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Réalisme/Historique
Philo : La Fontaine de Medina
 Publié le 03/09/08  -  4 commentaires  -  8948 caractères  -  12 lectures    Autres textes du même auteur

Extrait de "Le Chevalier, l'Évêque et la Putain"
1108, à Medina del Tago, au sud de Tolède. Pons de Peralda, jeune croisé originaire du sud de la France, vient d'être recruté par l'évêque de la ville pour faire partie de sa garde.

Il remarque la prostituée juive Deborah, courtisane de luxe de la ville.


La Fontaine de Medina


Personne ne passe devant le palais. Pourtant Pons reste bien au pas de la porte, c'est son tour de garde. L'ennui, la poussière, la chaleur, sont le lot de la sentinelle. Au milieu de la place l'eau chante, dégouline, s'écoule en petits filets des bouches de bronze de la fontaine romaine. L'eau se tarira dans les mois qui vont venir jusqu'à ne plus être qu'un doigt translucide, qui n'arrivera plus à déborder de la vasque, sera puisée ou s'évaporera avant d'être en excès. Aujourd'hui, elle est encore assez forte, assez vive, pour escalader les bords qui tentent de la contraindre, tomber de ceux-ci dans deux rigoles, deux caniveaux de tuiles vernies qui la guident vers le bâtiment suivant une faible pente, l'amènent aux cuisines et aux écuries. Ce courant d’eau permanent qui remplit une citerne épargne quelques allées et venues au personnel du palais.


Cette fontaine est une tache d'humidité au centre de cette place aride. Une tache rebelle, fluide et mobile, qui baigne les troncs des nymphes antiques qui la surmontent, statues aux bras cassés, parfois décapitées. Une tache qui tente, attire l'homme qui cuit sous le cuir et l'acier.


Une forme de soie rouge, brochée d'or, perce la blancheur de la ville. Soigneusement recouverte, elle ne laisse paraître que l'extrémité de ses mains et le haut de son front. Mauresque ? Cette démarche est connue de Peralda, cette allure est si reconnaissable. Arrivée au pied de la vasque, la femme découvre son visage, puise un peu d'eau du bout de ses doigts et s'en humidifie les lèvres. C'est Deborah. Elle reprend sa traversée de la place jusqu'à la large et quelconque façade que Pons de Peralda connaît comme celle de la plus grande fortune de Medina, celle de Perez Bar-Zohar, le riche marchand de tissus.


- La soie te va bien, jolie putain.


Peralda pense à haute voix. Il ne sait même pas si Deborah lui a simplement envoyé un regard, à lui, l’homme planté au ras de la porte du palais, sous la charité de l'ombre étique du rebord du toit.


- N'y pense pas, Peralda !


Peralda tourne la tête, il s'est laissé surprendre. C'est un des coutiliers de Scettigny, goguenard, mal rasé, qui s’est adressé à lui. L’homme jouit visiblement d'avoir saisi une pensée du chevalier, il continue :


- Elle est pour les juifs. S'ils ont de quoi ! Je ne crois pas qu’on n’ait jamais vu avec elle quelqu'un de chez nous. Même moi, une juive, je crois qu'il faudrait plutôt me payer !


Et il crache par terre un soleil de salive malpropre. Pons est écœuré, ce type, de mine, de manières, respire la bassesse et la veulerie, il lui réplique :


- Menteur ! Tu baves en la voyant et tu fais le dégoûté, alors que tu traînes toutes les catins maures, comme tout le monde ! Tu empestes la vinasse et tu prétends prendre la garde ! Aussi sale qu'elle puisse être un jour, elle sera toujours plus nette que toi !


Pons de Peralda le repousse.


- Et maintenant, fais ton tour de garde. Et garde tes mouches pour toi !


Pons a fini. Peut-être reprendra-t-il la garde après. En attendant, la porte qui a avalé Deborah est comme une promesse. Il ne peut en détacher le regard. Il décide d’attendre sa sortie, essaie d'évaluer le temps qu'il faudra à la catin pour épuiser, conduire à l'essoufflement son gros lourdaud de client en comptant les pauses nécessaires.


Ainsi au bout d'une heure il vient s'asseoir sur le bord de la fontaine. L'ombre a grandi, l'eau chante, fait des bulles, se mêle en tourbillons qui se contrarient, formant des malstroms pour puces d'eau au-dessus du sable au fond de la vasque. Pons en puise dans son écuelle en terre, la boit, s'en asperge les mains et le visage. De temps à autre des femmes de tout âge viennent se servir dans de larges jarres et repartent, quelquefois sans un œil pour lui, dans une démarche sans feu ni passion. Une ombre noire et triste glisse à son tour le long du mur. C'est le rabbin Yariv.


« Il ne va tout de même pas chez Bar-Zohar » s’interroge Peralda. Et pourtant si. Le chevalier en déduit que Deborah ne va pas tarder à sortir et c'est un fait qu'ils se croisent. L’huis s'entrouvre, laissant s'échapper la prostituée, au moment où le rabbin arrive à la porte. Le rabbin détourne les yeux, le visage fermé quand la putain le dévisage, elle semble rire de la gêne qu'elle suscite chez le prêtre qui rougit de son insistance.


« Il ne sait pas sa chance. Si elle me regardait comme ça ! » pense Peralda en riant de cette scène. Puis il s'amuse encore en s’exclamant « Pauvre Bar-Zohar ! Une catin et un rabbin, l'un à la suite de l'autre, le même après-midi ! »


La prostituée se dirige vers le chevalier d'une démarche lente, nonchalante, d’un pas fatigué et meurtri. Pons se demande bien ce qu'il a pu lui faire pour qu’elle soit dans un tel état. Deborah est au bord de la vasque, proche de Peralda, presque à le toucher. Elle contemple l'eau un long instant. Le chevalier remarque les fines gouttes qui couvrent le haut de son front et celles qui mouillent le coin de ses yeux. Elle respire profondément, deux à trois fois.


« Elle doit avoir soif » se dit Pons de Peralda qui plonge son écuelle dans les tourbillons chuintants et, effleurant la main de Deborah, lui présente le récipient débordant d'eau vive. Elle boit, avide, recrache à terre, comme pour laver sa bouche puis reboit encore. Elle en transpire davantage, puis relevant ses manches s'asperge les bras et le visage. Elle en détrempe sa robe qui, au lieu de la masquer, la colle et moule sa poitrine. Enfin elle semble rassasiée et regarde le chevalier, en désignant le baudrier rouge.


- L’évêque ferait-il garder la fontaine, maintenant ?


L'accent est moqueur. Pons hésite, puis répond :


- Seulement quand il sait que tu vas passer devant. C'est pour cela qu'il m'envoie.


Elle rit, d'un rire menteur, Pons le sent.


- N'est-ce pas plutôt une initiative personnelle ?

- Pense à ta guise.

- Est-ce vraiment la fontaine que tu surveilles ?

- Devine !


Deborah semble douter, une courte indécision, puis caressant le métal du ceinturon de Peralda, elle reprend :


- Tu es nouveau au palais. Tu faisais partie de la garnison ordinaire auparavant.


Pons est amusé.


- Alors, tu m'avais remarqué.


Sans répondre, elle continue, songeuse.


- Ne sais-tu pas qui je suis ?

- Y a-t-il quelqu'un qui l'ignore ici ?


Elle rêve encore quelques secondes.


- Y penses-tu vraiment ?


Pons ne répond pas, elle le pique.


- Me crois-tu dans tes moyens ?


Il lui saisit la main qui papillonnait sur ses cuirs et l'agaçait au travers de ceux-ci.


- Qui te dit que je sois dans les tiens ?


Les yeux de Deborah se remplissent d'un mépris discret et amusé.


- Le présomptueux ! Sais-tu où j'habite ?

- Au cœur de l'ancien quartier maure, une venelle, troisième rue après la cathédrale, sort d’un trait le chevalier.

- Au fond, la dernière maison, termine-t-elle en cherchant à reprendre sa main, Peralda la libère, les doigts glissent du fond de sa paume.


Deborah s'éloigne lentement à reculons, le soleil a déjà séché le tissu sur elle, laissant des surfaces de tissu froissé.


- Réfléchis encore, chevalier, je t'en laisse le temps.

- Combien de temps ?


Elle ressemble à une araignée qui s'amuse d'une mouche qui s'entortille dans la toile et continue de se croire libre.


- Dans une semaine, jour pour jour, à la cinquième heure.


Frappé d'un doute, Peralda demande :


- Heure tolédane ?


Deborah n'est qu'un rire.


- Évidemment !


Elle s’est remise de sa lassitude et repart tout en chantonnant :


- Heure de Tolède, mon chevalier, heure de Tolède.


C'est le changement de garde. On appelle Peralda.


- Ohé, l'avant-poste ! Ce n'est pas des putains que tu dois protéger le palais !


On rit grassement.


« S'ils savaient ! » s'amuse Peralda intérieurement. Une voix crie :


- Quartier libre pour ce soir !


Peralda laisse les autres partir en bande s'abreuver dans la ville. Après avoir posé ses armes, il repart vers l'ancien palais du cadi. L’animation des rues l’indiffère. Il sursaute à un bruit de chaudron, de vieille gamelle fêlée. C'est la cloche de San Pablo, au métal fendu, qui sonne sans grâce les heures de la paroisse mozarabe. Elle s'obstine à donner l'ancienne heure, celle d’avant la reconquête. Pons de Peralda n'avait jamais voulu la remarquer, c'était comme si ses oreilles se fermaient. Il s'en était bien un peu moqué, au début, de ce tintement désuet, en riant de la tolérance de l'évêque, qui avait accepté que se maintienne ce souvenir de l'ancienne pratique chrétienne dans la vieille église de Medina. Tout à l'heure va sonner la cathédrale. Une cloche neuve venue du Nord, amenée à grands frais, montée à grand-peine en haut de l'étroit minaret de l'ancienne mosquée. Elle tintera d'une voix forte, d'une voix de maître, face aux appels éraillés de la paroisse San Pablo, pour donner l'heure officielle, l'heure romaine.



 
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   xuanvincent   
3/9/2008
 a aimé ce texte 
Bien ↑
J'ai apprécié cette nouvelle.

Plus courte que la précédente, mais aussi bien écrite, on retrouve le personnage de Pons de Peralda, attiré ici par une belle prostituée juive.

Le regard file de la fontaine (bien décrite) vers la jeune jeune qui vient y puiser de l'eau, pour finir sur la description de la ville. En particulier l'église de la ville et une courte allusion au contexte historique (bien amené j'ai trouvé).

Le contraste entre la narration, bien écrite et poétique par endroits, et les dialogues, plus banals (tout en restant assez écrits), a retenu mon attention.

   Philo   
3/9/2008
c'est un extrait du premier tome. Nous sommes en 1108, Pons de Peralda est beaucoup plus jeune ( 35 ans de moins), à Medina del Tago, en Espagne, à la frontière du pays musulman.

   ANCELLY   
16/9/2008
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Beaucoup aimé les dialogues très réalistes.

   Flupke   
29/10/2008
Le style est admirable. Le travail de documentation impressionnant, le réalisme qui en découle aussi. Le résultat suscite, l’envie, la jalousie, on a envie d’étrangler l’auteur pour lui demander ses secrets de fabrication … Euh… non je m’emporte peut-être un peu là, probablement mon côté méridional à toujours exagérer légèrement.
Rewind. Donc virgule (raclement de gorge), euh le style général suscite un sain désir d’émulation.
J’aimerais bien une nouvelle isolée du même auteur, plutôt, qu’un extrait d’un livre, afin de pouvoir évaluer en toute sérénité, y compris sur la structure de la nouvelle elle-même.
En tous cas : Bravo.


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