La bête est immense : plus d’une toise de long. Elle est là, affalée, allongée devant eux. Sa large crinière noire déborde largement autour de sa tête, elle forme une sorte de couronne. Le lion dort-il ? Non, le bout de sa queue s’agite par moment, il relève le museau, hume le vent qui souffle en rafales, puis repose sa lourde tête blanchie sur les cailloux brûlants. Pons de Peralda est derrière lui, collé au ras de sol, avec cinq autres hommes, disposés en éventail à quelques pas seulement des énormes pattes postérieures du fauve. Le vent est pour eux. Au milieu des touffes d’alfa, ils guettent l’instant. La lourde poitrine du lion se soulève régulièrement. Où ils sont, le courant d’air leur porte la forte odeur de sa gueule.
« Mon Dieu, qu’il pue ! » Pons de Peralda se détend un peu, son genou droit se bloque à nouveau en craquant. Il colle sa tête, l’oreille au sol, serrant les dents de douleur, espérant que le félin n’ait rien entendu. Rien ne se passe, le lion repose sa tête, son souffle se ralentit. Cela va être le moment. Les guerriers maures et les gardes noirs sont restés en retrait. Murabituns et villageois attendent, dissimulés dans les fourrés entre les chênes-lièges et les cèdres, le premier coup porté par les mercenaires chrétiens. Et le vent souffle toujours. « Bab er Rih, la porte du vent… » loin devant eux, à l’entrée de la vallée, la forteresse de Taza les domine : à droite le Rif, à gauche l’Atlas. Cette rupture entre les deux massifs est un courant d’air perpétuel. Combien de temps encore vont-ils rester plaqués au sol ? Ils se sont trop approchés, ils ne peuvent plus reculer : le lion les entendrait et bondirait. Finie, la chasse : à leur tour ils deviendraient gibier. Autour d’eux, les Maures attendent. Pons de Peralda les imagine, tendus mais souriants, cachés à quelques dizaines de pas, s’impatientant de voir qui va l’emporter, du lion ou des chrétiens. « S’ils pouvaient, ils encourageraient le lion ! » Pourtant, ce fauve a attaqué leurs chèvres et emporté des moutons. Leurs brebis ont avorté ou se sont jetées en bas des escarpements, se brisant les pattes. Pour complaire aux montagnards, les mercenaires chrétiens ont accepté de les débarrasser du carnassier. Chasser le lion est un loisir de prince, mais les Murabituns leur ont laissé cette gloire.« Ils se sont amollis ! » et Pons aujourd’hui, en plein soleil du milieu d’après-midi, n’est qu’à quelques instants de tuer un lion ou d’être déchiqueté par celui-ci.
Il juge la situation : Jaime, le Portugais, est celui qui s’est le plus approché. Si la bête allongeait la queue, elle lui moucherait le nez. « Quel blanc-bec ! Quel imprudent ! » sa témérité agace Pons. Une odeur plus forte leur parvient, le lion vient de produire un vent. Droit vers les narines du Portugais. Celui-ci a tiré son épée et la tient à plat devant lui. Son haubert le couvre jusqu’aux genoux. « S’il est le plus près, qu’il y aille ! » Pons de Peralda fait signe aux quatre autres mercenaires de s’approcher lentement, puis pique légèrement Jaime avec la pointe de sa miséricorde pour lui faire comprendre que ce sera à lui d’y aller. Le Portugais blêmit, puis bloque sa respiration. Dans les taillis, Pons sent l’excitation des spectateurs embusqués ; il abaisse rapidement la main. Jaime se redresse et bondit, la peur au visage il frappe la patte arrière droite du lion, lui sectionne les tendons. La bête tombe sur un côté, se redresse à moitié la gueule large ouverte, rugit de colère et de souffrance ; un deuxième routier attaque à son tour par-derrière, se protégeant derrière son écu, tranche à l’épée la patte gauche qui cède dans un bruit de bois sec, puis recule vivement.
C’en est fait, le vieux lion est vaincu. Il s’effondre, roule sur le dos, agitant inutilement les pattes antérieures. Pons n’a pas pris part à l’attaque, il n’a plus la vivacité nécessaire et s’est contenté de donner le signal. Le chevalier franc avance à son tour, en traînant le pied. Parfois, sa jambe droite le lâche, la douleur est vive et il doit se retenir pour ne pas tomber. Chaque pas est un calvaire, il ressent chaque irrégularité du sol. Ce n’est pas à cause du soleil que son front est moite. Il rejoint les quatre Castillans et le Portugais qui entourent la bête ; elle tente vainement de se relever, s’appuyant sur ses antérieurs et tirant son train arrière paralysé. Le lion retombe enfin, sa colère épuisée ; il se laisse aller sur le côté. Pons de Peralda admire leur prise : ce fauve est énorme, sans la queue il dépasse largement la toise et doit peser plus de quatre cents livres ! C’était un vieux, devenu solitaire. « Comme moi, tu boitais un peu… » Il ne pouvait plus chasser normalement et c’est pour cela qu’il s’était approché des villages et s’en était pris aux troupeaux. Pour les chrétiens, le lion est un monstre nuisible. Les Castillans et Jaime rient, leur peur passée, en montrant de la pointe de l’épée la queue qui s’agite encore un peu et les testicules. Le sang s’écoule des plaies par saccades. Pons rêve un instant, il reconnaît ce lion ; ces dix dernières années, le chevalier a souvent aperçu sa forte crinière noire et entendu son rugissement quand il allait à Taza en traversant le Djebel Tazzeka. Le fauve était alors toujours accompagné de lionnes. « Je ne te verrai plus ! » Il faut en finir maintenant : les villageois se rapprochent. Agitant leurs lances, les guerriers murabitun frappent leurs boucliers de cuir en cadence. Le lion ne bouge plus maintenant. Pons aperçoit des larmes au coin de son œil, il lève sa longue épée mauresque et, en dessous des côtes, perce la peau épaisse et atteint le cœur. La bête a un soubresaut, les longues griffes se rétractent, le sang sort en bouillonnant puis sa tête retombe, il émet un surprenant feulement d’apaisement.
Les guerriers voilés et les paysans font cercle autour du cadavre. Les plus jeunes tirent la queue, d’autres empoignent la crinière, faisant bouger la tête à gauche et à droite. Pons de Peralda éprouve le besoin de s’éloigner. Un piquier noir veut l’accompagner, il lui fait signe de rester en arrière. Les mercenaires chrétiens discutent en cercle, Jaime est négligemment appuyé sur son épée, s’en servant comme d’une canne. Pons de Peralda détourne la tête, le Portugais l’énerve. Jaime n’est arrivé à Marrakech que depuis deux mois, il n’a pas, à la différence de Pons, encore adopté les vêtements mauresques, ni les coutumes du pays. « C’est une tête brûlée ! » Et lui, Pons ? L’âge l’a calmé, il en sent à chaque instant le poids. En s’enfonçant parmi les chênes-lièges, regardant à tout instant autour de lui, craignant que son genou cède, il maudit son corps qui le trahit.« Cinquante-neuf ans ! Comment peut-on vivre aussi vieux ? » Il se souvient de Guttiérez, lui aussi marchait mal, mais cela s’expliquait : un accident l’avait diminué. Et puis, l’Aragonais n’avait pas dépassé cinquante ans. À quarante, il était déjà essoufflé, Pons avait remarqué qu’il se ménageait. S’il vivait encore, il aurait… soixante-quinze ans ! Invraisemblable ! Pratiquement personne n’arrive à cet âge !
Malgré ses précautions son pied droit glisse, il prend son genou à deux mains, ne peut même plus parler tant la douleur lui coupe le souffle, il ne sent et n’entend rien pendant quelques brefs instants. Pons se reprend. Il regarde de nouveau à droite et à gauche, ne décèle aucune présence humaine. Il est derrière un gros cèdre, personne ne le cherchera, les autres sont tous trop occupés avec la dépouille du lion. Il se sait vulnérable, mais il n’a pas le choix. Pons défait son ceinturon, relève sa gandoura brodée ; il sort de la sacoche qu’il porte autour de la taille un objet fin et long emballé dans un tissu huilé. C’est un tube jaune brillant, dont une extrémité est arrondie. Le chevalier saisit sa verge en la redressant, presse un peu pour ouvrir le méat urinaire, puis introduit lentement la sonde. Il sent le passage du métal, soudain une légère résistance, il rabaisse sa verge, force un peu, et en même temps qu’une douleur libératoire il laisse échapper un flot d’urine ambrée, avec des reflets rougeâtres. Le soulagement est immédiat. « C’était pisser ou mourir… » Il n’en pouvait plus. Il fallait bien que la souffrance soit trop forte, pour qu’il puisse endurer le sondage.
«C’est de plus en plus fréquent… » Quand Al-Razi, son médecin mahométique lui avait donné cet instrument, quelques mois auparavant, c’était à titre de précaution. Maintenant, il ne saurait s’éloigner sans lui. Il lui arrive maintenant de s’en servir deux à trois fois par semaine. « Enfin, c’est quand même de l’or ! Voilà à quoi sert d’être riche : pouvoir pisser quand on est devenu vieux ! ». Il peut maintenant le ranger. Après l’avoir essuyé avec un pli de sa gandoura, il le rince avec l’eau vinaigrée contenue dans sa gourde en terre émaillée et le replace, emballé dans le morceau de chiffon de lin qui l’enroulait, au fond de sa besace.
Il revient, s’appuyant sur une branche cassée, il lui semble que son genou s’est assoupli, il ne craque plus et lui fait moins mal. C’est toujours comme cela maintenant : l’articulation se bloque, craque en se libérant, au prix d’une vive douleur, et pendant quelque temps il peut de nouveau marcher quasiment normalement. Son esprit est redevenu léger : le soulagement de sa vessie a rétabli la paix dans les territoires troublés de son âme. Même Jaime lui paraît attachant, avec son indiscipline irritante, son irrespect des consignes, ses insolences enfantines. En son absence, les villageois n’ont pas perdu leur temps. Ils ont traîné le lion jusqu’à un grand cèdre, l’ont pendu par les moignons des pattes de derrière, l’écartelant autant que possible. Les bergers ont entrepris alors de l’écorcher, comme ils auraient fait avec un mouton, et au retour de Pons ils finissent de passer la dépouille au niveau des épaules, décollant la peau des pattes avant et de l’énorme tête.
Le grand fauve n’est plus qu’une grande carcasse sanguinolente, les villageois étalent sa peau encore chaude et la piétinent. L’un d’eux prend la lance d’un des guerriers maures qui surveillent la scène sans y participer, et déchire avec la pointe l’espèce de sac contenant les viscères qui forme une grosse boule grise entre les côtes et le bassin. Les tripes se déroulent, se dévidant presque jusqu’au sol. « Ils ont leur vengeance… » Pons détourne la tête, il se dit que la revanche des faibles a toujours quelque chose d’excessif et d’obscène. Ce qu’il reste du vieux lion va finir dévoré par les vautours, les fennecs, les asticots et les fourmis. Il fait signe aux gardes noirs, croise les mains et désigne la grande peau étalée sur les touffes d’alfa. Ceux-ci écartent avec rudesse les spectateurs, se saisissent du trophée, le posent sur un brancard improvisé fait de branches de cèdre, et tout le monde reprend le chemin du djebel, celui du retour vers le village.
À cheval, Pons mène la colonne triomphante. Les mercenaires chrétiens le suivent, puis la dépouille du lion portée par les guerriers murabituns, les gardes noirs, et enfin la foule des villageois, qui se renforce à tout instant des paysans qui laissent leurs champs pour les rejoindre. Au village, la rumeur les a précédés, les youyous et les tambourins redoublent à leur vue. Le cadi et son conseil s’avancent vers eux, portant un large plateau argenté.
« La paix soit avec toi, seigneur ! » le cadi Abdelaziz s’incline, lève les mains vers le ciel, invoque la bénédiction d’Allah, le Clément et le Miséricordieux, sur Pons de Peralda, sur ses hommes, sur Ali ibn Yusuf, le Commandeur des Croyants, qui les a envoyés en mission chez eux. L’homme est petit, bedonnant, il a revêtu ses habits de fête pour les recevoir. Il n’a eu ni le temps de se laver les mains, ni celui d’essuyer sa transpiration. Ses ongles sont encore pleins de terre et des gouttes brillent sur le sommet de sa calvitie, au milieu de sa large tonsure. Pons est descendu de cheval, il attend patiemment que le cadi termine la liste de ses bénédictions. Sans rien laisser paraître, sans bouger un trait, il détaille avec soin chacun des visages présents. Le Franc cherche les formes longues dissimulées sous les replis des tissus, observe les mains des montagnards au dos voûté par les années de labeur. Il ne laisse paraître aucune émotion, mais à quelques pas derrière le cercle formé par le cadi, l’imam et les quelques personnalités de ce bourg, Pons a reconnu un homme de l’assistance. Le chevalier sourit toujours, offre un visage réjoui au discours interminable du cadi. Son regard cherche dans la foule celui qui essaie maintenant de disparaître discrètement, de se fondre dans la masse.
« Tu m’as reconnu. Je t’ai retrouvé sans te chercher. Grâce à toi, je sais maintenant chez qui je suis arrivé… Ta barbe a blanchi, mais je ne pouvais oublier ton visage. Tu es l’avant-dernier… ». L’homme réussit à s’éclipser, Pons a le temps de l’observer encore un peu : il n’aurait pu passer longtemps pour un paysan, il n’en a pas l’allure, il n’a pas les mains épaisses ni le corps harassé. « Je sais que tu n’iras pas loin ».
Abdelaziz a fini. Pons à son tour :
« Sur toi, aussi, la Paix ! Nous revenons vers toi chargé de ce trophée - Pons désigne la grande peau qui commence à sécher au vent - qui ornera ta maison. Je suis heureux de te la remettre. Que ton village connaisse désormais la paix, sans la menace de cette bête ! Je te remercie de ton accueil ! L’émir Ali connaîtra bientôt la fidélité et le respect que lui manifestent le cadi et les habitants du Djebel Tazzeka. »
Pons prend sur le plateau que lui présente le cadi une pâtisserie faite de miel, d’amande pilée et d’huile d’argan. Il la déguste lentement tout en observant. Les Murabituns, les Noirs et les mercenaires chrétiens se sont rassemblés derrière lui, ils exposent avec complaisance la peau du grand fauve à la population qui s’est approchée. Jaime est assez proche de deux jeunes femmes. Elles ne doivent pas comprendre ce qu’il leur dit, ici on ne comprend pas le patois de Porto, ni le Castillan, et Jaime bredouille juste quelques mots de la langue des Maures.« Pas besoin d’entendre pour comprendre où elles veulent en venir… »
Le soir tombe, Abdelaziz invite maintenant Pons à s’asseoir sous un grand cèdre. Le Franc admire un instant cet arbre : il écrase par sa taille l’entrée de la casbah, on imagine ses racines allant jusque sous les fondations, sapant les murs de terre. Combien de siècles peut-il avoir ? C’est à son ombre que se rassemblent les notables et les chefs du village. Le cadi fait tout pour honorer ses hôtes : un serviteur porte un siège à Pons, une sorte de tabouret, pendant que tous les autres, Abdelaziz compris, s’asseyent sur des peaux de chèvre. Les quatre Castillans se groupent à côté de leur chef, deux gardes noirs, dont l’un porte une large ceinture rouge sur son vêtement indigo, se placent à quatre pas en arrière. Jaime est entré dans la casbah, suivant les deux jeunes femmes. Une dizaine d’hommes âgés forment le conseil du village. On leur porte des jarres pleines d’eau dans laquelle macèrent des bouquets de menthe, des pains ronds, des brocs de jus de pastèque. Le cadi est ravi. Il remercie encore les guerriers de l’émir Ali - paix et bénédiction soient sur lui ! - qui ont si vite libéré leur village de la terrible menace que représentait ce lion.
« En une journée de chasse, à peine ! »
Pons de Peralda ne dit rien, il savoure les beignets, les biscuits à l’huile d’argan, avale à petite gorgée le frais jus de pastèque. Ce notable essaie de l’endormir, il transpire abondamment depuis tout à l’heure, alors que la température a baissé et que sa seule activité est de remuer les lèvres et d’agiter un peu les bras. Ce lion n’était pas un véritable danger, lui et ses hommes l’ont suivi sans difficulté et rattrapé sans peine. Il était malade, vite essoufflé et de plus boitait, il ne pouvait s’éloigner de ce qui était devenu son gibier : les troupeaux des montagnards. Pourquoi donc Abdelaziz avait-il demandé la venue des miliciens chrétiens de l’émir ? Pour chasser une bête que quelques villageois auraient pu tuer avec des fourches et des cailloux ? Que cela signifie-t-il ? Que leur prépare-t-on ? Et cet homme qui a quitté discrètement l’assemblée, dès que Pons l’a regardé ? Que faisait-il si loin des oasis du Sud ? Pons frissonne, la douleur de sa chair se réveille, il rejette ses souvenirs au loin, revient à la situation présente : depuis plus de vingt ans, les Murabituns et leurs mercenaires ont appris à se méfier de la montagne et de ses habitants, depuis Tinmel dans le Haut-Atlas, le rebelle Abdel Mumen les défie. Pons écoute distraitement les bavardages des uns et les plaintes des autres, Abdelaziz a fait cuisiner pour eux de l’agneau au miel. L’imam parmi eux ne s’est pas relevé pour lancer l’appel à la prière du soir. « Ils attendent la fin du repas pour se prosterner, c’est leur loi. » Pourtant, il semble bien à Pons que l’adhan doit être lancé à la tombée du jour, même si la prière est exécutée après. L’imam se relève, puis se rassied aussitôt, Pons a remarqué le regard à la fois apeuré et courroucé que lui a lancé le cadi. « Ces hommes ont peur de nous, leur hospitalité n’est que convenance ou mascarade… » Pons n’a plus envie de terminer les oranges que les femmes du cadi ont apportées. Les Murabituns, les gardes noirs ont également fini, étalés autour d’eux ils papotent et se détendent. De quoi parlent-ils ? Pons croit qu’il est temps de partir.
- Nous devons partir tôt demain, il est temps de prendre quelque repos… - Venez tous chez nous, ce sera une grâce de Dieu de vous accueillir !
En disant cela, le cadi porte les deux mains sur la poitrine, et s’incline largement. Pons a pris le temps, depuis son arrivée, d’observer la casbah : c’est un entrelacs de ruelles entre de larges et basses maisons de terre. Un piège à rats, dont ils ne pourraient sortir. Il préfère de loin rester en terrain libre. Il pose à son tour les mains sur la poitrine :
- J’apprécie ta grande générosité et ta merveilleuse hospitalité, mais il nous faudra nous lever tôt demain, nous ne saurions être une source de gêne pour toi et tes amis qui nous ont déjà si bien reçus ! J’ai remarqué un bâtiment à la limite de ton village, nous y dormirons cette nuit, sans gêne pour les tiens !
Le cadi pince les lèvres à ces mots, mais il n’ose contredire Pons. « Tu ne peux me refuser ta mosquée, ni empêcher d’y dormir tes frères mahométiques, ni même des mécréants ! » L’imam prend la parole :
- Tu es chrétien, et comme Toumama ibn Outhal a dormi dans une mosquée, suivant l’ordre de Mohammed, paix et bénédiction soient sur lui, toi et tes amis chrétiens pourrez le faire avec ceux qui sont soumis à Dieu, car c’est une nécessité. Mais ceux-ci - il désigne les gardes noirs qui entourent la scène - sont des mécréants, ils ne sont même pas comme vous des Fidèles du Livre, ils pourront boire l’eau de la mosquée s’ils en ont besoin mais ne pourront y coucher. - Il en sera ainsi, ces hommes dormiront hors de la mosquée et n’y pénétreront pas. - Tu connais le comportement à avoir dans une mosquée, comme tes hommes, nous savons que vous prendrez soin de ce lieu, soupire l’imam. - Nous le respecterons, sois sans crainte, comme personnellement tu respecterais une église !
« Il pense que, de toute manière, les Murabituns ne nous laisseraient pas profaner une mosquée ! » Pons est satisfait : il a trouvé en pleine montagne un parfait refuge pour la nuit, jamais personne n’oserait les déranger en ce lieu saint !
La mosquée n’est qu’à une centaine de pas du village. C’est une bâtisse simple, aux murs de briques crues, pauvre et carrée, comme le reste des maisons du djebel. Une source alimente un bassin empierré, devant l’entrée ; l’eau déborde et ruisselle vers les cultures en terrasses du flanc de la montagne. Deux portes, deux fenêtres, un sol de terre battue. Le mihrab qui indique la direction de la Kaaba, loin vers l’Est, est une pièce de céramique bleue, plâtrée sur le mur du fond. Pons a vite fait le tour, ce qu’il a vu l’a satisfait : une haie défensive d’épineux, de genévriers et de berbéris, forme un véritable mur d’enceinte, haut par endroits d’une toise et large de deux coudées, tout autour du bâtiment. Cette défense impénétrable a été faite pour protéger les fidèles des animaux sauvages, surtout des lions. La porte en bois de l’entrée est solide, Pons voit qu’elle a été renforcée récemment. Cette mosquée a quelque chose d’un fortin. Son impression est confirmée par la présence, à intervalles réguliers, d’ouvertures verticales taillées au milieu de la haie. De là, il peut observer les alentours, surtout l’esplanade entre la mosquée et le village. Il reste au sol quelques brindilles, des branchettes encore vertes. « Cela vient d’être fait. » Les occupants précédents n’ont pas effacé toutes leurs traces : Pons reconnaît des marques de sabots qu’on a balayées rapidement, voit près du mur de la mosquée un petit tas de crottin de cheval et des brisures de paille.
À peine arrivés, les Murabituns se sont rendus à la fontaine, pour y laver leurs mains, rincer leur bouche, leur nez, leur bras, frotter leurs oreilles, laver leurs pieds puis terminer en humidifiant leurs têtes. Ceux qui attendent leur tour marmonnent inlassablement, et ceux qui ont terminé répètent l’ashadu. Le bismillah rahmani rahim se mêle à l’ashadu ana illa ilaha, faisant comme un bourdonnement sourd de prières prononcées à mi-voix. Les ablutions finies, les guerriers du désert se placent sur deux rangs, récitent le takbir, puis la première sourate, s’inclinent en avant. C’est la prière de la nuit, Pons sait qu’ils continueront par celle du salut car ils s’apprêtent à entrer dans une mosquée. Les Noirs restent à l’écart. Jamais Pons n’a voulu qu’on les persuade de se convertir à la religion mahométiquee, il n’a jamais non plus essayé de les christianiser. Ces guerriers du Soudan ou des bords de la Casamance sont sa propriété exclusive « Nul ne peut servir deux maîtres… », cette garde est à son entière dévotion.
D’un geste, Pons interrompt les Murabituns qui sont revenus aux chevaux et ont commencé à les desseller, il appelle le garde noir à la large ceinture rouge : « Maba ! » il s’entretient avec lui à voix basse quelques instants, celui-ci hoche la tête, s’incline devant Pons et rassemble la douzaine d’autres guerriers noirs. « Où est Jaime ? » le Portugais est reparti. Deux jeunes Mauresques le serraient de près, tout à l’heure. Leur pose alanguie, la façon dont elles savaient incliner la tête, faire glisser un peu leur voile pour montrer leurs cheveux, ou relever discrètement le tissu pour qu’il aperçoive leurs jambes, ont dû enflammer l’indiscipliné Jaime. Pons est furieux, furieux et inquiet. La nuit tombe, il faut tout barricader, attacher les chevaux au coin de la mosquée, leur donner leur part d’avoine, soigneusement fermer la lourde porte et placer les barres, disposer les sentinelles. À chaque coin, les Noirs ont pris leur faction. Ils dormiront dehors, comme convenu avec l’imam, enroulés dans de larges manteaux, la tête appuyée sur leurs sacs. Pons sait qu’ils n’auront pas froid, même si l’air de la montagne est vif, il veille depuis des années à ce que ses gardes noirs ne manquent de rien. Personne ne monte la garde comme eux, et ce soir il ne veut pas prendre de risque. Les Maures prennent le fond de la mosquée, ils déploient leurs couvertures ; les mercenaires chrétiens s’apprêtent à faire de même.
« Gardez vos hauberts, restez vêtus ! Dormez assis, l’épée près de vous. » Ils s’appuient contre le mur pour s’assoupir. Pons s’installe sur le minbar, faisant de la chaire à prêcher un lit improvisé. Les Murabituns murmurent en le regardant faire, mais n’osent rien lui dire. Les marches de l’escalier en cèdre sont assez larges pour qu’il puisse s’y asseoir. Il dispose son bagage derrière son dos pour ne pas sentir le bois. L’odeur musquée du cèdre le détend, il s’enroule dans sa cape et commence à somnoler, dans l’attente de l’aube.
Pons de Peralda s’est assoupi, malgré tout. Il n’a pas senti passer la nuit. Maba le réveille avec respect, lui touchant doucement l’épaule.
« Maître, seigneur, il faut vite te lever… maître… »
L’aube est là. Une fine lueur blanche est apparue à l’horizon. Le takbir commence à s’élever : Dieu est le plus grand, Oualah Akbar. Pons en se relevant de l’escalier compte les invocations en saisissant son épée. À la troisième, il se jette vers les Castillans, que la nuit passée dans des postures inconfortables a courbatus.
« Levez-vous ! Vite, aux armes ! »
À moitié abrutis, les mercenaires se relèvent, se déplient comme ils peuvent, gênés par le poids de l’armure que leur chef leur a défendu de quitter. Pons est déjà dehors, ils le rejoignent comme ils peuvent, le visage couvert de barbe et de la mauvaise transpiration que donne une nuit sans sommeil véritable. Les Noirs sont déjà prêts, formés en deux colonnes de six hommes, le grand bouclier de cuir au bras, la lance levée, avec Maba à leur tête, qui observe par une des embrasures taillées dans le mur végétal. Pons à son tour, dans la grisaille de l’aurore, les voit…
Sur l’esplanade, à quelques pas d’eux, disposés sur quatre rangs, des hommes portent les deux mains sur la poitrine, puis s’inclinent en avant. Autour d’eux, une dizaine d’autres, armés d’arcs, font le guet, regardant surtout dans la direction de la mosquée. Devant eux, l’imam du village dirige la prière. Pons tourne la tête vers l’officier murabitun, celui-ci est sorti à la suite des chrétiens, avec la plupart de ses guerriers, qui semblent décontenancés, l’épée droite ou la pique à la main, ne sachant que faire. Pas un mot ne s’échange, l’officier répond au regard de Pons de Peralda par un refus de la tête. « Nous sommes seuls, les hommes de l’émir n’attaqueront jamais d’autres mahométiques en prière… » Chaque seconde perdue leur fait perdre une chance. Les mercenaires sont dégrisés, Pons fait signe à Maba d’ouvrir la porte, les gardes noirs ont du mal à faire glisser sans bruit les solives qui la bloquent. Dehors, leurs adversaires sont au premier rakat, « Si c’est la prière de l’aube, ils ont encore une prosternation, si c’est celle de la peur, il faut y aller maintenant ! »
Avec fracas les Noirs poussent les battants, ils sortent en hurlant, la pique abaissée et le bouclier dressé, entourant les chrétiens. Les flèches sifflent, Noirs et chrétiens se rassemblent, forment une tortue de boucliers et reprennent leur avance. Maba a été blessé, une flèche a traversé sa cuisse. Ils sont de suite sur les Unitariens, qui finissent juste de se relever. Certains s’enfuient, jetant leurs arcs et leurs flèches, les autres sont débordés. Leurs coups se perdent contre le mur des boucliers qui résonne à chaque fois. Pons frappe en plein ventre l’imam qui tentait d’encourager ses hommes au combat, il touche à la tempe un jeune garçon armé d’une massue. Autour de lui, chacun des Noirs a déjà transpercé deux ou trois ennemis. Les chrétiens, à grands coups d’épée, achèvent ce qui reste en vie. Le sol est jonché d’une trentaine de corps, Pons retient le bras d’un routier qui veut trancher la tête d’un survivant.
« Non ! Rodrigo, pas celui-ci ! »
Touché à la jambe gauche et au bras droit, le blessé peine à se relever. Un garde noir l’attrape et le secoue. Dans le jour naissant, Pons distingue de mieux en mieux les traits du prisonnier.
- Je t’ai reconnu, hier soir. Tu vois, nous avons fini par nous retrouver !
L’homme s’est redressé. Il tient comme il peut sur sa jambe blessée.
- Tu ne m’effraies pas, Peralda ! Je t’ai reconnu aussi, mais qui donc t’ignore dans la montagne ? Je t’ai connu moins superbe ! - C’était écrit, mektoub, comme tu dirais - Pons place la lame de son épée sous sa gorge - ta vie est à moi, à présent. - Je suis dans la main de Dieu, je me soumets à lui, le Clément et le Miséricordieux. Ma place est faite au Paradis ! Et toi, tu brûleras en enfer. Peralda El Kafir, tu es pire qu’un mécréant ! - Emmenez-le !
Pons désigne du bout de l’épée l’entrée du village, qui se réveille seulement. Maba boîte, une flèche a traversé sa cuisse, deux autres Noirs ont été blessés légèrement.
- Qui d’autre ? s’enquiert Pons. - Maître, Sedar est gravement blessé.
Maba est désolé. Pons a envie de pleurer. Il se penche sur son esclave. « Sedar, toi aussi, je te perds… », le sang s’écoule de son cou, un coup d’épée l’a touché à la veine jugulaire. Pons ne peut rien faire, les yeux de Sedar se voilent. L’homme est mort sans se plaindre.
Les Noirs et les chrétiens sont devant le grand cèdre. Ils forment un demi-cercle. Pons redoute de voir ce qu’ils ont découvert. « Tu ne me mettras plus en colère » l’inconséquent Jaime, après avoir vaincu un lion, est tombé dans le plus grossier et le plus irrésistible des pièges. « Les louves en chaleur attirent les chiens vers leur meute »
- Vous frapperez les mécréants sur le cou ou vous les crucifierez !
Pons se retourne vers ses gardes noirs et les routiers castillans :
- Retenez cela ! C’est écrit dans leur loi, c’est le sort qui vous attend ! Amenez le prisonnier ! Et allez chercher le cadi !
Pons regarde à nouveau vers l’arbre. Jaime y est cloué comme un pantin, de longs clous traversent ses poignets, on lui a également tranché la gorge. Il n’a plus de sang. On l’a achevé après l’avoir crucifié, pour éviter que, malgré le bâillon, ses gémissements donnent l’alerte. Les Noirs ont réveillé tous les habitants de la casbah qui regardent par les fenêtres en se dissimulant comme ils peuvent derrière leurs rideaux. Ils poussent devant eux le cadi qui tremblote, tente de se libérer leur poigne.
- Prenez pitié seigneur ! Prenez pitié ! Je ne savais rien ! Les Unitariens sont partout dans la montagne ! Je suis fidèle à l’émir Ali ! Que la bénédiction de Dieu soit sur lui !
Il s’agenouille devant Pons et tente de prendre sa main pour l’embrasser. Le chevalier ne répond pas. Il arrache sa main de celles d’Abdelaziz.
- Qu’on détache Jaime ! Immédiatement !
Les Murabituns les rejoignent, ils ont quitté la mosquée et font sortir tous les habitants des maisons, des lampes ont été renversées et déjà des flammes montent à certains endroits. Les chrétiens ont attrapé deux chiens efflanqués. Pons de Peralda désigne la branche maîtresse du grand cèdre :
- Tous les deux, et un chien de chaque côté !
On ligote le cadi et le chef unitarien. Quand on le pousse vers le tronc, Pons lui demande :
- Quel est ton vrai nom ?
L’Unitarien lui crache au visage, ses habits sont déchirés, ses plaies saignent, il blanchit à chaque instant, on voit le moment où il va défaillir.
- Je suis Abdallah al Kattabi, je fais partie des Cinquante. Retiens-le, El Kafir ! - il s’adresse aux Murabituns : vous êtes des pleutres ! Cet homme est pire que tout ! Vous irez en enfer en lui obéissant ! Chatan parle par sa bouche ! Il est pire qu’un mécréant ! Pire !
Sa voix s’étouffe, il tousse quand la corde se resserre d’un coup, on le hisse presque jusqu’en haut de la branche. Le pendu sautille pendant quelques instants dans tous les sens. Pons s’en va quand c’est le tour du cadi.
La population du village est rassemblée sur l’esplanade près de la mosquée, près des corps qui ne sont pas encore relevés. Celui de l’imam forme une grande tache blanche au milieu d’eux. Le hasard a voulu que Sedar soit mortellement blessé à côté de lui. Des armes sont éparses, surtout des gourdins, quelques épées, des haches, des arcs et des flèches. Tous les morts paraissent être des villageois, à l’exception de trois d’entre eux, vêtus de cottes de mailles et véritablement armés. Les deux femmes qui avaient séduit Jaime ont été retrouvées : elles sont agenouillées, séparées des autres, surveillées par trois gardes noirs. Maba prévient Pons : « Ce sont les filles du cadi ! » Pons s’approche d’elles, celle qui semble la plus jeune, ferme les yeux, sa respiration se fait plus rapide, l’autre dévisage le Franc sans baisser le regard. De la pointe de l’épée, Pons fait glisser le foulard qui couvre leurs cheveux, puis il ouvre les cols de leurs kamis pour voir leur cou et le début de leur poitrine.
- Comment vous appelez-vous ?
Celle qui semble la plus âgée répond :
- Nabiya, et ma jeune sœur Batoul… - Bien, bien. Es-tu mariée, Nabiya ?
Des larmes naissent au coin de ses yeux.
- Oui … - Où est ton mari ? - Là…
En disant cela, elle indique d’un faible signe de la main les corps sur l’esplanade.
- Et toi, Batoul ? - Non…
Elle est arrivée à parler faiblement. Batoul paraît à peine quinze ans. Hier, quand avec sa sœur elle séduisait Jaime, on l’aurait crue plus âgée. Batoul respire toujours vite, elle rouvre un peu les yeux. Sa peur amuse Pons « elle attend le coup d’épée… »
- Maba ! - Oui, maître ?
Pons désigne Nabiya :
- Elle est pour toi et tes hommes ! Amusez-vous avec elle ! Quant à l’autre - il montre Batoul - je la garde. Tu la surveilleras jusque Marrakech, et tu en seras responsable.
Les corps d’Abdelaziz et d’Abdallah tournent dans le vide, à six pieds au-dessus du sol, pendus entre les deux chiens. Pons a voulu montrer qu’il connaissait les usages. Il contemple un instant le chef Unitarien, au visage violacé, dont la langue sort à moitié de la bouche « J’ai encore l’un d’entre eux à retrouver ! » les chrétiens ont commencé à creuser une fosse pour Jaime, les esclaves noirs font de même pour Sedar. Les flammes se sont étendues, elles lèchent certaines toitures. Son genou recommence à le faire souffrir. Pons s’adresse aux Murabituns :
- Brûlez tout !
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