Zinedine ibn Yahia étale sa masse corpulente sur les coussins de cuir et le sofa qu’on a apportés pour lui auprès de la belle fontaine du centre du patio. Le marchand d’esclaves se sent bien. Il est à l’aise, mieux que chez lui. D’ailleurs, il y est un peu : ce palais lui a jadis appartenu. Il n’a jamais regretté de l’avoir vendu à son excellent client : le roum Pons de Peralda. Zinedine avec le prix en a acheté un autre, plus petit et qui lui convient mieux, avec de belles orangeraies dans la plaine de Marrakech. Zinedine en est au moins à son sixième verre de vin d’Espagne, si ce n’est davantage. « Quand on aime, on ne compte pas ! » Il sait qu’en ces lieux, il peut se laisser aller. Sa langue claque, et il se délecte de voir le liquide rubis danser, formant des vaguelettes dans la coupe transparente aux décors d’or qu’il tient avec passion entre ses doigts. Cette couleur le fascine, ses yeux louchent vers ce petit flot qu’il fait rouler d’un bord à l’autre. Les parfums, les arômes de Malaga lui dilatent les narines. Il en fait trop pour montrer sa satisfaction, mais il sait que cela amuse son hôte. Passer pour un porc ? il n’en a cure ! Zinedine est riche, et il est de ceux dont on baise la main, sans risque qu’on lui coupe un jour. Il suit des yeux une petite servante : « Peralda ne me l’a pas achetée, celle-ci… » Il réfrène un sentiment de jalousie, *« il faut bien que mes concurrents vivent un peu »*. Finalement, il la trouve pâlichonne, un peu jeune et maladroite : elle a failli verser du vin sur sa manche, les gouttes sont tombées sur le carrelage. « Quel dommage ! » Pons de Peralda ne l’a pas fait réprimander, et la fille n’a rien dit. Le Franj traite bien ses esclaves ! Trop bien, il le regrettera certainement un jour. Zinedine la trouve bien habillée : coton et lin brodé, un foulard de soie. « Celle-ci est quand même enchaînée » - le marchand d’esclaves a remarqué les fers qui entravent ses pieds. « El Kefir l’a depuis peu, elle n’est pas habituée. Elle doit être encore un peu rebelle. Cette fille doit être Espagnole, de Tolède, de Saragosse ? » Il essaie d’en deviner la provenance.
« Mais qui donc a pu la lui vendre ? » Des vaisseaux sont arrivés d’Al-Andalus peu de temps auparavant. Ils étaient chargés de troupes, il pouvait y avoir du butin. « C’est sans doute un cavalier de Cordoue qui a cédé une de ses prises de guerre. Comme il est chanceux ! Il est, après tout, bien placé pour réaliser ce genre d’affaires » - oui, ce doit être une chrétienne espagnole. D’ailleurs, elle ne dit pas un mot, elle ne réagit pas quand Zinedine parle en arabe avec son maître. - Les esclaves sont les plus belles de toutes les marchandises qui viennent d’Espagne ! – Certes ! acquiesce Pons de Peralda, qui ajoute un mouvement de tête, tout en allant chercher une datte au fond d’un compotier en verre décoré d’un hommage en fils d’or au Dieu unique et miséricordieux. – Je ne parle pas que des femmes – Il adresse un clin d’œil à son interlocuteur – mais aussi des hommes et des garçons.
Pons de Peralda s’est à son tour laissé aller sur son sofa moelleux. Zinedine l’amuse, chacun connaît sa propension à aborder des sujets scabreux, surtout avec quelques verres de vin dans le nez. Se sentant encouragé, le marchand continue :
- Les prix varient trop. Un esclave mâle vaut le prix d’un dromadaire en ce moment. On ne vend pas bien ceux du Soudan, ceux d’Espagne sont plus prisés. À condition d’arriver à bien les châtrer. Un eunuque a une grande valeur ! L’idéal, c’est de le faire avant qu’il ait quinze ans, entre dix et quinze, en fait. Mais que de pertes ! Que de pertes !
Zinedine avale le fond de son verre d’un coup, il réprime difficilement une éructation qui lui remplit la bouche. Pons de Peralda fait signe de lui remplir à nouveau sa coupe, le marchand tend le bras, l’œil brillant.
- Tous les autres marchands perdent neuf esclaves sur dix… c’est terrible n’est-ce pas ? Ils doivent acheter, et ils risquent de perdre leur mise de fonds ! C’est pour cela que les eunuques sont si chers : tout le monde en veut, tous ceux qui ont des maisons riches, avec des concubines, et personne n’est sûr d’avoir ce qu’il faut ! On peut se ruiner, avec ces histoires d’eunuques. Tu gagnes tout ou – Il fait glisser le bout de ses doigts de la main droite en les faisant claquer sur la paume de la gauche – tu perds tout. Ta fortune s’échappe – Zinedine imite alors le vol d’un oiseau - les marchands préfèrent assurer leur commerce – Ses mains ressemblent maintenant aux plateaux d’une balance qui montent et descendent – gagner peu, avec des femmes, plus avec une jeune vierge, ou avec un esclave mâle entier, que tu vends pour le travail. L’eunuque, c’est le luxe !
Zinedine s’interrompt un instant pour tremper ses lèvres et aspirer un peu de vin.
- Excellent aussi, celui-ci, ce n’est pas le même… tu me gâtes sid Pons, tu aimes tes amis, Dieu te voit ! Il lit dans ton cœur ! Un homme bon comme toi aura une place au Paradis, j’en suis persuadé !
Il essuie ses lèvres d’un rapide revers de la main.
- Oui, l’eunuque, c’est le luxe. Et quand tu décides d’en produire un, qui te dit que c’est le bon qui va survivre ? Le docile va mourir et l’ingrat subsistera. Mais, moi, grâce à tes conseils, j’ai trouvé la bonne méthode. Elle coûte plus cher, mais, j’inverse, tu entends bien, j’ai inversé le rapport ! Je n’en perds plus neuf sur dix, pas cinq sur dix, mais un sur dix, entends-tu ? Un sur dix ! Et encore moins en hiver. L’hiver, c’est la bonne saison pour les eunuques. Dès qu’il fait chaud, les plaies guérissent moins bien ; les mouches s’y mettent, l’infection – Il prend une mine dégoûtée, rattrape d’une main son turban qui glisse – et la gangrène. Oui, la gangrène ! Quand tu fais l’eunuque complet, c’est encore plus ignoble ! »
Zinedine porte ses deux mains à sa bouche, on dirait que cette évocation lui soulève le cœur. Il s’est placé sur le côté, respire calmement, rote bruyamment, répète trois fois bismillah puis retrouve des couleurs. Son turban a glissé en arrière, il ne cherche plus à le retenir, se rassied et pointe l’index de la main droite en l’air :
- Dieu, le Tout-Puissant, t’a mis sur mon chemin. Quand je t’ai vendu ta première concubine, il y a vingt ans, puis quand je t’ai fourni tes premiers gardes noirs. Tu m’as parlé de ton médecin, le fameux Al-Razi, dont la lignée, que Dieu la protège à jamais, comporte depuis deux siècles de fameux hommes de science. Et j’ai osé… je lui demandé d’être notre médecin, et puis je lui ai offert de travailler pour moi. Seul un homme de sa qualité pouvait sauver la vie des eunuques. Il l’a compris, et les opérations se passent bien ! Je suis devenu le grand marchand d’eunuques ! L’eunuque est à la portée de tous, enfin – Il corrige en abaissant la main devant sa bouche – de presque tous… il ne faut pas qu’ils soient trop bon marché. Je te ferai des prix, car tu es mon ami !
Le trafiquant retombe d’un coup en arrière, se retenant à peine. Sa tête, appuyée sur le turban qui est complètement tombé en arrière, tourne vers la droite, il ronfle avec un puissant bruit d’arrière-gorge. Pons de Peralda se relève, secoue un peu sa longue robe mauresque pour faire disparaître les plis, il sourit. « Qu’il cuve durant deux ou trois heures, nous parlerons affaires après ! ». Il cherche Batoul des yeux, elle s’est effacée, elle a dû rejoindre la cuisine. Elle s’est montrée malhabile dans le service de son invité. « Safa lui montrera… ». Cette fille doit s’assouplir, il ne suffit pas qu’elle prenne des formes, elle doit aussi gagner en docilité. Il va falloir un peu de temps. Safa en quelques mois y arrivera. Mais, pour le reste de son éducation ? « Petite montagnarde rustre et ignorante, je ne te laisserai pas ainsi… » Pons va être absent quelque temps, il va prendre des dispositions.
- Loufti !
Le personnage interpellé fait semblant de rien entendre. Il est voûté, maigre, les cheveux épars et grisonnants, il marche en s’appuyant sur une canne. Son burnous est déchiré, couvert de poussière, il boîte en maugréant des malédictions à peine intelligibles. Il vient d’entrer dans la cour et longe le patio en faisant de la tête des signes de dénégation. Il est en grand débat avec lui-même ou avec un contradicteur invisible.
- Loufti !
Cette fois, l’individu tourne la tête, son visage tourmenté par des rictus s’apaise, il ouvre les bras, puis s’incline en baisant à pleines lèvres la main droite de Pons.
- La paix soit avec toi, seigneur Pons ! Que Dieu t’éclaire et te bénisse, bienfaiteur des pauvres comme moi !
Pons recule un peu, montre qu’il boite aussi, et interroge Loufti :
- Que sur toi vienne aussi la paix, Loufti ! Pauvre homme, tu marchais tout droit ce matin, qu’est-il donc arrivé ? As-tu été renversé par une charrette ? Piétiné par des chevaux ivres ? Dis-moi, pendant que je te fais soigner !
Et Pons de Peralda hèle à droite et à gauche les servantes, les concubines, un serviteur et un gros homme maussade aux cheveux blonds.
- Venez voir Loufti ! Apportez de l’eau fraîche et des pansements ! Qu’on lui serve à boire, il a passé une rude journée ! – Ah Seigneur ! Tu es bien le plus généreux des maîtres ! Que serais-je sans toi qui m’héberges et me soutiens ! (Il ouvre les bras.) J’ai été victime une nouvelle fois de ma science et de mon devoir ! Ah ! J’ai quand même lutté à ma façon pour la justice et le droit ! – Que de mots Loufti ! Que de mots tu prononces ! Un jour on te coupera la langue, dans quel cas t’es-tu mis aujourd’hui ?
Pons adore ces joutes avec Loufti, il sourit largement et fait presque autant de moulinets avec les bras que son interlocuteur. Loufti se pose lourdement sur le banc le plus proche, pendant que des servantes commencent à lui laver les pieds et à nettoyer à grande eau les écorchures de ses genoux.
– Plus doucement ! Vous ne lavez pas un mort ! Si Dieu me protège, je compte bien passer quelques années encore à l’honorer ! – Au fait, grand bavard ! Au fait ! insiste Pons. – Ah seigneur, tu es bon, mais tu es bien un Franj, un roum ! Il te faut, ici, maintenant – Il fait un grand mouvement de bras - aller de suite à l’essentiel, au fait, comme tu dis. Vas-tu au fait de suite quand tu te penches sur tes concubines ? Et mon art, qu’en fais-tu – Il croise les bras et prend l’air indigné – Que fais-tu de mon art ? Je suis le cadi des pauvres, l’éloquence est mon seul métier, je suis trop vieux pour faire autre chose que parler et défendre des causes justes en répandant le scandale sur ceux qui bafouent le droit, l’honnêteté et les principes du saint Coran. – Au fait, t’ai–je dit !
Pons fait semblant de s’impatienter.
– Au fait, oui, homme pressé ! Est-ce donc un besoin naturel qui te tenaille ? Veux-tu entendre tout avant d’aller te soulager ? Si c’est cela, cours donc vers tes latrines, car même en ne disant que le strict nécessaire, tu ne pourrais tout entendre avant que la colique ne souille le fond de tes culottes ! – Dentdieu ! Tu n’as pris assez de coups de bâton aujourd’hui !
Pons fait mine de chercher une canne. Loufti fait semblant de s’affoler.
– Dieu est grand ! Je ne veux pas que tu salisses son nom en jurant par ma faute ! Car le péché retomberait sur moi ! Accorde-moi ton pardon, seigneur, car je t’ai offensé par mes paroles irréfléchies ! Donne-moi ta grâce ! – Pour l’amour de Dieu je lâche cette trique – Pons repose son gourdin – et je t’accorde l’aman, car tu es le plus brave des guerriers sur le champ de bataille du verbe ! Bois cette eau – Pons lui remet un pot rond en terre émaillée bleue - en signe de mon absolution irrévocable ! – Merci, seigneur, pour ta miséricorde ! Pouah !
Loufti recrache tout en un jaillissement qui arrose les servantes à genoux qui viennent de reprendre ses soins, celles-ci marquent un instant de surprise, l’eau ruisselle sur le carrelage, Pons prend quelques gouttes sur son habit en riant.
– Qu’y avait-il dedans ?
Loufti s’essuie la bouche avec dégoût, il essaie de recracher ce qui reste collé sur sa langue et son palais.
– Ainsi, tu n’aimes pas l’eau croupie ? Il fallait bien que tu sois un peu puni. Ton insolence l’avait mérité. Alors, raconte-moi tes malheurs du jour ! – Que Dieu te bénisse ! Mais tu ne dois pas salir l’eau du pardon ! Donc, tu veux savoir mes malheurs ? Mais pour la grandeur du Créateur, Unique et Miséricordieux, mes malheurs ont permis de défendre le droit ! Tout a bien commencé d’abord. Ce matin je me suis avancé vers la boutique de Jahid, le boulanger de la porte d’Aghmat. J’étais suivi de Hadiya, la veuve aux six enfants. Il était devant son magasin, couvert de farine, l’air content de lui. Il y avait foule. À cinq pas de lui, je me suis arrêté, je l’ai toisé, et j’ai commencé : « Que la paix soit avec toi, Jahid le boulanger, on voit que Dieu bénit tes affaires et t’accorde belle prospérité. » Il m’a regardé, surpris, quand il a aperçu la veuve derrière moi, il a paru gêné. Mais il m’a rendu mon salut, m’a remercié de mes compliments. J’ai repris : « Que fais-tu des bienfaits de Dieu ? Ton pain est apprécié, tu ne sais plus compter les dirhems d’argent qui remplissent tes tiroirs, et tu peux t’acheter des terres ! Et te souviens-tu de la zakat ? L’aumône légale prescrite par Mohammed n’est-elle plus une obligation ? Te crois-tu un ulema assez fort pour prescrire cette innovation ? » Là, il est resté silencieux quelques instants, puis il a répondu que l’émir Ali faisait payer les mukus et les quabalah sur les produits, qu’il payait le kharadj sur ses terres imposables, et que la zakat était déjà payée avec la taxe du quarantième. Alors, je l’ai regardé en le méprisant. « Dieu voit tout et entend tout. Tu es seul en face de lui. Mohammed a prescrit l’aumône comme l’obligation du Croyant ! Que m’importe que l’émir Ali te fasse payer des taxes ? Qu’importe à Dieu que tu paies les impôts que Mohammed n’a pas exactement édictés ? Tu agis comme un impie ! Regarde cette femme – Je me suis alors tourné et j’ai fait avancer Hadiya – veuve avec six enfants depuis l’an passé. Ne lui as-tu pas refusé le pain trois fois la semaine passée, et deux fois la précédente ? Et parce qu’elle n’avait pas de quoi te payer, tu as condamné ses enfants à mendier ! Jahid, ton nom dit que « tu fais des efforts », mérite ton nom ! N’agis plus comme un impie ! » Il a bredouillé qu’il la fournissait depuis un an, qu’elle devait déjà plus de deux dirhems. Alors je lui ai coupé la parole, et je me suis adressé à ses clients. « Nobles fils des Masmudas, des Massufas, des Lamtunas ! Nobles habitants de la puissante capitale de l’émir Ali – que Dieu le conduise sur le chemin de la vérité – cet homme veut deux dirhems pour donner à manger à une veuve et à six enfants. Voulez-vous l’aider ? Aidez-le à cette belle tâche, moi-même, qui suis pauvre, je vais commencer… » Et je lui ai jeté deux billons de cuivre. Tous les clients, les femmes surtout, ont suivi, soit lui remettant dans la main, soit en jetant dédaigneusement à terre. Il a sûrement perdu des amis à ce moment-là. Quand cela a été fini, il était hébété : ses mains étaient pleines, il ne savait que faire. Il m’a dit « Tiens, donne à Hadiya ! » Jahid s’est tourné vers elle, et lui jura : « Dieu est clément est miséricordieux, Mohammed est son messager qui nous a donné sa sainte loi, je promets de te donner tout le pain dont tu auras besoin, pour toi et tes enfants, tant que je pourrai pétrir et enfourner ! » Les spectateurs ont commencé à applaudir, à lancer des youyous. Je les ai fait taire. « Remercions Dieu, l’Unique, Créateur de toutes choses. Cet homme était sur le chemin de l’impiété, il est revenu vers celui de la Connaissance et du Bien. Prions ensemble ! J’ai commencé à dire le takbir, puis la fatiha, tout le monde m’a suivi, y compris le boulanger. Et c’était bien, car des soldats de l’émir sont arrivés, ils ont voulu savoir ce qui se passait. Je suis parti discrètement avec Hadiya, en profitant du désordre. – Et, là, tu as couché avec elle !
Loufti regarde Pons d’un œil noir.
– Eh bien non – Il laisse passer un instant – pas cette fois… Elle avait les larmes aux yeux, quand nous avons compté ce qu’il y avait. En pièces de cuivre, lingots de fer, morceaux d’argent, il y en avait pour plus de vingt dirhems. Du coup, elle a voulu, m’en donner la moitié, mais je n’en ai accepté que le quint. C’est la part qui revient à Dieu quand on a vaincu des impies. – Te voici donc avec quatre dirhems ! Je ne vois pas pourquoi tu es rentré dans cet état ! – Attends seigneur, je ne t’ai pas tout dit ! La journée avait bien débuté, et je suis parti pour ma deuxième mission du jour, chez Ghoufrane, le marchand de parfums, d’huiles, et d’essences de fleurs. Il m’a dit son malheur : un client, pourtant riche, ne lui payait rien depuis trois ans ! Il lui en devait pour cinquante dirhems, et il ne pouvait pas se faire payer. Ses démarches avaient été repoussées par les gardiens de sa maison, et quand il passait près de lui, il faisait semblant de ne pas le voir. Tu sais que la Vallée des Roses est maintenant aux mains des Unitariens, et les marchands ont du mal à se procurer des essences de fleurs. Je l’ai donc écouté, je lui ai demandé de prier avec moi pour être inspiré. Au domicile de cet homme riche, on m’a certifié qu’il était à la mosquée. Je l’ai trouvé qui en sortait. « La paix soit avec toi, Habiboullah, que bénie soit ta lignée et celle de tous les nobles Massufas. » Ses femmes dévoilées étaient à côté de lui, couvertes de bijoux d’argent, des disques d’or décoraient leurs fronts. Il ne m’a pas rendu mon salut, il a juste légèrement incliné la tête. Alors j’ai repris « La paix soit avec toi, dont le nom signifie que tu es aimé de Dieu, l’Unique et le Miséricordieux. Tu sors de l’honorer, mais l’as-tu prié sur tes lèvres ou du plus profond de ton cœur ? Tu vis dans le luxe et dans l’or, tu te revêts d’habits luxueux. Et tes devoirs de Croyant ? Veux-tu que l’on connaisse le fond de ton impiété ? » Il s’est arrêté net, a fait signe à des membres de sa garde qui ont commencé à me repousser, à m’éloigner de lui. Alors je me suis mis à crier « Habiboullah ibn Hachim, seigneur Massufa, tu t’offres du luxe grâce à la misère de ceux que tu ne paies pas ! Paie tes dettes, Habiboullah, paie à Ghoufrane ses cinquante dirhems, celui qui prend sans dire ou sans payer est un voleur devant Dieu ! » Ses gardes m’ont roué de coups, frappés de leurs bâtons quand j’étais à terre, et je hurlais : « On me tue ! Je meurs pour la justice, honte à Habiboullah qui ne paie pas ses dettes et massacre un innocent ! ». J’étais presque inconscient, ils m’ont laissé par terre, mais une ombre s’est approchée et une main de femme a déposé un bijou en or dans ma main. J’ai passé le reste de l’après-midi chez Ghoufrane, à me remettre de cette émotion. Il m’a laissé cinq dirhems en remerciement. – Quelle dure journée, Loufti ! Tu as bien mérité tes dirhems. Je vais appeler le masseur pour qu’il s’occupe de toi ! Après, nous parlerons ensemble ».
Sur un signe de Pons, le gros homme aide à soutenir Loufti, et ils prennent le chemin du hammam.
Zinedine ibn Yahya, marche un peu hébété. Il a replacé son turban comme il a pu, il vient de se réveiller, son haleine sent la vigne. Il essaie de remettre un peu d’ordre dans sa mise, de déplisser son caftan.
- Noble seigneur, noble ami, je crois que je me suis un peu assoupi. Ai-je dormi longtemps ?
Il lève la tête pour essayer de voir la hauteur du soleil.
– Ne t’inquiète pas pour cela. Nous allons donc enfin pouvoir parler de nos affaires. Combien m’en as-tu amené ? – Tu m’en as demandé plusieurs, je t’en ai amené dix. Tu pourras faire ton choix. La dernière caravane a pu passer par Sigilmassa et par les routes de l’Atlas, mais cela va devenir difficile. À la frontière du Pays de Noirs, on ne peut plus faire comme on veut. Les Unitariens sont dans le sud, ils arrêtent les voyageurs, ceux qui veulent revenir à Marrakech sont retenus ou doivent payer de lourds péages. Ces esclaves viennent du Soudan, certains sont peut-être chrétiens car ils ont été pris à la limite du royaume du Darfour. Cela te gêne-t-il ? – Mes gardes viennent déjà de huit royaumes différents, et parlent onze langues ! Il faudra que ceux-là apprennent l’arabe et le tamazight, plus la langue de la garde. Maba se chargera d’organiser leur instruction. S’ils sont chrétiens, ils pourraient tenter de convertir les autres. Y a-t-il des hommes instruits parmi eux ? – J’ai veillé à regarder leurs mains, leurs pieds, l’état de leurs muscles, la netteté de leur denture. Ils sont sains – Il met ses deux mains sur le cœur – Dieu, louanges à Lui, m’est témoin. Ils n’avaient pas des métiers de femme, et ce n’étaient pas des secrétaires. C’étaient des paysans ou des bûcherons, ils sont endurcis à l’effort et à la peine. En traversant la moitié de l’Afrique, ceux qui devaient mourir sont restés sur le bord du chemin. Maba et Sedar sauront les dresser comme de bons et fidèles gardes. Fidèles, surtout.
Pons baisse un instant la tête.
– Sedar est mort. Il a été tué sur la montagne.
Zinedine place ses deux mains sur la bouche, affiche un visage affligé.
– Dieu me pardonne, que je suis désolé ! Sedar était un des premiers que je t’ai vendus. Tu t’y étais attaché, je le vois. J’aime aussi mes esclaves quand ils sont dociles et aimables, un peu comme nos animaux. Je te comprends : sache que j’ai perdu il y a deux semaines un de mes chevaux barbes auquel je tenais particulièrement. Ce n’était pas le plus beau, mais depuis des années c’était celui sur lequel mes jeunes enfants pouvaient monter sans crainte, tellement il était doux. J’en avais oublié qu’il pouvait mourir ! J’ai eu de la peine, comme si c’était un être humain…
La voix de Zinedine vibre, elle s’éteint vers la fin. Des gouttes perlent à ses yeux. Il renifle. « Est-il vraiment ému ? » Pons, finalement, préfère ne pas se le demander. Le marchand d’esclaves le sert bien, il sait même, maintenant, devancer ses désirs. Il a amené dix esclaves ! Pons pensait remplacer Sedar.
Zinedine et Pons sont arrivés du côté des communs. Les cuisines forment le côté le plus près du palais, un haut bâtiment y est accolé, les écuries sont en face. Entre les deux : une large place, où les gardes du marchand d’esclaves surveillent leur marchandise assise dans un coin. Zinedine reconnaît la servante qui a renversé un peu de vin, elle a changé de tenue et mène maintenant une carriole remplie de fumier de cheval. Elle la pousse vigoureusement, Zinedine voit qu’elle a l’habitude de travailler. Elle est absente, son visage ne reflète aucune émotion. Ses chaînes tintent, raclent les cailloux du sol, limitent la longueur de ses pas. Soudain, elle trébuche, retenue par la brusque tension des fers, la carriole s’emballe, manque de se renverser ; de la paille malodorante, souillée d’urine et d’excréments, tombe par petits paquets sur les côtés du tombereau. La fille se retrouve à genoux au milieu des bras du véhicule, qu’elle arrive à maintenir comme elle peut, les deux bras écartés.
Zinedine s’amuse un instant du spectacle : la fille est en équilibre précaire, elle ne pourra tenir longtemps ainsi ; elle ne peut se relever sans l’aide de ses mains, et si elle lâche les bras de la charrette, son contenu peut se déverser sur elle. Pons de Peralda a fait un signe, un garde noir s’approche pour lui venir en aide. Le marchand d’esclaves le devance, il retient le véhicule pendant que l’adolescente pose ses mains à plat sur le sol et tâche de se redresser avec le soutien du soldat noir. Zinedine, au passage, lui effleure la hanche du bout des doigts, et lui chuchote en tamazight :
- Ton maître m’a vendu ta virginité.
Elle rougit soudainement, baisse les yeux et tourne la tête tout en rajustant son foulard afin de dissimuler les quelques mèches de cheveux qui en sont sorties. Zinedine est surpris : cette fille comprend-elle le berbère ? Il la croyait Espagnole !
Le grand soldat noir reprend le tombereau et termine de le pousser. De l’autre côté de la cour, Zinedine reconnaît Safa, la concubine de Pons, qui apparaît à la porte de la cuisine ; celle-ci, le visage fermé, une longue baguette à la main fait signe à la fille de la rejoindre. Le marchand d’esclaves revient vers Pons, joue l’embarrassé.
- Excuse-moi, cher ami, de t’avoir quitté un instant. Je ne pensais plus que cette fille était une de tes servantes, et que c’était plutôt à un de tes esclaves de venir l’aider. – Ah Zinedine – Pons joue également la comédie – ton prophète l’aurait dit : que seras-tu, face à Dieu, si tu n’as pas eu de pitié ?
Pons a bien vu la caresse furtive de Zinedine et la réaction de la prisonnière. Le marchand d’esclaves est réputé pour aimer les filles vierges ; il se contente d’habitude des filles noires du Soudan, car les jeunes captives espagnoles ont trop de valeur. Les affaires sont ainsi : la clientèle avant tout.
- Tu as rêvé un instant, mais ne compte pas que je te fasse ce cadeau…
Officiellement, pour l’émir et ses officiers, Batoul est une otage. Elle est tenue, de fait, en servitude, mais Pons ne peut la présenter comme une esclave. Il laisse Safa agir à sa guise : elle sait abaisser les fiertés et réduire les rebellions. L’éducation de Batoul doit être faite d’une alternance de moments de bonheur et d’humiliation. En ce moment, elle subit le fouet ; dans la cuisine et devant les esclaves réunies Safa lui fait payer ses maladresses. La punition de Batoul sert d’exemple. Pons compte les coups, il sait que Safa n’exagérera pas. Le Maître ne doit pas intervenir, quoi qu’il advienne.
La verge a sifflé dans l’air une dizaine de fois, Batoul a faiblement crié à deux reprises. Elle ressort, la tête basse. Des larmes coulent de chaque côté de son visage, elle frotte avec la paume des mains le haut de ses cuisses et l’arrière de ses hanches. Elle a été corrigée sur les vêtements, Batoul aura des bleus mais pas de cicatrices. Elle traverse la cour sans un regard pour Pons ni pour Zinedine, elle retrouve son expression d’absence et d’indifférence. Pons la regarde, du coin de l’œil, rejoindre le palais « Je ne peux la laisser ainsi. Je la veux parfumée, instruite et raffinée ».
Zinedine s’impatiente un peu : dans un coin de la grande cour, assis en groupe, gardés par des Maures employés par le trafiquant d’esclaves, les hommes-marchandises attendent leur client. Zinedine est pressé maintenant de les présenter, la fièvre du commerce le reprend, il se multiplie en gestes ronds, en courbettes et en paroles avenantes. Il amuse Pons par sa manière d’en faire encore et toujours plus, comme s’il avait affaire à un client inconnu. Pons se rappelle qu’il était plus sobre dans son comportement au début de leurs relations. Mais Zinedine aime l’outrance, et ce rôle de trafiquant lui donne l’occasion d’une représentation théâtrale pendant laquelle il peut inclure tous les effets, les mimiques, les clins d’œil qui composent son jeu d’acteur. Pons ne l’écoute pas, il hoche de la tête gravement, sourit de temps à autre, approuve d’un bruit de gorge, mais les virevoltes et les pas de danse de Zinedine ne le distraient pas de son observation attentive.
Les dix hommes noirs ne manifestent pas de réactions particulières. Les gardes maures font claquer leurs fouets autour d’eux pour les dissuader de bouger. La plupart d’entre eux gardent les yeux dirigés vers le sol, regardent entre leurs pieds. Ils relèvent la tête quand on les appelle, ouvrent grand la bouche. Même s’ils ne parlent pas encore les langues du Maghreb, ils connaissent déjà le sens de certaines interpellations. Zinedine a soigné leur présentation : ils sont propres, reposés, couverts de vêtements neufs. Ils ont eu le rectangle de toile grise qu’on donne aux esclaves pour qu’ils s’en fassent une sorte de toge. De grands chapeaux de paille les protègent du soleil, ils ont des jarres d’eau fraîche et des gobelets à leur disposition. Le marchand d’esclaves veut montrer une marchandise de qualité. On leur a ôté la cangue de bois qui a tenu leurs mains et leur tête pendant leur traversée du continent jusqu’à Marrakech. Il est resté des écorchures et croûtes sur leur cou et leurs poignets.
Au signe convenu, l’un d’eux se lève, résigné. Zinedine insiste sur les biceps, les muscles des épaules, les cuisses bien formées ; il leur fait ouvrir les mains, propose à Pons – qui refuse d’un mouvement de tête - de toucher les callosités. Puis, c’est le tour d’un autre. Tous se redressent avec précaution, car ils sont liés au niveau du cou et des chevilles par des colliers, des tiges et des chaînes. Peu ont des cicatrices. Ce n’étaient pas des guerriers, seulement des laboureurs, les éleveurs, peut-être des chasseurs. Ils sont tous des hommes sans histoire ni talent particulier, volés au hasard d’un rezzou en terre soudanaise, au milieu d’un champ ou sur le chemin de leur village.
« Il faudra en faire des hommes d’armes… » Pons réfléchit un instant. Combien de temps faudra-t-il pour les instruire ? L’expédition pour Figuig est dans quelques semaines, il lui faudra tous les hommes valides. Autour du cou, plusieurs ont pu conserver un collier de cuir où est suspendue une petite croix de bois ou de fer. Zinedine ne s’est pas trompé, il s’agit bien de chrétiens du Darfour. Ceux-ci pensent tomber dans les mains d’un seigneur maure. Savent-ils pourquoi on les a conduits ici, et à quel emploi on les destine ? Maba saura les prendre en main. Ses hommes parlent le wolof, le mandingue, le sérère, et bien d’autres langues africaines, plusieurs s’appellent en émettant des sifflements modulés. Ces nouveaux formeront un groupe supplémentaire.
- Me les prendras-tu ?
Zinedine est décontenancé. D’habitude, Pons est prolixe, il sourit aux excès verbaux de son fournisseur, en ajoute encore.
- S’ils ne font pas affaire, je te les reprendrai ! Et je t’en fournirai d’autres, plus forts, plus beaux et plus robustes. Si, bien sûr, tu ne les rends pas abîmés !
Pons sourit, Zinedine soupire de soulagement.
- Tout à l’heure, tu as parlé du prix d’un dromadaire pour un homme, c’est bien cela ? Car, de plus, tu l’as dit tout à l’heure, les Soudanais se vendent mal…
Zinedine se prend la tête à deux mains, agrippant son turban.
- Veux-tu ma mort ? La fin de mes affaires ? Je te les propose à crédit et tu m’offres un prix de misère ? Si je paie Al-Razi, je peux en faire des eunuques que je vendrai plus cher ! – Pour des eunuques, il vaut mieux des esclaves un peu plus instruits ! Enfin, tu feras ce que tu voudras. Si le prix te convient, tu me les laisses. Je les prends tous… – Tous ?
Zinedine prend l’air interrogatif, les deux index au-dessus de ses lèvres forment comme une moustache et ses yeux levés vers le ciel cherchent dans les nuages le signe divin qui lui inspirerait sa réponse.
« Dix hommes de plus… J’aurai ainsi une centurie complète. » Pons les regarde déjà avec tendresse. Combien cela va-t-il lui coûter ? Il faudra des vêtements neufs, des armes, les entraîner, veiller à leur entretien ; il devra peut-être vendre un petit lopin de terre. Qu’importe ? Il en a bien assez. Sedar sera bien remplacé, dix hommes pour un. C’est la bonne mesure. Sedar valait bien ça. « Avec eux, je conquerrai Figuig et je serai plus que leur maître, ils me révèreront comme leur propre père ! »
Les employés de Zinedine s’activent, leur maître leur a fait signe de faire se relever les esclaves. Ils les époussètent avec de larges balais de paille, redressent leurs chapeaux, les forment en une colonne. Sans dire une parole, Zinedine a accepté le prix, et met les esclaves à la disposition de leur nouveau propriétaire. Ils vont partir vers la campagne de Marrakech, vers la propriété de Pons, où leur apprentissage commencera. « Ils ne savent rien encore, ils ont peut-être deviné que j’étais maintenant leur maître et seigneur ».
Zinedine rajuste son turban. Il est un peu dégrisé, mais ses pas ne sont pas tout à fait assurés. Le marchand d’esclaves fait de temps à autre un pas sur le côté. Il salue Pons très bas, tente de lui baiser la main droite, mais finalement se contente de lui embrasser l’épaule, trop se pencher aurait pu le faire tomber. La température de l’après-midi joue un tour au trafiquant, il marchait un peu mieux tout à l’heure.
« Un jour, tu prendras un coup de sang ! Tu resteras la bouche de travers et tu ne marcheras plus qu’avec une canne et un aide ! » Pons se promet de demander à Al-Razi de s’occuper de l’ivrognerie de Zinedine. Peut-être est-il trop tard ? Peut-être est-il de ces hommes que le vin a tant imbibé qu’il a remplacé une partie de leur sang et corrompu le reste des humeurs ? De tels hommes doivent souvent s’abreuver, le manque de vin les rend malades ou fous.
Soudain, des cris d’enfants, des rires clairs et les voix de leurs mères qui les rappellent. Quatre petits métis, de deux à quatre ans, précédant Aminata et Fatoumatou se jettent dans les jambes de Pons. Son genou ! Le choc a réveillé la douleur, le Franc aurait pu tomber. Ces quatre enfantelets à la peau marron clair sont de lui. « Si mon père avait su... » Pons sourit, malgré le mal qui ronge son articulation et l’empêche de faire un pas. « Mon père est mort sans savoir ce que je suis devenu, il n’aurait rien compris à mon destin, il n’aurait jamais imaginé avoir des petits enfants de sang-mêlé nés en terre infidèle. »
Yacub et Boutros, se tenant par l’épaule, suivent les concubines noires. Il admire un instant ses deux fils : Safa a bien mérité d’être la première concubine, maîtresse de la maison. À un peu plus d’un an d’intervalle, l’esclave espagnole lui a donné deux garçons si proches l’un de l’autre qu’on les prendrait pour des jumeaux. Pons a fait élever Yacub dans la foi mahométique et Boutros dans la religion chrétienne. Boutros, Pierre en Grec. Pierre et Jacques, Boutros et Yacub. Boutros est l’aîné, mais Yacub est le plus doué. Pons a décidé qu’il serait son successeur : Yacub a la stature d’un chef, il tire bien l’épée et chevauche inlassablement. Il porte la noblesse en lui. Boutros manque de fermeté, il ne paraît pas être l’aîné des deux. « J’ai choisi, c’était mon droit… Boutros devra servir son frère. À leur âge, j’étais déjà chevalier. Moi aussi, j’ai dû servir mes aînés. »
Un dernier homme passe la porte, légèrement voûté, effacé, il n’a pas l’allure des précédents. Pons serre les dents. « Nissim ! Je ne peux t’empêcher de venir au palais ! » Nissim passe voir sa mère. Pons le connaît depuis son premier jour. Premier enfant conçu dans la violence et né dans la douleur, trente-cinq ans auparavant, des flancs d’une femme désormais stérile. Nissim est pour moitié un enfant d’Israël. Qui connaît l’origine de l’autre moitié de son sang ? Pons l’a accepté, pour l’amour de sa mère. Il a nourri Nissim, l’a élevé, lui a payé les meilleurs maîtres. Cet enfant a bien appris. Mais Pons ne se reconnaît pas en lui, en cette allure un peu courbée, ce regard parfois fuyant, ces doigts minces plus doués pour le calame que pour les armes. Quant Boutros est né, Nissim est parti. Il vit depuis en-dehors, a choisi son épouse avec les conseils de sa mère, acquis une honnête aisance dans le commerce, la revente des charges des caravanes, le prêt à gage et à intérêt. Nissim le salue toujours avec déférence, Pons lit dans ses yeux la reconnaissance et l’affection. La mère de Nissim vit dans le plus bel appartement du palais. Pons ne passe un jour sans aller la voir. Se console-t-elle ? Elle est le fantôme claudicant d’un palais qui vit, respire, s’agite sans elle. C’est une ombre qui passe dans les couloirs de cette somptueuse demeure. Où vit-elle ? « Elle a commencé à se cloîtrer quand Safa est arrivée. » Elle a compris que son temps était fini.
Pons rêve un instant : palais, médecin, esclaves, concubines et enfants, amuseurs, garde personnelle. « Je suis devenu tel un seigneur maure… Et depuis longtemps déjà ! »
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