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Réalisme/Historique
Philo : Les assassins
 Publié le 15/09/08  -  5 commentaires  -  69840 caractères  -  51 lectures    Autres textes du même auteur

1108 : à Medina del Tago, ville frontière au sud de Tolède, un chevalier normand a été assassiné. Une enquête sommaire est diligentée, suivie d'un jugement expéditif. Extrait du même roman que la nouvelle " La Fontaine de Medina".


Les assassins


Le prévôt Aguirre a des faux airs de l’évêque. Il est méticuleux et parle peu. Il observe tout en questionnant. Pons de Peralda est assis sur une sellette inconfortable, face à deux scribes qui inscrivent tout. L’un note les questions et les réponses, l’autre les réactions de la personne interrogée. Dans la salle d’à côté, l’alguazil se charge des juifs et des mahoméris. Pons est un chevalier, il est donc interrogé assis et les deux hommes qui gardent la salle sont des écuyers. S’il avait été simplement de condition libre il aurait dû rester debout face au prévôt, voire même à genoux à partir du moment où un indice avait été retenu contre lui. Pons sait qu’il doit rester ferme, toujours regarder devant lui, parler sans hésitation. Il connaît le fonctionnement des enquêtes, le moindre signe de trouble sera jugé comme un indice léger, deux indices légers seront considérés comme un indice fort et deux indices forts comme un indice violent. Un indice violent permet l’application de la question. Pons est sûr du fait que le fonctionnaire de police ne l’apprécie pas, mais il était absent quand Geoffrey de Velbec a été assassiné. Le prévôt ne peut rien, seulement lui demander s’il connaissait des ennemis au chevalier normand, s’il avait des dettes, si à sa connaissance il avait attenté à l’honneur d’une vierge.


- Geoffrey de Velbec n’était pas bavard, sire prévôt. Il était très différent de son frère Paul…


Pons de Peralda ne peut en dire beaucoup plus. Les Normands forment un clan, fréquentent peu les autres. De tous, Paul de Velbec est le plus enjoué. Il se souvient que Geoffrey paraissait préoccupé depuis quelques jours, il restait de longues heures seul à réfléchir.


Bernardo Aguirre regarde ses deux séides, qui lèvent leurs pennes à son signal et changent la feuille posée sur leur écritoire. Il se lève, rajustant sa grande robe de velours rouge.


- Chevalier de Peralda, vous pouvez disposer. Je vous convoquerai à nouveau si nécessaire.


Le prévôt d’un large geste indique la porte, que l’un des deux écuyers part ouvrir. Pons de Peralda se relève de la sellette, salue de la tête et ressort d’un pas tranquille. À la porte, les Allemands attendent. Pons imagine leur interrogatoire : aucun d’eux ne parle convenablement ni ne comprend grand-chose, à l’exception des ordres militaires. En chevauchée on communique avec eux par signes. Pons de Peralda les imagine soumis à la question parce qu’ils auraient évité à quatre reprises le regard du prévôt, regardé à terre ou rougi. Le chevalier est persuadé qu’on ne comprendrait même pas leurs aveux et qu’on les confondrait avec des cris de douleur.


Peralda passe devant la pièce où l’alguazil officie. Par la porte entrebâillée il aperçoit deux juifs et un mahométique à genoux, gardés de près par des coutiliers armés de bâtons. Le chevalier ne comprend pas les questions de l’alguazil, mais entend le ton sur lequel elles sont posées. Les coutiliers frappent les suspects sur les côtes à chaque fois que Moshe Bar-Zohar hausse la voix. Pons de Peralda préfère s’en aller.


Le chevalier retrouve la chaleur de l’après-midi. Des turcopoles passent devant lui, poussant quelques mahoméris du bois de leurs lances. Pons comprend qu’ils soient les premiers suspectés. Qui aurait pu commettre un crime aussi vil, qui aurait pu être aussi cruel et barbare ? Il connaît maintenant les détails et il ne peut s’empêcher de frissonner. Le corps de Geoffrey de Velbec a été retrouvé la veille, au petit matin, juste avant le lever du soleil, dénudé dans une ruelle de Medina. Le corps est déposé au palais du cadi.


Pons croise dans les couloirs les croisés de toutes origines, qui viennent prier devant lui, passent un instant puis repartent. Pons décide de rester. Geoffrey de Velbec est allongé sur un drap posé sur des tréteaux. Paul de Velbec est debout près de la tête de son frère, il touche son épaule, semble ne pas vouloir s’éloigner de lui. Armand Fumarel et Thomas Patel, chevaliers normands placés en retrait, ne laissent apparaître aucun sentiment.


Mordechai Benhaim, le médecin juif, maigre sémite à la barbe blanche, est présent aussi depuis un long moment avec un assistant. Il interroge de la tête Paul de Velbec, qui répond en fermant les yeux et en reculant. Pons de Peralda ne peut éviter un sentiment de répulsion quand il voit le juif relever la chemise souillée de Geoffrey de Velbec, tirer les bras inertes, passer la tête en la prenant par les cheveux. Un représentant de ce peuple maudit touche donc la dépouille mortelle du chevalier de Velbec. Le médecin a des gestes précis, il repose la tête du mort sur un billot pour bien la caler. Geoffrey, la tête relevée, donne l’impression de regarder ce qu’on lui fait. Mais les orbites sont vides, ses assassins lui ont crevé les yeux, le sang a été essuyé avec soin mais malgré cela il subsiste des caillots. Le visage est relâché, il ne semble montrer aucune souffrance. On peut voir des traces de suie, comme si la victime avait été enfumée. Pons de Peralda admet que la tête a dû rouler dans des cendres.


Le médecin, après avoir incisé verticalement au milieu du ventre, écarte les berges de la large plaie et sort les viscères. Il coupe à une extrémité et sort le paquet des intestins. Une forte odeur d’excréments remplit la pièce, Mordechai Benhaim dépose les entrailles dans un large vase de terre cuite. L’assistant, un homme assez âgé, verse de l’eau et entreprend de nettoyer cette tripe malodorante. Pendant ce temps-là, Benhaim est revenu auprès du corps éviscéré, élargit l’ouverture vers le côté gauche puis, plongeant à nouveau les mains, coupe les artères et extrait le cœur qu’il pose avec soin dans une petite jarre de quatre pouces de haut après l’avoir pressé pour en sortir le peu de sang qui restait. Pons sent l’odeur d’alcool. L’organe a été plongé dans de l’eau-de-vie. L’assistant a fini de laver les viscères, Mordechai achève de sortir le foie. L’ensemble est déposé dans un pot de terre vernissée, l’assistant verse encore de l’eau-de-vie pour achever de le remplir. Enfin, il sort de la paille d’un sac et, avec le médecin, entreprend de combler avec celle-ci la cavité abdominale. Une fois qu’un semblant de ventre semble reconstitué, il referme les ouvertures avec une aiguille et du gros fil. Le corps est maintenant prêt pour les obsèques. Armand Fumarel et Thomas Patel ont assisté à la scène sans ciller, alors que Paul de Velbec a détourné le regard dès que le chirurgien a approché le couteau. Benhaim et son assistant enfilent une chemise neuve au cadavre. Quand ils le manipulent à nouveau, Pons de Peralda aperçoit les plaies du bas-ventre. Geoffrey de Velbec a eu les génitoires tranchés, un des coups de lame qui l’a émasculé a porté sur le haut de la cuisse gauche qui montre une large entaille. Le chevalier normand s’est vidé de son sang et il est mort ainsi.


Avant de refermer le récipient qui contient le cœur, le médecin le présente à Paul de Velbec puis à Armand Fumarel et Thomas Patel qui ont un léger mouvement de recul. Le juif va jusqu’à Pons de Peralda qui ne peut faire autrement que de joindre les mains et de s’agenouiller, ce que font également les trois autres. La prière faite, Paul de Velbec se relève et donne quelques pièces au médecin et à son assistant qui regardent discrètement le montant de leur rétribution, esquissent un sourire, puis repartent en reculant et en s’inclinant plusieurs fois. Pons en conclut que Paul de Velbec a dû leur donner des gages royaux.


Paul de Velbec se retourne vers Pons de Peralda :


- Je te remercie d’être resté, dit-il en lui serrant les mains.


Pons de Peralda comprend et serre Paul de Velbec contre lui. Les deux autres Normands restent immobiles. On dirait que la préparation du corps de Geoffrey de Velbec ne les a pas émus.


- Où iront les restes de ton frère ? interroge Pons de Peralda.

- Le cœur sera déposé sur l’autel de notre chapelle, les entrailles seront enterrées dans notre cimetière. Le corps restera ici. Les obsèques auront lieu demain dans la cathédrale. Merci Pons, Merci…


Le gros Paul de Velbec revient vers le corps de son frère. À la sortie du médecin, deux coutiliers sont entrés, qui ont commencé à envelopper Geoffrey de Velbec dans son linceul. Paul embrasse une dernière fois son frère avant que le tissu ne soit cousu.


La préparation du corps du chevalier de Velbec aura été assez rapide. Pons de Peralda ressort perplexe. L’évêque Guy s’inquiétait de l’état d’esprit des chevaliers après l’assassinat de l’un d’entre eux et les Normands, directement touchés, paraissent, à l’exception du propre frère de la victime, d’une indifférence glacée. Il a remarqué aussi qu’à l’exception d’Armand Fumarel et de Thomas Patel, les autres Normands n’ont fait qu’un passage rapide, voire même ne sont pas venus. Quelle est la signification de cela ? Geoffrey de Velbec était à part. On le sentait en retrait des autres et cela s’était encore aggravé depuis plusieurs jours. Il ne parlait plus et priait beaucoup. Les Normands eux-mêmes peu bavards le trouvaient silencieux. Ce clan se veut proche de l’évêque, celui-ci les appelle souvent pour garder ses appartements, en plus de sa garde palatine. Geoffrey, par les nombreuses preuves de dévotion qu’il avait données, était un peu plus souvent sollicité. Surtout depuis le départ d’Ordono de Fanez. Geoffrey s’apprêtait-il à prendre la fonction que Pons vient juste d’occuper ? Pourquoi alors tant de précipitation à remplacer le chevalier assassiné ? L’évêque se sent-il en danger ? Pons de Peralda hausse les épaules, il n’a pas été chargé de l’enquête ! L’alguazil Bar-Zohar et le prévôt Aguirre font diligence. Ils furètent partout, convoquent tout le monde, recherchent activement des témoins et des indices. « Les Maures et les juifs doivent être tenus ! » se dit-il. « Un meurtre de cette espèce doit être châtié rapidement, quel respect manifesteraient ces gens s’ils croyaient que l’on peut ainsi s’en prendre à un chevalier ? ». Pons de Peralda croise les Allemands qui attendaient d’être interrogés par le prévôt. Ils semblent détendus, plaisantent entre eux, trop peut-être. Pons comprend qu’ils sont soulagés. Y aurait-il du nouveau ?


Guttierez est assis sur le chemin de ronde, jambes pendantes, il contemple la ville de Medina. Pour lui c’est un spectacle permanent. Les collines, la campagne derrière l’intéressent peu. Il les scrute bien assez souvent. Il interpelle Pons :


- Il y a eu du remue-ménage ce matin : de la place du marché au palais de l’évêque, les coutiliers ont ramené trois ou quatre gars à coups de trique. Ils ne faisaient pas semblant, il y a même un des prisonniers qui est tombé à genoux. Avant qu’il ne se relève, il avait pris une bonne dose de sirop de gourdin !


Pons se dit qu’il s’agit peut-être du groupe qu’il a aperçu plus tôt, avant d’aller assister à la préparation du corps. Guttierez le détrompe.


- Toute la journée j’ai vu les coutiliers, les hommes du prévôt ou des turcopoles passer dans les maisons, amener des gens. Même parfois en les secouant un peu, mais là…


Un routier aragonais arrive, essoufflé, il semble excité.


- On les a trouvés ! On les a trouvés ! On sait qui c’est !


Pons n’ose y croire :


- Déjà ? Ils ont avoué ?


Le routier a l’air satisfait


- Ils ont avoué ! C’est Bar-Zohar qui les a attrapés ! Ils étaient suspects, dès qu’ils ont été mis à la question ils ont avoué !

- Qui était-ce ? s’enquiert Guttierez en épluchant une pistache, l’air peu intéressé.

- Des juifs et un mahoméri de la campagne ! Il s’était laissé enfermer dans la ville la veille !

- Ils feront de bons coupables, commente Guttierez en haussant les épaules.


Pons se demande ce que le capitaine a bien voulu dire. Cette affaire ne l’émeut guère, lui non plus, à ce qu’il semble. Le chevalier veut en savoir plus et redescend vers les rues de Medina.


Les trois prisonniers ont été enfermés dans la prison de l’évêque. Devant celle-ci Pierre de Scettigny a rassemblé ses hommes. Il harangue les passants et les chevaliers qui se sont approchés.


- Trois ignobles assassins sont à l’abri derrière ces murs ! Ils ont martyrisé l’un des nôtres ! Il faut qu’ils nous soient livrés ! proclame-t-il, ils ne peuvent vivre un jour de plus ! continue-t-il, la lèvre tremblante et l’œil fixe.


La foule remue et semble l’approuver. Va–t-il la pousser à forcer la prison ? Les gardes de l’évêque sont mal à l’aise, les turcopoles devant l’entrée n’ont manifestement pas envie d’être sacrifiés au cours de l’émeute. Les chevaliers sont tous armés et les auxiliaires mahométiques n’ont que le bâton à la main et un poignard à la ceinture.


- Pourquoi ne laisses-tu pas faire la justice de l’évêque ? intervient Pons - veux-tu te salir les mains pour rien ?


Le chevalier de Scettigny est coupé dans son envolée. Son auditoire semble hésiter. Pons continue :


- Ne vous inquiétez pas, tous autant que vous êtes ! La justice du roi Alphonse va s’appliquer. Préparons-nous plutôt pour les obsèques de Geoffrey de Velbec !

- Le chevalier de Peralda a raison ! Dispersez-vous ! Votre émotion est grande mais maintenant il faut que l’ordre règne !


Le maréchal de Salinas est arrivé, entouré de chevaliers castillans, et exige ainsi le retour au calme.


- Les tribunaux se réuniront demain, ils décideront de justes châtiments ! conclut-il.


Pierre de Scettigny ne veut pas laisser le dernier mot au maréchal. Il reprend la parole, du haut de la pierre sur laquelle il s’est juché.


- Eh bien soit ! Mais que la justice soit forte ! Geoffrey de Velbec réclame vengeance ! Nous serons là !


Il ne reste plus autour de Pierre de Scettigny que ses propres hommes d’armes, le reste des spectateurs s’éloigne tranquillement, parfois en pestant, mais l’échauffourée n’a pas eu lieu. Le maréchal de Salinas n’a pas eu besoin de déployer la trentaine d’hommes qu’il avait amenés avec lui entre la prison et le groupe de croisés révoltés.


Pons de Peralda n’est au fond de lui-même pas satisfait. Il aurait bien vu les accusés tirés de leurs cellules, écartelés séance tenante devant la prison et leurs membres exposés aux portes de la ville. Les trois individus enfermés sont pour lui à peine des hommes : un esclave mahométique et deux juifs, des animaux doués de parole qui attendent de répondre de leur crime. Mais l’autorité de l’évêque, son nouveau maître, en aurait été affectée. Et puis aurait-il pu, malgré les objurgations de Monseigneur Passerot, manquer cette occasion de rabattre un peu le caquet du bâtard de Melun ? L’amitié avec lui attendra encore un peu. Le maréchal de Salinas lui touche le bras, d’instinct Peralda s’écarte. Il lui semble que le Castillan veut s’adresser à lui, mais finalement celui-ci s’éloigne à regret, rejoignant les chevaliers espagnols.


Autour de Pons de Peralda passent, sortant de la prison, plusieurs dizaines d’hommes de tout âge. Maintenant que le danger est écarté les anciens suspects peuvent rentrer chez eux. Les mêmes turcopoles qui les ont traités à coups de bâton les saluent aimablement d’un mouvement du gourdin avec lequel ils leur ont frotté les côtes quelques heures auparavant. Les prisonniers élargis sourient eux aussi, plaisantent de leur boiterie, rient de leurs vêtements déchirés, exposent leurs ecchymoses qui s’étalent maintenant en taches noires sur leurs épaules, leurs bras ou leur dos. La plupart d’entre eux évitent le regard de Pons de Peralda. Ce sont les plus vieux qui se montrent les plus joviaux. Les jeunes serrent les dents et sont encore terrorisés. Le chevalier se prend d’envie d’en interpeller un ou deux et de leur infliger vingt coups de fouet, sans motif, uniquement pour que cette peur reste en eux et les soumette aux chevaliers. Car de tous les suspects libérés qui défilent, très peu sont chrétiens. Ceux-ci sont faciles à reconnaître, ils se tiennent droit et leurs vêtements ont de la tenue. Les turcopoles les ont ménagés lors de l’interpellation et ils ont été interrogés debout. Parmi eux un colon castillan n’a même pas été enfermé, il a simplement attendu, assis par terre, dans le couloir entre les cellules. C’est l’un des rares qui salue le chevalier respectueusement, et même avec un sourire plein de gravité. À l’exception de cet homme, tous les suspects incarcérés sur ordre de l’alguazil ou du prévôt sont juifs ou mahométiques. « C’est justice - se dit Pons de Peralda – car jamais un chrétien, même un de ces demi-Maures qui peuplent la ville, n’aurait pu commettre un tel forfait ! »


L’évêque a finalement ordonné que les obsèques du chevalier de Velbec aient lieu le soir même. C’est dit-on pour une question de chaleur. Pons se dit que le chevalier assassiné n’aura pas droit à sa veillée de prières mais les Normands qui auraient dû l’organiser ne veulent pas garder le corps plus longtemps parmi eux. Monseigneur Passerot a fait ouvrir une tombe près de l’église San Pablo, dans le cimetière des Mozarabes. Il n’y a pas d’autre cimetière à l’intérieur de la ville. Du temps des Maures, tout le monde était enterré hors des murs. À la reconquête, les chrétiens ont obtenu un terrain à côté de leur vieille église. Les juifs et les mahoméris n’ont pas ce privilège. Ces derniers, incités fortement à quitter Medina, n’utilisent pratiquement plus leur cimetière, qui disparaît petit à petit. Dans quelques années les dernières traces auront été effacées par la pluie et le vent. Pons de Peralda pense que le souvenir de la présence des Maures ne partira jamais assez vite. Il se rend lentement au cantonnement des chevaliers, où l’ensemble des croisés s’apprête à accompagner le chevalier de Velbec à la cathédrale. Devant l’ancien palais du cadi, le corps a été déposé sur un brancard, simplement revêtu de son linceul grège. Les chevaliers font cercle autour. Ils se sont couverts de capes beiges ou grises. Les Normands empoignent le brancard sur lequel des femmes chrétiennes ont déposé des fleurs coupées et le cortège se met en route vers la cathédrale. Tout au long du chemin les chrétiens de la ville assistent, debout le long des murs, au passage du convoi. Les colons de Castille ont tendu des draps neufs à leurs fenêtres et leurs femmes se sont couvertes les cheveux de foulards noirs, elles jettent des fleurs fraîches et des morceaux de ruban coupés en avant du brancard. Les chevaliers marchent au milieu de la rue sur quatre rangs, de chaque côté de la rigole centrale malodorante. Pons se demande si c’est le corps qui sent mauvais, malgré les efforts du chirurgien, ou si c’est seulement l’odeur du caniveau qui prend ainsi à la gorge.


La foule grossit en suivant le cortège funèbre qui arrive à la cathédrale. Tous les Maures présents dans la ville sont devenus invisibles, ils ont été regroupés près du cantonnement des turcopoles. Les juifs ont délégué leurs principaux notables, les frères Bar-Zohar, les plus grands marchands conduits par leur rabbin, Maître Yariv. Ils sont alignés sur trois rangs à cinquante pas du parvis de la cathédrale et s’inclinent, le tronc cassé en deux et les mains posées sur les genoux au passage du corps. Les seigneurs et les chevaliers castillans, vêtus de toiles très sombres, forment derrière le maréchal de Salinas une haie devant l’entrée de la cathédrale. L’évêque Passerot, le curé de San Pablo à son côté, est vêtu pour la circonstance de la longue robe épiscopale blanche, signe d’immortalité et de pureté de l’âme, de son étole et de sa chasuble violettes. Il interpelle le mort, l’invite à entrer et l’ensemble du convoi funèbre pénètre dans le grand bâtiment lumineux, décoré d’émaux et de calligraphies mahométiques. Les chevaliers normands se placent dans le chœur, à genoux autour du brancard, les autres nobles se répartissent dans les premiers rangs, suivis des notables chrétiens de la ville, puis du peuple de Medina, autorisé à se rassembler près de l’entrée. La messe interminable ne s’achève qu’à la tombée du jour et c’est à la lumière de flambeaux que le corps de Geoffrey de Velbec, retenu par des sangles, est déposé au fond de sa tombe. L’évêque bénit les récipients en terre cuite contenant les organes vitaux du chevalier puis l’écuyer normand du mort qui a reçu la mission de les rapporter dans le fief de son père, près de Honfleur.


Pons de Peralda se sent brisé. Les honneurs funèbres rendus à Geoffrey de Velbec l’ont épuisé. Tout au long de la marche jusqu‘à la cathédrale, durant toute la durée de l’office, l’attitude des Normands lui a paru, plus encore que pendant les préparatifs du corps, distante et froide. Ils ont paru étrangers à l’émotion de la ville et des autres chevaliers, à aucun moment la dureté de leurs visages ne s’est relâchée. À l’issue des obsèques ils ont semblé soulagés, remuant les épaules comme étant libérés non d’un devoir pénible mais d’une corvée insupportable.


Guttierez ne s’est à aucun moment mêlé aux chevaliers. Il est resté au milieu des routiers, contemplant la cérémonie du fond de la cathédrale. Pons le retrouve au coin de l’église San Pablo, fouillant dans ses poches pour extraire les pistaches dont il a été sevré depuis plusieurs heures. Le mercenaire a réussi à se contenir durant toute la cérémonie, maintenant il croque avec ravissement ses précieuses drupes qui viennent à prix d’or de Perse. Lui non plus ne paraît pas affecté par les événements.


- Il a eu de belles obsèques, commente-t-il en triant sur sa paume ouverte les fruits secs.


Il fait la moue en voyant deux coquilles vides et en rejetant d’un coup d’index une pistache gâtée. Le capitaine aragonais poursuit :


- Demain on va juger les accusés. On verra s’il y a une justice à Medina !


Il dit cela en extrayant entre ses ongles une pistache rétive qui saute, rebondit sur son pouce et finit par terre.


- Foutre ! Au prix où elles sont !


Et il se met à quatre pattes pour la retrouver dans la pénombre. Pons hésite un instant puis se penche aussi pour essayer de la voir. Finalement l’Aragonais se relève triomphant, la tenant entre le pouce et l’index, et la croque avec satisfaction. Il reprend le cours de la conversation.


- Oui, on va voir ce que valent les enquêtes du prévôt et les tribunaux !


Pons de Peralda hausse les épaules en répliquant :


- On les a trouvés, ils ont avoué, que veux-tu de plus ?

- Moi, rien ! La justice n’est pas de ce monde, ne le sais-tu pas, et là Guttierez éclate franchement de rire. Le jugement aura lieu demain matin, mais j’ai vu cet après-midi que l’on dégageait l’esplanade devant la porte sud. Tu vois, ils ne sont pas encore jugés mais les préparatifs vont bon train !

- Mais la justice doit aller vite, as-tu vu comment Pierre de Scettigny réagissait cet après-midi ? Pour un peu il aurait attaqué la prison ! Je ne sais pas qui il aurait massacré, car elle était pleine de suspects, mais c’est sûr qu’il n’aurait pas fait de détail !

- Ces trois hommes étaient surveillés depuis longtemps ! Le mahoméri est un esclave d’une propriété de la Vega, il était employé à vider les ordures de la ville. On pense qu’il en profitait pour espionner les maisons. Il s’est laissé enfermer dans la cité alors que c’était interdit. Pour ce motif il pouvait être sévèrement puni. Les deux autres sont suspectés de voler et de faire des coups tordus, en utilisant les services du mahoméri. Ils ont été vus près du corps au petit matin, on a retrouvé sur eux une bague appartenant à Geoffrey de Velbec. Rien que cela peut motiver leur condamnation. Tu vois, je suis au courant de l’enquête !

- Donc il est clair qu’ils sont coupables !

- Il est très clair qu’ils font de parfaits coupables que personne ne regrettera ! corrige Guttierez. En outre, ces deux juifs avaient déjà bénéficié d’une grâce royale. Ce ne sont pas des habitants de la ville. Ici, Pons, c’est la frontière. Entends-tu ce que cela signifie ? Ces deux juifs ont demandé à profiter des conditions de l’édit de Sepulveda, qui ont été étendues à Medina. Le roi Alphonse leur a fait remise des vols et de l’homicide qu’ils avaient commis sous réserve de ne jamais revenir en Castille et de s’installer ici pour toujours. Ils sont récidivistes ! Personne ne les défendra !

- Eh bien, cela prouve qu’il ne fallait pas les gracier la première fois !

- Je te l’avais dit : ces coupables sont idéaux !


Guttierez sourit en remettant sa poignée de pistaches dans le sac.


- Allons boire un coup !


Pons préfère décliner l’invitation :


- J’en ai assez vu depuis ce matin, je crois que je préfère dormir.

- À ta guise ! dit Guttierez en haussant les épaules, si c’est d’avoir vu le chirurgien préparer Geoffrey de Velbec qui te porte sur l’estomac, tu n’as pas fini d’être malade !


Pons de Peralda frissonne en entendant ces mots, il salue le capitaine aragonais puis revient au palais de l’évêque.


Sa nuit n’est qu’un cauchemar. Il dort mal sur cette couche raide dont il n’a pas l’habitude. Il a une chambre pour lui tout seul. C’est son privilège de garde personnel de l’évêque. Celui-ci ne lui a pas demandé de dormir devant sa porte, mais le chevalier sursaute à toute occasion. Il guette les bruits de pas, se réveille quand ils ralentissent, sursaute quand une porte s’ouvre. L’évêque est bien enfermé, il a tiré les verrous, si on essaie de forcer la porte le bruit réveillera le palais. Mais s’il a oublié de s’enfermer ? Qui serait responsable en cas d’attentat ? Pons de Peralda mesure maintenant le poids de sa responsabilité. Il l’a acceptée, il sait que la fortune sera sûrement au bout de sa mission. Il se rendort en pensant à son futur château, aux esclaves mahométiques qui le serviront, à leur peau douce et sa future jouissance. Mais l’image de Geoffrey de Velbec revient soudain, le chevalier secret, taciturne, assassiné et mutilé comme s’il était un porc, éventré par le médecin juif pour en sortir les entrailles. Il revoit la masse des viscères sanguinolents, le corps bourré de paille comme s’il s’agissait d’un pantin. Il retient un haut-le-cœur. Pons se souvient de ce qu’a dit Guttierez : qu’il n’avait pas fini d’être malade. Son insomnie l’énerve. Au jour il se lève, se vêt rapidement et, avant de se présenter à l’évêque, entreprend un tour de la ville. Il constate que Guttierez ne s’est pas trompé. L’esplanade devant la porte sud a été dégagée. Cette place servait jadis aux grandes prières collectives des mahoméris. Ils se prosternaient vers le sud-est, au pied des collines. Il les imagine en rangs serrés, alignés sur des dizaines de toises, face contre terre en direction de leur idole, le Mahom satanique. Comment le roi Alphonse peut-il encore tolérer cela sur les terres reconquises ? Les mahoméris ont quitté la ville et continuent leurs pratiques sectaires dans les villages, mais pour le chevalier de Peralda, c’est encore trop ! Il contemple ce grand espace. Une dizaine de manœuvres s’y affairent. Des ouvriers amassent des paquets de fagots, d’autres terminent d’installer une large poutre en appui sur deux lourdes pierres, à quelques pas de là ils ont posé deux échelles, chacune en appui sur une espèce de fourche. Il ne reconnaît rien qui ressemble à un gibet. « Ils le monteront plus tard ! » pense-t-il. Il se décide à revenir au palais. Le moine habituel est à sa place devant l’huis clos des appartements de l’évêque, il lève sa penne pour indiquer au chevalier qu’il peut frapper et entrer. L’évêque est folâtre, il passe d’un document posé sur sa table de travail à un autre, demande au chevalier s’il se plaît au palais, s’inquiète de sa santé, puis de l’opinion des autres chevaliers.


- Ils sont assez nerveux, sire évêque. Hier il a fallu l’intervention du maréchal de Salinas pour rétablir l’ordre. Ils attendent de la sévérité de la part de votre justice. Quant aux Normands, ils ne laissent rien paraître et semblent très calmes, lui répond le chevalier.

- Ils ne seront pas déçus en matière de justice ! Les tribunaux se réunissent tout à l’heure. Les aveux des accusés sont complets, pour la totalité de leurs crimes… Ce soir la justice du roi sera passée, que personne ne s’inquiète ! Je remplirai mon rôle de sénéchal, avec l’aide de Dieu !


En disant cela l’évêque joint les mains et s’agenouille un long moment. En se redressant il reprend :


- Je prie le Seigneur de m’inspirer et de me pardonner mes actes passés et à venir. Je prononcerai dans les heures qui viennent des paroles terribles. Mors et vita in manibus lingue… La vie et la mort sont du pouvoir de la parole.


L’évêque est devenu très sombre :


- Que le Roi des Cieux me donne cette force, car le jugement que je vais rendre sera imparfait, et qu’il me pardonne la part d’injustice qu’il contiendra...


L’évêque se remet à genoux, en prosternation devant la croix. Pons de Peralda se demande ce qu’il doit faire, il finit par reculer prudemment jusqu’à la porte ; au moment où il l’atteint, l’évêque s’adresse à lui :


- Allez mon fils ! Cette matinée ne vous concerne plus, usez de votre temps pour prier, car vous ne connaissez pas encore le poids de votre devoir…


Pons de Peralda s’éclipse. L’évêque reste, torturé par les responsabilités qu’il s’apprête à assumer. De la fenêtre de sa chambre Pons de Peralda voit arriver une heure plus tard les juges du tribunal de l’Almanja. Les huit juifs sont vêtus de robes noires, longues à toucher le sol, ils avancent lentement, le visage défait, accompagnés de l’alguazil Bar-Zohar. Des turcopoles les encadrent. Peu de temps après on se bouscule dans les couloirs du palais. Pons entend les portes qui claquent et un brouhaha affolé. Il imagine que les accusés ont été sortis de leurs cellules et sont conduits sans plus de ménagements qu’à l’instant de leur arrestation à la salle d’honneur transformée en audience judiciaire. Le procès aura lieu toutes portes fermées, les seuls spectateurs autorisés étant les gardes du palais et les secrétaires du prévôt et de l’alguazil. La victime est chrétienne, deux des accusés sont juifs. L’évêque a autorisé le tribunal de la communauté à juger ses coreligionnaires, se contentant de présider les débats. Le mahoméri sera jugé par le prévôt dans une pièce à part, certainement selon l’ancienne loi califale. Le chevalier de Peralda compte les allées et venues du garde devant le palais. À la cent dix-huitième les portes claquent à nouveau. Le tumulte reprend. À la porte de la salle d’honneur les deux juifs et leur complice mahométique titubent, ils sont décolorés et transpirent abondamment. Pons voit l’instant où ils vont s’effondrer. Des gardes les poussent, les tirent, les reconduisent à leur cellule, pendant que le prévôt distribue à des appariteurs des feuilles roulées en leur assignant à chacun un quartier de Medina. Pons de Peralda n’a pas entendu énoncer le jugement, il n’ose questionner les hommes présents. L’évêque est déjà sorti, parti rejoindre son oratoire personnel. Le prévôt adresse au chevalier de Peralda un regard de mépris avant de se retourner vers les juges juifs, qui paraissent épuisés mais étrangement apaisés.


- C’est l’évêque qui a prononcé la sentence ! lui glisse Guttierez, une nouvelle fois arrivé on ne sait comment.


Pons de Peralda comprend pourquoi le tribunal de l’Almanja ressent ce honteux soulagement, il n’a pas eu à proposer de peine ni à la formuler ! « Quels lâches ! » pense le chevalier. Les hérauts sont partis, il les suit jusqu’au premier carrefour.


Le peuple présent est peu nombreux, mais à l’arrivée des messagers les potiers cessent d’enfourner, les maçons descendent de l’échafaudage, les femmes se présentent aux fenêtres, le regard grave et le visage tendu. Le messager du palais souffle trois fois dans une petite corne, puis déroule la feuille que lui a donnée le prévôt.


- En ce onze du mois de mars de l’année 1121 de l’incarnation de Notre Seigneur, sa seigneurie l’évêque Passerot, représentant du roi, a eu à connaître les crimes et méfaits des dénommés Shlomo, dit le Zamorien, de David Ben Assouli et de leur complice Ahmed al Muttawwa, esclave mahométique propriété du colon Ricardo Hypoustegui. Ces individus détestables ont volé dans les maisons de Medina un collier en argent à l’épouse de Saul le Saragustin, cinq maravédis d’or et du poivre à Samuel l’apothicaire, du linge et des vêtements un peu partout pour les revendre à des mahoméris d’au-delà des collines. Le tribunal de l’Almanja les a déclarés coupables et sa seigneurie l’évêque a décidé au nom du roi de révoquer l’édit de grâce et de pardon accordé par celui-ci…


Le héraut marque un temps d’arrêt, il souffle bruyamment deux ou trois fois. Pons remarque qu’il respire assez mal. Puis la lecture reprend.


- En plus d’avoir recommencé leurs méfaits pour lesquels le roi leur avait accordé miséricorde contre leur repentir et leur vœu de devenir colons sur la terre de Medina del Tago, les dénommés Schlomo dit le Zamorien et David Ben Assouli, avec l’aide d’Ahmed al Mutawwa, ont accompli l’épouvantable forfait d’assassiner le chevalier croisé Geoffrey de Velbec, croisé normand venu au secours des chrétiens menacés, crime qu’ils ont avoué et reconnu devant le tribunal de l’Almanja, sa seigneurie l’évêque et messires Aguirre, prévôt, et Bar-Zohar, alguazil de la ville de Medina del Tago. En réparation de tous ces crimes condamne les dénommés Schlomo dit le Zamorien et David Ben Assouli à expier selon la coutume de Normandie et selon la loi de Castille et le dénommé Ahmed selon la coutume de Normandie et la loi ancestrale de Cordoue. L’exécution aura lieu ce jour, à la huitième heure, devant la porte sud de la ville. Que le peuple de Medina del Tago assiste à la justice du roi !


La lecture terminée, l’homme s’approche du mur de la maison la plus proche et applique avec soin l’édit sur la paroi blanchie à la chaux. Il pique soigneusement le coin supérieur droit, puis le gauche et enfin le bas. Malgré ses efforts, le placard est de travers. Il recule un peu pour juger de l’effet, revient l’air mécontent pour détacher la feuille et tout recommencer. Il se repère cette fois à l’horizontale donnée par un appui de fenêtre et pose son affiche à peu près droite. Là, il montre sa satisfaction par un grand sourire, ramasse son sac en cuir qui contient deux autres proclamations et s’en va plus loin. Toutes les activités se sont arrêtées. Personne n’ose reprendre un marteau, ni aucun autre outil. Les femmes qui balayaient la jonchée dans leur maison restent immobiles. Au fur et à mesure de l’avancée des hérauts, des sonneries de corne qui retentissent au loin, la ville paraît s’éteindre. Medina semble mourir, se pétrifier. Comme si elle se recouvrait déjà d’un silence de deuil. Pons de Peralda pense un instant aux trois hommes qui au fond de leur prison vivent leurs dernières heures. Ce soir, la justice sera faite. Le calme sera rétabli. L’évêque ne peut accepter le moindre désordre dans sa ville. Le chevalier se demande s’il devra l’accompagner quand il assistera aux exécutions. Que signifie ce jugement ? La victime était normande, comme l’évêque Passerot, il est compréhensible d’appliquer alors la loi de Normandie pour punir les coupables afin de satisfaire les chevaliers. Mais pourquoi appliquer une deuxième peine ? On ne peut mourir deux fois !


Pons de Peralda retrouve Guttierez au palais épiscopal. Il n’en est pas sorti depuis tout à l’heure. L’Aragonais le hèle :


- Sa seigneurie l’évêque t’attend dans ses appartements !


Pons acquiesce et monte l’escalier. Assis devant sa table, l’évêque Passerot n’a jamais paru aussi maladif. Il s’est encore voûté, l’épuisement se lit sur ses traits. Il s’adresse à Pons.


- Chevalier, que Dieu nous pardonne tous ! Le jugement de ce matin satisfera la noblesse franque. Rien n’apaise plus les hommes que le spectacle de la cruauté. Vous assisterez ce soir à l’exécution, je ne sais encore si je pourrai m’y rendre. Vous m’en ferez le récit et me ferez connaître les réactions du public et de la population. Je vous charge d’accompagner les condamnés de la prison à l’esplanade de la porte sud. Vous surveillerez sans intervenir, la garde sera là en cas de difficultés.


L’évêque ne veut pas voir le sang couler. Est-ce cette idée qui le rend malade ? Pons de Peralda comprend qu’il n’est pas seulement le garde particulier de l’évêque Passerot, gouverneur du roi. Son rôle est d’être aussi un agent de renseignements, un observateur supplémentaire de la vie de la cité et de ses habitants. N’y a-t-il pas déjà assez d’espions ? Le chevalier se dit qu’il s’agit d’une épreuve. Il remplira donc cet office-là, puisque le maître de la ville l’ordonne. Il s’incline pour saluer l’évêque.


- Selon vos ordres, pour la gloire du Seigneur !


L’évêque sourit en entendant cette phrase et d’un signe amical de la main indique la porte au chevalier.


Le rabbi Yariv vient d’arriver, Pons voit les coutiliers le guider jusqu’au cachot des condamnés. « Même ces gens-là ont une âme, semble-t-il » pense le chevalier. Le mahoméri n’aura pas de secours religieux, il devra se contenter des paroles du rabbi. Pons fait de la tête des signes de dénégation. Ces hommes sont damnés ! Seule leur conversion et leur baptême suivis d’une confession sincère pourraient sauver leur âme. Ce prêtre juif ne peut que les enfoncer davantage dans les flammes de l’enfer ! La pitié le saisit. Ils subiront la mortification de leur chair avant celle de leur âme, perdue à tout jamais. Il lui prend l’envie de chasser le rabbin, d’obliger les condamnés à écouter le curé de San Pablo. Mais après tout, à quoi cela servira-t-il s’ils ne sont pas prêts à entendre le message divin ? Dieu les jugera, mais Pons les voit définitivement perdus, corps et âme.


Pons de Peralda s’adresse à Ibanez, qui fait office de chef des gardiens.


- Sa seigneurie l’évêque m’a ordonné d’escorter les condamnés ce soir.


Le coutilier fait un geste fataliste en répliquant :


- Qu’il en soit fait selon ses ordres, si vous voulez bien me suivre…


Pons accompagne le soldat qui fait ouvrir la porte de la cellule et entre accompagné de plusieurs séides. Les trois hommes assis par terre autour du rabbi ont un mouvement de surprise et de saisissement. Ibanez leur jette un paquet de linge :


- Déshabillez-vous et revêtez ces chemises ! ordonne Ibanez.


Les condamnés se relèvent, en tremblant enlèvent leur cotte, leurs braies et pour le mahoméri sa djellaba grise. Ils sont nus sous le regard des soldats et se tournent pour enfiler les longues chemises jaunes qu’on vient de leur apporter. Pons est saisi par les larges taches noires, bleues, des ecchymoses qui couvrent leurs dos, leurs jambes, leurs bras qu’ils remuent difficilement pour revêtir leur vêtement d’exécution. Un coutilier ramasse les vêtements et commence déjà à les regarder de près, à évaluer leur taille et leur degré d’usure. Ibanez lui arrache les défroques.


- Ils sont pour les pauvres de la ville, pas pour toi, lui assène-t-il.


Les condamnés ont assisté ébahis à la scène, ils sont collés les uns contre les autres, les yeux et la bouche large ouverts. Ibanez, leurs vêtements à la main s’adresse encore à eux :


- On va vous servir du thé à la menthe, du miel, du pain et du vin. Si vous voulez un autre prêtre que lui, il désigne alors le rabbi, nous pouvons appeler le curé de San Pablo, n’oubliez pas : mangez et buvez ce qui vous plaît mais tâchez de tenir debout tout à l’heure, nous n’avons pas l’intention de vous porter !


Pons est reparti. Il va attendre la huitième heure sur les remparts. Il fait chaud, mais il sent qu’il a besoin de cette forte température. Il évite de monter sur les murs sud. Il sait très bien ce qu’il veut éviter de voir sur l’esplanade. Les seuls bruits de marteau que l’on entend maintenant proviennent de là-bas. Les ouvriers auront fini à l’heure. Ils ont commencé à préparer les lieux avant même la tenue du procès. Pons de Peralda frissonne devant la froideur effrayante de l’évêque, qui a ordonné la construction de l’échafaud avant même d’avoir rendu son jugement, comme s’il avait l’implacable certitude de ne rien avoir à changer à une décision déjà prise. Les condamnés l’étaient d’avance, ils subiront une mort méritée, nécessaire au maintien de l’ordre dans Medina. Dès que la température décline il commence à voir des habitants sortir de leurs maisons. La ville retrouve un peu d’animation, à pas tranquilles tout ce peuple se dirige vers la porte sud. Ils partent en avance pour être bien placés. Pons comprend qu’il doit repartir ceindre son épée et se rendre à la prison, au palais épiscopal.


Il est au milieu des coutiliers quand l’heure sonne à la cathédrale. À l’ouverture de la porte il voit les prisonniers recroquevillés contre le mur du fond, au coin le plus écarté de l’entrée, comme s’ils avaient cherché à s’éloigner le plus qu’ils pouvaient. Ils avaient passé leurs dernières heures à dormir et à manger. Le plateau devant eux est presque vide, seulement couvert de miettes. Seul le pot de miel est resté à moitié plein « Ils se sont goinfrés avant de dormir… ». Étrangement cette pensée remue le chevalier. Ibanez les appelle, on les prend par les bras pour qu’ils se relèvent. Le rabbi s’est également assoupi, il se réveille avec une mine effarée, puis se souvient qu’il n’est pas concerné et se sépare des trois condamnés. Pons remarque sur l’un d’eux une miette de pain collée sur la lèvre supérieure par une traînée de miel. Les condamnés sont déchaussés. L’expiation commence donc ainsi. Leurs bras sont liés derrière leur dos et ils sont placés l’un derrière l’autre. Un soldat se place de chaque côté, les soutenant sous le coude. Le prévôt et l’alguazil sont arrivés. Bernardo Aguirre a l’air satisfait.


- Couvrez-leur les yeux ! ordonne-t-il.


On serre aussitôt sur le haut du visage des condamnés une bande de toile épaisse. Le prévôt lui-même passe une lame de dague au ras de leurs yeux pour s’assurer de l’efficacité du bandeau.


- C’est bien, en route ! dit-il, en commandant du geste il prend la tête du cortège qui sort du palais et commence à traverser la place.


Deux files de turcopoles armés de lances encadrent les trois condamnés, soutenus chacun par deux coutiliers. L’alguazil ferme la marche, Pons de Peralda est juste devant lui. Les trois hommes dans leurs chemises jaunes, pieds nus dans la rue, aveuglés par leurs bandeaux, cherchent à ne pas trébucher sur le chemin inégal. Ils finissent par lever les pieds plus haut que nécessaire et à les reposer à plat. Ils clapotent dans la rigole d’eau sale, quelquefois ils posent le pied sur un caillou et un mouvement brusque de la cheville traduit une douleur vive et fugitive.


Les habitants sont rares, surtout des personnes âgées qui les regardent passer sans rien exprimer. Pons comprend que la plupart d’entre eux sont déjà autour de l’esplanade, guettant leur arrivée. Le chemin semble interminable à Pons, il consacre son temps à observer la marche des condamnés, leurs faux pas, leurs hésitations. De ce fait l’arrivée à la porte sud le prend par surprise. Il aperçoit une hésitation, une sorte de chancellement, quand les trois hommes comprennent en sentant le changement de la nature du sol sous leurs pieds qu’ils sont sortis de la ville et arrivés à leur destination. Pons de Peralda relève les yeux, tout le tour de l’esplanade s’est rempli de badauds. Même le haut tas d’ordures, accumulation des détritus de générations de citadins, sert de gradins improvisés sur lesquels la plupart des spectateurs sont des enfants. On est venu de la campagne, par familles entières. Les mahoméris eux-mêmes sont en nombre pour assister. Cette foule avide de sensations malsaines écœure le chevalier. La justice doit être publique pour édifier le peuple et faire naître la crainte du châtiment, mais là il reconnaît dans les regards la curiosité, le vice même. Pierre de Scettigny et les croisés ont occupé tout un côté de la place. Ils ont fait monter de larges dais pour se protéger du soleil. Nul doute qu’ils sont installés depuis un long moment, ils ont fait porter des bancs. Pierre de Scettigny trône sur un siège pliant et se fait de l’air avec un grand éventail de paille tressée. Pons de Peralda n’aperçoit aucun chevalier normand.


La place a été préparée. Trois échelles sont levées, elles s’appuient sur des poteaux solidement plantés dans le sol. Un tas de braise entouré de pierres fume à côté de chacune d’elle. Trois piles de bois sec, de branches et de fagots ont été constituées à quelques pas l’une de l’autre. La poutre que Pons de Peralda avait remarquée le matin est maintenant parfaitement calée sur deux pierres de meule, solidement liée à celles-ci. Des lots de corde épaisse sont déposés à côté des échelles et près de la poutre. Un piquet en bois d’acacia, parfaitement épointé, est placé à côté de la poutre avec un maillet. Le prévôt s’avance jusqu’au centre de l’esplanade.


- Nobles chevaliers, entame-t-il en s’inclinant en direction des croisés, puis des quelques seigneurs castillans présents. Nobles dames, habitants de Medina del Tago et de sa juridiction ! Depuis longtemps notre ville n’avait eu à connaître un semblable crime ! Il doit nous frapper de terreur mais que le châtiment des coupables effraie à son tour ceux que le crime pourrait tenter !


Il désigne les condamnés de son bras tendu


- Ces hommes ne sont pas des criminels ordinaires et leur expiation sera à la hauteur de leurs forfaits !


Cette présentation faite, le prévôt sort un manuscrit roulé de sous sa robe de velours et relit la proclamation que les hérauts ont quelques heures auparavant fait connaître à la ville et à la campagne entière


- Que maintenant la noblesse et le peuple de Medina s’apprête à voir la force de la justice du roi !


Il commence à reculer quand il s’arrête soudainement, l’air interdit. Ibanez s’approche en trois bonds de lui, lui chuchote quelque chose à l’oreille. Le prévôt rejoint immédiatement les gardes et Pons de Peralda. Quelques exclamations d’étonnement jaillissent de la foule. Bernardo Aguirre est livide et furieux.


- Comment cela, le bourreau n’est pas là ? Sa seigneurie l’évêque l’a fait mander de Tolède hier dans l’après-midi, il devrait être arrivé !

- Sire prévôt, nous n’y sommes pour rien ! s’excuse inutilement Ibanez, il montre la place : Regardez, tout est prêt ! Ce n’est pas notre faute !


Le prévôt pose sa main droite sur son front, se pince la peau en soufflant.


- Non, non, vous n’y êtes pour rien. Sait-on quelque chose ? A-t-il été pris par les Maures ?

- À ma connaissance, non, dit le chef des coutiliers.

- Faites signe aux sentinelles de la porte nord, vite ! ordonne le prévôt.


Un coutilier repart en courant vers la ville. La foule commence à parler plus fort. Le prévôt lance un regard, appelle Ibanez, lui désigne plusieurs personnes présentes, lui jette quelques paroles à voix basse, puis revient, un large sourire aux lèvres, vers le centre de la place. D’un large mouvement de bras il fait taire tout le monde.


- Gentes Dames, gentils seigneurs, gentil peuple de Medina ! Croyez-vous que la justice puisse s’accomplir ainsi ? Vous êtes venus de loin pour certains d’entre vous !


Les quatre hommes qu’a désignés le prévôt sont maintenant ici, amenés par Ibanez. Bernardo Aguirre se tourne un instant vers eux, Pons de Peralda ne peut entendre ce qu’ils se disent, mais ils rentrent eux aussi dans la ville d’un pas accéléré. Le prévôt reprend sa péroraison.


- Quel spectacle que celui de la justice ! Il n’est pas une distraction ! C’est une leçon ! Elle nous apprend la fragilité des âmes, soumises à la tentation des péchés du vol et du meurtre ! Croyez-vous que ce soit un spectacle, dites, le croyez-vous ?

Quelques faibles non s’élèvent de la foule.


- Alors prions ensemble, adressons une supplique au ciel, pour le roi ! s’exclame le prévôt en levant les bras.


Pons de Peralda lui trouve de plus en plus de ressemblance avec l’évêque. Que signifie donc tout cela ? La foule discute, hésite, ne sait que faire. Elle n’est pas venue pour cela. Cependant plusieurs femmes s’agenouillent, suivies d’autres, puis des hommes. Le prévôt commence :


- Pater noster, qui es in caeli…


Il prononce lentement les différentes phrases, martelant bien les mots, perdant le temps qu’il faut.


- Sed Libero nos a malo, amen !


Bernardo Aguirre demande maintenant pour la reine et la foule recommence, puis pour l’évêque Guy Passerot « Pasteur de nos âmes ».

Au milieu de cette patenôtre surgit un coutilier. Il court vers le prévôt.


- Sire prévôt, l’homme est essoufflé, la sentinelle a aperçu des muletiers à moins d’une heure de route, c’est peut être le bourreau de Tolède !

- Souhaitons-le, répond Bernardo Aguirre en joignant les mains.


La foule a terminé la prière pour l’évêque. Les juifs y ont un peu participé, Pons les a vus se balancer d’avant en arrière, les mahoméris aucunement. Les enfants restent juchés sur le tas d’ordure, semblant se moquer de tout cela.


- Prions maintenant pour le chevalier Geoffrey de Velbec ! Recueillons-nous un long moment ! Baissons les yeux vers la terre, recommandons son âme à notre seigneur, au Créateur ! Prions aussi pour les âmes perdues de ses assassins car c’est notre devoir de chrétiens !


De nouveau la foule présente baisse la tête, Pons agenouillé voit que les chevaliers l’ont fait avec un peu de mauvaise grâce, il les voit s’impatienter, murmurer entre eux, s’appeler du coude. Les condamnés eux, restent toujours entre les coutiliers, les yeux bandés, comprennent-ils ce qui se passe ?


Les quatre hommes que le prévôt a fait appeler dans la foule sont revenus. Ils ont revêtu des vêtements de différentes couleurs, des braies rouges et bleues, des tuniques vertes. Ils apportent des sacs de cuir. Pons reconnaît alors les baladins de Medina. Le prévôt lève à nouveau les bras au ciel


- Avez-vous vu ? s’exclame-t-il. En ce jour les saltimbanques de Medina viennent faire l’offrande de leur habileté ! Admirez leur dextérité !


Les quatre jongleurs se disposent sur l’esplanade et commencent à faire voltiger des balles blanches, jaunes, vertes, rouges, violettes. Ils se placent l’un derrière l’autre et font le tour de la place. Ils rattrapent leurs balles, puis deux par deux se les échangent, jusqu’à six balles sont en l’air en même temps.


Au fond de la place, les condamnés trouvant le temps long se sont assis. Les coutiliers ont défait leurs bandeaux et ils clignent des yeux devant la lumière retrouvée, puis semblent trouver un intérêt au spectacle. Les jongleurs reposent leurs balles après une ultime figure de jonglage derrière le dos. Ils se saisissent de torches destinées à embraser les bûchers, les allument dans les braises des foyers près des échelles et entreprennent de réaliser des figures avec. Le plus âgé du groupe se saisit de quatre torches et les fait virevolter au-dessus de lui, ses poignets se tournent et se retournent, se contorsionnent pour attraper, renvoyer les brandons enflammés. Ils finissent par reposer les torches et saluent les spectateurs en inclinant la tête. Le prévôt reprend la parole :


- Plus fort encore ! Ils peuvent construire une belle pyramide et tenir ainsi !


Et les baladins se placent de suite à deux pour aider le troisième à monter sur leurs épaules, le quatrième escalade les deux premiers étages pour s’asseoir sur les épaules de celui qui est juché sur les deux premiers. Il reste quelques secondes en équilibre, les bras écartés sur les épaules de son compagnon, puis celui-ci baisse la tête et les deux bondissent au sol l’un après l’autre. Au coin de l’esplanade les trois condamnés essaient d’applaudir, les coutiliers leur détachent les mains, ils se frottent les poignets et sourient. Deux acrobates courent à chaque bout de l’esplanade, ils se placent en vis-à-vis, puis partent en une série de roues qu’ils concluent par un saut périlleux arrière. Revenus au centre, ils se font la courte échelle l’un à l’autre pour conclure par la même figure acrobatique. Puis ils forment un demi-cercle, regardant vers le public, couverts de transpiration et écartent les bras en saluant et en souriant largement. Un claquement de mains timide se fait entendre, puis un autre, petit à petit c’est tout un tonnerre d’applaudissements qui s’élève.


Pons de Peralda, lui, a bien remarqué au cours du spectacle l’arrivée d’un homme vêtu de noir, de très haute taille, à la mâchoire carrée et aux cheveux blonds ; il est suivi de trois individus qui ressemblent à des valets, portant des coffres en bois et qui restent en retrait. Le nouveau venu avance posément vers le prévôt, tousse pour attirer son attention, puis s’annonce :


- Votre seigneurie, je suis Hernando Senosain, exécuteur du roi, pouvez-vous m’expliquer ce que tout cela signifie ? demande-t-il en désignant les baladins, la foule assemblée, les échelles et les bûchers.


Le prévôt ne se décontenance pas, il répond :


- Maître Senosain, vous n’étiez pas arrivé, donc nous avons dû faire patienter les sujets du roi mais maintenant tout est rentré dans l’ordre.


Le bourreau n’a pas l’air satisfait du tout. Il réplique :


- Je ne suis pas en retard, j’ai été convoqué pour demain soir, c’est inscrit sur la lettre du gouverneur ! affirme-t-il en déroulant un manuscrit portant un sceau de cire marron foncé, j’arrive et je crois être dans une fête paroissiale. Je suis exécuteur du roi, sire prévôt, pas ménestrel. Je retourne à Tolède immédiatement avec mes aides.


Il se retourne pour désigner ses trois acolytes qui ont l’air de ne pas savoir quoi faire.


- Vous saluerez monseigneur Passerot, je raconterai au Garde des sceaux royaux ce qui s’est passé ici… Bonsoir, sire Prévôt !


Il s’incline et s’en retourne à grands pas. Le Prévôt tente de le retenir.


- Maître Senosain ! Vous ne pouvez vous en aller ainsi ! Regardez ! implore-t-il en montrant les trois condamnés assis par terre, la chemise pleine de poussière. Il faut exécuter le jugement ce soir !

- Débrouillez-vous ! Désignez quelqu’un d’ici ! Ce n’est plus mon affaire ! rétorque le bourreau.


Il fait quelques pas puis se retourne d’un bloc. Le prévôt croit qu’il a changé d’avis mais l’homme en noir conclut d’un ton sans réplique :


- Vous ferez porter mes gages chez moi à Tolède, ainsi que ceux de mes assistants ! Vous connaissez le montant, adieu, sire prévôt !


Pons voit les quatre hommes arrimer les deux coffres qu’ils portaient sur le bât de leurs mules, l’exécuteur monté sur la sienne cherche à se draper dans sa cape dans un grand mouvement de dignité, celle-ci s’accroche dans son étrier en même temps que sa monture fait un écart. Hernando Senosain manque de tomber, un de ses aides veut l’aider à se rattraper, le bourreau le renvoie d’un geste dédaigneux. Ils retraversent la ville au trot, sans prononcer une seule autre parole.


Le prévôt reste les bras au corps, dans une expression d’hébétude. Il regarde le groupe s’éloigner sans prononcer un mot. Sur la place les saltimbanques continuent de saluer leurs spectateurs et de ramasser les quelques piécettes que les bourgeois de la ville leur lancent, Pierre de Scettigny lui-même, d’un large mouvement de poignet, consent à récompenser les artistes, celui qui est venu chercher son obole revient vers les autres en marche arrière, en faisant une courbette tous les deux pas. Bernardo Aguirre ne sait que faire, le soleil décline, des centaines de spectateurs convoqués au son de trompe restent groupés autour de l’esplanade, les trois condamnés sont assis, ils attendent depuis plus d’une heure et il n’a plus de bourreau. L’évêque a commandé un exécuteur de Tolède pour donner plus de solennité à la cérémonie et laisser les bourreaux ordinaires de la ville en dehors de cette affaire. Les juifs sont déjà mal à l’aise d’avoir voté la condamnation de deux des leurs, on ne peut appeler, en plus, le bourreau officiel de l’Almanja. Pons voit s’avancer Guttierez. Le capitaine de routiers n’a rien perdu de la scène, Pons de Peralda est même sûr qu’il est l’un des premiers à avoir compris qu’il se passait quelque chose d’anormal. L’Aragonais mâchouille tranquillement ses pistaches. Il ne s’arrête même pas pour s’adresser au prévôt.


- Vous me paraissez bien embarrassé, sire prévôt, s’enquiert-il avec un air de sollicitude intéressée.

- N’importe qui le serait ! Que faire ? Pour qui se prennent ces exécuteurs de Tolède ? Nous avons appelé un des bourreaux particuliers de la Couronne pour avoir un travail propre et nous voilà en plan ! se lamente l’officier de l’évêque.

- Surtout que le jour décline, il ne va pas tarder à faire nuit. Allez-vous faire allumer des torches et des lampes ? renchérit le routier, tout en extrayant une pistache de son enveloppe.

- Ah, ne tournez pas le fer dans la plaie ! Il va falloir que je renvoie tous ces gens et que nous fixions un autre jour ! L’évêque sera déçu que ses ordres n’aient pas été obéis !

- C’est à vous de voir, répond Guttierez, mais vous savez que je peux vous rendre ce service…

- Vous pourriez ? Vous sauriez le faire ?


Le prévôt n’ose y croire.


- Moyennant une juste rétribution, bien entendu. Ces bourreaux de Castille n’étaient pas venus pour rien. Je vous ferai cet office pour trois cents maravédis, propose l’Aragonais.


Le prévôt accepte de suite :


- Cela me semble convenable

-Trois cents par tête, bien évidemment… précise Guttierez.


Bernardo Aguirre manque de s’étrangler.


- Mais vous demandez plus cher qu’eux !

- Le même prix, sans compter les gages de ses trois assistants, corrige Guttierez , vous pensez bien que je connais les tarifs !

- Mais je n’ai pas prévu de payer deux fois ! Je vais devoir indemniser la première équipe ! Le chambellan du palais n’acceptera jamais cette dépense ! s’affole le prévôt.

- C’est à vous de voir, sire prévôt. Mais ne perdez pas de vue le fait que vos spécialistes de Tolède n’ont pas rempli leur office. Ils étaient en retard et ils vous ont placé dans une situation difficile. S’ils ne savent pas lire leur convocation, ce n’est pas de votre faute ! Payez leur déplacement, car il faut être arrangeant avec les officiers du roi, mais pas un maravedi de plus. Je veux bien, quant à moi, transiger à cinq cents pour le lot mais je veux deux cents maravedis pour les trois aides dont j’ai besoin.


Le prévôt réfléchit un court instant puis propose :


- Cinq cents pour vous et cent cinquante pour les trois autres, cela vous va ?

- Sire prévôt, il faut toujours que vous lésiniez ! Mais pour vous aider, j’accepte, serrons-nous la main, je m’occupe du reste !


Guttierez et Aguirre concluent leur marché ainsi, le prévôt paraît soulagé d’un poids immense. Les trois condamnés qui ont assisté à la scène ont pour leur part complètement changé d’expression. Ils se croyaient graciés au dernier moment et ils ont compris qu’il n’en était rien.


- Allez vous vêtir au palais, recommande le prévôt à Guttierez, vous y trouverez ce qu’il faut

- Merci sire prévôt. Pouvez-vous faire donner de la lumière ? La nuit tombe et nous n’aurons pas assez de clarté.


Le prévôt acquiesce et ordonne de faire poser des flambeaux tout autour de la place et auprès des échelles.


Le prévôt Aguirre revient vers le centre de l’esplanade. Il lève les bras à nouveau et demande encore une fois le silence.


- Nous voilà donc arrivés au moment d’accomplir notre devoir ! Que la légèreté du moment que nous venons de connaître nous fasse mieux mesurer la solennité et la gravité de celui qui va venir ! Pour expier leur crime ces trois condamnés subiront la coutume de Normandie et la loi de Castille. Que celui qui a tué un chevalier normand sur le sol de la Castille, un croisé venu offrir son sang pour la gloire de Dieu et le salut de ses frères opprimés par les Maures, que celui qui a fait verser ce sang noble périsse selon la loi. Qu’il subisse aussi la peine prévue dans la nation de sa victime, afin que les amis de celle-ci comprennent que nous sommes de son peuple comme il est du nôtre : le peuple de Dieu. Ce soir, en l’honneur du chevalier de Velbec nous serons normands comme les Normands seront castillans. Un seul peuple devant Dieu ! Que les coupables qui ont défié la loi du Seigneur subissent les deux lois, celle de Normandie et celle de Castille ! Que le mahoméri qui a rejeté la grâce de la vraie foi connaisse la rigueur de sa propre loi !


L’orateur jette un regard en arrière, puis continue sa péroraison. Son auditoire commence à s’énerver. Pierre de Scettigny se lève de son pliant, les bras croisés, imité par plusieurs autres chevaliers. Un frisson parcourt la foule quand quatre hommes apparaissent. L’un d’entre eux est vêtu d’une tunique rouge et d’un large tablier de boucher, ils portent tous des cagoules découpées au niveau des yeux et de la bouche. Pons de Peralda reconnaît la démarche si caractéristique de Guttierez.


L’exécuteur et ses aides se rapprochent des prisonniers qui sont saisis aux épaules avec l’aide des coutiliers présents. Les trois condamnés sont conduits aux échelles, adossés à celles-ci, on leur lie les bras en arrière et les jambes sur les barreaux. Les aides du bourreau ravivent les feux, y placent de longues tiges métalliques. L’homme à la tunique rouge va et vient, aiguisant devant la foule la lame étroite d’un couteau de cinq pouces de long. Des femmes se couvrent les yeux, puis aussitôt enlèvent les mains, les enfants chahutent sur le tas d’ordures, commentent et rient. Après s’être concerté avec ses aides, l’exécuteur se dirige vers le premier condamné, celui-ci tente de se dégager de ses liens, Pons l’entend marmonner « Chema Yisra-el, adonaï elo enou… » L’aide du bourreau se place derrière l’échelle, place une forte corde sous le menton. Le bourreau a déchiré la chemise jaune, a empoigné les bourses et posé la lame au ras du pubis, il fait signe de la tête à son assistant. La prière se termine dans un gargouillement, l’homme étouffe, bleuit. Quand il cesse de se débattre le bourreau poursuit son geste, il tranche la génitoire de droite, puis celle de gauche et les jette dans le feu allumé près de lui. Il essuie ses mains puis met des gants de peau, saisit une des pointes métalliques et la plonge dans l’œil droit du condamné, puis dans celui de gauche. Mais celui-ci ne bouge déjà pratiquement plus, l’aide bourreau serre encore plus la corde, le corps ne tient plus à l’échelle que par ses liens. Sur le tas d’ordures les enfants ont cessé de jouer. Déjà dans la foule des femmes ont tourné la tête.


Le second condamné a tout vu. Il ne tremble plus et récite lui aussi, inlassablement « Chema Yisra-el, adonaï elo enou, adonaï ehad ». Le second aide lui a placé la corde sur la gorge et serre à son tour au signal. Au moment où Guttierez commence à trancher les parties génitales, l’homme perd connaissance et relâche ses urines qui aspergent les mains de l’exécuteur. Cela ne le retarde en rien et il fait subir au second corps le même sort qu’au premier. Parmi les spectateurs certains se penchent en avant pour rendre leur repas, d’autres tournent les talons et commencent à s’en aller. Le bourreau se recule des cadavres et fait signe d’apporter le bois. Les assistants et les coutiliers prennent les fagots, les branches sèches, et les entassent autour des deux premières échelles, jusqu’à recouvrir les corps, puis aspergent tout avec le contenu de plusieurs seaux de poix.


Le mahoméri condamné a été lié encore plus fortement sur l’échelle. Il prie inlassablement « Allah illah illalah, Allah illah Illallah… ». Pour lui aucun garrot n’est prévu autour de sa gorge et il se raidit quand le bourreau se présente devant lui et fend la chemise. L’exécuteur empoigne les testicules, mais marque un moment d’arrêt. Un flot de sang s’écoule de la cuisse du mahoméri. Il blanchit, se pâme. Le bourreau termine alors son geste et les parties sexuelles du condamné finissent à leur tour dans le brasier. Après avoir planté dans les yeux du Maure les longues aiguilles, il détache le corps inanimé pour le poser avec le soutien de ses assistants sur le ventre, au-dessus de la poutre. Il ne remue plus. Deux aides le maintiennent quand Guttierez plonge sa lame dans le rectum, le déchirant largement, puis il se saisit du pieu épointé, l’introduit dans l’anus ouvert. Le troisième aide maintient le pal pendant que le bourreau frappe dessus à grand coup de maillet. Le corps du mahoméri tressaute à chaque percussion ; le bois s’enfonce de la longueur d’un doigt à chaque fois. Quand il est entré d’un pied et demi, le bourreau et ses aides soulèvent l’ensemble. Le pieu est maintenu dans le sol, bloqué par des piquets et des cordes tendues, le poids du corps achève l’œuvre.


Laissant là le cadavre, les officiants reviennent vers les bûchers. Ils prennent des torches destinées à l’éclairage et y boutent le feu. Les corps des juifs commencent à fumer dans une odeur de chair brûlée. Les coutiliers jettent encore du bois sec pour aviver la flamme. La lueur des brasiers éclaire toute l’esplanade. Sous son dais, Pierre de Scettigny arbore un large sourire, il semble près d’applaudir puis finalement se retient. Les aides du bourreau délaissent les premiers bûchers pour revenir au tas de bois. Ils l’accumulent au pied du pal portant le mahoméri. Rapidement le monticule atteint les pieds ensanglantés du supplicié. Ils aspergent le bois d’huile de naphte, jettent une torche. Le troisième bûcher prend feu à son tour, les flammes lèchent les jambes du condamné, embrasent sa chemise. Les cordes finissent par céder et le corps empalé tombe au milieu des flammes. L’odeur de graisse et de chair carbonisées devient difficile à supporter, la fumée est âcre et les hommes présents autour des bûchers toussent quand le vent la rabat sur eux. Sous sa capuche le bourreau reste impassible. Il vérifie si tout brûle bien, puis d’un large geste jette son couteau au milieu des flammes. La plus grande partie de la foule s’est déjà retirée. Seuls restent des croisés, quelques notables chrétiens avec leurs épouses qui se couvrent le nez avec les manches de leur surcot et des colons castillans. Pons de Peralda manque de marcher dans des flaques de vomissures, lui-même se sent l’estomac retourné par toute cette boucherie. Il en veut à Guttierez d’avoir accepté de remplir cet office, même avec une cagoule sur la tête, pratiquement toute l’assistance a dû comprendre qu’il était le bourreau. Tout le monde est parti maintenant, le prévôt rejoint le groupe des exécuteurs, il ne semble pas satisfait.


- Qu’avez-vous fait ? interroge-t-il. Ces criminels auraient dû souffrir dans leur chair, je me demande s’ils ont senti quelque chose !


Devant l’indignation du prévôt, Guttierez lève les bras au ciel.


- Qu’y puis-je, sire prévôt ? Ils sont tombés en pâmoison dès le début ! Suis-je responsable si ce n’étaient que des mauviettes ? J’ai accompli mon devoir, à vous de faire le vôtre !


Bernardo Aguirre rentre les mains dans ses manches.


- J’en parlerai à Sire Passerot ! menace-t-il, indigné.

- Et sa seigneurie l’évêque me complimentera pour avoir tiré la justice du royaume de l’ornière dans laquelle elle était tombée ! rétorque l’Aragonais, goguenard. Demain tout sera plus clair. Laissons les feux brûler et revoyons tout à ce moment-là !


Le prévôt, vaincu, préfère tourner les talons et revenir vers la ville, dont les portes ouvertes attendent le passage des derniers citadins. Pons de Peralda hésite à appeler Guttierez, c’est celui-ci qui lui fait signe ; ils se dirigent ensemble vers le palais de l’évêque et une fois rendus dans la salle d’armes le capitaine routier arrache sa cagoule et jette au loin son tablier maculé de sang et d’excréments.


- Vois-tu Pons, il y a des juges à Medina, mais on n’y trouve pas la justice !

- C’est toi qui le dis. Pour de l’or tu t’es fait auxiliaire de la justice royale. Mais comment connaissais-tu la coutume de Normandie ? questionne le chevalier.

- Tu sais qu’en Angleterre on applique la loi normande. Les Normands ne condamnent pas à mort. Ils aveuglent et émasculent les criminels. J’ai vu exécuter ainsi des Saxons qui avaient attaqué des soldats du duc Guillaume.

- Étais-tu déjà bourreau ?

- J’ai presque tout fait dans ma vie ! répond Guttierez en haussant les épaules. Cela a été dur de conquérir cette île, même après la victoire du duc Guillaume, le premier du nom. Sans nous, sans les routiers aragonais et castillans il n’aurait pas réussi. Nous faisions tout : la guerre et la police, la justice aussi. Nous avons été durs là-bas, tu ne peux imaginer tout ce que nous avons fait pour le fils du Conquérant. Y compris devenir des bourreaux.


Pons ne voit pas quoi répondre. Les aides de Guttierez arrivent, comme lui ce sont des routiers aragonais. Les a-t-il connus en Angleterre ? Ils jettent leurs cagoules, apparaissent couverts de transpiration. Ils prennent des pichets de vin sur les étagères et se servent abondamment à boire, sans se soucier du chevalier. Ils ont soif, terriblement soif. Ils ont besoin de se saouler. Pons les salue et rejoint sa chambre. Son service auprès de l’évêque reprendra demain matin, il devra lui rendre compte de chaque chose. Il sera entièrement dans la main de cet homme. Il va donc se plier à ses ordres. Cette journée l’a ébranlé. Il repense aux trois hommes attachés récitant leurs prières et mourant l’un après l’autre. Tout d’un coup il n’est plus sûr : qui a tué le chevalier de Velbec, si ce ne sont pas les hommes exécutés ? Et pourquoi, si le vol n’en est pas la raison ? Il se souvient que Guttierez a saigné le mahoméri à l’aine… Comme l’a été le chevalier. Les Normands n’étaient pas présents à l’exécution, comme ils ont été presque toujours absents. On cache quelque chose. Au service de l’évêque, il arrivera bien à le découvrir.



 
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   Philo   
15/9/2008
extrait du "chevalier, l'évêque et la putain".
Pour info : nous sommes en 1108, mais en 1121 de l'ère espagnole, qui suit encore comput wisigothique.

   Anonyme   
15/9/2008
 a aimé ce texte 
Bien
C'est agréable à lire, plutôt fidèle à la réalité historique (très fidèle même), mais il me reste un arrière goût du Nom de La Rose à la fin....C'est dommage.

Cependant partir sur une fresque historique demande pas mal de boulot, surtout concernant cette époque et ce pays, donc le texte est bon.

J'aime.

   xuanvincent   
15/9/2008
 a aimé ce texte 
Bien ↑
J'ai apprécié lire cette nouvelle aventure de Pons de Peralda.

Toujours très bien écrit, la longueur d'une partie des paragraphes ne m'a pas gênée pour la compréhension du récit.
Détails : . des répétitions demeurent ici et là dans le texte, mais elles ne m'ont pas vraiment gênée.
. « Les trois prisonniers ont été enfermés dans la prison » : tout cela m’a paru un peu redondant (prisonniers/enfermés/prison).

Les descriptions, très réalistes font que pour un peu où se trouverait plongé en plein Moyen-Age.

Dans ce récit, pas d'histoire d'amour mais une enquête autour d'un assassinat sordide.

La fin n'en est pas vraiment une (sans doute parce qu'il s'agit d'un extrait d'un texte plus long).

   David   
17/9/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Philo,

Cet extrait est trés violent, et pas seulement pour l'éxecution ; bien sùr je regrette que l'intrigue reste en suspend, par curiosité, mais j'en garde aussi une description trés convaincante de l'époque, des lieux et des gens, bravo.

   Philo   
17/9/2008
comme je l'ai déjà signalé, il s'agit d'extraits d'un livre de 350 pages.

Il faut atendre la page 348 pour connaître les véritables mobiles du meurtre.
La violence dont tu parles n'est qu'un moyen, elle n'est pas gratuite. Les personnages sont aussi cyniques ou ridicules ( comme le bourreau de Tolède ou le prévôt qui ne sait comment se débrouiller d'une situation imprévue)


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