L’avant-veille, Pons découvrait Figuig, cul-de-sac cerné de djebels. L’oasis s’étalait sous ses yeux, les ksour formant des taches roses au milieu des palmiers dattiers. À des lieues de Figuig, on en sent l’humidité, celle-ci vous appelle. « Je te compare au ventre d’une femme qui attend son amant. »
Aujourd’hui, il y est. Figuig est reconquise. La première bataille fut courte : Pons de Peralda avait fait déployer ses forces à mi-chemin entre la montagne et le premier ksar : les piquiers masmudas et sa garde noire massés au centre, près des chariots, des dromadaires et des bagages, les mercenaires du Hasham chrétien sur l’aile droite et les cavaliers andalous sur sa gauche. Les archers étaient regroupés autour de lui, au milieu du carré formé par ses Noirs. La colonne qui sortit de Figuig à leur rencontre ressemblait à une troupe hétéroclite de garçons indisciplinés, surexcités à l’idée d’une bataille, comme s’il s’agissait d’un jeu ou d’une simple bagarre. « Ils nous attendaient. » Depuis des jours, tout au long de la route, Pons n’avait cessé de remarquer des signaux de fumée s’élevant de loin en loin, il avait entendu dans le djebel des roulements de tambours lointains, rythmés et brefs. On ne cessait d’annoncer leur arrivée.
La masse hurlante des Oasiens s’était ruée au galop. Mal armés, les bras protégés de petites rondaches, brandissant des poignards de jet, des lances courtes, rarement des épées, suivant un homme plus âgé, les jeunes Figuigis s’étaient jetés sur le mur de boucliers hérissé de piques formé par les Murabituns et les Noirs. Les deux premières salves de flèches en ont jeté quelques dizaines à bas de leurs montures, refroidissant l’enthousiasme des autres. En arrivant sur la forteresse vivante, ils arrêtèrent leurs chevaux en catastrophe, surpris de constater que la longueur des piques des hommes d’armes de Pons de Peralda les empêchait de s’en approcher à moins d’une toise et demie. Entre-temps les deux ailes de la cavalerie de Pons de Peralda s’étaient déployées comme un filet, puis refermées en prenant au piège les téméraires. Ceux-ci jetèrent de suite leurs boucliers, sagaies, gourdins et épées. Ils levèrent les bras, sans écouter les cris et les insultes de leur chef qui passait au milieu d’eux, en les giflant, les frappant avec sa cravache pour tenter vainement de réveiller le feu de paille de leur ardeur guerrière. Ses imprécations cessèrent quand, après deux rapides passes d’armes, il fut maîtrisé à son tour et mis à bas de son cheval par quatre mercenaires castillans.
Au prix de quelques blessés légers, l’armée de Pons venait de s’approprier trois cents chevaux, et presque autant de prisonniers. Les Noirs se chargèrent de les entraver, leur serrant les coudes derrière le dos, et nouant fortement les chevilles. Le chef de cette armée si rapidement défaite fut conduit au chef franj. Il n’avait rien d’un Figuigi.
- Qui es-tu ? - Que t’importe ?
À l’accent, Pons reconnut un montagnard masmuda.
- Tu es loin de Tinmel. Je peux renvoyer ta tête à ton maître. - Peu m’importe de mourir, le Paradis m’attend. Tu es un chien d’Infidèle, El Kefir. Mourir de ta main ne m’effraie pas !
Le visage de l’homme exprimait une grande satisfaction à prononcer ces paroles qu’il voulait définitives.
- Et moi, je pense que Dieu nous a accordé la victoire. Tu n’as rassemblé contre nous que de jeunes esprits que tu as échauffés. Regarde ta défaite – Pons ouvre largement les bras – tu as perdu sans combattre, tes hommes ont levé les mains et se sont assis près de leurs montures dès qu’ils ont été encerclés. Tu as fait charger des garçons inexpérimentés ; ils auraient pu tous mourir. Est-ce ainsi qu’Abdel Mumen t’a commandé d’agir : en sacrifiant les jeunes guerriers des ksour de Figuig ?
Le prisonnier ne cherchait pas à dissimuler son mépris.
- Ces gamins prenaient la guerre pour un jeu. Dieu ne les a pas inspirés. Ils n’avaient pas l’âme des martyrs. Si j’avais eu mes propres guerriers, ta vie n’aurait pas valu très cher. C’est ta tête que je pourrais maintenant envoyer à Marrakech. - Que tu es présomptueux !
Pons voulait montrer son amusement. Il porta son poids sur la jambe gauche pour soulager son genou droit douloureux. Pendant ce temps, les Andalous réunissaient les captifs en faisant claquer des fouets. On entendait leurs cris.
- Et pourtant, tu n’es pas un enfant. Tu dois connaître la valeur et le sens des mots que tu emploies. C’est moi qui puis décider de ta vie. Quelle valeur te donnes-tu ? Fixe ta propre rançon !
Le chef unitarien avait craché dans la direction de Pons. La salive passa à côté de la jambe et fit un rond glaireux sur le sol poussiéreux.
- Tu me défies encore. Ton crachat aurait pu me toucher, mais tu as préféré me manquer. Je pense que tu ne veux pas vraiment mourir. - Mon maître, le successeur du Mahdi, ne paiera rien pour moi. Il nous conduit à la victoire. Cette journée n’est qu’un épisode. Dieu seul sait pourquoi il a voulu aujourd’hui notre défaite ! Abdel Mumen nous guidera vers la Vérité et dans le chemin voulu par le Seigneur des Mondes ! Il est soutenu par Dieu et ses anges ! Tu ne pourras rien contre lui, jamais ! Tue-moi maintenant, ne me laisse pas attendre plus longtemps. Ma place m’attend au Paradis !
Pons n’avait cessé d’observer le prisonnier agenouillé. La peur était apparue dans ses yeux. Sa fermeté n’était qu’une posture.
- J’admire ton courage. Tu mérites une meilleure fin. Je vais peut-être te renvoyer à Abdel Mumen avec une lettre de compliments.
L’Unitarien en avait ouvert la bouche de surprise. Cette annonce inespérée le troublait. Il s’était résolu à l’idée de devenir un martyr, faute d’être vainqueur. Revoir Abdel Mumen paraissait le contrarier. Maba, venu en boitillant, avait chuchoté quelques mots à l’oreille de Pons.
- Eh bien, tes hommes sont plus bavards que toi. Je sais que tu t’appelles Irat, et tu t’es vanté de ta proximité avec le maître des Unitariens pour convaincre les jeunes hommes des grands lignages de Figuig de te suivre. Irat, tu as l’âme du lion… Mais ne sais-tu pas que les grands fauves finissent mal – se tournant vers Maba –, fais-lui lui porter de l’eau, et qu’on le tienne à l’écart des autres ! Puisque tu es si proche d’Abdel Mumen, je vais te présenter quelqu’un qui va te raconter une histoire intéressante. Faites venir le fou de la montagne, ils ont certainement bien des choses à se dire !
À deux mille pas, les ksour s’étaient refermés, leurs portes étaient désormais closes. Au sommet de leurs murs d’enceinte des dizaines de regards venaient d’assister à la défaite de la jeune noblesse oasienne. Les captifs assis dans la poussière et les cailloux, éberlués, assommés par la rapidité de leur déconfiture, portaient sur eux les preuves de leur fortune personnelle. On vit l’un d’eux chercher désespérément son serviteur, qui aurait pu l’aider à se relever ou tout au moins lui porter un coussin ; l’esclave, immobilisé à dix pas de son maître, aussi solidement lié que celui-ci, montrait par des signes et des mimiques sa désolation de ne pouvoir lui obéir. « Ils nous ont attaqués accompagnés de leurs valets ! » D’autres, dignement redressés, attendaient visiblement qu’on leur porte la coupe d’eau absolutrice. Pons s’était juré de les faire attendre jusqu’au soir. « J’ai bien le temps de leur accorder l’aman ! Ils auront soif et ignoreront si je les gracie ou pas. » Maba avait compris, et éloignait les Murabituns qui tentaient de s’approcher avec des outres des prisonniers qu’ils comptaient s’attribuer pour en tirer rançon. Pons s’avança cependant près d’un jeune Haratine au visage d’enfant apeuré, qui ne devait pas être âgé de plus de quinze ans. Le chef franj avait fait couler quelques gouttes de sa propre gourde sur les lèvres arides de l’adolescent noir. Le haut-le-corps des prisonniers nobles, en voyant le geste de Pons, remplit celui-ci d’une jouissance absolue. « J’épargne un de leurs serviteurs, et je les laisse attendre. Jusqu’à ce soir, ils ont le temps de ruminer ! »
La journée n’était pas finie. Pons de Peralda voulait Figuig avant la tombée de la nuit. Il fit signe à ses tambours. Manifestement mécontents, les Murabituns abandonnèrent leur fouille des vêtements des captifs, et le partage des prises de guerre, pour se placer en colonne, sous leurs étendards rouges et verts. Un groupe d’Andalous restait pour garder les prisonniers, les autres protégeaient l’arrière de la vague d’assaut qu’envoyait Pons de Peralda vers le ksar. Quatre superbes palmiers, âgés d’au moins cinquante ans, firent les frais du coup de main : les Noirs et les Masmudas les coupèrent à ras du sol, et taillèrent le tronc en pointe. Ils soulevèrent à une vingtaine de bras ces béliers improvisés. Sous un toit de boucliers assemblés, ils repartirent au pas de course, soufflant et transpirant, vers les murs de terre rose. Du haut des remparts des hommes effrayés leur lançaient des pierres, des javelines, des poteries pleines de scorpions. Les grandes portes du ksar vibrèrent puis plièrent sous l’impact des deux premiers béliers, les planches se fendirent sous les grands coups de hache des Noirs. De l’autre côté du ksar, avec les deux autres béliers, les gardes noirs entreprirent de percer le mur d’enceinte. La glaise bien tassée, agglomérée autour des fibres de palmier et de paille, durcie depuis des années, se fendilla, puis se désagrégea d’un coup, ouvrant dans le mur épais un trou de la taille d’une tête, puis de celle d’un homme. Presque au même instant, les deux battants de la porte cédaient, les planches posées rapidement en travers pour les consolider tombèrent bruyamment. Le ksar était envahi.
Les mercenaires chrétiens avaient mis pied à terre, attaché leurs montures aux dattiers et aux oliviers. Pons de Peralda choisit d’entrer dans la forteresse par l’ouverture faite par ses hommes. Ceux-ci l’aidèrent à enjamber la faille. Il se retrouva dans une pièce meublée. Dans un coin de celle-ci, des enfants terrifiés s’étaient jetés dans les bras de leurs mères et de leurs grands-parents. Pons prit le temps d’admirer le visage d’une jeune femme collant contre sa joue un nouveau-né. « La peur la rend belle… » En s’appuyant sur la lame de son épée comme sur une canne, il suivit ses hommes qui se précipitaient à l’intérieur du village fortifié. Le ksar était composé de maisons d’habitation collées les unes aux autres, le mur d’enceinte étant formé par des façades aveugles. Les Noirs avaient déjà brisé la porte de communication entre cette pièce et la ruelle.
Le système des rues du ksar n’était qu’un réseau de couloirs étroits, conduisant d’une porte à l’autre. Les gardes noirs y avançaient groupés, chassant devant eux les ultimes résistances. Des chevaliers couverts de hauberts apparurent à l’extrémité de la venelle. Les deux groupes avaient fait leur jonction, il ne restait plus qu’à réduire les dernières défenses. La maison du cadi était l’une d’elles, sur son toit s’était postée une demi-douzaine d’archers, un de leurs tirs atteignit un garde noir de Pons de Peralda. Formant une tortue, ceux-ci se regroupèrent et eurent vite fait d’enfoncer la porte. Des hurlements suivirent leur entrée dans le bâtiment. Ceux-ci s’éteignaient l’un après l’autre. Des membres, des morceaux de corps tombèrent du toit. Au milieu de la ruelle gisaient les restes démembrés des archers qui défendaient le cadi. Celui-ci fut conduit, blessé au crâne, couvert de sang, tremblotant, devant Pons de Peralda.
- Te rends-tu ?
Le cadi fit signe que oui. Pons lui tendit sa gourde.
- Bois ! Et ordonne la reddition !
Le cadi avait baisé la main de Pons, but l’eau de l’aman, et était reparti par les ruelles en criant l’ordre de cesser le combat. Il n’y avait d’ailleurs pratiquement plus personne en état de se battre, et les Murabituns comme les mercenaires chrétiens avaient entrepris de casser les fenêtres et de forcer les entrées des maisons pour les mettre à sac. Une nouvelle fois, Pons fit rouler le tambour. Ce ksar était conquis, mais il ne s’agissait que de l’un des plus petits. Il fallait maintenant s’assurer des autres villages. Pons avait retrouvé le cadi.
- Va vers les autres ksour. Dis que je représente l’émir et que je garantis leur paix et leur sécurité s’ils se soumettent. Vous êtes vaincus, ne transformez pas cette défaite en désastre !
Le cadi s’était incliné humblement, puis était parti remplir cette mission. Il revint avec deux émissaires du ksar El Maiz, puis avec trois de l’Ouled Akri ; un représentant des Béni Haroun se présenta spontanément.
Dans les heures qui suivirent, les ksour ouvrirent leurs portes. La seule exception fut le ksar Taghrout. Cette obstination fit sourire le caïd chrétien. « Je sais bien pourquoi vous ne capitulez pas : vous avez peur de moi. Vous craignez ma vengeance, douze ans après ! » La prise de Taghrout fut un peu plus difficile, il fallut percer le mur à trois endroits et forcer deux portes ; elle coûta la vie à deux gardes noirs de Pons de Peralda, à une dizaine de Murabituns et à un mercenaire chrétien. À la nuit, Maba plantait le drapeau noir et jaune du chef franj sur la plus haute tour d’observation du rempart, les Murabituns attachant comme ils le pouvaient leur étendard vert à un créneau. Une vingtaine de maisons et d’ateliers se consumaient, Pons décida de laisser la population éteindre seule les incendies et n’interdit pas le pillage.
Pons croise un jeune noble, celui-ci incline la tête et poursuit son chemin entre les palmiers. Pons sourit. La veille, ce jeune homme était un de leurs prisonniers. Couché sur les cailloux du chemin, ligoté, au milieu des siens et de leurs esclaves, il tirait comme les autres une langue blanche et desséchée. Privé d’eau depuis le matin, allongé sur le côté, il a comme d’autres désespérément tenté de trouver une posture plus confortable. Ne pouvant dégager ses vêtements, il a lâché ses urines quand il n’a plus été capable de se retenir. D’autres sont même allés au-delà, et leurs déjections complètes ont souillé leurs burnous, leurs gandouras, ont mouillé leurs cuirasses de cuir et de plaques d’os cousues. Les Andalous qui les gardaient, tranquillement assis, ont assisté toute la journée à la décomposition de l’honneur de leurs prisonniers. Ils les ont vus se tortiller, essayer de faire comprendre par des mimiques appuyées ou des signes qui se voulaient explicites les déchirements de leurs entrailles et le trop-plein de leurs vessies, mais ils se sont contentés d’en rire. Les mahométiques espagnols trouvent une certaine satisfaction à humilier ainsi les Africains.
Au soir de la conquête, avant le coucher du soleil, Pons était revenu vers ses prisonniers, et avait contemplé leur abaissement. Il avait accompli son premier geste de roi de l’oasis, en ordonnant la libération des captifs. Seuls ceux originaires de Taghrout, une quinzaine au total, se sont vus imposer de payer une rançon. Cette décision avait fait maugréer les Murabituns, les Masmudas et les mercenaires chrétiens, qui de dépit en jetèrent leurs armes à terre. Ils avaient déjà calculé leur bénéfice. Pons leur avait néanmoins accordé de se partager les armes, les bijoux, les chevaux et les esclaves appartenant aux vaincus. Pons avait gardé pour lui le jeune garçon à qui il avait servi une gorgée d’eau. Les nobliaux de Figuig étaient rentrés, seuls et à pied, poussiéreux, dépouillés de leurs richesses et les habits colorés de taches jaunes et sombres, jusqu’à leur ksar d’origine.
Taghrout est tombée. Toute l’oasis est à lui. Les familles du ksar vaincu enterrent maintenant leurs morts. Plus de cent tombes ont été ouvertes en quelques heures. Pour un homme de Pons, dix de Taghrout. Tous les lignages, tous les clans ont perdu au moins un des leurs. Avant d’ensevelir les corps, une file de notables, conduite par les hommes les plus âgés du village, s’est présentée auprès des chefs chrétiens et des Murabituns pour apporter le tribut exigé. Respectueusement, ils ont baisé la main droite des Andalous, qui n’ont pu s’empêcher de ricaner devant leur soumission, puis des Murabituns et des chevaliers chrétiens. Pons les a observés, droits et impassibles, les visages fermés, assistant à la ruée des vainqueurs sur le panier de dirhems qu’ils venaient d’apporter, se partageant les poignées de pièces d’argent sans prendre le temps des les compter. « Il n’y a pas de risque qu’ils tentent de nous berner, ces hommes sont trop fiers pour cela… » Pons a laissé ses hommes négocier librement avec les Oasiens le prix de leur mansuétude. Les soldats jonglent avec les pièces, se montrent les dinars d’or, se les collent sur le front ; leur joie a quelque chose d’enfantin. « Ce n’est pourtant pas la première fois qu’ils font des prisonniers ! » Discrètement, après une brève accolade à leurs fils libérés, le groupe est reparti vers l’oasis, après un ultime et bref salut de la tête en direction de Pons. « Je reconnais certains de vos visages. Vos barbes et vos cheveux ont blanchi, mais vos traits n’ont pas tellement changé. » On a porté à Pons quelques-unes des monnaies reçues : des carrés d’argent de la taille de l’ongle de son pouce ; elles n’ont pas encore terni, à la différence des pièces rondes rendant hommage à l’émir Ali. Pons les a comparées, les retournant dans sa main. « Un nouveau gouvernement ne peut garder la monnaie de l’ancien… C’est bien plus qu’une simple rébellion. »
Pons reste à distance. Entouré de Maba et d’une dizaine de ses gardes noirs, il entend la mélopée des prières des Oasiens. « Dieu, le Clément et le Miséricordieux… » Il ne sait combien de milliers de fois il a pu entendre la fatiha s’élever. Les veuves pleurent, leurs cris déchirent l’air, elles se frappent la poitrine, se tordent les bras. Leurs maris ne les caresseront plus. Mais ce ne sont pas ces sépultures qui l’ont attiré ici. Pons cherche un autre lieu. Il le trouve : une petite dénivellation, un peu en dehors du cimetière mahométique, en limite des palmiers. L’alfa y pousse plus dru, la terre y est grasse. Personne n’a osé toucher à la pierre que les hommes d’armes de Reverter ont, douze ans auparavant, plantée au pied de celle-ci. « Ils ont respecté cela… » Cette dénivellation était un monticule. La terre s’est affaissée quand les corps qui y reposaient se sont dissous. « Pablo de Andrade, Francesc de Moll, Josep Olivart, les frères Ramon et Pedro Sanz… Vous êtes là. » Pons a survécu. Chacun sait comment et le prix qu’il a dû payer. « J’aurais cru que ce serait plus dur. » Il ressent quand même une violente envie de fuir, au souvenir des corps exsangues de ses compagnons. Le chapelain mozarabe qui accompagnait la troupe du vicomte de Barcelone avait, l’étole autour du cou, prononcé une brève bénédiction, levé la main pour un rapide signe de croix et aspergé avec une palme mouillée d’eau bénite la tombe encore ouverte. Pons respire avec difficulté, se maîtrise enfin. La douleur physique et la peur ressenties ce jour-là s’en repartent vers les limbes de sa mémoire ; il peut rouvrir les yeux. Les gardes noirs n’ont rien remarqué. Maba le regarde d’un air inquiet. Le chef de la garde noire connaît trop bien son maître. Pons ne peut rien lui cacher, il fait un signe de la main. « Maintenant, il faut nous occuper de nos morts. » Ceux-ci attendent, emballés dans des linceuls, devant la grande porte de Taghrout.
Onze corps allongés sur la terre sablonneuse, posés sur des brancards bricolés avec les morceaux de planches et des espars de bois. Les visages n’ont pas été recouverts. Les Noirs se sont formés en demi-cercle, cette masse indigo veille sur les deux gardes tués lors de la prise de Taghrout. Ils restent silencieux. Ces hommes ne forment qu’un, dans la victoire ou dans la mort. Les Murabituns et les Masmudas se sont placés sur plusieurs rangs, ils ont orienté leurs huit morts, tête vers La Mecque, et récitent la première sourate à mi-voix. Les chrétiens du Hasham, agenouillés et les mains jointes, ont attendu le retour de Pons de Peralda avant de commencer un semblant de service mortuaire. Les Andalous se sont déployés dans l’oasis, parmi les dattiers, sur les tours de guet du ksar Taghrout. Un milicien chrétien évoque le mort, lui souhaite d’aller au Ciel, et après un Pater Noster et deux Salve Regina destinés à appeler la miséricorde divine, le corps est transporté jusqu’à la limite du finage de Taghrout. L’ensevelissement est rapide, on lève les épées vers le ciel pour un ultime salut avant que la terre ne sépare définitivement le mort de sa communauté. Les Murabituns ont creusé une fosse, à plus de cinquante coudées. Ils y déposent leurs compagnons, après avoir récité une ultime fois la fatiha. Les gardes noirs attendent leur maître avant de chanter longuement, de danser au rythme de deux tambours, les Bwa, les Mandingues, les Wolofs ou les Peuls voulant, chacun leur tour, dire adieu aux guerriers défunts. La cérémonie dure un long moment. Pons est envoûté. Quand les corps sont, à la fin, déposés dans leur tombe, il se réveille à regret. « Deux de mes hommes sont partis... » Un parfum de remords agace sa conscience : « Et si j’étais resté à Marrakech ? » qui disparaît vite. « J’ai un destin à accomplir. » Qu’importe alors le prix à payer ?
Il repart vers Taghrout, accompagné seulement de Maba. Pons a décidé de placer son poste de commandement dans ce ksar. Au nom des vies perdues pour le conquérir, il ne pouvait faire moins. Le chef franj n’a pas fini ses recherches. « Je ne suis pas encore revenu sur les lieux qui me hantent. » C’est dans Taghrout. Il doit trouver, visiter toute la palmeraie, voir tous les recoins. « J’ai le temps, maintenant, tout Figuig est à moi ! » Il arrive près du réseau d’irrigation.
Posé sur la surface de l’eau, un récipient percé de petits trous se remplit tout doucement. Un enfant le surveille. Cela ne serait pas grave s’il sombrait, on le récupérerait au fond du bassin de rétention, mais il ne faut pas laisser passer l’instant précis où il sera prêt à basculer et sombrer. Cette demi-lune de cuivre est une horloge précise. Elle détermine le temps précis, égal pour chaque famille du ksar, durant lequel son canal d’irrigation pourra être alimenté par la réserve collective. L’eau court au milieu des palmiers, arrose les cultures. Pons de Peralda la suit des yeux et rêve. Dans sa large gandoura de coton, les deux mains appuyées sur une canne, pour la première fois depuis des années, il ose se sentir bien. Quelques odeurs de bois brûlé caressent sa narine. Ce rappel à la réalité le trouble un instant, mais il repart dans son monde. Il est le maître de l’eau, le seigneur de l’oasis. Le ksar Taghrout est dans sa main, comme les dix-neuf autres ksour qui composent Figuig. L’oasis est à lui, il se le répète sans arrêt depuis presque deux jours. Qui n’a rêvé d’être roi deux jours entiers ? Les incendies ont été éteints. Les différents chefs de clan, Zénètes et Amazighes, ont fait la queue pour lui embrasser la main en lui remettant leur vie, avec toutes les formules grandiloquentes en usage. Tous les cadis l’ont reconnu comme gouverneur. Après les obsèques des victimes des combats, les habitants ont repris leurs activités. Ils avaient un peu de crainte au départ, mais la terre, la laine, les cuirs, la soie, le plomb et l’argent sont la fortune de l’oasis, et la richesse est une maîtresse exigeante dont on ne peut se passer quand on l’a invitée chez soi. Les Oasiens pansent leurs plaies et retrouvent le cours normal de leur existence.
Pons frissonne un instant. Il ne revient pas de son succès : il est revenu à Figuig ! Le chevalier franj a retrouvé cette immense étendue de palmiers dattiers, cette tache humide aux confins du désert. « Figuig est une femme, apaisante et fraîche. » L’oasis est un ventre doux. Il envie ceux qui vivent là. « Rien de mal ne peut arriver ici. Je suis le gouverneur de trois cent mille palmiers. Voilà des sujets peu contrariants. Chaque palmier est un roi, qui protège ses sujets abrités sous lui. » Il se promène sous l’ombre de ceux-ci, au milieu des bananiers, des abricotiers, des amandiers, des planches de culture d’oignons, d’aubergines, de poivrons, de raifort. Et s’il finissait sa vie ici ? S’il posait définitivement son épée, s’il faisait venir Deborah, Safa, Fatoumata, ses enfants ? S’il mettait sa garde noire à la retraite, en l’installant dans l’oasis ? S’il donnait une masse d’or à Nissim ? S’il nommait Yacub comme héritier et le laissait libre d’épouser Batoul ? A-t-il besoin de prendre la virginité de cette fille ? « J’ai vaincu le diable ! » En est-il sûr ? Il traque son démon aux détours des seguias, quand elles se subdivisent en canaux plus petits, irriguant de minuscules lopins. Douze ans ont passé. À qui appartiennent ces visages, ces faces qui se penchent sur la terre ? De temps à autre, un regard furtif trahit son auteur. « Celui-ci m’a reconnu. Pourra-t-il me donner l’information que j’attends ? » Non, il ne voudra pas. Il fera celui qui ne sait rien ou qui ne comprend rien.
Donc Pons fait celui qui n’a rien remarqué, et continue sa lente promenade dans la palmeraie du ksar. « Je dois retrouver l’endroit. » Depuis douze ans, la terre a été maintes fois retournée. Des dattiers, des oliviers ont été coupés et remplacés. Une nausée le prend, la salive remplit sa bouche, il vomit à deux reprises, des sueurs froides s’écoulent de sous son turban, il manque de tomber, s’appuie comme il peut contre un muret bâti en terre. Maba le soutient, l’aide à s’asseoir sur l’herbe écrasée par les pieds des fellahs. Il ne pensait pas réagir ainsi ; quand il avait retrouvé la tombe de ses compagnons, il n’avait pas ressenti un tel malaise. C’était ici : à l’angle de deux parcelles, une cabane étroite construite en tronc de palmier et en boue séchée. Rien n’a changé. Le foyer en pierres sèches, sur lequel un vieil Haratine cuisine des gourdes et des aubergines fraîches sur une plaque de fer à moitié rouillée, est tel que Pons l’a vu pour la dernière fois. Le Noir baisse la tête, tente de se relever, pour saluer le nouveau souverain de l’oasis. Pons lève la main en signe de paix et l’esclave reste à genoux, puis s’incline humblement, les deux mains sur le cœur, avant de reprendre la cuisson de sa pauvre tambouille. « C’était ici… Je n’ai plus de doute. » Même l’esclave est encore là. Celui-ci a également fait mine de ne pas reconnaître Pons de Peralda, mais il ne peut s’empêcher de lancer des regards furtifs, sans cesser de tourner et retourner ses légumes qui carbonisent malgré ses efforts désespérés pour les sauver. Les mésaventures culinaires du vieil homme n’attendrissent pas le chef franc. Pons de Peralda lui fait signe s’approcher. Comme il hésite, Maba tire son poignard peul et fait mine de venir le chercher. Le Haratine lâche ses cuillers de bois, laisse ses légumes brûler, il se tient à genoux, tête basse, devant le maître chrétien.
- Tu m’as reconnu, n’est-ce pas ?
Le Noir n’ose répondre, il baisse encore plus la tête.
- Ne mens pas ! Je sais que tu m’as reconnu !
L’aveu de l’esclave ne tarde plus, un vif mouvement de tête, des larmes viennent à ses yeux. Enfin, quelqu’un qui parlera ! Il a trop peur pour mentir, pas assez pour en avoir la langue paralysée.
- Te souviens-tu aussi de mes compagnons ?
La réponse vient plus facilement, la vérité est comme l’eau qui perce une digue : la première goutte qui traverse en entraîne dix, puis mille, et enfin le torrent se déverse sans frein. Le vieux Noir relève la tête, ose regarder Pons.
- Oui, seigneur, je me souviens… - Combien étions-nous ?
Le Noir baisse son regard.
- Vous étiez cinq, seigneur, je crois… - Six avec moi, tu te rappelles bien. Que s’est-il passé ? Quand nous étions assis, tous ensemble, à discuter avec le faqui ? - Des hommes sont arrivés, maître. - Combien y en avait-il ? - Je ne sais plus, il y en avait tellement…
Pons n’insiste pas. Il se souvient de tous les détails : les six mercenaires chrétiens étaient assis au même endroit. Ils avaient été cernés en quelques instants. Au moins cinquante hommes armés, voilés, couverts de la poussière des routes, étaient sortis de partout : d’entre les palmiers, de derrière les murets de glaise séchée, ou des ruelles du ksar. Pons et ses hommes n’avaient pu réagir. La lame d’une épée sous la gorge, la pointe d’une lance contre leur sein, ils s’étaient vus dépouillés de leurs baudriers, de leurs épées et de leurs dagues. L’imam du ksar s’était joint à leurs assaillants, il riait avec eux en désignant Pons de Peralda. Ils sortirent les épées des chrétiens des fourreaux, les soupesèrent, appréciant les détails d’ornementation sur la garde ou le quillon. L’imam nous avait trahis. Un groupe d’Unitariens s’était introduit dans l’oasis, et s’était approché d’eux discrètement. Les cavaliers murabituns qui les avaient accompagnés jusqu’à Figuig n’étaient nulle part. Les guerriers de l’émir Ali les avaient abandonnés face aux hommes d’Abdel Mumen.
- Et qu’est-il advenu ?
L’esclave noir avale sa salive. Une forte odeur de brûlé se répand. Les aubergines carbonisent.
- Les Unitariens vous ont attaché les bras, et ils ont fait des paris… Ils m’ont ordonné de partir.
L’homme a de nouveau du mal à parler. Les mots ne passent plus.
- Donc, tu n’as rien vu de ce qui s’est passé ? - Non, maître…
Il est prêt à me donner le renseignement que je veux. Pons a du mal à cacher son exultation. Son malaise est maintenant entièrement dissipé.
- Tu sais que je suis le maître de l’oasis, le représentant de l’émir – le noir acquiesce – tu es un esclave, je peux te faire libérer… - Seigneur – l’esclave est affolé – je suis né ici. Je ne sais pas où aller…
L’homme âgé ressemble à un enfant paniqué à l’idée de perdre sa maison. L’idée de la liberté l’horrifie.
- Je peux faire affranchir tes enfants…
Le Noir pâlit, son visage devient gris terreux, il transpire à grosses gouttes.
- Pitié seigneur, pitié ! Si mes enfants s’en vont, je serai tout seul. Et ils sont comme moi, ils ne connaissent que l’oasis. Ne nous faites pas chasser, ne nous faites pas libérer !
Pons baisse la tête et lève la main, en signe d’apaisement.
- Je te le promets, je ne te séparerai pas de ton maître, ni de tes enfants. Mais je peux améliorer ta vie. Tu peux devenir le chef des esclaves. Tu donneras les ordres aux autres, tu les puniras. - Maître, seigneur, je ne serai pas capable de le faire… Laissez-moi tel que je suis, pas plus, pas plus, je vous en supplie !
L’odeur de brûlé devient insupportable, une fumée âcre environne les trois hommes.
- Sois heureux, je ne changerai rien à ta vie. Ton maître devra uniquement te soigner un peu mieux. Pour cela, il suffit que tu me donnes une simple information : qui était ce faqui présent à Taghrout, ce jour où nous avons été attaqués par les Unitariens, et qu’est-il devenu ?
L’esclave est redevenu muet. Il réfléchit aux conséquences de ces paroles. Pons imagine son désordre intérieur. « Si je le dis, que va-t-il m’arriver ? Si je ne le dis pas, que va faire le nouveau maître de l’oasis ? Si je mens, et que cela se sache, ce sera terrible pour moi ! »
- Maître, seigneur. Le faqui s’appelle Abbas, Abbas ibn Massin. Il n’est plus ici depuis longtemps, on ne le voit plus que de temps à autre. Il est parti à Sigilmassa, pour enseigner à la grande medersa. Je n’en sais pas plus ! Je vous jure que je ne sais plus rien à ce sujet !
Pons cache sa satisfaction.
- Tu m’as servi convenablement. Tu recevras une récompense bientôt. Occupe-toi maintenant de tes légumes, il ne doit plus rester que des cendres.
Le vieux Noir salue Pons et Maba, revient à son feu et avec ses deux cuillers de bois jette à terre les cendres de son repas calciné, en se maudissant de sa maladresse.
« Je sais maintenant le véritable nom du dernier homme que je recherche, et où le trouver. Abbas, je t’attraperai toi aussi. Tu m’as livré aux Unitariens, mes compagnons ont été égorgés, j’ai aussi connu le tranchant de ton couteau. J’irai te chercher à Sigilmassa. »
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