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Fantastique/Merveilleux
Pi-R : Lampe tempête
 Publié le 18/09/11  -  6 commentaires  -  22998 caractères  -  62 lectures    Autres textes du même auteur

Une métaphore de l'abandon d'un amour à travers l'évocation d'une rencontre fantastique entre un marin et la mer...


Lampe tempête


Elle giguait comme une folle au vent. Sa petite flamme traçait des violences pour le regard. Incandescence perdue dans les airs qu’elle était, protégée du souffle par sa gangue de verre elle-même gainée de métal rouge sombre, elle virevoltait accrochée en hauteur sur le pont. J’eusse juré l’entendre tinter de-ci de-là malgré le fracas des vagues. Parlons-en de ces vagues. La journée n’avait fait que nourrir leur appétit de taille et de violence. Le baromètre ne s’était pas trompé : ce n’est guère dans ses habitudes. Aussi consacra-t-on les heures à arrimer, à ficeler, à clouer. Quand les mains s’occupent à serrer des nœuds, les esprits pensent peut-être moins aux creux qui, de l’autre côté du bastingage, forment un relief massif là où la veille encore n’existait rien de plus que l’étale, ou tout au mieux quelques clapotis. Que l’on soit quasiment né sur l’océan ou qu’on n’en soit qu’un bâtard venu y chercher tardivement de quoi payer sa vie, la sensation est certainement identique. Lorsque le plat ressemble seulement à une palette de bleus de peintre lancée sur une toile infinie on oublie que la chose sur laquelle on glisse est liquide. Elle commence à reprendre de la vie aux premières ridules. Puis, quand les vaguelettes se forment, quand la pâte se craquelle pour de bon et de fort, on redécouvre la matière de l’eau. La métamorphose ne se poursuit qu’avec la complicité du ciel qui disparaît : persiste dès lors seulement un informe gris qui domine de moins en moins bien les flots, envahi qu’il est par les sommets des vagues qui grandissent, grandissent, projettent des masses incommensurables vers le haut alors que d’autres juste à côté replongent en verticale vers les abysses. Et entre les giclées de mousse, blanches frontières sans cesse renouvelées de ces territoires aussi mouvants que contradictoires dans leurs volontés, l’œil de l’homme trouve le chemin des profondeurs, comme en un vertige, une folle attirance, telle celle qui le conduit en d’autres occasions vers ce sombre duvet qui se devine sous un drap ruisselant de désir pris qu’il est dans les gesticulations des cuisses neigeuses d’une amante. L’allusion n’est pas innocente. L’angoisse, le désir, s’enfantent de ces mouvements d’eau. La croissance de leur lascivité et la violence qui à un moment ou un autre en surgit font abonder dans le marin une excitation comparable à celle des plus passionnées des étreintes sexuelles. Il serait inutile de vouloir transiger sur le sujet. La mer, maîtresse ultime, quand tel est son bon plaisir, redonne vigueur à son envoûtement sur ses petits mâles coursiers par force tempête. Tous les Ulysse vous le diront, d’antan à maintenant en passant par naguère. La mer est la reine d’une étrange ruche parsemée des bourdons des bâtiments, chalutiers puants, noirâtres vapeurs ou élégants voiliers qui osent caresser ses courbes, si souvent mornes, et répétitives, que ceux des terres en ont perdu l’idée que le mouvement peut en gonfler la volupté au point d’y risquer sa raison. Seuls les mâles qui sillonnent le savent, et les survivants à ses différends vous en parleront, parfois, au port, dans leur langage, grossier s’ils sont simples hommes de bord, venus au troquet pour vomir leur rude vie au bout de quelques verres d’alcool épais, mieux alambiqué si l’interlocuteur peut se targuer de davantage d’éducation et de finances pour la fine. Quant à savoir pourquoi la mer se déchaîne-t-elle plutôt maintenant qu’ailleurs dans le temps, pourquoi ici et non sous une autre latitude, c’est un mystère ; comme l’est aussi ce qu’elle peut bien enfanter, pondre tout là-bas sous les eaux, à des profondeurs dont la mesure échappe au rationnel. La mythologie nous échappe, et qui sait quel roi partage avec elle ce royaume d’eau-lympe ?



Le rude de la mer,


Les amers érode,


Et trace les rides,


Sur tous les amers,


Des faces arides,


Des marins qui rôdent,


À sa face rogue,


Aux vagues ils voguent,


Sans une certitude,


Course qui taraude,


Espars de l’absurde,


Que les coques frôlent,


Le rude de la mer,


Les amers érode,


Mais lumières bauds,


Dans tous les regards,


Chassent hagard hasard,


Revient de ce code,


Toujours revient le pourquoi de leur traversée…



J’avais écrit cela à la va-vite un jour sur mon carnet, méditant sans doute, même si sur l’instant j’eusse été sans doute incapable de donner une explication profonde à ces mots, pendant un quart, encore pensif à cette extraordinaire invention de la télégraphie en code Baudot qui nous avait fait parvenir un message par-delà les miles. Sur un navire, le quart est par nature un exercice solitaire, et conduit souvent à penser, voire griffonner quelque lubie du moment. Nombreux sont les hommes qui, de ceux qui quittent pour de bon le métier, usés comme il se doit par une carrière dans l’iode, laminés par la mine de sel à ciel ouvert, à moins qu’ils ne soient débarqués prématurément pour une autre raison, ont la tête chargée de ces heures de surveillance. Le plus souvent elles se déroulent dans la quiétude et l’esprit n’a aucun mal à se laisser aller à la divagation, clin d’œil au substrat sur lequel son corps se meut. Le quart n’est pas toujours aussi serein. Ce soir, qui a commencé bien trop tôt par installer une noirceur fantasque en début d’après-midi, a délivré une furie contre laquelle n’existe nul tribunal où aller ester. La seule chose à faire en l’occurrence était de tenir bon sous toutes les formes : garder la vigilance à ce qui pourrait surgir - toujours trop promptement - du chaos mêlé d’embruns et de vents, tenir toujours fermement de quoi éviter de passer par-dessus bord, et puis, aussi, plus prosaïquement, tenter de ne pas vider son estomac sur soi-même. Les bourrasques étaient homériques, les vagues envoyaient désormais des tonnes d’elles-mêmes en sacrifice sur le bâtiment dans l’unique but de l’éradiquer de sa surface. À ces instants la tête est soumise aux tentations de tous les délires. Nous imaginons le grain comme une nécessaire expiation pour nos crimes, nous qui osons braver l’interdit de la non-terre. On retrouve, alimentés par la perte d’équilibre, les chocs du corps sur les planches, l’absence de tout repère réconfortant à la raison dans ce magma de pluie salée, une terreur toute primitive qui donne envie de s’agenouiller, d’implorer le pardon aux divinités liquides. Ma rédemption passait pourtant moins par - j’en étais certain dans ce qui faisait de moi un être raisonnable, et malgré les vociférations de l’océan - une prière à une énième clémence des flots qu’à l’acharnement à regarder cette lampe tempête, vacillante rémanence de que j’aurais été sinon tenté de croire perdu à jamais : la lumière. La lumière, celle d’une petite mèche, un petit rien perdu parmi les ténèbres prêtes à noyer, toutefois puissant symbole de ce qui reviendrait d’ici quelques heures, le soleil, la grosse boule de feu qui redonnerait chaleur, bas, haut, en une éclatante géométrie triomphale, terrassant le dragon des eaux, ou je ne sais quel autre démon au service de l’océan, pour l’emprisonner, l’aplatir de nouveau dans une pellicule d’eau presque inerte, suffisamment docile, jusqu’à un quelconque nouveau et autre terrible réveil. Combien comptaient-ils pour moi ces ridicules zigzags de flux lumineux, si faibles, si ténus sous verre, comme la pauvre représentation décharnée d’un papillon cloué au cadre illustre si mal la magnificence des diaprures qui s’irisaient sur ses ailes pendant sa vie au soleil. Je n’osais supputer une durée pour cet enfer qui fût supérieure à celle de la nuit. L’idée était bonnement intolérable. Que ce fût par une innocente distraction ou un phénomène purement extérieur, je n’eusse su le dire sur le moment, mais je quittai du regard, ô! à peine une fraction de seconde, ma salvatrice lumière. À peine en fait le temps, ou l’espace - en effet qui saurait en de tels moments dénouer l’enchevêtrement des dimensions - de tourner la nuque vers le grand extérieur de l’autre côté de la mince barrière de matière pour se focaliser sur une vague, grande, du moins autant que les autres, rien de plus, rien qui n’eût dû retenir mon attention d’homme de la mer - de ceux qui ont sillonné assez pour avoir fait le tour aussi bien du globe que de la taxonomie de ses brusqueries maritimes - mais seulement une vague, peut-être même plus petite que les autres dans la réalité. Elle surgit du néant comme apparaît une évidence à l’esprit qui pourtant ne discernait auparavant absolument rien dans l’informe uniforme. Singularité brutale, elle me gifla et me jeta à terre. J’en perdis conscience…



La lumière était belle à mon réveil. J’étais allongé sur le petit lit de cabine après qu’on m’y eut transporté comme je l’appris une fois ma lucidité suffisamment rétablie. Un véritable miracle pour les autres que les éléments ne m’eussent point emporté durant toutes ces heures où je restai assommé, jusqu’à ce qu’un autre officier ne me trouvât, glissant sur une houle toute prête à m’offrir à l’océan, après qu’elle eut déplacé secrètement ma carcasse, et ce pratiquement de proue en poupe. Le capitaine me félicita pour ma veine : je l’en remerciai à mon tour souriant, faisant fi de mes multiples et douloureuses ecchymoses. Ce sourire avait aussi une autre source dont je n’eusse pu parler au capitaine : sans doute l’eût-il jugée fantasque, et au mieux en eût-il plaisanté, mettant ce délire sur le compte des traumatismes que j’avais subis, en concluant toutefois de me faire garder le lit quelques journées de plus. Car j’avais eu une vision. Non pas pendant la période d’inconscience en cabine. La vision avait débuté en même temps que la vague m’avait touché, en la plus étrange des expériences qu’un homme peut connaître dans sa vie. C’était comme si, au moment même où la vague me giflait, l’Univers tout entier avait glissé, s’était inverti pour révéler tout un pan caché de la réalité qui eût été resté caché jusque-là. Dans cet apport à l’univers que je connaissais, la vague n’était plus une claquante menace sur mon visage. En fait, s’immisça toute une douceur dans le contact liquide, qui lui-même avait perdu cette inconsistance pourtant paradoxalement si forte de ces fouettements que prend classiquement l’eau projetée à vive force. L’ambigu surgissait ainsi de l’inattendu : il avait pris de la matière, de la force - elle toute psychique et toute tellurique – dans cette claque qui n’était plus du tout seulement une trempe d’eau salée, mais aussi caresse ; et pour tout avouer, quitte à passer pour un fou, une caresse féminine. De l’eau qui ne l’était plus s’était extraite une main de femme qui était, dans toute la splendeur de l’impossible, venue frôler, enjôler, réconforter ma joue de tanné des eaux. Comment ne pas évoquer les compagnons de longue date de l’imaginaire des marins en une telle circonstance ? J’avais pour de bon croisé le chemin d’une sirène. Rien n’est clair dans mon souvenir quant à sa forme, à son visage, rien ne subsiste, hormis cette main issue de l’élément furieux, délivrant une folle tendresse en cet attouchement délicat, l’espace d’un rien de temps dans mon univers alors que sa durée me sembla sans fin dans cet autre soudainement intriqué par la vague. Force et douceur s’étaient unies pour ponctuer le lieu d’un singulier moment les dépassant toutes deux. Toutefois, cette main, si calme, m’avait en même temps repoussé de la vague, comme si sa propriétaire m’avait refusé toute la délicieuse mort dont elle était divinement détentrice. La dialectique avait pris en les circonstances pour pôles une extraordinaire attraction, un tout autant puissant refus de m’y soumettre, émanant de la même et mystérieuse et envoûtante entité marine. C’est ce genre de visions qui vous vaut des ricanements si vous osez les raconter à des camarades autour d’une table un soir d’escale sous une pluie ou bien la neige. Si néanmoins certains persistent dans l’idée de l’aveu - il est en effet bien compréhensible que l’envie d’exprimer de telles histoires pour essayer soit de se soulager de la porter en silence depuis trop longtemps soit de tenter d’y confirmer une véracité toute faite de s’entendre soi-même la narrer et d’autres l’écouter respectueusement, l’acter pour de bon dans la tradition orale du métier, par des camarades pris ainsi malgré eux pour témoins - néanmoins chacun le fait alors un jour ou l’autre, et c’est là une astuce aussi naïve que facile à pardonner, en prétendant qu’il la tient directement d’un marin dont le témoignage est digne de foi. Le conteur finit ainsi par projeter son témoignage sur un autre, un imaginaire certes, mais peu importe, car lui sait combien le récit est véridique. Je ne fis pas - et rétrospectivement j’y vois un aspect crucial de ma différence - ce choix et décidai de garder pour moi, pour toujours, l’étonnante vision, presque à l’identique d’un souvenir précieux, comme ceux que l’on partage dans l’intimité à un moment ou un autre de sa vie avec une jolie fleur aimée. L’incident fut définitivement clos lorsque je repris du service, le capitaine m’épargnant toutefois les quarts les plus ingrats qui ne manquèrent pas faute au climat difficile qui accompagna l’achèvement de notre route, même si aucune autre tempête ne nous malmena comme l’avait fait celle de la sirène.



Le métier de marin est, quoi qu’imaginent les terrestres, assez prenant. Ils pensent sans doute que le désœuvrement est le lot quotidien de la vie du bord, en une - somme toute imparable - logique simpliste puisque le navire se charge de flotter sur sa route d’un départ A à une arrivée B. C’est aller un peu vite en besogne et passer sur le temps que les uns demeurent le nez dans les cartes et les autres dans les cales, sans compter que ces deux entités de marins en théorie profondément symétrisées par la ligne de flottaison cohabitent dans les faits à réparer ici ou là ce qui ne manque jamais de tomber en panne, ou requiert un entretien sans fin qui n’est jamais accompli à terre, l’armateur qui vous paye ne le faisant pas pour que vous vous prélassiez au port, mais uniquement pour augmenter ses profits lucratifs réalisés à chacun des incessants allers et retours de sa flotte marchande. Inévitablement j’en reviens donc aux quarts, seules véritables périodes propices à la rêverie. Car la solitude dans laquelle on devrait se soumettre à la nécessité de la vigilance, la solitude vous y détourne sans cesse de ce qu’on y attend de vous - au détriment conscient de votre propre sécurité - et là, mains sur les jumelles, sur la rambarde, dans les poches, chacun cède tôt ou tard à la tentation de partir bien loin des chevrons dont sans cesse la coque fend les eaux. On subit, ou goûte, c’est selon, régulièrement ce balancier entre l’attention et son contraire, régulièrement, durant des semaines, parfois des mois de navigation. Sur les deux années qui suivirent l’expérience troublante de la tempête à la sirène, j’en pris beaucoup des quarts. Au bout de la première année, les hommes avec qui j’avais travaillé sur plusieurs trajets, avaient même fini par me dégoter un surnom. Les uns m’appelaient le « Lieutenant Tempête », et d’autres, plus grinçants, « Monsieur Grain ». Et ils avaient raison.



Durant ces deux années, j’observai plus que de raison justement les lampes tempête, me portant volontaire systématiquement pour les quarts difficiles, toujours premier à souhaiter sortir d’une dunette pour prendre en pleine face un paquet d’eau. Il faut accepter la vérité : pendant deux ans, dès les prémices d’un typhon, au moindre coup de moins bien du baromètre, je n’avais qu’une hâte et devenais fébrile rien qu’à l’idée d’aller affronter le quart sous le prévisible gros temps. Le rituel y était toujours le même : à plusieurs reprises, parfois de manière incessante, je puisais dans le souvenir de mon accident passé, je mimais de nouveau la scène vécue. J’observais une lampe tempête telle une phalène exilée en haute mer et puis, soudainement, aléatoirement, bizarrement, j’écartais mon regard au large en direction des murs et des creux de l’eau, en quête d’une vague qui fût différente des autres. En ces moments délirants, un fol espoir m’envahissait, sûr et certain qu’une aspérité mouvante enfin s’extrairait des autres ondulations, bleues, vertes, grises, émeraude, et qu’enfin se manifesteraient ces pans de l’Univers qui restaient d’habitude confinés dans l’invisible. Ce qui me rongeait avant tout n’était bien sûr pas tant l’envie de me faire géomètre de cet inconnu que le désir brûlant de recroiser cet être issu du néant que j’avais un jour découvert - car la certitude de la chose s’était pour de bon installée dans ma tête de mule - dans ce flot qui n’était décidément jamais, et tristement, le souhaité.



Il ne m’a pas quitté cet appétit de caresse pendant cette époque. J’en rêvai pendant ces quarts, de ce frôlement extatique connu, perdu. Il y en eut des heures dans le brouillard, ou même la glace, à les regarder ces lampes, fichues mèches rougeoyantes, à s’y détruire les yeux, à détaler des prunelles pour essayer de se surprendre à discerner l’original dans le répétitif paradoxalement jamais identique. Un véritable balancier que cette vie au cours de mois, qui se rythma en trois quarts de raison et quart de déraison. Combien d’heures abandonnées à la chasse au non-sens dans ce monde ? Combien de temps usé à chercher une sorte de créature impossible ? Je ne tins pas le compte des pages, mais mes carnets de l’époque demeurent d’éloquents témoins de la poursuite de cette Méduse, muse qui me paralysait tout autant dans une même posture absurde à chaque surveillance dangereuse qu’elle m’inspirait des kilomètres de mots écrits en vagues sur les feuilles, vaines tentatives qui équivalaient celles orales de mes frères de la mer lorsqu’ils évoquaient leurs propres récits fantasmatiques de voyage. Cependant, du moins dans notre monde, le balancier n’a pas un mouvement éternel. Muse est un mot qui finit par rimer avec use. Le frottement se fait dans l’esprit faisant sa pitance de ce que l’on croyait inaltérable. Les forces que l’on imaginait indivisibles à nous porter dans la recherche chimérique faiblissent chaque jour, se dénouent, parce que l’impossible ne peut que se dissoudre à la raison. La contingence d’une vague qui vient vous clouer d’un rêve sur le pont et qui ne revient plus, ce hasard ne peut rien contre la petite, l’infime lueur virevoltant dans son verre de lampe tempête. Alors, curieusement, l’événement fantastique sorti du chaos des vagues prend une autre signification. Cette sirène dont on souhaitait avidement connaître à nouveau la caresse sur la barbe, ce but ultime pour le navigateur parce que rien finalement n’est plus beau pour un tel homme que de concrétiser, de fusionner la mer et la femme idéale, la déesse - sur laquelle on entend, qu’on le veuille ou non, tous les mythes qui se créent, se transforment et se racontent sur les routes maritimes -, lentement, au fil des mois, on réfléchit à ce pourquoi elle vous a rejeté. Là, comme une goélette sort de la brume à midi au détour d’un cap empli de cécité fumante, on se rappelle. Les souvenirs reviennent et l’on se surprend à découvrir que l’on n’a pas toujours été marin, que les terres ne tenaient pas naguère de simples points sur des cartes réduits à des ports. Avant, on eut une vie sur terre.



Une fois que l’on a décidé de cheminer plus profondément dans ses souvenirs, une nouvelle compréhension s’installe en nous, comme si l’histoire de notre vie avait convergé jusqu’à ce moment sans que l’on y eût décelé auparavant le moindre indice de continuité autre que la fausse évidence d’un enchaînement strictement temporel, ou d’une vague suite de petites causes qui n’entraîne que de guère plus grands effets. Un retour sur soi nous éclaire en hochements sur des territoires de nos vies restés jusqu’alors confusément sombres, comme justement ces pans de paroi qui profitent fugacement de la petite lumière de la lampe tempête dès que les éléments se déchaînent dans la nuit complète de l’océan. En pleine tempête, on a alors beau tourner la tête pour fouiller la surface tourmentée de l’océan en quête de sirène, chaque fois le regard retourne vers le pont, y redécouvre, malgré l’évasion initiale vers le large, de nouvelles lattes, un vernis ou un cuivre d’ordinaire inaperçus par plein jour, presque malgré lui, comme l’esprit qui renâcle à supporter trop longtemps la propre réalité de son vécu, reconstruit malgré lui un puzzle dont il est objet et manipulateur. Désormais, la pensée comprenait que par ce curieux phénomène d’oscillation entre raison et déraison, toutes ces années en transit entre des nulle part n’avaient pas pour unique vocation de faire vivre le corps, de l’habiller, le nourrir, ni même satisfaire l’âme. Non, les vrais facteurs, à qui l’on pouvait imputer ce que l’automatisme ou la fausse représentation de la pensée à elle-même n’eussent pu réaliser, se dévoilaient maintenant, ces facteurs qui, à partir d’un point de chaos où l’esprit lui-même avait fait converger sa carcasse vivante, à un endroit précis du globe, à un soir précis de la course planétaire, sous des déferlantes dont une n’était pas comme les autres, avaient lentement pris de la consistance dans la tête.



Intervention divine ou simple sommation de circonstances exceptionnelles mais néanmoins finalement banales, la conséquence en était l’émergence, littéralement, comme fantastiquement, de cette solution de continuité propre à changer ma destinée, d’une caresse, d’un désir, à moins que ce ne fût d’une illusion de caresse, d’un rejet faussement mythologique, assentiment comme imaginé issu de l’extérieur de sa propre volonté, poussant en tous les cas à quitter ce territoire ondulant et salé, l’océan. Y avait-il un « fond » de réalité dans cette apparition, était-ce seulement un jeu de l’esprit parvenu à s’extraire de lui pour quelques instants afin d’offrir une nouvelle dimension à son porteur ? Allez savoir, car tout démarra bien d’une flamme tout ce qu’il y a de plus sensée, un objet testimonial de la manière dont nous avons maîtrisé l’univers. Saviez-vous à propos que dans certaines lampes à pétrole le bec à pétrole se dénomme « Kosmos »…



Ces deux ans se conclurent, donnant un arrêt historique à cette période de ma vie. En effet au bout de mon engagement je décidai de ne pas le renouveler, et débarquai sans idée préconçue là où le navire eût atterri. Je me souviens qu’à l’époque, en regardant une dernière fois l’océan avant de pénétrer ce nouveau continent, terre encore bien sauvage en ces temps, je me demandai une ultime fois si cette sirène eut bien existé. Je ne trouvai pas de réponse. La seule chose qui me vint à l’esprit est que, pour peu qu’elle existât, son rôle fut de me conduire à cet inconnu solide, et que, c’est sur la terre ferme que les sirènes se noient, et tôt ou tard disparaissent…




Pi-R Flédrich

5, 6 & 8 février 2011.


 
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   Lunar-K   
1/8/2011
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Autant le dire tout de suite, la mise en page de votre texte n'est pas du tout encourageante, trop compacte. Ce n'est clairement pas l'idéal pour une lecture sur écran.

Mais, une fois cet obstacle dépassé, ce texte est vraiment bien mené. Beaucoup de longues phrases, d’apartés,... Le récit navigue au gré des pensées du narrateur, tourne en rond autour de cette sirène inatteignable qui l'obsède.

Car, faisant abstraction de votre incipit, ce n'est pas une métaphore de l'abandon d'un amour que je vois, mais la recherche de celui-ci, la recherche d'un amour inaccessible, impossible, dont on ne sait même pas s'il existe véritablement ou s'il n'est qu'une "projection de l'esprit", mais auquel on veut croire à tout prix. Une obsession plus qu'un abandon, sinon dans les derniers paragraphes où, finalement, le narrateur semble effectivement abandonner sa quête insensée, sans pour autant se remettre fondamentalement en question, en conservant l'espoir que cette apparition était bien réelle et en étant pleinement conscient de son influence, véritable ou fantasmagorique, de cette "lueur" qu'elle fit naître et qui nous guida toujours vers elle, vainement peut-être mais qui nous aura au moins permis d'avancer.

Je trouve cet aspect du texte particulièrement bien développé. Le narrateur qui s'enfonce aux limites de la folie, faisant fi de la plus élémentaire rationalité de façon tout à fait consciente (n'est-ce d'ailleurs pas pour cela qu'il n'ose en parler à ses compagnons ?). Et puis ce final, qui nous montre qu'en traversant ainsi la folie, et en la dépassant (tout en restant conscient de l'épreuve traversée), nous faisons un pas immense vers quelque chose de supérieur, vers la terre ferme. Qui nous montre que, une fois surmontée l'instabilité de l'océan, de la folie, nous pouvons consolider notre ancrage, le solidifier sur la terre ferme, armé pour un nouvel inconnu, plus solide (mais assez peu défini ici).

Bref, un texte vraiment bien ficelé, très intelligent. Malheureusement pas toujours facile à suivre de par ses longues phrases et ses paragraphes en bloc. Mais qui vaut bien un petit effort pour surmonter ces quelques difficultés.

   Anonyme   
16/8/2011
 a aimé ce texte 
Beaucoup
C’est très bien écrit mais la mise en page sous forme de blocs a gêné ma lecture. Difficile de pouvoir reprendre son souffle et de méditer sur ce que l’on lit sans perdre le fil des lignes …
Le premier paragraphe est un très bel hommage singulier à la mer de la part d’un auteur qui a n’en pas douté à vécu la mer.
J’aime beaucoup la comparaison : « L’angoisse, le désir, s’enfantent de ces mouvements d’eau. La croissance de leur lascivité et la violence qui à un moment ou un autre en surgit font abonder dans le marin une excitation comparable à celle des plus passionnées des étreintes sexuelles. » . La grande mer, la grande mère, la dévoreuse, la seule amante …

Le second paragraphe semble une seconde falaise plus difficile à aborder. Une impression de déjà vu par rapport au premier, sauf qu’il y a la lumière :
« aurais été sinon tenté de croire perdu à jamais : la lumière. La lumière, celle d’une petite mèche, un petit rien perdu parmi les ténèbres prêtes à noyer…. terrassant le dragon des eaux, »
Et aussi :
« de matière pour se focaliser sur une vague, grande, du moins autant que les autres, rien de plus, …. J’en perdis conscience… »
La troisième falaise- paragraphe nous emmène bien plus haut, ne frôlons nous pas la spiritualité des profondeurs si j’ose dire avec la rencontre avec la sirène et sans doute les divinités bien féminines, est ce la déesse ou la femme, est ce l’amour du divin ou la recherche de l’amour idéal, mais est ce que tout cela n’est pas au fond tout à fait lié.
Très beau texte. Seul regret ces paragraphes en forme de falaises ou vagues énormes, difficiles à aborder qui donnent envie parfois de renoncer. La mer est tellement vécue qu’elle est bien rendue, le lien spirituel et charnel, aussi. Les passages plus explicatifs, les phrases parfois trop longues ont parfois empêché de me laisser totalement bercer, dommage.
Merci à l’auteur pour cette traversée.

   Palimpseste   
18/9/2011
J'ai lu la première moitié du premier bloc...

Je referai un essai plus tard... j'ai l'impression pour l'instant de manger un gâteau fait de bons ingrédients mais trop compact... genre que ma mère aurait appelé "un étouffe-chrétien" et qu'on mange en essayant de le détremper.

Je reviendrai ce soir ou demain (ce qui est déjà une critique positive, sinon j'aurai dit "ne comptez pas sur mon retour").

   Anonyme   
18/9/2011
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Belle conclusion, à mon avis, pour une histoire prenante dont j'ai trouvé l'écriture peu banale. Trop chargée parfois, notamment en adverbes (cela ne m'a pas gênée dans l'ensemble, mais je crois quand même qu'il y en a un poil trop à mon goût, par exemple dans "restés jusqu’alors confusément sombres, comme justement ces pans de paroi qui profitent fugacement de la petite lumière") ; ma lecture en a été arrêtée par moments, je donne ci-dessous quelques exemples où j'ai été déroutée. Cela dit, je salue le travail que je trouve souvent abouti.
En revanche, le poème ne m'a pas beaucoup plu ; il m'a paru trop désinvolte – surtout au vu du style général du texte –, trop ludique pour le sujet. (Soit dit en passant, j'ai détesté le jeu de mots "eau-lympe", mais j'ai du mal avec les jeux de mots.)

Mes remarques :
"laminés par la mine de sel à ciel ouvert" : j'aime beaucoup, c'est très expressif à mon avis.
"comme une goélette sort de la brume à midi au détour d’un cap empli de cécité fumante" : superbe !
"telle celle qui le conduit en d’autres occasions vers ce sombre duvet qui se devine sous un drap ruisselant de désir pris qu’il est dans les gesticulations des cuisses neigeuses d’une amante" : je trouve lourde cette portion de phrase, notamment à cause des deux relatives imbriquées introduites par "qui".
"si souvent mornes, et répétitives, que ceux des terres en ont perdu l’idée que le mouvement peut en gonfler la volupté au point d’y risquer sa raison" : là aussi, pour moi cette portion coule malaisément.
"Quant à savoir pourquoi la mer se déchaîne-t-elle plutôt maintenant qu’ailleurs dans le temps" : dans la mesure où l'interrogation se fait sur le mode indirect, à mon avis il n'y a pas lieu d'appliquer l'inversion sujet-verbe pour "se déchaîner". Du reste, l'inversion est évitée dans l'interrogation indirecte un peu plus loin, "qui sait quel roi partage" et non "qui sait quel roi partage-t-il" qui serait incorrect.
"vacillante rémanence de que j’aurais été sinon tenté de croire perdu à jamais" : manque un "ce", je pense.
"la grosse boule de feu qui redonnerait chaleur, bas, haut, en une éclatante géométrie triomphale, terrassant le dragon des eaux, ou je ne sais quel autre démon au service de l’océan, pour l’emprisonner, l’aplatir de nouveau dans une pellicule d’eau presque inerte, suffisamment docile, jusqu’à un quelconque nouveau et autre terrible réveil" : je trouve que quelque chose ne va pas dans le rythme, ici ; la suite d'appositions me gêne, j'ai l'impression qu'il pourrait être intéressant de varier la ponctuation.
"Non, les vrais facteurs, à qui l’on pouvait imputer ce que l’automatisme ou la fausse représentation de la pensée à elle-même n’eussent pu réaliser, se dévoilaient maintenant, ces facteurs qui, à partir d’un point de chaos où l’esprit lui-même avait fait converger sa carcasse vivante, à un endroit précis du globe, à un soir précis de la course planétaire, sous des déferlantes dont une n’était pas comme les autres, avaient lentement pris de la consistance dans la tête." : même remarque.
"autour d’une table un soir d’escale sous une pluie ou bien la neige" : maladroit, pour moi.
"il est en effet bien compréhensible que l’envie d’exprimer de telles histoires pour essayer soit de se soulager de la porter en silence depuis trop longtemps soit de tenter d’y confirmer une véracité toute faite de s’entendre soi-même la narrer et d’autres l’écouter respectueusement, l’acter pour de bon dans la tradition orale du métier, par des camarades pris ainsi malgré eux pour témoins" : la structure de cette incise me paraît pécher ; il est bien compréhensible que l'envie d'exprimer de telles histoires (...) quoi ? Je pense qu'il manque un verbe au sujet "l'envie", le "pour essayer de se soulager" etc. étant un groupe complément.
"débarquai sans idée préconçue là où le navire eût atterri" : pourquoi un conditionnel passé deuxième forme ici ? S'il s'agit d'une coquille et que vous avez voulu écrire "eut atterri", je ne comprends pas non plus le passé antérieur ; il me semble qu'un plus-que-parfait conviendrait mieux.

   brabant   
19/9/2011
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Bonjour Pi-R,


Il faut s'y atteler à ce texte !

1er pg : La mer-femme, la mer-amante, les "cuisses neigeuses"... Woui, à trop vouloir prouver on se perd.
Ce texte est lourd d'insistance, on a envie de dire : De grâce, taisez-vous, je suis d'accord. :)

Laissez parler la mer, elle parle assez bien toute seule, et quand vous la laissez parler, c'est bien. Tant que vous ne parlez pas de femmes, prises ou à prendre, ou qui prennent.


- Le poème est moyen ; il ne me convainc pas totalement.


2ème pg : Le quart prosaïque qui permet cependant de rêver, le quart au fanal et la vague qui jette le héros par terre, la réalité marine.

Vous voulez toujours trop démontrer, là où il ne faudrait que dire, parfois taire.


3ème pg : Un mur ! Je parle de la taille du paragraphe, ça fait peur comme un tsunami ! Fonçons dans la vague (pourvu que ça ne soit pas dans le mur -lol -) Aïe ! Revoilà la mer-femme, avec sa sirène et le poing de Cerdan, la mer/ femme/mère/amante allégorique, bon, pour la caresse on repassera. :)

Un capitaine qui félicite le héros pour un mauvais quart, pour avoir eu de la veine, je n'y crois pas trop. Les fers n'existent-ils plus ?


4ème pg : Trop didactique.
Contrairement au "Lieutenant Tempête", "Monsieur Grain" qui, paradoxalement mais non, font vrai !


5ème pg : Le combat lui-aussi paraît crédible quoique 'littérarisé', surjoué.


6ème pg : La recherche mythique/mystique ? Obsessionnelle, rencontre (impossible) avec le Destin sur un lieu qui est pour le héros le lieu de la fuite.

Et la pensée de la Terre...


7ème pg : A force de rechercher le face-à-face avec la mer, on se retrouve face à soi.


8ème pg : Macrocosme/Microcosme. L'illumination. Tout ça symbolisé par le bec-cosmos de la lampe tempête.

La mer-miroir/Le retour sur soi/Le retour sur terre.


9ème pg : Temps : "Si cette sirène (avait) bien existé"
................l'image : "sur la terre ferme les sirènes se noient" ne me semble pas très heureuse.

La rupture avec la mer.

Constat d'échec en fait, La Femme a eu raison du héros. La Terre va lui sembler bien stérile. Le combat s'est soldé par un match nul. Il est impératif que le héros retourne sur la mer pour finir ce qu'il a commencé.

Mourir !

lol


Bilan de cette longue lecture : Je me sens tout petit devant votre science de la Mer dont vous avez parfaitement réussi à montrer la masse, la force, la puissance et dans une certaine mesure l'attraction/attrait inexorables. La mer est un lieu, Le Lieu de... Le Lieu où...
ça c'était impeccable !

On peut se sentir moins petit devant la science de l'Amour du héros - pas celle de l'Auteur hein - qui n'a pas réussi à lui donner une dimension allégorique qui fût à la hauteur du combat mené.

Bien, en fait c'est lui-même qu'il retrouve à la fin, et encore, incomplètement...


Je retiendrai surtout de ce texte que votre ressenti de la pleine mer est hautement authentique.

   Anonyme   
18/9/2011
 a aimé ce texte 
Un peu
Votre nouvelle me fait entrer dans un univers marin au début, 1 er paragraphe. Les allusions un peu vulgaires, très connues et utilisées sur ce sujet sont nombreuses: femme, Ulysse, alcool, port crade...
Mais , ok, le "sujet" vit!
Le poème est une cassure très bien vue, en accord au début.
Puis, vous vous dégagez, en commençant par:
J’avais écrit cela à la va-vite un jour sur mon carnet...
Et y revenez un peu dans le même paragraphe.
C'est étonnant, un narrateur qui juge son histoire? Un narrateur qui se confond avec l'auteur? C'est irritant!
L'histoire reprend avec:
La lumière était belle à mon réveil ... en plus magnifique.
Et ça y un nouvel arrêt avec:
Le métier de marin est, quoi qu’imaginent les terrestres, assez prenant...
Cette fois, c'est une sorte d'analyse, de "compte rendu". Seul le paragraphe :
Il ne m’a pas quitté cet appétit de caresse pendant cette époque.
Reprend l'histoire du début "vivante". Avec un aspect de confusion entre le présent (narrateur analyste) et le récit vivant vécu.
Je trouve cela très dommageable pour l'ensemble de votre nouvelle. Le "vécu" est excellent, vivant, mais cet analyste confondu (narrateur d'un vécu?) corrompt, arrête l'histoire.
Du coup, j'ai eu beaucoup de peine à apprécier votre récit, voir même à le lire.


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