Bertrand Solveig n’avait jamais su rester de bois devant une belle plante. Lorsqu’Emma poussa la porte de son agence de com, il flaira immédiatement son potentiel. Cette fille avait quelque chose, une détermination, une volonté d’attirer les regards qui forçait l’attention. Il consulta l’écran, son CV et le projet : c’était elle, ce truc de fou ? Il lui proposa de s’asseoir face à lui, s’installa confortablement, jambes écartées, pour l’écouter tenter de le convaincre.
***Deux ans plus tôt.
— Un wwoofing de deux mois en Irlande, ça te tente ?
Emma soupira sans répondre. Allongée sur son lit, elle passait en revue les dernières vidéos sur son site. Elle tourna l’écran vers Léo : « Tu as vu celle-ci ? Adam a fait un travail fantastique, non ? » Couché sur le ventre face à elle, Léo leva les yeux de son téléphone pour contempler la transformation d’un lézard en… Emma. Adam s’était spécialisé dans ces images étranges. Le corps d’Emma était nu, entièrement peint et figé dans une position telle qu’on ne voyait qu’un lézard, jusqu’au mouvement bref de la tête triangulaire. Puis, alors que le cerveau trompé du spectateur était captivé par la bestiole, elle passait de l’animal à la femme en se dépliant harmonieusement. L’effet était saisissant. La performance artistique éblouissante nécessitait des heures à peindre chaque parcelle de peau, des orteils à la pointe des seins, des heures à réfléchir à la pause initiale, à corriger une inclinaison de jambe, à redresser un menton. À la toucher, en fait.
— Ouiiiii, répondit-il avec lenteur. Tu étais seule pendant la séance ?
Elle roula des yeux :
— Ah tu ne vas pas être jaloux, tout de même !
Léo quitta l’écran du regard. Il préférait de loin le corps d’Emma sous sa forme humaine.
— Nan, je sais bien que tu ne l’intéresses pas, mais bon… C’est dérangeant. Tu n’es pas une toile de peinture. — Mais non, au contraire ! J’adore l’idée de devenir une bête, une plante. C’est beau, tout simplement. Ça éveille les consciences à la nature, à notre connexion intime, à notre proximité avec elle.
Léo renonça à argumenter. Il était sûr qu’Emma complexait, qu’elle se sentait inférieure à lui. À raison, pensait-il, puisqu’il était bien le plus actif des deux dans leur combat. Il avait jeté bruyamment aux orties son diplôme tout neuf d’ingénieur, s’était mobilisé six mois dans une ZAD et travaillait sur un projet de récupération d’urine pour la transformer en engrais naturel. Elle… bah elle faisait des nus artistiques. Mais de très beaux nus, il l’admettait. Il tendit les doigts vers la jambe galbée, remonta peu à peu le long de la cuisse. Emma sourit. Elle posa les mains sur la tête de son amant et caressa ses cheveux en le guidant dans son exploration. Telle une plante plongée sous la lumière, elle sentit une force de vie l’embraser.
Et puis le confinement passa par là. Emma tournait en rond dans son studio. Le monde était en déliquescence, une renaissance arriverait forcément, on ne pouvait pas continuer ainsi. Léo s’était radicalisé, mais elle, que pouvait-elle faire ? Elle voulait être celle qui marquerait une nouvelle ère de symbiose avec la nature. Celle qu’on citerait en exemple dans les encyclopédies du futur. Elle passait des journées sur Internet à naviguer, à se documenter, à découvrir. Elle prit contact avec des scientifiques pour servir la Cause, rédigea des dizaines de messages proposant son aide. Un matin, elle ouvrit la page d’un biologiste encore inconnu du grand public qui se présentait comme particulièrement en pointe sur les modifications transgéniques. Il avait ses détracteurs, bien entendu, mais la science est construite sur les rêves de ceux qu’on pensait fous. Elle l’enregistra dans ses favoris.
Lorsque la pandémie s’éloigna, elle laissa derrière elle les corps pantelants de millions de jeunes désorientés. Le monde reprit son train-train, à leur grand désarroi : les lendemains ne chantaient pas autre chose que les vieilles rengaines capitalistes, les forêts brûlaient et les guerres occupaient les journaux. Emma fulminait, d’autant qu’elle se sentait désormais sur la touche. Léo s’était engagé pour six mois sur un navire dépollueur de microparticules de plastique et lui avait bien fait comprendre à quel point cette mission, aussi minime soit-elle, reflétait une capacité d’action qui lui manquait cruellement.
C’est alors que le professeur Barout alimenta son fil et apparut dans les actualités de la jeune femme. Une vidéo le présentait, droit et sentencieux, sorte de professeur Tournesol dans un laboratoire aussi blanc qu’une publicité pour dentifrice. Il cherchait des volontaires dans le cadre d’un projet révolutionnaire de fusion avec le milieu végétal. Emma sentit son cœur tressauter : l’aventure lui tendait les bras. Enfin, elle allait accomplir quelque chose qui, non seulement serait utile à la Terre, mais la rendrait célèbre. Comme demandé, elle fournit un CV et une lettre de motivation. Une proposition de rencontre fut postée par retour de mail, un rendez-vous confidentiel, compte tenu des enjeux scientifiques, précisa l’éminent spécialiste. L’affaire fut conclue rapidement : Emma accepta un stage de six mois, non rémunéré évidemment puisque c’était pour la Cause mais nourrie et logée. Elle signa tous les papiers nécessaires, les décharges de responsabilité et les clauses de confidentialité, envoya une lettre d’adieu à Léo et passa un appel à son père indifférent (sa mère avait disparu depuis tant d’années qu’elle n’avait plus que de vagues souvenirs de son visage). Le plus difficile fut de mettre en veilleuse tous ses comptes sur les réseaux, mais elle noya son chagrin sous les émoticônes avant de disparaître.
Elle réapparut un beau matin en poussant la porte de l’agence de communication de Bertrand Solveig, bien connu des hommes politiques et des entreprises ayant besoin de rafraîchir leur image.
— Vous me dîtes que vous allez vous transformer en arbre ? — Exactement. C’est une première mondiale, une révolution dans la compréhension de l’univers végétal. Le professeur Barout, qui souhaite rester discret pour le moment, me propose une expérience fantastique. Vous devez lui donner le retentissement qu’elle mérite !
Solveig était sceptique :
— Mais vous êtes au point ? Vous avez les autorisations ?
Emma savait que ces questions seraient évoquées. Ses mains étaient moites, mais elle ne laissa rien paraître :
— Les tests ont été effectués avec succès sur des animaux. Jamais sur l’homme, d’accord, mais c’est justement ce qui assurera une telle renommée ! Les autorisations… sont en cours. On ne peut pas les attendre, vous comprenez. D’une part, il faudra des années pour que ces vieux conservateurs acceptent une idée aussi révolutionnaire, et d’autre part le risque de fuite est trop important.
Solveig fronça les sourcils. Il ne voulait pas d’ennui. Emma se pencha et reprit :
— Vous ne risquez rien, on vous demande simplement de mettre en scène la transformation. Vous me filmez avant, pendant et après. Toute la planète doit me voir… Enfin, voir pour la première fois un être humain ressentir la réalité végétale, exprimer le monde dans la conscience d’un arbre. Des milliards de spectateurs seront sensibles à la cause écologique lorsqu’ils comprendront qu’eux et nous, nous sommes unis par une même essence… celle de la vie !
Il regarda attentivement cette gamine exaltée qui se prenait pour la nouvelle Gaïa. Au moins, elle était photogénique, elle passerait parfaitement à la caméra. Une idée lui traversa l’esprit :
— Et… vous seriez nue ?
La jeune femme baissa la tête avec une fausse pudeur assumée :
— Non, il ne faudrait pas choquer… je porterai une toge, très simple, qui évidemment tombera lors de ma transformation.
La réponse le contenta. Aphrodite se transformant en arbre : c'était un mythe grec en action. Parfait, pensa-t-il.
— Et où aurait lieu l’expérience ? — On a pensé à l’Esplanade de La Défense, ici, à Paris. C’est un lieu blanc, couleur symbolique de pureté, visible de loin, sans autre végétation. Il suffira d’enlever quelques dalles au dernier moment pour que mes racines s’implantent facilement dans le sol. Je reste là vingt-quatre heures et le professeur Barout m’injecte la solution qui me fera reprendre forme humaine.
L’affaire était folle, mais potentiellement juteuse, pensa l’homme de com.
— Sinon, je gagne quoi, moi ? — Vous devenez mon agent. Vous financez la diffusion de la première transformation, mais ensuite, vous conservez 20 % de tous les droits. — Mmmh… ça me semble équitable. Et Barout, là-dedans ? — Il n’intervient que pour fournir le produit. Vous n’avez aucun droit sur ses propres interventions, nous signons un contrat tous les deux. Il est au courant, bien sûr, mais l’opération est entièrement de ma responsabilité.
Solveig pensa que le vieux schnock se garantissait ainsi une sortie discrète si le plan échouait et la célébrité dans le cas contraire. Mais la fille était majeure. Complètement cinglée, mais mignonne et déterminée. Emma s’impatienta :
— Écoutez, monsieur Solveig… — Bertrand. Je vous en prie, appelez-moi Bertrand ! — Bertrand, donc. Si le projet ne vous intéresse pas, dites-le-moi tout de suite. Je dois trouver quelqu’un qui me suive sans jamais douter. Prêt à tout mettre en œuvre pour un retentissement maximal. Pour la Cause des arbres, bien sûr. — … Bien sûr. Pour la Cause des arbres.
Solveig tendit la main :
— C’est entendu, mademoiselle. Je m’occupe de vous.
***L’opération eut lieu au lever du jour, au solstice d’été. Le ciel était limpide, l’Arche de La Défense resplendissait sous les premiers rayons du soleil. Solveig avait déployé l’arsenal maximum : cordon de sécurité autour du trou creusé pendant la nuit, caméras haute résolution, capteurs de son au sol, drones prêts à assurer les meilleures images, présentateur à la mode. Il avait aussi recruté du public via ses réseaux, en confisquant évidemment les téléphones, des influenceurs et même une chanteuse chaman célèbre chez les Amérindiens. Elle psalmodierait et répandrait de l’encens si besoin, en cas de longueur dans l’action. Emma lui avait assuré que la transformation prendrait environ deux heures : tout ne serait pas diffusé en direct, trop long. Solveig avait prévu quelques coupures publicitaires et un documentaire sur les horreurs de la déforestation pour faire patienter le chaland.
Emma apparut sous les applaudissements de la foule. Elle était impériale, les cheveux détachés flottant sur ses épaules, vêtue d’une courte tunique immaculée retenue par une simple broche de bronze à l’épaule. Une déesse. Elle s’installa au milieu de la terre grisâtre, leva gracieusement les deux bras. Un homme la suivit et injecta un produit laiteux dans ses jambes, son ventre et son cou. À chaque piqûre, un murmure s’élevait du public et Emma tressaillait avec dignité. Son visage était levé vers le ciel. Tout se déroulait parfaitement.
L’attente débuta. Soudain, Emma cria avec emphase :
— Je sens… Je sens l’arbre naître en moi !
Solveig fixa l’ingénieur du son qui scrutait le retour des capteurs. Quelque chose était en cours aux pieds d’Emma. Ça craquait et ça se fissurait. Lorsqu’il releva les yeux vers la jeune femme, il fut abasourdi. Ses bras étaient gris, son corps s’épaississait. Elle parla avec difficulté :
— J’entends… j’entends le vent et autre chose aussi. Des sons, une multitude de sons. Je… je perds la vue. Je sens… l’air sur ma peau, je … sens…
Il n’y avait plus un bruit sur l’esplanade. Chacun suspendait son souffle. Soudain, un craquement long et lugubre retentit, suivi d’un gargouillis atroce. Emma n’avait plus rien d’humain, son visage fondait dans l’écorce, sa bouche n’était plus qu’un nœud dans le bois, ses yeux, deux fentes. Ses bras devenus branches s’agitèrent, d’abord avec force, puis de plus en plus lentement, comme des ramures sous le vent. Les capteurs enregistrèrent un dernier gémissement, long et déchirant. Et ce fut tout. Il n’y avait plus qu’un arbre. Cela n’avait pris que vingt minutes. Solveig fit signe à la chanteuse : il fallait meubler, c’était trop court. Et même pas si spectaculaire, finalement. Le public applaudit longuement, encouragé par le staff de production. Le présentateur prononça un discours, fit durer la demi-heure minimale pour une diffusion rentable. La police était déjà sur les lieux, ce qui donna un peu de peps à la performance.
Les retombées médiatiques rassérénèrent le directeur de com. Le monde entier avait diffusé les extraits les plus marquants, c’était un succès. Le visage déformé d’Emma s’étalait à la une de toutes les chaînes et de toutes les plateformes du Web. Un « avant-après » spectaculaire, il fallait le reconnaître. L’arbre fut mis sous surveillance jusqu’au lendemain : on l’auscultait, on prélevait d’infimes parties de son écorce, on mesurait le plus petit frémissement. Une feuille se détacha et fut recueillie telle une relique.
Le lendemain matin, une livraison anonyme de la substance à injecter arriva à l’agence par porteur spécial. Le professeur Barout avait prudemment disparu bien avant l’expérience. Cette fois-ci, pas de foule ni de chanteuse derrière les caméras qui enregistreraient la métamorphose : seuls des scientifiques et des forces de l’ordre étaient présents. Une ambulance se tenait prête à évacuer la jeune femme vers l’hôpital le plus proche. Un infirmier injecta l’antidote dans les racines, le tronc et les branches, et tous se figèrent. Un craquement. Un sifflement… le tronc sembla se tordre. Les hommes qui l’entouraient reculèrent d’un pas : allait-il s’effondrer, éclater ? Les capteurs enregistrèrent un grondement, si profond qu’il était inaudible pour les spectateurs. Et puis, le phénomène cessa. L’arbre se figea de nouveau.
Solveig s’épongea le front. Que se passait-il ? Cette petite sotte était-elle coincée en arbre ? Les scientifiques s’agitèrent, posèrent leur stéthoscope sur l’écorce, sans succès. On creusa le sol, mais nul orteil n’apparut, les racines étaient toujours là, fermement enfoncées. Une longue veille débuta. Les médecins se relayaient nuit et jour, les enquêteurs s’épuisaient à rechercher le professeur Barout, les médias diffusaient en boucle le visage de la jeune femme et la silhouette de l’arbre. Rien. On finit par renoncer à ramener Emma à une forme humaine. La mort du roi d’Angleterre détourna l’attention : le nouveau couple royal accorderait-il son pardon à leur parenté turbulente ? La jeune femme semblait définitivement transformée en végétal. Des arboriculteurs certifièrent sa bonne santé et s’accordèrent pour l’identifier comme un jeune platane à l’écorce joliment mouchetée et étonnamment douce. Le dispositif de sécurité fut levé après quelques mois, l’attention du public étant totalement retombée après ce qu’il fallait bien nommer « une terrible dérive de la science ».
Au printemps suivant, Léo, de passage à Paris entre deux avions – il travaillait désormais pour Total, dans la branche des énergies renouvelables –, vint se recueillir sur l’esplanade. Emma n’était plus qu’un souvenir, sans aucun rapport avec cet arbre. Pourtant, lorsqu’il arriva devant le platane, il frissonna. Pris d’une irrésistible impulsion, il embrassa le tronc de tout son corps. L’écorce était chaude et douce sous ses bras. Il sentit qu’il bandait.
***
La vie reprit son cours. Année après année, l’arbre grandit, seul au milieu du parvis immaculé. Un beau jour, le ministre de la Culture décida de faire du CNIT un monument historique. À cette occasion, un nouveau pavillon de verre et de béton serait élevé sur l’esplanade, installation éphémère consacrée aux architectes. Le platane fut abattu sans autre forme de procès et son bois, trop tendre pour la construction, fut vendu à une entreprise de couverts pour pique-nique. Ainsi disparut, sans plus de cérémonie, toute trace de l’expérience de symbiose la plus magique qu’un humain ait tentée.
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