. La porte se referme, je replonge dans la lumière électrique et le bruit du hall de production.


Je soupire un grand coup et fais un rapide tour d’horizon du bâtiment. Sur la gauche, deux lignes de yaourts « collectivités » font un raffut d’enfer. Entre les deux trônent quatre énormes cylindres de colorants : Pomme, Pêche, Abricot et Banane. Ils sont censés égayer le contenu de yaourts destinés aux cantines des écoles et collèges de la région. La Banane m’arrache un sourire jaune, en plus des logotypes représentant une main mangée par un acide, son cylindre est affublé du logotype « explosif ». Ne pas oublier d’avertir mes enfants que fumer après un repas à la cantine peut être dangereux.


Sur ma droite une large cellule aux cloisons blanches marquée « Production crème fraîche » est affalée dans l’angle du hall. Pas de porte visible, juste deux fenêtres carrées avec, pile entre les deux à hauteur de ceinture, une petite ouverture. En sort, à grande cadence et avec des plops aussi visqueux qu’indécents, une ribambelle de pots blancs. Allégorie d’une gigantesque reine fourmi, albinos et cubique, m’observant de ses yeux carrés et réfléchissants, en train d’accoucher sans relâche. Ce n’est plus une usine, c’est un bestiaire.


Un convoyeur, participant lui aussi à la débauche de décibels, amène le fruit de la ponte, du trou dans la cloison, vers quelque part dans mon dos. Sans trop savoir pourquoi, je suis du regard le trajet des pots pondus.

C’est en me retournant que je le vois, il est face à moi. Un intérimaire à n’en pas douter, la manière encore plus ridicule de porter la « charlotte » en est un signe. Son allure n’est sûrement pas plus cocasse que la mienne, mais moi, j’ai l’avantage de ne pas voir à quoi je ressemble.


En dehors du port comique de la « charlotte », qu’il travaille depuis un jour ou plusieurs mois dans une usine, un « ouvrier intérimaire » se reconnaît facilement à son attitude. La différence réside dans les quelques mots qu’il s’attend tous les jours à entendre :


– Ha, au fait… heu… Machin. On t’a dit que tu finissais ta mission dans une heure ?


Bien que cela puisse être plus drôle encore à entendre un lundi matin.


– Merde ! T’es encore là… Machin ? J’ai complètement oublié de te dire. Ta mission finissait à midi… vendredi dernier.


Les choses étant ce qu’elles sont et les hommes parfois un peu soupe au lait, il arrive que ce genre d’incident se termine par une explication bien argumentée. À la suite de quoi, l’intérimaire en question est exclu des listes d’embauches de l’usine, ainsi que de toutes celles dont le DRH connaît le DRH, de leurs filiales et de…


Bref, « mon » intérimaire, même avec sa coiffe de traviole, n’est pas assez comique pour que cela suffise à attirer mon attention. Il y a autre chose.


Il « encaisse » avec énergie, le dos rond, plié au-dessus de l’extrémité du convoyeur où circulent les pots de crème fraîche. Sa figure m’est invisible, cachée par le rebord de sa « charlotte », tant il est penché en avant, comme s’il voulait plonger dans le flot ininterrompu de pots blancs. Il est seul. À sa droite une pile de cartons vides, à sa gauche une palette sur laquelle il entasse petit à petit les cartons pleins.


– Petits pots, petits pots, gros pots, gros pots, caisse ! Petits pots, petits pots…,


Je finis par comprendre pourquoi je le trouve particulier.

Ses gestes ont quelque chose de désespéré… Une curieuse tension émane de tout son corps. En quelques secondes j’ai mal au dos à juste le regarder travailler.


J’ai longtemps trouvé l’expression « travail à la chaîne » assez curieuse, ayant eu du mal à saisir exactement ce qui en formait les maillons. Était-ce la multitude de travailleurs côte à côte, la suite de tâches répétitives, le tapis sur lequel circulent les éléments à assembler ?


Je me souviens de ce reportage, vu adolescent à la télévision, où l’on pouvait voir une opératrice en train de fabriquer des morceaux de carrosserie de voiture. Debout devant une grande presse hydraulique, elle faisait glisser entre les contre-formes de grandes plaques de métal. La presse descendait d’un coup – cling-blong ! – et le morceau de tôle se transformait instantanément en un capot de voiture ou quelque chose d’approchant. Ce n’est pas l’exploit, même s’il reste impressionnant, que ma mémoire a retenu mais le système de sécurité du poste de travail. Pour que la dame ne se retrouve pas, par inadvertance, avec des doigts palmés, on avait eu la bonne idée de lui enserrer les poignets dans des bracelets de cuir reliés à deux chaînes. À chaque fois que la monstrueuse mâchoire métallique claquait, ses poignets étaient brusquement tirés en arrière, l’empêchant de se faire gober les mimines. Certes, la presse restait toujours sur sa faim, mais la dame avait sûrement encore une autre version du travail à la chaîne à nous proposer.


– Petits pots, petits pots, gros pots, gros pots, caisse ! Petits pots, petits pots…,


J’ai fini par lire quelque part qu’Henri Ford avait eu sa grande idée d’organisation du travail lors d’une visite de l’abattoir de Chicago, en regardant les bouchers désosser des carcasses de bœufs suspendues à une chaîne mobile. D’où le nom. Que l’idée n’était pas neuve et, qu’avant lui, Léonard de Vinci a théorisé sur la possibilité pour des ouvriers de « reproduire mécaniquement des gestes sans intervention de l’esprit »… Charmante expression, que Charlot a ensuite explicitée dans « Les Temps Modernes », bien qu’à mon avis, il manque une donnée essentielle à sa démonstration…


– Petits pots, petits pots, gros pots, gros pots, caisse ! Petits pots, petits pots…,


… la durée !


À travailler trop longtemps à la chaîne, le cerveau finit par ressembler à un morceau de bidoche oublié dans une poêle trop chaude. Au début il proteste un peu et frétille, puis se recroqueville, se dessèche, finit par fumer, noircir et devenir si dur que plus rien ne peut le pénétrer. La durée de résistance est variable suivant les individus, mais à un moment donné, l’opérateur que l’on veut déplacer pour une raison ou une autre refuse, protestant qu’il est mieux là où il est. C’est le signe que le « à point » de non-retour est atteint.


– Petits pots, petits pots, gros pots, gros pots, caisse ! Petits pots, petits pots…,


Je suppose donc que c’est par charité, afin d’éviter la sclérose de cerveaux « sans esprit », qu’est venue l’idée de mélanger « travail à la chaîne » et « travail temporaire ». Le bonhomme trimant sous mes yeux est donc le parfait exemple de l’amalgame de ces deux notions. Je ne jurerais pas qu’il en apprécie pleinement les avantages.


– P’tits pots p’tits pots, gra’pots, gra’pots, caiss !…


La cadence s’accélère encore. On pourrait même la qualifier d’infernale, si cette notion n’avait pas été galvaudée par le discours syndical (celui-là même qui ne contient jamais le mot intérim). Tout employé permanent de l’usine aurait déjà poussé un cri d’alerte, voire levé les bras et attendu le résultat.


– P’tits pots p’tits pots, gra’pots, gra’pots, caiss !…


Lui continue.


– P’tots, p’tots, gr’ots, gr’ots, c’ss ! P’os, p’os, g’os, g’os, c’s !…


Ce qui devait arriver arrive. Au moment de soulever un ultime pot, le couvercle de celui-ci, mal clippé, lui reste dans les doigts. L’objet vagabond retombe en travers sur le convoyeur, vomissant une goulée de crème fraîche sur ses congénères. Voulant dégager le récalcitrant, notre homme laisse, juste un instant, s’entasser les récipients en bout de chaîne. Sous la pression, les pots prennent d’abord une drôle de forme, puis, un à un, commencent à exploser comme des sacs de chips au cours d’un apéro géant. Des giclées de crème fraîche montent au-dessus des ridelles du convoyeur. Une coulée de lave blanche dégringole sur les carreaux beiges de l’atelier et rampe lentement vers la pile de cartons vides.


Derrière les yeux sans tain de la reine albinos pondeuse de pots, quelqu’un vient enfin d’arrêter la gabegie. Le même qui depuis un moment s’est trompé de manette ou a augmenté la cadence, histoire de gagner un peu en production et de voir si le petit nouveau tenait le coup.


Le petit nouveau en question est là, devant moi, immobile dans son bleu de travail trop grand, les bras ballants, maculé de taches blanches de la tête aux pieds. Son dos reste toujours un peu voûté, comme si les coups de boutoir ramassés dans cette matinée l’avaient définitivement déformé, l’empêchant de reprendre une position d’homme normal. Je vois pour la première fois son visage, un visage rond, aux yeux doux légèrement rougis. Il regarde maintenant vers moi, ou plutôt à travers moi. Pas de colère, pas d’énervement. Il est juste là, immobile, perdu dans un ailleurs bien loin de l’usine, gagnant juste quelques secondes avant de revenir à la réalité de cette matinée de merde.


Il finit par redescendre, avec maintenant la tête du gars qui s’est fait une raison, qui n’attend plus que la phrase fatidique. Une grosse larme roule sur sa joue droite. Je m’approche.


– Eh, mon gars, te bile pas, il reste encore plein de crème dans le réservoir. Tu vas pouvoir en remplir plein d’autres, des p’tits pots.


Silence, seconde larme. Toujours à droite.


Que peut bien cacher le fond de ses yeux ? Mon imagination fébrile invente déjà tout un tas de trucs partis en fumée en même temps que ce boulot abêtissant. Des enfants attendant, déçus, le dernier machin électronique à la mode ? Une femme usée et triste qui baisse le regard en secouant lentement la tête ? Une belle-mère, rajoutant une couche de « Je te l’avais bien dit, un bon à rien ! »…


Un peu du tout ?


Peut-être aussi, est-il célibataire et a-t-il gagné le grand tirage du Loto ce matin même ?


Mais j’en doute…


Deux gars en blouses blanches déboulent du fond du hall, l’air faussement catastrophés, en faisant de grands gestes des bras.


Je n’ai pas la patience de savoir si c’est une erreur de pilotage ou une bonne blague, ni surtout sur qui va retomber la responsabilité du carnage. Je recule, pousse du pied mes caisses à outils sous la machine et me dirige vers la sortie.


Tout en fouillant mes couches d’habits pour retrouver mon paquet de cigarettes, un détail me revient à l’esprit : dans les usines, les commerciaux des agences d’intérim sont surnommés « marchands de viande ». Décidément, l’organisation du travail industriel doit beaucoup à la boucherie…


 
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   Anonyme   
3/6/2013
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Vraiment un bon texte, je trouve ; au départ, anodin, voire un peu ennuyeux à mes yeux, puis vous montez en puissance et donnez quelque chose que je trouve précieux : un regard décalé. Ainsi, le cariste en cornac et la production de crème en reine des fourmis, j'ai adoré ! La scène culminante de la déroute de l'intérimaire, chapeau aussi.
J'ai bien aimé le chauffeur de camion punkette, mais regrette que vous n'ayez pas expliqué comment, en fin de compte, le problème du transport de la machine jusqu'au camion avait été résolu... et puis cet atelier qui fabrique des machines monstros et qui ne comporte que deux techniciens, cela m'étonne : il est petit artisan, le narrateur ? J'aurais préféré un meilleur "ancrage" pour cette partie du texte, je trouve qu'ici les boulons narratifs ne sont pas bien serrés.

Bon, mais sinon j'ai vraiment aimé la manière dont vous faites ressortir l'insolite du quotidien. Question de regard, oui.

"Ne pas oublier d’avertir mes enfants que fumer après un repas à la cantine peut être dangereux." : marrant !
"Pour que la dame ne se retrouve pas, par inadvertance, avec des doigts palmés, on avait eu la bonne idée de lui enserrer les poignets dans des bracelets de cuir reliés à deux chaînes. A chaque fois que la monstrueuse mâchoire métallique claquait, ses poignets étaient brusquement tirés en arrière, l’empêchant de se faire gober les mimines." : je suppose que l'anecdote est authentique (vous pouvez confirmer ?) ; en tout cas, "si non e vero, e bene trovato", parce que l'image est frappante je trouve !
"dans les usines, les commerciaux des agences d’intérim sont surnommés « marchands de viande »" : pas que dans les usines, j'ai entendu cette expression dans la prestation de service.

   Pimpette   
30/6/2013
 a aimé ce texte 
Passionnément
J'aime tout
C'est un texte savant, bien écrit, et plein d'humour!
Original aussi par son sujet!
Les charlottes font ma joie depuis toujours et la chauffeuse punk -piercing et très féminine en même temps est un régal!
Soyons franche pour une fois: J'ai lu trop vite et j'y retourne tout de suite!
Je voulais juste matraquer mon 'exceptionnel' le plus vite possible!

DU coup j'ai relu'Cécité sélective'; Excellent pas assez apprécié à mon avis....c'était une sacrée histoire...

   Anonyme   
30/6/2013
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Mélange de tragique et de drôle, le deuxième ne faisant que renforcer le premier : j'aime bien.

Il y a assurément chez l'auteur une jubilation à jouer avec la langue, jusqu'à parfois la négliger faussement. C'est certes tout personnel, mais je trouve que cette nonchalance feinte prend toute son ampleur par contraste, lorsqu'elle partage la place avec une langue plus soutenue et des images poétiques, ce qui n'est d'ailleurs pas du tout absent de ce texte, mais je crois que l'aurais encore davantage apprécié si ceci avait été plus présent.
Exemple : "Il regarde maintenant vers moi, ou plutôt à travers moi."
J'ai particulièrement apprécié cette phrase, car elle rend parfaitement compte du fait qu'à cet instant, le gars de la chaîne n'est plus qu'un spectre, ne sachant plus très bien où il se trouve, ou préférant être partout ailleurs que là, effet d'ailleurs rendu par miroir, puisque c'est le narrateur au travers duquel le gars regarde qui est présenté comme un spectre.
Le choix du terme "boyauderie" est un choix réussi, très imagé, d'ailleurs parfaitement en accord avec le champ lexical de la boucherie.
A d'autres moments, je trouve que ce jeu avec la langue oublie de préparer le lecteur, comme dans cet exemple : "Après un dernier salut jovial, il repart en trompe [...]". Le lecteur rectifie bien sûr en "trombe", tout en comprenant que ce doit être volontaire, mais ce n'est qu'ensuite qu'il en trouve la confirmation avec le mot "barrissement". Je trouve qu'il y a là une maladresse de logique de préséance, même si je reconnais qu'il eût été ardu, dans le contexte, de caser le mot "barrissement" avant le mot "trompe". A défaut d'y parvenir, peut-être eût-il été plus sage d'y renoncer, car il ne reste plus visible que l'intention de l'auteur au détriment de l'effet potentiel.
EDIT: après relecture, je me rends compte que la comparaison est entamée bien plus tôt, notamment par l'emploi du mot "cornac", très explicite. Visiblement, ça ne m'a pas suffit pour faire passer la trompe, sans doute un peu trop encombrante.

J'aurais peut-être aimé que le personnage de la "chauffeuse poids lourd", potentiellement très truculent et dont le potentiel de truculence est d'ailleurs en partie exploité, ne soit pas abandonné.

J'ai un peu tiqué sur l'histoire du tapis, me posant des questions sur la crédibilité de la situation. N'y aurait-il pas dû y avoir un dispositif automatique interrompant le processus en cas de problème ? Je me trompe peut-être (un lecteur, ça se trompe énormément).

Je ne connaissais pas l'origine de l'expression "travail à la chaîne" et je suppose qu'elle n'a pas été inventée. J'ai donc été ravi de l'apprendre.

Ah oui, y a un truc que j'ai pas pigé : comment se fait-il que l'engin qui ne peut pas passer la porte puisse la passer sans problème sur un clark ? J'ai sans doute loupé une marche (peut-être que l'engin à été mis à l'horizontale auparavant). Et puis, à moins d'avoir loupé une autre marche, il me semble qu'on zappe complètement l'installation finale de la machine, même si je comprends bien que le propos n'est pas là. Bien entendu, l'installation de la machine n'est qu'un prétexte à la dénonciation d'une situation sociale, mais justement, j'aurais bien aimé que les ficelles ne soient pas si visibles.

   Anonyme   
30/6/2013
 a aimé ce texte 
Bien
Mon commentaire avait été retiré de l'Espace Lecture car je pensais avoir reconnu son auteur et je donnais son nom, chose à ne pas faire ! (en plus j'me suis gouré, c'est pas lui ...)

Voici donc un copié-collé de ce que j'avais écris :

Je me suis un peu perdu dans la chronologie des évènements, entre la machine, le chauffeur routier et l'intérimaire. Vous passez de l'un à l'autre rapidement, sans transition, certainement dans un souci de multiplier les angles d'approche. Du coup le texte perd de sa cohérence, il manque du liant à l'ensemble. Tout ceci fait un peu patchwork et il n'est pas évident d'assembler les morceaux. J'aurais aimé par exemple que vous insistiez sur ce chauffeur féminin, personnage original mais non, vous nous laissez en plan !

Mis à part cet aspect légèrement décousu c'est un bon texte, à l'écriture efficace, qui dénonce avec justesse les conditions déshumanisées de la production industrielle.

   brabant   
30/6/2013
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Pépito,


Sans doute le texte le plus dur que j'aie lu sur Oniris à ce jour (mine de rien). J'ai appris plein de choses que j'aurais préféré ignorer, suis un peu autruche, ... mais chevelue car le pétrole Hahn Hahn dont j'ai usé et abusé dans ma jeunesse m'a permis de conserver une tignasse digne des archanges du Quattrocento - pas vous ? ;) -, les yaourts aromatisés c'est fini pour moi (Si vous pouviez m'informer aussi sur ceux qui sont aux morceaux de fruits ?), vais m'acheter la série des Nikita (ça fait un moment que j'en ai envie :) Déclic M'sieur Manara lol). Je connais vos personnages IRL : le cariste chef de ballet avec la corpulence de son chariot, l'intérimaire dépoté - le texte le plus impitoyable je vous dis... qui se lit d'une traite..., d'une traite..., ben oui TRAITE !... - et rempoté à n'en pas finir.

Salaud de Ford, Salaud de Léonard (Tiens ! J'aurais jamais pensé écrire ça un jour !)

Saloperie de taylorisme !

P S : Faut-il voir une allusion au "croc de boucher..." ? Titre et dernière phrase du texte + origine présumée de l'expression du travail à la chaîne :D

   David   
1/7/2013
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Pepito,

Oui... on est lundi matin, je ne savais pas trop quoi faire, à deux doigts de décrocher un téléphone... c'est là que je t'ai lu, ma vie à changé.

J'aime bien cette image de l'usine peuplée d'animaux exotique ou imaginaire, l'éléphant, la pondeuse... l'intérimaire. Cette œil de reporter tout au long du récit aussi. J'imagine même une voix particulière, mi-blasé, mi-poétique, qui doit me venir dune émission télé. Ça sonne vraiment bien en tout cas, même plus loin que le reportage, c'est peut-être même un explorateur extra-terrestre que je me dessinais à travers le narrateur, un Charlton Eston sur sa planète des singes. Je ne crois pas aller trop loin en y voyant une sorte de science-fiction, il y a même une porte qui s'ouvre toute seule, comme dans star trek, des technologies improbables... Non, bien sûr, c'est cruellement vrai.

   alvinabec   
1/7/2013
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour Pepito,
Je trouve votre texte intéressant, le reçois comme un témoignage sur les conditions de travail dans une usine de yaourts, vous l'agrémentez d'un bestiaire bienvenu, en revanche la partie 'sociologique', Ford...les débuts du taylorisme, me semble superflue et en rupture de ton avec l'ensemble du récit.
Il y a des personnages peu exploités dont, du coup, le lecteur peut se demander ce qu'ils amènent à votre écrit.
Toute l'histoire est racontée du point de vue du 'je', pt-être d'y adjoindre d'autres regards serait-il enrichissant.
A vous lire...

   Pepito   
6/7/2013

   Bidis   
10/12/2013
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Jusqu'à "Les pelles de son chariot soulèvent ma machine ...", le texte se lit d'un trait avec plaisir et même un brin de jubilation, mais, à partir de là, j'aurais aimé voir l'histoire prendre une autre tournure (ou une tournure tout court). Je continue à lire, mais avec une sorte de déception mêlée d'ennui et quand arrive le "Ce qui devait arriver arrive. ", c'est trop tard, mon attention s'éveille un peu mais avec l'appréhension d'être à nouveau déçue, donc avec réticence. Et j'avais hélàs raison : il ne se passera décidément rien de très percutant dans cette usine si bien décrite.
C'est très dommage.

   Perle-Hingaud   
12/3/2015
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Un très bon texte. Il y a l'observation (on reconnait chaque poste), mais surtout le décalage, la réflexion du narrateur sur cette tranche de vie. J'ai beaucoup aimé vous lire.
Il ne manque qu'une chose, à mon avis: pousser le tout dans une histoire, placer une intrigue. Il y a matière, avec ces hommes et ces femmes.
Au fait, les portes de l'atelier ont-elles été ensuite rehaussées ? ou les commandes hors gabarit refusées ??? :)

   in-flight   
2/2/2016
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Hay !

J'en suis venu à lire ce texte après avoir lu (et même écrit!) ça: http://www.oniris.be/nouvelle/in-flight-a-la-chienne-3922.html (hé hé Pepito ne m'en voudra pas ;)

Une bonne description de ce qui peut se passer dans l'industrie agroalimentaire, des enjeux et intérêts de chacun. En bref, une organisation précise, des cadences infernales et des vies brisées(?) tout ça pour bouffer des yaourts de merde.

Beaucoup aimé la scène de l'emballement de la machine avec l'intérimaire débonnaire. J'ai souvenir d'une scène similaire où j'avais bloqué une chaîne à cause d'un embouteillage de cartons: tout était parti en vrille, la machine faisait un bruit de fin du monde, ça gueulait... Je ne savais plus où me mettre: "désolé d'être trop lent alors que je sue à grosse goutte pour gagner le SMIC... Vraiment désolé Maître."

J'ai quand même trouvé le texte un peu long, notamment le passage de la "camionneuse", à mon avis pas essentiel.
Enfin capté les "marchands de viande" ;)

Merci


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