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Policier/Noir/Thriller
Pierrick : Lorima Rainer
 Publié le 15/09/19  -  11 commentaires  -  18760 caractères  -  134 lectures    Autres textes du même auteur

"Je vais sans doute mourir bientôt. M’en fous. Ça ne m’empêche pas, des fois, la nuit, de monter sur le tabouret et, des fois aussi, de m’endormir à force de regarder le ciel par la fenêtre. C’est bizarre, mais je ne suis jamais tombée. D’autres fois, pour faire semblant de croire à quelque chose, je lèche les barreaux en me disant qu’ils vont finir par s’effacer."


Lorima Rainer


« Il y a la réalité. Puis il y a l’illusion. On se tient souvent juste entre les deux. »

Wilfrid Lemoine (« Le funambule »)


À Romane, ma pluie, mon or, à tout jamais…


1


Nulle part, le 23 novembre 1976

14 h 40


Je vais sans doute mourir bientôt. M’en fous. Ça ne m’empêche pas, des fois, la nuit, de monter sur le tabouret et, des fois aussi, de m’endormir à force de regarder le ciel par la fenêtre. C’est bizarre, mais je ne suis jamais tombée. D’autres fois, pour faire semblant de croire à quelque chose, je lèche les barreaux en me disant qu’ils vont finir par s’effacer. Il m’arrive de les lécher une bonne trentaine de minutes. À la fin, j’ai l’impression que ma langue est en fer tellement je sens comme un épais tapis de métal dessus.


Oui, je vais sans doute mourir bientôt et, en plus, je pue. Certains jours, je ne sais pas pourquoi, ça me fait rire de puer comme ça. Quand je ris, j’ouvre la bouche toute grande pour que mes dents pourries prennent l’air. J’aime bien cette odeur de rat crevé qui monte jusqu’au plafond. Blafard le plafond. Et sur l’ampoule, il y a un gros tas de mouches cramées. Tant mieux. Comme ça, ces cadavres collés les uns aux autres ou qui se grimpent dessus, ça me fait une lumière tamisée.


Même si, bien sûr, cela m’arrive, je n’aime pas sortir. Non, je préfère bouffer la peau des jours assise en tailleur sur mon lit. Là, invariablement, chaque jour à treize heures et des poussières je ferme les yeux pendant dix minutes environ et je vois ma sœur Noria danser dans ma tête avec des talons aiguilles. Elle danse toujours un flamenco, quelque chose de sauvage et désespéré qui m’incendie les oreilles et me laisse très vite un goût de sang dans la bouche. Ce bruit violent de talons répété à l’infini est une torture mais bon, personne ne m’oblige à subir ça. Non, personne. Sauf moi.


Plutôt que de me laisser piétiner les tympans tous les jours à treize heures quelque chose, je me dis parfois que, à cette heure-là et même si je n’aime pas ça, je ferais mieux de sortir et d’aérer un peu ma peau qui pue. Là, en marchant, je compterais lentement jusqu’à, disons, six cent soixante-dix avant de rentrer me préparer une chicorée-noisette avec trois biscuits LU et un soupçon de confiture d’orange. Après ce goûter divin que je prends tous les après-midi, je sais que je tiens jusqu’à treize heures et des brouettes le lendemain sans avoir cet oppressant besoin de fermer les yeux pendant plusieurs minutes. Comme ça, je ne risque pas de voir Noria me tordre les nerfs dans tous les sens. Et la nuit, quand je dors à poings fermés, elle n’est jamais là. Ou alors je ne m’en souviens pas mais j’en doute. On n’oublie pas ces talons aiguilles qui vous dévastent la tête et ce regard avec un grand rire noir dedans.


Le matin, elle ne danse pas non plus. J’ai vérifié au moins une quarantaine de fois il y a longtemps. Maintenant, je ne contrôle plus et j’attends seulement treize heures et quelques pour fermer les yeux et voir Noria. C’est donc bien à cette heure-là que je devrais sortir. Oui, je sais, mais je répète que je n’aime pas ça. Les rares fois où je suis dehors, j’ai toujours peur, après lui avoir fait prendre l’air, de perdre mon odeur. J’ai peur aussi d’être un peu trop vivante, un peu trop remplie d’oxygène. Des fois, ça me donne envie de vomir. Parfois, je sens aussi du moche qui monte en moi. Pour un peu, j’insulterais les oiseaux ou La Gralin qui traîne son ennui et sa morgue dans la cour.


17 h 50


Je suis fatiguée de tourner tout ça dans ma caboche et, finalement, je ne suis pas plus avancée. Je vais mettre une chape d’oubli là-dessus pendant quelques jours puis je déciderai de fermer, ou non, ma tête à Noria. Bien sûr, je sais que, quelle que soit ma décision, mon sang va se figer comme une vieille soupe. Je déteste ça. J’ai l’impression que mes nerfs et mes os sont, soudain, de vieux sarments pétrifiés. Je sais aussi que je risque de cracher plusieurs fois sur les murs. C’est ma façon de me détendre après un moment difficile mais parfois, je préfère m’asseoir sur la cuvette des toilettes en récitant à voix haute du Prévert ou du Claudel.


En tout cas, même si je n’ai pas vu ma sœur en chair et en os depuis près de trois ans, la seule chose dont je sois sûre, c’est son besoin sauvage et impérieux de me haïr. Me haïr pour survivre. Oui, survivre depuis ce jour un peu singulier où elle n’a pas pu me terrasser. Pas pu supporter mon calme, mes mots presque silencieux et ce sourire bêtement heureux, soulagé. Tout ça qu’elle n’aurait, de toute façon, jamais pu faire vaciller, même en me promettant de s’immoler au milieu du salon. Je me souviens, le seul petit regret que j’ai eu ce jour-là est de n’avoir pas pu aller au cinéma du Grand Rex voir « L’Affaire Dominici ». Oui, parce que j’adore Jean Gabin et les caramels Dupont d’Isigny à l’entracte.


Ce fameux jour, le 21 décembre 1973, Noria est rentrée un peu après treize heures. J’écoutais un disque des Beatles. Elle portait ma jupe rouge cerise, celle avec des notes de musique dessus. Cela m’a surprise car elle la détestait. Quand j’allais voir maman rue Montorgueil, je mettais souvent cette jupe avec mon pull en mohair bleu et chaque fois qu’elle était dans sa loge, la concierge me disait que j’étais ravissante et mieux habillée que ma sœur. Je ne répondais rien. Je me fendais seulement d’un sourire anémique. Un sourire qui voulait dire « occupez-vous de vos oignons, vieille vipère ! ». Puis je montais lentement l’escalier jusqu’au deuxième étage. Là, les jours où je venais, maman laissait toujours entrouverte la porte de son appartement. Ma sœur, elle, devait sonner.


Je me souviens que Noria s’est allumé une cigarette et qu’elle a fredonné la chanson des Beatles avant de me dire qu’elle revenait de chez « l’autre ». Elle appelait souvent maman comme ça et ça, depuis des années. Puis elle m’a dit qu’elle l’avait tuée d’au moins douze ou treize coups de couteau, peut-être plus. Enfin, pour mieux savourer son triomphe, elle a rajouté d’une voix douce et tremblante que j’étais foutue et que j’allais bientôt rejoindre « l’autre » vieille saleté. C’est à ce moment-là que j’ai mis la face B du disque des Beatles. À ce moment-là aussi que j’ai compris pourquoi Noria portait ma robe rouge cerise. Alors, pour la remercier – oui, j’ai bien dit la remercier – je lui ai offert un vrai sourire et tandis qu’elle tirait comme une malade sur sa cigarette, je lui ai dit qu’elle devrait écrire des polars plutôt que de végéter au rayon jardinerie des Galeries Lafayette. Là, franchement, j’ai cru qu’elle allait me sauter à la gorge tellement mon calme et mon sourire nu la dépeçaient. Bon, c’est vrai qu’après le massacre de maman et, sans doute, la parfaite mise en scène de ma chère jumelle monozygote*, hurler eût été légitime. Oui, hurler, puis paniquer. Puis peut-être jeter, affolée, quelques affaires dans un sac de voyage et sauter dans un taxi en bredouillant je ne sais quelle adresse au chauffeur. Oui, bien sûr mais moi, Lorima Rainer, je me suis contentée de regarder tranquillement Noria ôter ma jupe tachée, ici et là, de sang pourpre. Je l’ai regardée ôter aussi son pull en mohair bleu, le même qu’elle m’avait offert quelques mois plus tôt, comme ça, sans raison apparente, un de ces jours très rares où nous flânions ensemble dans l’île Saint-Louis.


Avant qu’elle n’aille se changer dans sa chambre ou d’abord prendre une douche, elle m’a jeté ma jupe à la figure et m’a répété que j’étais foutue. Puis elle a eu un petit rire acide, a écrasé soudain le disque des Beatles avec mon gros cendrier en céramique, et sans doute a-t-elle cru me crucifier avec cette tirade venimeuse : « Va faire croire à cette connasse de concierge que c’est moi qu’elle a vue avec ta jupe ridicule et mon mohair classieux ! Moi, la vieille, elle me reconnaît à mes jeans tachés à l’eau de javel, mes baskets de toutes les couleurs et ma grosse croix bleue autour du cou ! Et comme on a exactement la même gueule, ma petite monozygote d’amour, tu sais bien que personne ne peut nous distinguer ! Eh oui, même gueule et même ADN, c’est pas beau ça. Il n’y avait que l’autre allongée dans son sang qui nous reconnaissait ». Puis ma jumelle a marqué une pause très brève avant de rajouter : « Elle va te coûter perpète ta robe rouge de merde ! Et ton mohair qui m’a coûté la peau des fesses aussi ! Ben oui, qu’est-ce que tu crois, la bignolle* va causer aux flics, et deux fois plutôt qu’une ! Quand elle m’a vue passer tout à l’heure, elle m’a lancé avec son air de fouine "vous êtes très élégante Lorima" ». Pour finir, Noria m’a, de nouveau, balancé ce mot qui lui plaisait tant mais trois fois : « T’es foutue, foutue, foutue ! ». Après, en tremblotant, elle s’est enroulée dans le plaid du canapé. Là, bien sûr, j’ai vu que son regard était sale mais surtout perdu. Un regard de naufragée.


Pendant cinq secondes, j’ai trouvé un peu moche que ce disque des Beatles soit cassé. Oui, c’est ce que je me suis dit en versant les morceaux de vinyle dans une petite corbeille de bureau, juste avant de répondre à Noria : « Foutue me dis-tu ? Oui, si tu veux ma petite souris mais il n’y a rien de grave là-dedans, non, rien de grave du tout ». Je crois que c’est à cette seconde précise qu’elle m’a vraiment haïe. Oui, là, devant mon détachement de tout et ce rien très calme et très doux qui flottait sans doute dans mes yeux. Là que, impuissante, elle a peut-être compris que cette haine sauvage allait la submerger, puis se répandre et puer partout en elle. Oui, cette haine que jamais elle ne dompterait. Cette haine comme une danse de mort effrénée.


En même temps que j’ai posé sur l’électrophone un disque sublime de guitare flamenco, je me suis quand même dit qu’à force de dévaster Noria par sa crasseuse indifférence, maman avait fait le mauvais choix. Oui, parce que moi, pendant plus de trente ans elle m’avait gavée d’un amour écœurant et stupide que je dégueulais souvent dans les chiottes, la nuit, en priant Dieu que tout ce cirque s’arrête. De son côté, Noria-la-rayée se rongeait sans doute le ventre en cachant ses larmes et stockait, jour après jour, ses petites fioles de haine. Sûr que dans sa tête d’inutile, ça devait ressembler à un jardin pourri de ronces ou à une citadelle de boue fétide.


Durant ces trente-quatre années jusqu’à ce 21 décembre 1973, je suis toujours restée dans mon coin. Oui, toujours. J’ai laissé ma sœur et maman se dépatouiller avec leur vide. Moi, je n’étais pas dans cette vie grotesque et lamentable. Non, moi j’étais toujours ailleurs. Je ne sais pas où, mais ailleurs. Et j’attendais je ne sais pas quoi. Peut-être rien ou, si ça se trouve, que maman meure écrasée par un camion. Ou encore que quelqu’un la tue quand elle prenait, devant la télé, sa tasse de chicorée-noisette avec un biscuit LU et un peu de confiture d’orange. Oui, c’est peut-être ou même sans doute ça que j’attendais. Alors, bien sûr, ce 21 décembre il y a presque trois ans, c’était Noël avant l’heure. Pour un peu, j’aurais presque embrassé Noria. Oui, histoire de la remercier d’avoir tout planifié pour m’ouvrir la porte à une vie de recluse pendant vingt ans ou, qui sait, jusqu’au jour de la guillotine. Franchement, les deux m’allaient très bien. Le seul petit regret, c’est que ma monozygote n’avait pas supprimé maman quand elle savourait sa chicorée-noisette devant la télé mais au moment du bénédicité. J’aurais, c’est vrai, préféré que notre mère nous quitte en vivant, comme elle me le disait parfois, le meilleur moment de sa journée. Mais bon, quand après sa douche, et alors que je ne lui demandais rien, Noria m’a dit que, avant de mourir, « l’autre » était de très mauvaise humeur à cause de sa télé qui ne s’allumait plus, mon petit regret s’est vite envolé.


2


Nulle part, le 3 décembre 1976


Cela fait six jours que ma condamnation à mort a été prononcée par la Cour d’Assises de Versailles. Il était dix-neuf heures dix. Je m’en souviens parce que, sitôt l’annonce du verdict, j’ai regardé la montre de mon avocat. J’ignore pourquoi j’ai fait ça. En tout cas, vu l’heure, je n’étais pas sûre d’avoir un plateau-repas en rentrant. J’avoue que ça m’a contrariée car j’avais très faim. En plus, le jeudi soir c’est le jour des bolognaises et j’adore ça. Mais ce qui m’a le plus dérangée dans cette journée interminable, c’est de supporter l’odeur d’eau de Cologne du jeune et beau gendarme qui était à ma droite. Bon, je suis sûre que mon odeur a dû, elle aussi, lui torturer les naseaux. C’est une odeur âcre, subtilement toxique. Une odeur souterraine et funèbre qui, malgré la douche deux fois par semaine, s’est installée peu à peu sur mon visage et mes mains. Oui, je pue la rouille, la rouille des jours. Et comme je l’ai déjà dit, je pue aussi des dents.


J’allais oublier Noria. Cela faisait presque trois ans qu’elle ne m’avait pas épluché du regard. Sans doute m’a-t-elle trouvé bien laide avec mes dents pourries et ma peau ruinée. Curieusement, je ne l’ai vue que deux fois durant les six jours de procès. Je crois qu’elle n’a pas beaucoup changé. Bon, je l’ai si peu regardée que je dis ça peut-être un poil trop vite. Juste avant la sentence, j’ai quand même remarqué sa nouvelle couleur de cheveux. Ce brun caramel lui donnait, du moins l’ai-je cru, un air moins sévère, presque à l’orée d’une possible douceur. Et puis, j’ai vu son sourire coupant après le verdict. C’était un sourire comme une ronce, un sourire tranchant où la haine avait encore soif. Soudain, le brun caramel n’était plus que le paravent d’une vie de naufragée. Enfin, pressée de retrouver le fourgon cellulaire, j’ai demandé au beau gendarme de me passer les menottes puis j’ai regardé brièvement Noria une dernière fois en pensant très fort à mes spaghettis bolognaise et, sans savoir pourquoi, un peu à maman. J’ai pensé aussi au lendemain et à ma possible première sortie en cour de promenade, à treize heures. Oui, j’allais peut-être vivre ça pour éviter d’être assise en tailleur sur mon lit et de voir Noria danser dans ma tête. Là, je me suis dit que, tout en marchant dans cette cour sordide aux murs blindés de barbelés, je fermerais peut-être les yeux, histoire de voir ce qui allait se passer. Enfin, j’ai pensé à La Gralin. Cette matonne* à la peau grise et au regard intraitable ne me voit que deux fois par semaine en promenade mais le matin, à dix heures. Sûr que là, elle allait se demander ce que je foutais dans la cour à une heure de l’après-midi. Sûr aussi qu’elle allait fouiller mon regard avec ses yeux de truie et me faire des réflexions stupides sur un ton suspicieux.


Quand j’ai regagné ma cellule à vingt heures et des poussières, il y avait sur la petite table scellée au mur un plateau-repas mais sans bolognaises. Non, il n’y avait que de la soupe froide et figée où se débattait mollement un cafard couché sur le dos. Finalement, c’est lui que j’ai avalé puis après m’être brossé les dents, je suis montée sur le tabouret et j’ai commencé à lécher les barreaux de la fenêtre. Cela n’a pas duré longtemps car j’étais fatiguée. Il faut dire que la journée avait, tout de même, été un poil pénible. Surtout à cause de l’infâme parfum de mon mignon petit flic, et un peu à cause de ces interminables bavardages dans la salle d’audience.


Même jour, nulle part, 3 h 16 après le verdict


Voilà. C’est quand ils voudront. Je suis prête. Prête à être gommée, à respirer du rien dans l’improbable silence de la terre. Prête à quitter mon odeur de rouille, le goût de métal sur ma langue lécheuse, et ce sourire absent quand, parfois, je vois toutes ces peaux nues dans des chambres soignées et lumineuses. Des peaux d’hommes que je n’ai jamais touchées ni caressées. Des peaux rêvées, des peaux de vent. Oui, je suis prête pour le petit matin coupant et la dernière clope. C’est bien ainsi, car je suis à ma place : à la lisière du vide, comme depuis toujours. Sauf que là, c’est la der des ders. Pourtant, il y a une chose, une seule, que je regretterai, c’est mon nom : Rainer. Lorima Rainer. Quelquefois, je me dis que ce nom-là, j’aurais peut-être pu en faire quelque chose de bien. Quelque chose qui inspire une joie silencieuse mais puissante. Oui, des fois je me dis ça et, pendant une trentaine de secondes, je répète inlassablement mon nom dans ma cellule, à voix haute.



3


Avec ce quelque chose de forcé, mécanique et terriblement vide qu’il porte en lui depuis des lustres, il me sort par les yeux. Oui, chaque fois que je l’entends, il me débecte. Ce matin, c’est lui qui m’a réveillée. En fait, je le trouve sale. Sale parce que faux. Mais bon, je ne dis rien. C’est inutile. Cela évite un long silence venimeux que l’autre ne manquerait pas de me jeter à la gueule. Il n’y a qu’avec moi que l’autre fait ça. Oui, elle adore me jeter du silence à la gueule. Du silence avec une odeur de pourriture dedans.


Donc oui, c’est le rire de l’autre qui m’a réveillée. J’ai tout de suite su qu’il venait du salon et que tout en sirotant sa chicorée-noisette, Noria se farcissait d’un air absent les sornettes de la vieille tordue. La vieille tordue de la rue Montorgueil. L’autre. Celle qui, sans que je sache pourquoi malgré mes larmes et mes multiples assauts passés, ne me regarde ni ne m’écoute presque jamais depuis trente-sept ans. C’est à se demander pourquoi je suis restée dormir chez elle hier soir avec ma monozygote. En même temps, si j’étais rentrée, pas sûr que j’aurais vécu ce rêve de dingue, cette grande foire aux illusions, cet hallucinant délire gémellaire. Non, pas sûr.


Quand je vais raconter cette mémorable valse d’inepties à Noria, c’est un coup à la dégoûter de continuer ses cours de flamenco avec « La Gralin », comme elle l’appelle. Des fois, elle la surnomme aussi la matonne à cause de son côté aboyeuse qui lui donne un visage gris et le regard intraitable. Mais elle n’est pas mauvaise, Mireille. Je la connais bien. Et tout le monde dit que c’est une bonne prof. Noria le dit aussi.


Bien sûr, je rigolais. Ma petite monozygote n’arrêtera pas le flamenco. Elle aime trop ça. Tout comme la chicorée-noisette, les biscuits LU, et les Beatles. Et moi, peut-être qu’elle m’aime un peu de temps en temps. Oui, peut-être. Je ne sais pas. Tiens, je lui demanderai tout à l’heure, quand l’autre sera partie me débiner chez la concierge. Après, même si elle me dit qu’elle ne m’aime pas, je lui proposerai de faire les boutiques et je l’inviterai à déjeuner au Tabou-tabou. On mangera des bolognaises et une glace au caramel. Je sais que ça aussi, elle en raffole.




* Monozygote : jumeaux issus du même œuf

* Matonne : gardienne de prison

* Bignole : une concierge


 
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   wancyrs   
16/8/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Salut à vous ,

Wowwww ! Voilà un texte que j'aurais noté "passionnément" si la fin ne m'avait pas déçue. En fait, je me suis fait de fausses attentes ; l'intrigue étant bien menée, la psychologie des personnages parfaitement construite, le récit incroyablement entraînant, je me suis attendu à une chute à la hauteur de la progression du texte. Pour moi la partie 3 doit être réécrite, car dévoiler ainsi ouvertement que Lorima rêvait diminue, selon moi, la plus-value de l'intrigue, et c'est dommage, puisque le texte a tous les atouts pour devenir une mise en abime à la dimension de https://www.youtube.com/watch?v=1jERdYDWG8g Shutter island, voir même de https://www.youtube.com/watch?v=d3A3-zSOBT4 L'Inception
Néanmoins, j'ai passé un très bon temps de lecture. Merci pour le partage !

Wancyrs en EL

   emju   
15/9/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Une nouvelle taillée au couteau qui m'a happée. J'ai beaucoup aimé la noirceur de l'écriture et le portrait de Lorima fait frémir.
Un petit bémol, la fin de l'histoire. La chute n'est plus du tout en osmose avec l'histoire.
Agréable à lire, au plaisir.

   ANIMAL   
15/9/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Je n’aime guère le fond de cette nouvelle mais c’est par goût personnel car je ne suis pas friande d’histoires de haines familiales. Néanmoins, j’ai tout lu sans ennui car ce texte "d'ambiance" est superbement écrit. J’ai relevé entre autres :

« ce regard avec un grand rire noir dedans »
« stockait, jour après jour, ses petites fioles de haine »
« je pue la rouille, la rouille des jours »
« c’était un sourire comme une ronce, un sourire où la haine avait encore soif »

Le récit, bien mené, est éclairé par de nombreuses tournures remarquables et savoureuses.

J’aurais vu une chute plus violente mais le choix de l’auteur d’avoir traité cet échange de « statut » des deux jumelles auprès de leur mère par le biais du rêve est aussi une bonne fin.

Je note pour le talent d’écriture plus que pour le sujet.

Chapeau à cette belle plume.

   Corto   
15/9/2019
 a aimé ce texte 
Passionnément
Drame en trois actes dont le dernier renverse les deux premiers.
Arrivé tout à la fin le lecteur se dit qu'il aurait dû faire attention à l'incipit, à tort traité à la légère: « Il y a la réalité. Puis il y a l’illusion. On se tient souvent juste entre les deux. »

Cette nouvelle menée avec une noirceur inouïe se mérite. Car le lecteur est malmené, entraîné presque violemment dans un monde à fuir.

Comment résister à des phrases comme "je lèche les barreaux en me disant qu’ils vont finir par s’effacer. Il m’arrive de les lécher une bonne trentaine de minutes. À la fin, j’ai l’impression que ma langue est en fer tellement je sens comme un épais tapis de métal dessus". Puis juste après "Quand je ris, j’ouvre la bouche toute grande pour que mes dents pourries prennent l’air. J’aime bien cette odeur de rat crevé qui monte jusqu’au plafond".

On est dès lors plongé dans l'inhumanité sans vraiment rien à quoi se raccrocher.

Le drame se noue, glauque, révoltant, mais pourquoi continue-t-on à lire cette horreur ? Fascination du sale, du douloureux, de l'inexorable ? Ou soif de voir comment peut finir une telle monstruosité ?

La haine entre les deux sœurs jumelles est décrite avec précision et le nœud gordien se serre inexorablement.

"Avant qu’elle n’aille se changer...elle m’a jeté ma jupe à la figure et m’a répété que j’étais foutue". Voilà qui confirme une ambiance irrespirable mais rien n'est fini.

S'il faut des précisions on nous en donne: "Cela fait six jours que ma condamnation à mort a été prononcée par la Cour d’Assises de Versailles".
Dans un joli retournement l'auteur complétera plus loin: "Pourtant, il y a une chose, une seule, que je regretterai, c’est mon nom : Rainer. Lorima Rainer. Quelquefois, je me dis que ce nom-là, j’aurais peut-être pu en faire quelque chose de bien"

Il semble que tout soit dit, les dés sont jetés.

Arrive alors le dernier acte qui abasourdit le lecteur. Oui j'aurais dû faire attention à l'incipit...,

Dans ce final j'aurais presque préféré une scène de tournage de film avec une expression usuelle totalement ambiguë du style: 'COUPEZ'.
L'auteur a peut-être pensé que ce serait vraiment TROP...

Maîtrise du style comme de la grammaire impeccable.

Grand bravo à l'auteur.

   maria   
15/9/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Pierrick,

Comme d'autres j'ai eu l'envie d'arracher des phrases au texte, pour les savourer

Un exemple non choisi, encore, je crois :
" Un sourire comme une ronce, un sourire tranchant où la haine avait encore soif "

Le désamour, voir la haine pour une mère : un sujet délicat, mais traité ici sans choquer.

Je regrette la fin.

Lorima avait tellement à dire de sa cellule, pourquoi l'avoir ramenée près de " l'autre" ?

Merci pour le partage et à bientôt.

   Tiramisu   
16/9/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Bonjour,

La grande qualité de ce texte, pour moi, c'est l'écriture.

La première partie (14H40) est particulièrement bien écrite, la situation est bien posée, la narratrice rentre en scène, ce personnage a une certaine épaisseur, et surtout un suspense s'instaure, la lectrice que je suis est happée. Un texte qui me happe dès le début est un texte réussi pour moi.

Après, je trouve qu'il y a des longueurs, et mon intérêt se délite un peu. Une haine entre soeur jumelle, une haine vis à vis de la mère, cela fait beaucoup, et elle me semble plaquée toute cette haine. Pourquoi, comment ...

Et la chute pour le coup est décevante, car le texte ne tient pas ses promesses du début, cette mise en haleine. Pourquoi ? Pour faire une pirouette assez classique, tout cela n'était qu'un rêve, pardon, un cauchemar. Cauchemar qui révèle sans doute un désir inconscient de tuer la vieille ...;-) Il y a la réalité et il y a la fiction ...

Merci pour cette lecture.

   plumette   
17/9/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
une plongée dans la noirceur avec de très belles formules
un texte d'ambiance , très réussi jusqu'à la chute qui casse un peu rétrospectivement l'univers que le lecteur avait totalement accepté! ( moi en tout cas)

Je suis curieuse de savoir pourquoi vous avez choisi cette fin. Si elle a le mérite de surprendre, elle n'est pas du tout en phase avec le texte. quel dommage! Et un rêve aussi structuré, c'est bien peu crédible!

je suggère de conserver les parties 1 et 2 et de vous dispenser de la partie 3.

il n'empêche, le personnage de Lorima est très intriguant et l'écriture m'a emportée.

Bravo

Plumette

   ClaireDePlume   
19/9/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
L'incipit de votre texte donne la couleur : "Je vais sans doute mourir bientôt". Comment ne pas penser à l'Étranger d'Albert Camus et son percutant "Ce matin maman est morte" ?
Une phrase somme toute banale qui laisse augurer d'une histoire dont le lecteur ne sortira sans doute pas indemne. En tous les cas, il ne pourra pas être indifférent.

Même si l'on ne connait pas encore l'identité du narrateur ou de la narratrice, on est ici directement plongé dans sa conscience et dans sa pseudo vie quotidienne.

Une drôle d'atmosphère émane de la première partie de cette nouvelle. Impossible de déterminer si l'on pénètre les pensées les plus intimes d'un-e malade enfermé-e dans un hôpital psychiatrique ou celles d'un-e prisonnier-e incarcéré-e dans un centre de détention.

L'intrigue se met en place peu à peu, nous entrainant dans la relation duelle de deux sœurs ennemies. Leur rivalité sourde et muette est savamment entretenue par des tierces personnes : la mère d'abord,depuis la prime enfance, puis la concierge, à l'âge adulte. Jusqu'à ce geste fatal, où la gémellité frappe de toutes ses forces. Magistral.

Pour ma part, le retournement de situation final ne me gêne pas, l'ensemble du texte nous ayant déjà entraînés dans des méandres tous plus obscurs et tortueux les uns que les autres.

Je suis "cliente" de votre style, de vos trouvailles textuelles et de votre univers, soyez-en assuré.

Claire De Plume

   Philo   
29/9/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Texte bien construit, le thème du meurtre perpétré par la jumelle qui veut se venger de sa mère et éliminer une soeur dont elle est envieuse est simple et efficace. On ne comprend pas les raisons de cette haine fratricide et marricide, mais ce n'est pas vraiment nécessaire, c'est un texte court. Par contre, je ne comprends pas la partie n°3 ; il y a une rupture de rythme, je ne vois pas à quoi elle se réfère . Est-ce une manière de dire que ce qui précédait n'était qu'une fable destinée à faire enrager sa soeur ? J'ai bien aimé le style vivant, de phrases courtes.

   Anonyme   
30/9/2019
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Premier texte que je lis sur ce site et qu'elle claque ! Le style choisi est celui que je raffole tant. Nager dans l’incompréhension tout en décrivant la psychologie du personnage ( celle-ci est brillamment décrite).

Malheureusement la chute m'a un peu déçu. Le fait que tout cela soit un rêve a fait chuter le suspens et l’intensité ressentie tout au long de l'histoire. Je m'attendais à Cliffhanger plus surprenant.
J'ai aussi relevé des répétitions que tu airais pu éviter en les remplaçants par des synonymes ou une simple reformulation :
- je lèche....de les lécher
- treize heures
- monozygote
- Noria se farcissait d’un air absent les sornettes de la vieille tordue. La vieille tordue de ....

Au final, j'ai passé un bon moment de lecture.
Merci du partage et au plaisir de te lire.

   Cairote   
8/12/2019
 a aimé ce texte 
Passionnément ↓
Voilà un texte formidable de noirceur, de douleurs crachées dans un style prenant, émouvant, et bien maîtrisé.
Contrairement à d’autres lecteurs, j’ai beaucoup aimé la fin. L’artifice éculé du rêve révélé est ici essentiel, opérant un retournement complet de la situation : cette indifférence à son sort, qui est l’exact contraire de ce qu’elle ressent en réalité, c’est ce dont elle rêve, ce qu’elle voudrait atteindre, elle si douloureusement jalouse de la connivence entre sa sœur et sa mère, souffrant de ce manque d’amour, réel ou ressenti, de leur part, et qu’elle ne peut s’empêcher de rechercher encore et encore.
Mon petit bémol serait plutôt dans le paragraphe où Noria explique sa machination pour faire accuser sa sœur (« Va faire croire à cette connasse […] personne ne peut nous distinguer. ») Les indices pour la faire comprendre au lecteur étaient bien amenés avant cela, et amplement suffisants. Il m’a paru trop « pédagogique » de l’expliciter davantage.
Merci pour ce très beau texte.


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