Sébastien ferma la porte de sa cabane. Il ne faudrait surtout pas que les autres voient sa chérie. Il se précipita sur son chariot et vérifia que le chargement ne risquait pas de tomber.
Sa mère hurla de sa voix rauque et pâteuse que madame Brognie l'attendait depuis des heures. Malgré la crainte qu'inspirait sa mère, il ne répondit pas. Il savait bien que madame Brognie ne l'attendait pas à une heure précise. Elle était gentille, madame Brognie. Elle lui avait bien dit qu'elle avait assez de bois, mais qu'elle en voulait une réserve plus importante au cas où l'hiver serait plus rigoureux.
Sébastien se mit en route. Tout en faisant attention à ce que le chariot ne passe pas dans un trou, il essayait de rester le plus au bord possible de la route. En cherchant à éviter un nid-de-poule, il frôla le grand Éric qui s'était arrêté au milieu de la route en le voyant arriver.
- Eh, le débile ! Tu ne peux pas faire attention. Un peu plus et tu me rentrais dedans, avec ton tas de bois !
Sébastien n'aimait pas le grand Éric. Le grand Éric l'ennuyait toujours. Et ces derniers mois, il l'espionnait. Sébastien était sûr que le grand Éric voulait faire du mal à sa chérie !
- Tu as toute la place pour passer ! grommela-t-il.
Cette remarque rendit le grand Éric fou de rage. Il descendit de sa moto et, sans sommation, envoya un uppercut en plein dans le menton de Sébastien. Celui-ci chuta sur le bas-côté et dévala le talus.
Lorsqu'il tenta de se relever, il vit avec horreur son chariot suivre le même chemin que lui. Il boula sur le côté pour l'éviter et attendit qu'il s'immobilise avant d'entreprendre de le remonter. C'était impossible : beaucoup trop lourd. Il fallait qu'il le décharge complètement et qu'il le recharge une fois remonté sur la route. Cette opération allait lui prendre certainement une bonne heure.
Est-ce que sa chérie allait l'attendre... Qu'il était bête, elle ne pouvait pas sortir ! La porte était fermée à clé !
Il venait de remonter le chariot et reprenait son souffle, lorsqu'il entendit un léger bruit qui semblait provenir du talus, ou plus exactement d'un égout traversant la route de part en part. Il se redressa et se laissa guider par le petit son.
Lorsqu'il trouva l'origine du bruit, il pâlit. Mais cette découverte ne le déstabilisa pas. Il savait ce qu'il fallait faire.
ooOoo
Lorsque le bois de madame Brognie fut rentré, Sébastien refusa le chocolat chaud qu'elle lui avait préparé. Il s'excusa en prétendant qu'il avait déjà perdu beaucoup de temps à cause de la méchanceté du grand Éric et, sans attendre que madame Brognie insiste, il se mit à courir en tirant son chariot.
- Curieux gamin, soupira madame Brognie... sa chérie peut-être ? Je me demande qui elle est ?
À peine Sébastien fut-il de retour dans la cour qu'il se précipita vers sa cabane. Dans sa précipitation, il n'avait pas vu que le frère d'Éric, Marc, était là avec sa bande de copains.
- Eh, le débile ! Tu as peur qu'elle s'envole, ta « Chérie », que tu fermes la porte à clé ?
Sébastien sursauta. Il ne fallait pas que les autres regardent à l'intérieur. Il se glissa rapidement dans son abri et claqua la porte. Presque sous le coup de la panique, il s'assura du calfeutrage des fenêtres. S'il avait été seul, il n'aurait pas allumé de feu. Mais ce n'était pas le cas, et il faisait froid dans cette cabane. Il chargea le vieux poêle et gratta une allumette.
Moins d'une heure après, Sébastien marchait d'un pas rapide vers le village. La nuit tombait vite en cette saison. La croix clignotante lui indiquait son but. Il espérait que le vieux Marcel n'avait pas déjà fermé son officine.
- Ah, salut Sébastien ! Tu viens chercher les médicaments de ta maman. Minute, je vais les chercher...
Lorsque le vieux pharmacien revint avec le sac annoncé, il lui sembla que Sébastien cachait précipitamment un objet dans sa veste. Surpris par l'acte du jeune garçon, il resta sans voix.
- Combien de temps peut-on rester endormi ? demanda Sébastien précipitamment. - Voilà une drôle de question ! répondit l'homme toujours sous la surprise du vol. Tu n'arrives pas à réveiller ta maman ? - Non, non bafouilla le jeune homme, qui à l'idée de réveiller sa maman tremblait de peur que celle-ci le gronde et ne le frappe. Merci pour les médicaments, ajouta-t-il avant de s'enfuir.
Le pharmacien se rendit devant l'étagère où il avait surpris le larcin.
- Mais qu’est-ce qu’il va faire avec ça ! annonça-t-il à haute voix afin de mieux réaliser la nature étrange du vol que venait de faire le jeune homme.
ooOoo
Au petit matin, Sébastien sortit précipitamment de sa cabane. Les cris de colère de sa mère n'arrangeaient en rien son état de stress. La vieille hurlait, en lui reprochant, une fois de plus, d'avoir passé la nuit dans la cabane. Elle termina sa pluie de jurons en vociférant qu'elle n'avait plus rien à boire.
D'habitude, Sébastien se ruait à la cave et ramenait une bouteille de vin pour calmer sa mère. Cette fois-ci, il se précipita sur la route et, surmontant l’énorme angoisse qui l’envahissait, il entreprit d’arrêter la première voiture qui passa.
- Elle... Elle va mal... il faut un docteur, cria le garçon à la dame qui venait de sortir de sa voiture.
Surprise, celle-ci ne comprenait rien à la situation. Pourquoi ce jeune homme se précipitait-il vers la cabane du fond de la cour, alors que les cris d'une dame, visiblement furieuse, provenaient de la maison ? Elle suivit néanmoins Sébastien tout en jetant des regards inquiets à sa voiture grande ouverte, moteur tournant.
- Regardez...! Il faut un docteur, pleurait le jeune garçon.
La dame poussa un cri d'horreur et se précipita pour rejoindre sa voiture.
Une demi-heure plus tard, les feux bleus des différents véhicules de secours éclairaient la cour. Les badauds s'attroupaient malgré l'heure matinale. Une ambulance quitta toutes sirènes hurlantes le lieu du drame. Au même moment, les premières voitures de télévision arrivèrent.
Sébastien, mains menottées dans le dos, était amené manu militari en dehors de la cabane. Le policier repoussa sans ménagement la mère du garçon qui, déjà complètement ivre, s'effondra sur le sol en offrant à la foule le spectacle de son postérieur nu. La populace éclata de rire avant de reprendre ses cris de haine et de mort à l'égard du jeune garçon que les forces de l'ordre embarquaient dans une voiture.
Marc et Éric, gonflés de la gloire de l'actualité, se rengorgeaient en répondant aux questions des journalistes :
- Cela faisait près d'un an qu'il cachait quelque chose dans cette cabane, annonça Éric. - Oui et nous l'avons entendu plus d'une fois dire « Reste bien sage ma chérie ! Sinon je vais devoir me fâcher », renchérit Marc.
Sébastien pleurait... Il ne reverrait probablement plus jamais sa chérie...
ooOoo
Assis sur l'une des deux chaises autour d'une table, Sébastien regardait fixement le gobelet d'eau qu'il se refusait à toucher.
- Je te le demande encore une fois : qui est cette fille ? Et depuis quand est-elle chez toi ? hurla le policier.
Sébastien tremblait mais ne répondit pas.
La porte s'ouvrit. Une dame en uniforme entra et souffla quelques mots à l'homme qui venait de hurler. Sans répondre à sa collègue, le policier se tourna vers Sébastien.
- Tu as de la chance ! Le bébé est en relative bonne forme. Et si la mère est toujours dans le coma, elle est hors de danger. - Elle s'appelle Lisa, annonça la dame avant de sortir. - Tu as entendu, nous finissons toujours par tout savoir, même quand tu voles du lait pour bébé à la pharmacie ! C'est pour ne pas être accusé de meurtre que tu as appelé à l'aide lorsque la malheureuse pissait son sang ? cria l'homme en tapant sur la table.
Le gobelet tomba. Sébastien regarda l'eau se répandre sur la table.
- On vient de me dire que son père a signalé sa disparition il y a dix mois ! Et toi, tu la séquestrais et la violais pendant ce temps. Sale con ! Tu vas voir lorsque tu seras en prison ce que tes codétenus te feront...
Sébastien n'écoutait plus. Il avait l'habitude, chaque fois que sa mère l'insultait et divaguait, de se renfermer. Il ne pensait plus qu'à une seule chose : sa chérie !
L'homme shoota dans la chaise. Ce qui fit choir Sébastien.
- Bon, puisque maintenant on sait qui elle est, explique-moi comment tu l'as enlevée de chez elle ? Tu l'as assommée avec une de tes bûches ? - Je... Je ne lui ai pas fait de mal, débuta Sébastien. - Menteur ! hurla de plus belle le policier.
Sébastien se mit en boule et pleura. La porte se rouvrit, une jeune dame entra. Elle ressemblait à Hélène, la gentille boulangère qui offrait de temps en temps un croissant à Sébastien...
- Vos méthodes sont absurdes ! Sortez ! ordonna-t-elle en lui indiquant la porte.
Non sans dire sa façon de penser, le policier sortit en claquant la porte.
La fille qui ressemblait à Hélène s'approcha du jeune homme et lui tendit la main. Sébastien, croyant qu'elle allait lui coller une gifle, protégea son visage.
- Eh, du calme ! Je ne suis pas une brutale... annonça-t-elle d'une voix douce. Allez, viens t'asseoir... et si tu me racontais ta version des choses ?
Sébastien se releva. Tremblant de peur, il se précipita sur la chaise, la ramassa, s'assit et plongea son regard sur ses genoux.
- Allez... dis-moi ce qui s'est passé, demanda gentiment la fille.
Sébastien hésita. Sa bouche s’ouvrit plusieurs fois sans faire sortir un son et enfin il bredouilla :
- Je ne lui ai pas fait de mal… protesta-t-il d'une voix faible. - Je veux bien te croire… mais nous avons trouvé cette fille couverte de plaies, et elle a visiblement été liée aux bras et aux pieds ! Tu as vu sa maigreur ? Comment a-t-elle pu garder son enfant dans ces conditions ? Tu ne lui donnais pas à manger ? annonça le plus calmement la dame. - J'ai voulu, protesta le jeune homme, mais elle dormait ! - Allons ! On ne dort pas dix mois sans arrêt ! Qu'est-ce qu'il s'est passé avec elle ? - Je n'en sais rien. Je l'ai trouvée hier, chuchota Sébastien. - Hier ? Arrête ! Cela fait des mois que les voisins t'entendent parler dans cette cabane à ta « chérie » ! - Ma chérie, c'est pas cette fille ! Elle, je ne l'ai trouvée qu'hier ! - D’accord… d’accord. Qui était ta chérie, alors ? demanda ‘Hélène’ qui, visiblement, commençait à comprendre que ce garçon était plus atteint qu’elle ne le pensait. - C'est une jeune biche... bafouilla le jeune homme en protégeant son visage de peur de recevoir une correction comme sa mère la lui aurait donnée. - Une biche ! Tu gardais une biche dans ta cabane depuis des mois ? demanda la dame en ouvrant de grands yeux. - Oui... approuva le garçon en s'étonnant de n'avoir reçu encore aucune correction. - Et la biche s’est transformée en fille hier… c’est ça ? - Mais non ! Une biche ne se transforme pas en fille ! protesta le garçon qui aurait voulu ajouter « Vous êtes idiote ou quoi ? », mais n’osa pas. - Bon, et d’où venait cette biche alors ? reprit la jeune dame, sachant pertinemment qu’il fallait prendre les choses une à une dans le sens chronologique. - C'est le grand Éric qui lui a tiré dessus avec sa carabine ! Elle est tombée à mes pieds pendant que je coupais un arbre. Je ne voulais pas qu’on lui fasse du mal, pleurait le garçon. Je l'ai protégée des autres, renchérit-il. - D’accord, je comprends : tu as protégé et soigné un animal blessé. Et où est-elle... cette biche ? Il n'y avait aucun animal dans la cabane, demanda-t-elle. - Elle s'est enfuie lorsque j’ai installé sur le vieux lit la fille avec son gros ventre, répondit le jeune homme. - Ah... donc la fille n'était pas toujours enfermée dans la cabane... Tu la gardais dans la maison, mais tu as eu peur que ta maman ne la voie. C’est ça ? - Mais non ! protesta-t-il énergiquement. - Bon, bon, d’accord… Mais cette fille, elle était où quand tu as décidé de la placer dans la cabane ? - Dans l’égout… lâcha le garçon. - Dans l’égout ? Comment ça, dans l’égout ? s’étonna la dame. - Hier, je l’ai trouvé dans l’égout, lorsque je suis tombé avec mes bûches, justifia-t-il - Tu es tombé dans l’égout avec tes bûches ? soupira l’interlocutrice… C’est quoi encore cette histoire ? demanda-t-elle désespérée. - En allant porter des bûches à madame Brognie... Le grand Éric m'a tapé et m'a jeté avec les bûches dans le talus. J'ai entendu un bruit provenant de l’égout… et j'ai vu cette fille avec sa chemise de nuit trop courte qui laissait voir un gros ventre comme celui de la Blanchette avant que le père Antoine ne retire le petit veau ! C’est pour cela que je l’ai amené dans la cabane… libéra-t-il en un flot rapide et monocorde. - Oh oh ! Du calme... répète-moi cela plus calmement.
Sébastien répéta tout aussi rapidement son histoire. Doucement, la dame s'assit.
- Mais... mais... pourquoi n'as-tu pas appelé à l'aide ? cria la jeune dame. Tu voyais bien que cette fille avait besoin de soins, elle allait avoir un bébé ! Tu le savais puisque tu as pensé à voler du lait à la pharmacie ! Et tu vas l’enfermer dans une cabane comme si c’était un simple animal blessé ou une vache attendant son veau…
Sébastien protégea sa tête et fixa à nouveau ses genoux. Il repartait pour une séance de renfermement.
- Excuse-moi ! Non, ne te renferme pas ! Explique-moi...
La jeune fille fut tentée de prendre le garçon dans ses bras, mais elle se retint, de peur qu'il prenne cela pour une attaque.
- Elle ne voulait pas... hoqueta le garçon. - Elle ne voulait pas ? Quoi, tu vas me dire que Lisa t'a dit qu'elle ne voulait pas d'aide ? dit la jeune dame tout en essayant de rester la plus calme possible. - Elle... Elle a dit : « Cache-moi… mon bébé… mon père veut tuer mon bébé », et puis elle n’a plus fait que pleurer… Je l’ai cachée dans la cabane… et quand je suis revenu de chez madame Brognie… le bébé sortait… j’ai fait comme le père Antoine avec le veau… Après, la fille s’est endormie… j’arrivais pas à la réveiller.
La jeune psychologue ferma les yeux et ne s'interdit plus de prendre Sébastien dans ses bras en le berçant doucement :
- Tu as bien fait, Sébastien... tu as bien fait.
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