Le 18 août 1993, Paul Cacherol assassine Benoît Troudel. Les deux hommes sont pourtant de vieux amis. Troudel a été le témoin de Paul à son mariage. Troudel et Cacherol sont associés dans un commerce de négoce de vins et spiritueux. Paul Cacherol est marié à la sœur de Troudel. Au village, on les surnomme « les inséparables ». Quand Paul Cacherol éternue, Benoît Troudel se mouche. Et vice versa. Alors, que s’est-il passé dans la nuit du 18 au 19 août 1993, à Saint-Baptiste-le-Château ? Comment expliquer cet acharnement, qui a vu Paul Cacherol poignarder à soixante-dix reprises son vieil ami ? Et si le nœud de l’affaire remontait en réalité aux années soixante-dix, lorsque les deux hommes étaient encore adolescents ? Paul Cacherol voit le jour le 12 avril 1962 à Courchevel. Son père est skieur professionnel. Sa mère fait partie de l’équipe de France féminine de tennis de table. C’est dans cette atmosphère d’émulation que grandit le petit Paul. Enfant discret, Paul s’épanouit dans l’athlétisme qu’il pratique depuis ses six ans. Il ne rate jamais une occasion de courir. Dur au mal, il aligne les semi-marathons dès son adolescence. Mais l’envers du décor est moins reluisant. Souvent en déplacement, ses parents le laissent seul dans la grande maison du 28 rue du commandant Soufflet. Solitaire, Paul s’invente un ami imaginaire, qu’il appelle Léon. Il partage avec lui ses joies et ses peines. Léon est un bon ami, il sait écouter sans interrompre, et ne juge pas. Parfois, la voisine, madame Chevalet, passe le voir, pour s’assurer que tout va bien. Cette femme terrifie le petit Paul. Elle a un strabisme spectaculaire, un long nez tordu, des mains de bateleur. Et puis elle n’est pas commode. Souvent, elle lui crie dessus, pour tout et pour rien. Une tache de confiture sur la table de la cuisine. Un robinet mal fermé. Elle hurle, devient écarlate, postillonne. Le petit Paul en veut à ses parents de le laisser à la merci de cette sorcière. Alors, un jour, il n’en peut plus et décide de faire une fugue. Il part avec son baluchon sur l’épaule, direction la gare routière, à deux kilomètres de là. Son père est en Chine, sa mère invitée sur le plateau de « Stade 2 ». Petit Paul prend un ticket pour Grenoble. Comme ça, au hasard. Lorsqu’il arrive, il est saisi par le froid. Il déambule de rue en rue, fait la manche, se fait mordre par un chien. Heureusement, il ne marche pas seul. L’invisible Léon lui tient la main. Il lui parle souvent. Il parvient à réunir les 10 francs pour le ticket de bus qui relie la gare routière de Grenoble à celle d’Annecy. Il ne sait pas pourquoi cette destination le séduit. C’est là que le destin va lui faire rencontrer Benoît Troudel. Dans le bus, ils sont assis côte à côte. Le jeune homme qu’est alors Benoît Troudel ne passe pas inaperçu. En effet, il arbore une longue barbe de mormon, une casquette à carreaux et sent très fort. De plus, il est ivre et parle tout seul. Du moins, c’est ce que le petit Paul croit au début. Il s’apercevra vite que Benoît Troudel discute en réalité avec Léon, l’ami imaginaire de Paul. Ce dernier n’en revient pas. Il décide de se mêler à la conversation. Paul découvre un personnage fascinant, dont le regard doux et bienveillant l’apaise. Le jeune homme est très pieux, et envisage de monter une secte religieuse. Il va à Annecy dans le but de suivre une formation de gourou. C’est le début d’une amitié profonde, sans partage. Paul et Benoît vont loger pendant trois semaines à l’auberge de jeunesse. Dans la journée, Benoît suit les cours à l’institut Raël, tandis que Paul jongle avec des canettes vides pour gagner un peu d’argent. La formation de Benoît Troudel se termine plutôt mal pour celui qui rêvait de devenir gourou. Il récolte un 2 sur 20 à l’examen final. L’animateur de l’atelier « suicide collectif » dira de lui qu’il avait des difficultés d’assimilation, était distrait par trois fois rien, une mouche, une gomme qui rebondit par terre, l’éternuement d’un élève. Quand il retrouve son ami Paul, il est déçu, pleure un peu sur son épaule. Mais il se reprend vite. Le lendemain, il rase sa barbe et achète un camion. Il sera routier, pour différentes raisons. D’abord, il aime bien les restaurants routiers. L’amitié virile entre baroudeurs. Son ambition est de transporter des légumes, d’un point à un autre. Paul l’accompagne dans ses voyages en semi-remorque. Les deux amis vont sillonner la France d’est en ouest et du nord au sud durant trois ans. Des artichauts vont ainsi remplir les caddies de la ménagère du Var, tandis que des melons vont faire le délice de la Bretonne gourmande. Des betteraves vont être cuisinées au pays des abricots. Des figues vont répandre leur parfum sucré sur les tables normandes. Ce chassé-croisé enivrant cesse le jour ou Paul rencontre Jessica-Noémie, la sœur de Benoît. D’emblée, Paul est séduit par ses formes et son parler vrai. Plutôt que d’accompagner son ami de Cavaillon à Quimperlé, il reste auprès de la jeune femme pour lui faire la cour. Deux mois plus tard, il la demande en mariage. Sexuellement, leur entente provoque l’ire du voisinage. Jessica-Noémie habite un pavillon de la banlieue de Meudon. La maison est en carton, les escaliers sont en papier. Elle possède deux chiens, Pirouette et Cacahuète. Quand elle jouit, au cœur de la nuit, la jeune femme réveille tous ses voisins. Une pétition circule. Elle retrouve un matin une patte de poulet attachée avec un bout de ficelle dans sa boite aux lettres. L’équipe de « Ça peut vous arriver », Julien Courbet en tête, débarque avec ses caméras un jour de juin. Le couple est stigmatisé. Paul promet face caméra de ne plus faire jouir sa femme. À ses côtés, Jessica-Noémie, fort marrie, opine. La période de disette sexuelle va durer jusqu’en août 1989, date à laquelle le couple déménage pour s’installer dans le Cotentin. Un temps, ils font ménage à trois avec Benoît, qui vient de casser son camion. Ou plutôt, ménage à quatre ; car Léon, l’ami imaginaire, tape l’incruste. Il occupe une chambre d’ami imaginaire. Sa discrétion sera appréciée par tous. Mais des tensions apparaissent. Leurs seuls revenus proviennent du salaire de Jessica-Noémie, qui travaille comme aide-soignante dans un EHPAD du groupe Korian. Paul va devoir aider, il enchaîne les petits boulots, sans succès. On lui reproche sa nonchalance, son côté je-m’en-foutiste. Au cours du procès, Magali Soupillon, chef de rayon à Auchan Tourlaville, dira de lui qu’« il faisait des pauses interminables à la machine à café », et que parfois, « on le retrouvait endormi sur un sommier d’exposition ». Des crispations se font jour. Au procès toujours, Jessica-Noémie parlera d’« ambiance délétère » mais aussi de « climat anxiogène ». Ces expressions feront la joie des journalistes, venus gratter du papier. Léon Lafut écrira dans le Figaro, dans un article intitulé « Chronique d’un drame annoncé », qu’« il régnait, dans ce sinistre pavillon de banlieue, une ambiance anxiogène et un climat délétère, ne pouvant, à terme et à fortiori, déboucher que sur un évènement tragique de type meurtre ou suicide ». Bien sûr, il est facile à postériori de dire que le feu couvait. Mais les faits sont têtus : Benoît Troudel va en effet s’attirer les foudres du couple formé par sa sœur et son vieil ami. La raison ? Il dilapide l’argent qu’il n’a pas pour jouer aux courses. Au Rapido. Au Loto. Il promet que s’il gagne le gros lot, il partira sur les routes de Compostelle, à pied, avec son bâton de pèlerin. Ça donne une idée à Jessica-Noémie. Elle en parle à Paul. Ils vont truquer les numéros du Loto pour faire croire à Benoît qu’il a gagné les 60 millions mis en jeu. Ivre de joie, celui-ci part dès le lendemain sur le chemin de Saint-Jacques. Le couple est enfin seul. Léon, l’ami imaginaire, a en effet tenu à accompagner Benoît dans sa longue quête. On soupçonnera Léon de coller aux basques de Troudel par appât du gain. Soit. Mais ceci est une autre histoire. Jessica-Noémie et Paul en profitent pour déménager. C’est ainsi qu’ils se retrouvent à Saint-Baptiste-le-Château, village fleuri et riant, entouré de vallons à la sensualité rare. Une vieille maison en pierre, un jardinet, deux poules. Aux yeux des voisins, le couple semble heureux. « Épanoui » selon Michel Frappart, leur plus proche voisin, retraité des Renseignements généraux. « Se pavanant bras dessus, bras dessous », comme le dira le maire Anatole Framboisier, à la barre du tribunal. Le couple envisage de procréer, mais Paul n’est pas fertile, en raison d’un sperme doté d’un mauvais nutri-score. Jessica-Noémie envisage la fécondation in vitro. Paul, lui, penche pour l’adoption. Ils tranchent la question en faisant une partie de pierre-feuille-ciseau. Paul gagne, et choisit dans la foulée. Ce sera un Cambodgien et rien d’autre. Pour quelle raison exactement, nul ne le sait. De retour de son pèlerinage, Benoît Troudel trouve la maison qu’il a quittée voilà plus de six mois squattée par une famille serbe. Il ne comprend pas. Où sont donc Paul et sa sœur ? Il s’interroge, mène l’enquête. Sur les chemins de Saint-Jacques, il a retrouvé la foi. Jésus, Marie, et tout le saint-frusquin. Il ne touche plus à l’alcool ni à la viande rouge, sauf celle qui porte le label AOC. À l’agence de location de camionnette, un employé lui apprend qu’un couple a utilisé un de leurs camions il y a quatre mois environ, pour quitter la région. Il s’en souvient parce que le type en question lui a fait promettre de garder le silence si jamais on venait l’interroger à ce sujet. « Je sais qu’il allait dans la Vienne, dit-il. On a récupéré le camion à notre agence de Chalon. » Le destin de Benoît Troudel se joue ici. S’il n’avait pas été aussi fin limier, Troudel serait-il encore en vie aujourd’hui ? Nul ne le sait. L’avocat de la partie civile, le pointilleux maître Vicelard, tentera bien de répondre à sa manière à cette question. « Je pense que Benoît Troudel avait encore de longues et riches années devant lui », dira-t-il lors de sa plaidoirie de trois heures trente. « Son sens de l’humour, sa bienveillance, manqueront cruellement à l’humanité. » Ainsi, le 12 septembre 1992, c’est un Benoît Troudel barbu, hirsute, et habillé de peaux de bêtes, qui fait son apparition, bâton de pèlerin en main, au 254 chemin de la Brouette à Saint-Baptiste-le-Château. Paul est stupéfait. Quelque part, il est quand même heureux de revoir son ami. Il n’osait pas l’avouer à Jessica-Noémie, mais il lui manquait chaque jour un peu plus. Les deux hommes s’étreignent. C’est beau et viril. On sanglote, on se frictionne le dos. Sans peur du qu’en-dira-t-on. Quand elle rentre du travail, Jessica-Noémie est moins enthousiasmée par le retour du frangin. Elle est jalouse de la complicité qui unit les deux hommes. Ils deviennent en effet inséparables, comme pour rattraper le temps perdu. Paul fait amende honorable. Il confie à son ami que c’est Jessica-Noémie qui a programmé le déménagement, et truqué les numéros du Loto. Benoît Troudel, lui, est rempli de zénitude. Il est devenu un autre homme, après son pèlerinage ; « Je me suis retrouvé », avait-il coutume de dire, « comme un lapin pris dans les phares de la voiture du bon Dieu ». La révélation, Troudel la reçut en pleine poire. Il prie à longueur de journée. Se douche à l’eau bénite. Dessine des poissons et des buissons-ardents. Dresse un autel dans la chambre d’ami, qu’il s’approprie d’autant plus que Léon, l’ami imaginaire, a disparu au cours du long périple jusqu’à Saint-Jacques. Pendant de longs mois, on n’aura aucune nouvelle de lui. Il réapparaîtra lors du procès, quand maître Vicelard le fera comparaître en tant que témoin de moralité. Mais on n’en est pas là. Au 254 chemin de la Brouette, la tension est à son paroxysme. Jessica-Noémie voue une haine féroce à son frère, qu’elle ne peut plus voir en peinture. Elle le trouve condescendant, lénifiant, donneur de leçon. La religion en a fait une chiffe molle. « Un étron flotteur », confiera-t-elle étrangement à une amie. « Je n’ai pas parlé d’étron », précisera-t-elle plus tard à la barre du tribunal. « J’ai parlé de grenouille de bénitier. » Madame « les points sur les i ». C’est ainsi qu’on la surnomme, à Saint-Baptiste. Jessica-Noémie Cacherol est la droiture même, sinon la maniaquerie. Le maire, Anatole Framboisier, se souvient d’une « personne autoritaire qui n’aimait rien tant que remettre les points sur les i, et les barres aux t, sans crainte de vexer ni d’humilier ». Le 18 août 1993, Jessica-Noémie rentre tard de son travail, à cause d’une inspection du comité hygiène et sécurité dans l’EHPAD où elle travaille. La porte de l’entrée de la maison est grande ouverte. Pointilleuse comme elle est, elle s’étonne, s’agace de cette négligence. Elle rentre et referme la porte derrière elle. Ce qui la saisit en premier lieu, c’est l’odeur. Un mélange de sang frais et de sauce carbonara. Benoît Troudel est allongé sur la table du salon, le dos criblé d’entailles profondes. Quelqu’un s’est acharné sur le malheureux à coups de couteau. Elle crie. Sort pour alerter le voisinage. Le plus proche voisin, Michel Frappart, l’ancien officier des Renseignements, décrira au procès que la sœur de la victime « n’avait pas l’air particulièrement effondrée. Elle souriait presque ». Tout est dans ce « presque ». « Presque sourire », ça n’existe pas, tentera maître Vicelard. « Bien sûr que si ! » contredira maître Landon-Bruissette, l’avocat de Paul Cacherol. Effets de manche, gonflement de pectoraux dans le prétoire. Dans le Figaro, Léon Lafut écrira : « La tension monta d’un cran, à tel point qu’on redouta un temps l’empoignade, le pugilat, l’affrontement des deux ténors du barreau. » À l’arrivée de la police, Paul Cacherol avoue son crime. On retrouve effectivement le couteau ayant servi à agresser Troudel, et les empreintes de Cacherol sont sur le manche. L’homme est amené au commissariat de Machecoule. On le secoue un peu, on lui marche sur les orteils. Juste pour le principe, car l’homme est bavard. Il ne nie pas. Quand on lui demande son mobile, il réplique, énigmatique : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. » Les gens du village ont du mal à comprendre. Les deux hommes étaient inséparables. Comme cul et chemise. Paul buvait les paroles de Benoît, et Benoît laçait les chaussures de Paul. Ils faisaient de la bicyclette en tandem, étaient abonnés au même club de gym. « Ils étaient comme les deux doigts de la main », rapporta un voisin lors du procès. Qui résuma le sentiment général : « C’est cette vipère de femme qui l’a poussé à commettre cette folie. » La vipère, c’est Jessica-Noémie, bien entendu. Le verdict ne fera pas de détails. Paul est condamné à quinze ans de réclusion criminelle. L’inspiratrice, la diablesse, son épouse Jessica-Noémie, à une amende de 150 francs et un retrait de trois points sur son permis de conduire.
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