Les aventuriers se sont réunis autour du feu. L’éclat orange des flammes danse sur leurs gueules couturées. Ils sont pressés les uns contre les autres comme une tripotée de pingouins pour oublier le froid qui leur gèle les burnes. C’est un concert de dents qui claquent, de mains qui se frottent, de branches qui craquent ; une outre entame son troisième tour de cercle.
– T’appelles ça de l’eau-de-vie ? grogne un petit teigneux dont l’œil droit se balade. C’est juste de la pisse. – Si t’aimes pas, fais tourner.
Le teigneux crache dans la neige avant de s’enfiler plusieurs longues gorgées. Son voisin, un géant épais comme un ours, lui balance un coup d’épaule qui en aplatirait de plus gros. Serrés comme ils sont, ça n’a guère d’effet. Le teigneux le fixe de son œil valide, lève bien haut son majeur et fait passer l’alcool.
– De la pisse, répète-t-il. Putain de pisse de chèvre. Qu’est-ce que je fous là ? Qu’est-ce qu’on fout tous là, bande d’enculés ? – T’as les fesses qu’applaudissent, merdeux ? Trop tard pour faire demi-tour. – Bienvenue chez les chasseurs de fortune ! tonne une grande femme laide comme un pou.
Du chariot à côté d’eux monte une réprimande sèche. Moins de bruit ! La femme se renfrogne et plonge le nez dans ses fourrures.
– Je suis pas un bleu, réplique Fol-Œil un ton plus bas. Allez vous faire mettre, j’ai décollé mon quota de fils de putes ! Mais cette mission-là, je la sens pas. Je veux pas crever comme un chien parce qu’un connard de noble veut se faire tailler un manteau ! – Oh, pas n’importe quel manteau…
Le silence tombe comme un couperet. Les mains ne se frottent plus, les dents cessent de jouer de la cymbale, il n’y a que le petit bois qui continue de craquer en brûlant. Les mercenaires observent celui qui vient de parler. À la vérité, on n’en voit pas grand-chose : à peine distingue-t-on, sous l’amas de fourrures blanches, le bas d’un visage squelettique à la peau parcheminée. Papi, c’est comme ça qu’on l’appelle, a la voix qui chuinte et les poumons qui déconnent. S’il y mettait toutes ses forces, il serait incapable de soulever une simple rapière. S’il ordonnait à l’un d’eux de se baigner dans sa merde, le type obéirait sur-le-champ. Car Papi est un gringalet, un faiblard, un freluquet… Mais Papi est aussi un barde auréolé du pouvoir des contes. Nul ne tient à se le mettre à dos. Dans cette noble assemblée de bras cassés, il n’en est pas un qui ne rêve pas, un jour lointain, d’entendre le barde chanter ses exploits.
– Pas n’importe quel manteau, répète le vieillard sous son capuchon enneigé. Un manteau taillé dans la peau d’un cerf blanc. Cette chose-là vaut plus cher que nous tous, mes jeunes amis. Peut-être même plus cher que notre employeur.
La même pensée traverse toutes les têtes : si ce truc vaut si cher, qu’est-ce qui les empêche d’égorger le cerf et le noble dans le même mouvement ? Un cerf, c’est un cerf, si blanc soit son pelage, et on achète de tout sur les marchés noirs de la capitale.
– Hélas, c’est aussi un sacré merdier à refourguer !
Le barde paraît s’étouffer. Trois mains secourables s’élèvent pour lui taper dans le dos avant que, renversant sa tête en arrière, l’homme ne leur révèle l’origine de cet étrange son. Il rit, un rire fait de gargouillis infâmes qui restent bloqués dans sa gorge et l’asphyxient à moitié. Quand il s’arrête, les aventuriers se détendent. Mieux vaut saigner une vierge qu’entendre un barde qui rit !
– Aucun tailleur ne travaillera cette peau, reprend-il. Pour en faire un manteau, il ne faudrait rien de moins qu’un mage. Un mage fort discret, du reste ; car les prêtres n’aiment guère qu’on dépèce une bête sacrée. – Il est sacré, ce bestiau ? – Elle, mon ami. Elle est sacrée, oui. – Euh… Papi, je veux pas être con mais… – C’est raté, marmonne quelqu’un, et le colosse qui a parlé jette un regard mauvais à celui qui l’a interrompu. – Vous avez pas dit que c’était un cerf ? Alors comment ça peut être une fille ? demande-t-il. – Excellente question ! C’est bien un cerf, oui. Un cerf blanc de la lignée la plus noble, un cerf femelle. – Excusez-moi, Papi, dit le teigneux, mais je crois bien qu’on appelle ça une biche. – S’il s’agissait d’un animal ordinaire, certes ! Oui-da, ce serait bien une biche. Mais la créature que nous traquons n’a rien d’ordinaire : c’est un cerf blanc, et c’est une femelle. – Bon, ben… Si vous le dites, Papi. – Mais c’est pas un peu dangereux de chasser un truc sacré ? Y avait pas écrit ça dans le contrat. Juste qu’on allait chasser un cerf blanc dans une forêt au nord. – Le contrat ? Depuis quand tu sais lire, toi ?
Le barde lève une main gantée. Aussitôt, la querelle naissante s’apaise.
– Votre contrat n’a pas menti. Le cerf n’a nul pouvoir propre ; seule sa pureté le protège, et la dévotion qu’elle inspire chez les âmes nobles. – On risque pas grand-chose alors ! s’esclaffe la laideronne.
Une dizaine de rires s’élèvent. Le vieillard sourit sous son capuchon clair.
– Non, en effet. Cependant, les pouvoirs que le cerf blanc n’a pas dans la vie, il les acquiert dans la mort. Une fois ôtée de son corps, sa peau portera grand malheur à quiconque la transportera sans précautions – sans compter les prêtres qui mettront à prix la tête du braconnier imprudent. – On nous a pas dit ça, remarque un homme au bec-de-lièvre qui serre sa hache contre lui comme s’il s’agissait d’un enfant. On nous a dit que la peau portait chance. Que c’est pour ça que le jeune seigneur la voulait.
Onze paires d’yeux se tournent vers le chariot puis reviennent vers le feu.
– On ne vous a pas menti. La peau, une fois traitée par des magies trop noires pour en parler, devient un porte-bonheur qui surpasse tous les talismans au monde. – Si je pige tout, intervient un gaillard à l’unique sourcil broussailleux, on va entrer dans cette forêt, buter le cerf, le ramener bien au chaud dans le chariot et surtout pas le dépecer en chemin, c’est ça ? – C’est tout à fait cela. – Et le cerf, il va pas nous encorner avec ses putains de bois magiques vu qu’il a pas de pouvoirs. – Sinon sa pureté et la dévotion qu’elle inspire chez les âmes nobles, répète le barde. – Ça va être du flan, constate le type en caressant la poignée de son épée. Sur ce, je vais pioncer. Demain, on bute le cerf et on fout le camp avant que les tempêtes de neige débarquent.
Les autres acquiescent. L’homme se laisse tomber sur le dos et se roule en boule ; trois mercenaires l’imitent, dont la laideronne.
La nuit passe avec la lenteur d’un cul-de-jatte. Les aventuriers sont pelotonnés autour des braises mourantes. Ils se chauffent à la chaleur la moins coûteuse du coin – la chaleur humaine. Le jeune noble et sa suite dorment dans leur chariot, loin des remugles qu’exhale la petite troupe de gros bras. Depuis la lisière des bois, on croirait voir un tas de fourrures étalées sur la neige.
Quand le soleil se lève enfin, c’est un branle-bas de combat qui s’engage. L’hiver gronde à la porte comme un molosse impatient et le jeune seigneur ne compte pas s’attarder. Si on ne trouve pas le cerf aujourd’hui, c’est un dixième de la solde promise qui s’évaporera ! Un quart ! Un tiers ! Qu’importe que les aventuriers grommellent ; dans ces hauteurs enneigées, les mots ne valent pas tripette, et tout le monde le sait. Que l’aristo enchaîne les menaces si ça peut lui dénouer les entrailles, il n’aura jamais les couilles de les mettre à exécution. Au fond, le petit salaud n’a pas tort : plus vite ils auront abattu la bête, plus vite ils retourneront à la capitale. Le teigneux s’arme de sa hache, la laideronne arme ses flèches ; le barde, lui, s’arme de patience.
– Le cerf blanc est aussi intelligente qu’une femme, mon seigneur, explique-t-il à son employeur. Sans une armée à cheval pour lui donner la chasse, vous ne l’aurez que par la ruse.
Le noble se renfrogne. Ça ne lui plaît guère, la ruse ; ça n’a pas le même panache qu’un combat à mort contre le vaillant animal. Mais soit ! Il s’en contentera.
– Tant que j’ai ma peau, conclut-il en grand prince, peu m’importe le moyen. – Alors j’ai ce qu’il vous faut, mon bon seigneur. Vous souvenez-vous de la légende que je vous ai contée ? – Un autre cerf blanc, dans des temps oubliés, acculé dans un vallon au cœur de la forêt. Oui, je m’en souviens. Le vallon se termine dans une impasse, m’avez-vous dit, un lieu idéal pour une embuscade, et vous vous croyez capable d’en retrouver la trace. – Je le suis. J’ai eu mes doutes au cours du voyage mais maintenant que nous sommes arrivés, je distingue à la lisière un symbole élaphien. Voyez-vous cette pierre qui émerge de la neige, et la rune sur son sommet ? Il suffit de les suivre pour trouver le vallon. D’après la légende, il y a au fond un petit étang auquel le cerf blanc s’abreuve souvent. Nous n’aurons qu’à nous cacher là, à l’abri des regards, pour attendre que votre proie se montre. – Avez-vous entendu, vous autres ? Nous procéderons ainsi ! Barde, votre aide m’est plus précieuse encore que ce que j’aurais pu espérer : j’augmente votre solde de moitié ! – Votre seigneurie est trop généreuse. – Allons, c’est tout naturel ! Quand le manteau de chance sera à moi, une soirée à la table de jeu me rapportera plus que toutes vos soldes réunies !
C’est le cœur léger et l’esprit paisible que le jeune noble s’engage dans la forêt. On laisse le chariot au bord du chemin avec un garde pour le surveiller, puis les dix mercenaires, le barde, le seigneur et ses quatre suivants pénètrent dans les bois. Un silence feutré les accueille. Le sol est un épais tapis de neige ; les troncs projettent une ombre bleutée ; la lumière de l’aube se diffracte dans les stalactites qui pendent aux branches en un millier d’arcs-en-ciel. De temps en temps, un paquet de neige tombe par terre, et le son semble s’étendre sur des kilomètres. Au milieu de cette paix digne d’un temple, le seigneur et ses suivants font un vacarme de tous les diables. Les mercenaires s’en sortent un peu mieux. Des années de métier leur ont appris la prudence. Mais malgré leurs efforts, le groupe est aussi discret qu’un troll chez un souffleur de verre. Un mage ferme leur douteux cortège. Derrière lui, la neige dérangée par leur passage s’élève et revient à sa position initiale. Le paysage redevient immaculé, comme si nul homme ne l’avait souillé de sa présence. Le teigneux claque des dents dans les fourrures qui emmitouflent ses maigres os. Les deux colosses, eux, fendent la neige avec l’aisance d’hommes du Nord. Le jeune seigneur, au centre de la troupe, échange à voix basse avec trois de ses suivants. Le barde est monté sur les épaules d’un des géants. De temps en temps, il montre du doigt la balise suivante ; le géant vire de bord et ses camarades suivent.
– Y a pas un bruit, marmonne le teigneux à l’œil fol. Regardez-moi cette neige, pas une seule putain de trace !
Un petit homme au teint noiraud claque la langue d’un air désapprobateur, mais la femme à l’arbalète surveille les environs. Ses yeux boueux se plissent.
– Il a raison, le con, grogne-t-elle. C’est pas normal. Il devrait y avoir des traces de lapin ou de cerf… – Fermez-la ! ordonne à voix basse le mercenaire au sourcil unique. Qu’est-ce que vous pigez pas dans bois sacré ? Évidemment qu’il y a des trucs pas normaux ici, bande de crânes-creux ! Vous pensiez que votre solde à quatre chiffres sortait d’où, hein ? De la bonté du jeune seigneur ? On est dans une putain de forêt mythique !
Les mercenaires se taisent, mouchés. Devant eux, le barde glousse avant d’indiquer à sa monture une énième balise élaphienne.
La matinée est bien avancée quand ils atteignent enfin le vallon. Une dernière pierre élaphienne en marque l’entrée. Deux arbres aux branches parées d’un manteau blanc l’entourent. Le val est assez large pour laisser passer six mercenaires qui se tiennent par les coudes, peut-être sept s’ils se serrent bien. Des arbrisseaux ont poussé çà et là, entre les roches couvertes de neige, et aucune piste ne se dégage ; il faudra se frayer un chemin dans la poudreuse en espérant ne pas tomber sur un caillou dissimulé. Le silence, ici, est plus prégnant encore qu’à la lisière. Lorsque la troupe s’arrête, il leur tombe dessus comme une chape de plomb.
– Distinguez-vous le fond du val ? murmure le noble au barde. – Non point, votre seigneurie. La paroi doit être ensevelie sous la neige ; à cette distance, seul un aigle la remarquerait.
Le soleil est presque au zénith, trop haut pour jeter une ombre qui les aiderait à apercevoir le relief.
– Entrons, dit le noble, et la troupe s’engage dans la descente.
Le sol s’incline doucement. Au bout d’une centaine de mètres, seul le barde sur son perchoir peut, en tournant la tête, apercevoir les arbres hors du val. Puis la descente se poursuit et le barde semble couler sous la surface.
– Toujours pas de trace de sabot, note le teigneux.
La neige forme une couche si épaisse qu’on pourrait se dissimuler dessous. Dans les parois s’enfoncent à intervalles réguliers des niches aux origines inconnues. L’une d’elles abrite un squelette ; l’autre, un plateau chargé de victuailles que le froid a conservées.
– Une offrande, explique le barde. Pour le cerf blanc.
Un frisson parcourt l’échine des mercenaires. Ils continuent de marcher. L’éclat du soleil sur la neige se fait aveuglant ; les trois suivants distribuent des bandeaux de tissu élimés que les aventuriers nouent au niveau des yeux pour les protéger.
– On y est presque, souffle le barde. Regardez !
Le vieillard a raison : un cercle de glace troue la neige. Quelqu’un – ou quelque chose – a percé la glace pour laisser apparaître une eau sombre.
– Le cerf, glapit le jeune noble avec excitation. Ce ne peut être que lui ! – Cachons-nous, mon bon seigneur. Tenez, il y a une cavité juste là. Elle semble assez grande pour nous abriter tous.
Aussitôt, on s’empresse de se tasser dans l’alcôve. Les mercenaires jouent des coudes tout au fond ; le noble et ses suivants restent proches de l’entrée, prêts à bondir quand le cerf blanc se montrera. Le mage murmure quelques mots et un voile chatoyant les dissimule aux regards extérieurs.
Alors commence l’attente. Les heures s’enchaînent et se ressemblent. Les mercenaires prennent leur mal en patience, mais le jeune noble n’a pas leur expérience.
– Quand viendra-t-il ? – Nul ne peut le prédire, mon bon seigneur.
Le midi laisse place à l’après-midi. On partage des lamelles de viande séchée si dures qu’il faut les mâcher pendant de longues minutes avant de les avaler. Le jeune noble active sa mâchoire en fronçant les sourcils, comme si la viande était responsable de son déplaisir. L’après-midi devient le soir.
– M’avez-vous trompé, barde ? Voulez-vous que nous gelions tous là ? – Nullement, mon seigneur. Je vous ai dit tout ce que je savais. – Seigneur, intervient le mage, le barde a raison. Les créatures sacrées vont et viennent comme bon leur semble. – Nous aurions dû le pourchasser, lâche malgré tout le noble. Une bonne traque nous aurait mis le feu au cœur !
La nuit remplace le soir et tous, rustres, suivants et noble, se pressent les uns contre les autres pour conserver un peu de chaleur. C’est alors qu’un son leur parvient. Ce n’est qu’un bruit infime, mais il ravive l’enthousiasme des aventuriers frigorifiés. Dans le vallon, encore hors de vue, un être s’avance ; depuis leur alcôve de terre gelée, les mercenaires entendent le murmure feutré de sabots qui foulent la neige. Ils ont réussi. Le cerf blanc approche ! Mais qu’arrive-t-il ? Le bruit se poursuit, si délicieusement près, et pourtant rien n’apparaît. On croirait que le cerf tourne en rond juste assez loin pour échapper à leurs regards avides.
– Pourquoi ne vient-il pas jusqu’à l’étang ? murmure le noble en agrippant l’épée à son côté.
Le son se poursuit.
– Barde, allez voir ce qui se passe. – Moi ? Mais seigneur… – Allez ! – Seigneur, non !
Le vieillard paraît terrifié. Il a relevé sa capuche de fourrure claire ; l’un de ses yeux est couvert d’une pellicule blanchâtre, l’autre bondit entre les différents membres de la troupe comme s’il cherchait un soutien.
– Vous ne pouvez me demander cela ! Seigneur, la bête est sacrée – elle… – Sais-tu ce qui est plus sacré encore qu’un cerf ? dit le noble. Ceci !
Et il laisse quelques pouces d’acier sortir du fourreau. La menace est claire. Les mercenaires n’esquissent pas le moindre geste.
– Très bien, accepte finalement le barde d’une voix morne. J’irai. Par les dieux, mon seigneur, j’espère que vous viendrez vite me secourir…
Il quitte l’abri et part sur la droite, plaqué contre la paroi de telle façon qu’il sort immédiatement de leur champ de vision. Quelques secondes s’écoulent.
– Seigneur, je le vois ! Mais il ne m’a pas repéré. Attendez ici : j’ai une idée ! – Eh bien dépêchez-vous, lance le noble.
Le barde s’éloigne mais les pas du cerf, eux, ne changent pas. La bête les nargue. La lueur nacrée de la lune baigne le val. Dans leur cavité obscure, les aventuriers ne peuvent qu’observer le petit étang et écouter le cerf qui marche, encore et encore, si proche et pourtant hors d’atteinte. Les minutes se suivent, lentes comme une agonie, jusqu’à ce qu’enfin, un grondement couvre les pas du cerf. Mais que se passe-t-il ? Le bruit ne vient pas du val ; il semble parvenir de derrière, comme si…
– C’est pas normal, ça ! Faut qu’on sorte ! panique le teigneux en bousculant ses camarades. – Non ! s’exclame le noble. Ce n’est sans doute rien. Le cerf n’est pas en position ; si nous sortons, il prendra la fuite ! – Je préfère ma vie à votre putain de manteau ! crie un géant en essayant de bousculer le mage pour sortir.
Un autre grondement, bien plus fort, interrompt la mêlée qui s’ensuit.
– Barde ! appelle le mage. Où êtes-vous ? Qu’est-ce que…
La roche qui tombe soudain devant l’entrée de la niche lui apporte une réponse définitive.
*
Le barde essuie la sueur sur son front. Il hoche la tête en direction de l’ourse qui l’a aidée. L’animal ne lui répond pas ; elle s’éloigne d’une démarche chaloupée, ses traces dans la neige s’effaçant au fur et à mesure qu’elle les crée. Des cris étouffés lui parviennent en contre-bas. Le barde ne s’inquiète pas. Ses compagnons sont piégés dans la cavité rocheuse. S’ils n’avaient que la faim et la soif à craindre, peut-être parviendraient-ils à creuser un tunnel qui remonterait la paroi. Mais ils sont trop nombreux dans un trop petit espace ; le manque d’air les tuera bien plus vite. Un son feutré lui parvient. Le barde tombe à genoux dans la neige.
– Ma Dame, salue-t-il.
Le cerf est là. Elle resplendit sous la lueur de la lune, blanche comme la poudreuse tout autour. Deux bois puissants s’élèvent sur son crâne ; son port de tête est haut, plus altier que celui d’un prince. Le vieillard baisse la tête. Il ne la relève que quand une main effleure son épaule.
– Merci, lui dit la jeune femme qui a pris la place du cerf.
La Dame se tient devant lui, pâle comme l’hiver, vêtue de voilages clairs brillant comme des diamants. Sa voix est une brise légère qui fait tourbillonner les flocons.
– Ils voulaient vous tuer, ma Dame. – Mais vous les en avez empêchés, note la Dame.
Dans ses yeux luit un éclat indéfinissable : de l’amusement, sans doute, et une indifférence cruelle au sort des hommes qui hurlent sous ses pieds. Le barde secoue la tête. Bien inconscient qui tenterait de comprendre l’esprit d’un dieu !
– Je leur ai pourtant dit, soupire-t-il entre deux cris étouffés. Seule votre pureté vous protège… et la dévotion qu’elle inspire chez les âmes nobles.
La Dame sourit.
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