« On ne peut pas sauter dans son propre futur, uniquement dans celui de quelqu’un d’autre. » Richard Powers, Le temps où nous chantions.
C’était un soir sans réels excès ni tempéraments bien nets, on se faisait une raison pour la suite, une nuit de réveillon en somme. J’étais là et j’étais bien avec ce qui m’était le plus cher : Nathanaëlle, ma fille. On a passé un moment heureux ensemble, on a ri, on a ouvert une bonne bouteille et on a dîné, nous nous sommes mis dans le canapé. C’est alors que j’ai eu l’idée de mettre le DVD du concert de U2 à Boston, en 2001. Ma fille s’est blottie contre moi, les yeux grands ouverts. Les yeux comme je les aimais. C’était le temps d’une nouvelle année et d’un nouveau matin. Il y avait la lumière des lampes de mon intérieur. Il y avait les yeux de ma fille d’un mauve pastel frappés par un éclat, un éclat zébré et régulier qui parcourait les ondes pour signifier un appel sur son portable alors que les heures passaient, tout simplement. La fraction de lumière surgissait, Nathanaëlle ne répondait pas, n’enclenchait rien. Elle restait collée à moi. Je me tournais parfois sur le côté, j’avais alors l’impression de voir, à travers la vitre, une pierre pâle reflétant une faible lune d’hiver. Et nous avons regardé U2 sur l’écran, et son chanteur vedette, Bono. Paul David Hewson alias Bono. Un excellent chanteur, doté d’une présence sur scène exceptionnelle, un parolier hors pair, un écrivain à sa façon. Il chante ce qu’il écrit ; il a du succès. À Boston, très en forme, confiant, il a fait comme à son habitude au moment de « With or without you », en choisissant une jeune fille dans le public pour la faire monter sur scène, avec l’aide d’un gros bras qui a déployé tous ses efforts pour la hisser auprès de lui. Grâce au DVD, on partage l’émotion de l’élue, radieuse, n’en revenant pas de se retrouver à ses côtés. On entrevoit son visage enchanté à travers une forêt de coudes, de poignets, de mains, de cheveux et de points lumineux. On perçoit aussi une expression un peu tendue, pour être à la hauteur, ne pas décevoir. Elle était dans un rêve, un rêve éveillé me disais-je. Cette femme ravissante savait qu’elle vivait un moment d’exception. Nathanaëlle avait le même âge que celle que l’on voyait à l’écran. Elle vivait ce moment, allongée à côté de Bono, sur la scène d’un concert géant quelque part dans le monde. Elle n’avait qu’un seul désir, connaître la même intensité. Le rêve d’une fille un peu naïve ? Plutôt le désir d’une jeune femme transportée par le concert d’un soir lointain. À Boston, cette nuit-là, en même temps qu’elle a été filmée, cette émotion véritable a été fixée pour toujours sur DVD. Tentant de contenir son émoi, la jeune Américaine issue du public n’en était que plus authentique. Touchée par la grâce et consciente d’être livrée aux regards. Extatique et lucide. Ardente et sage. Qu’était-elle devenue, avec ces qualités si rares ? Je reprenais un verre. La magie de ce groupe pouvait-elle rejaillir sur le public ? « Tu savais que jeunes, ces garçons de U2 se réunissaient pour lire la Bible ? » demandais-je à ma fille. Non, cela ne l’étonnait pas, ces gars étaient à part. La musique continuait de se dérouler, les images se succédaient. Les sonorités s’estompaient, bientôt je clignais des yeux, le salon fut gagné par un halo de lumières faiblement diffuses. Je voulus continuer un peu mais je m’assoupis. Lorsque je me réveillai, le concert était achevé bien sûr. Il y avait comme un léger souffle autour de l’écran. J’étais seul sur le canapé, je distinguais une lueur un peu plus loin. J’allai me coucher pour de bon.
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Lorsqu’il a appris la mort de Nathanaëlle, Hector était si triste que la vie de sa fille n’ait presque rien laissé sur terre qu’il a fait un long trajet à pied à travers Paris sur les traces de ses derniers passages, en partant de chez lui pour parcourir les rues, traverser la Seine, remonter un boulevard sans regarder personne, emprunter le jardin du Luxembourg en n’écoutant rien des animations, et continuer à marcher pour enfin se retrouver au bas de son immeuble, devant la porte. Morte à 23 ans. Anéantie, dans un accident d’avion, en plein ciel d’Europe, entre Berlin et Londres. Engloutie par la mer. Au téléphone Hector était sonné. La nouvelle venait de lui être annoncée par son ancienne épouse, Patricia. Sa compagne, qui aimait Nathanaëlle, était aussi sous le choc. Elle était dans le salon, et tout ce qu’il réussit à dire, c’était qu’il avait besoin de sortir, et aller acheter le pain. Oui, Hector a dit cela, il en a eu honte après. Pourtant Nathanaëlle comptait beaucoup pour elle, et un drame pareil était de toute façon bouleversant. Mais lui, il a dit qu’il allait acheter le pain. Bien évidemment, il n’avait que faire d’une baguette, mais il a quand même dit cette énormité et il est sorti. Il s’en est voulu, dehors, et il avait alors encore plus mal. Le soleil l’écrasait, il était accablé par la douleur, la culpabilité et un sentiment d’étouffement. Claude, celle qui partageait sa vie depuis plusieurs années, l’aimait réellement, il n’avait pas le droit de lui faire du mal, mais il continuait à marcher. Il ne regardait pas les gens, il voyait les immeubles, les toits et les tours de Notre-Dame. Dans le Luxembourg, lui revinrent des moments de l’enfance, et de Nathanaëlle. Les allées étaient sèches, les troncs des arbres pelaient. Pour aller plus vite, on ne sait pourquoi, Hector passa à côté d’une statue qu’il aimait, celle du Marchand de masques : un jeune homme gracile qui tient dans une main le masque de Victor Hugo et qui est posé sur un socle lui-même entouré de huit autres masques, d’auteurs, d’artistes et bizarrement d’hommes politiques. Ce jour-là, il accéléra le pas et revit tout aussi rapidement les jeux et les parties de cache-cache, pas loin, à proximité du théâtre de marionnettes, à travers les bosquets et les arbres touffus lorsque sa fille était petite. Il rejoint l’immeuble dans lequel elle venait d’emménager. Il avait la clé de l’appartement, elle lui avait confiée d’elle-même, ponctuellement, car il devait bientôt configurer toute son informatique. Hector aime cela, il aime tout ce qui est nouvelle technologie. Il se trouva en bas, sur le bitume, les gens passaient mais il resta là, pas complètement immobile. Il faisait un pas sur le côté, il revenait à sa position initiale, il faisait un demi-tour sur lui-même, il déambulait vaguement ; c’était étrange. Il a pénétré malgré tout dans le bâtiment, a pris l’ascenseur, et s’est retrouvé devant la porte de son appartement. Mais il décida de ne pas entrer. Il y eut un silence, la pénombre était contrariée par un jeu de lumières, un léger bruit de machinerie quelque part. Il regarda au sol : ses souliers frottaient un paillasson neuf. Il leva le bras droit puis apposa la main sur la porte. Il caressa le bois en étirant le mouvement. Il fit des aplats, lentement, en ne pensant à rien. Puis la douleur revint. Il devait partir pour retrouver Claude, lui parler et essayer de gagner un peu d’apaisement. Il refit le trajet en sens inverse, toujours en passant à travers la verdeur du jardin du Luxembourg.
Plusieurs jours plus tard, après le choc et le bouleversement, et tout ce qui s’apparentait à l’effroi des « modalités », il y eut une sorte de cérémonie. C’était horrible. L’enquête avait permis d’attester du caractère suicidaire et déséquilibré du commandant de bord qui avait fait sciemment plonger son avion et ses passagers dans l’eau glacée de la mer du Nord. Hector avait repris son travail, ingénieur en objets connectés, dans la filiale française d’une petite société américaine prometteuse en domotique. Il était entouré, cela allait moins mal. Le dimanche suivant, il alla de nouveau au jardin du Luxembourg. Claude était avec lui. Ils tirèrent deux grandes chaises pour les disposer à leur convenance. Hector s’aperçut qu’il s’installait spontanément dans l’axe du Marchand de masques. L’air était frais, on entendait les jeux sur l’eau du bassin, un peu plus loin. Il regarda de nouveau cette statue, ce petit personnage fiché sur son piédestal avec un curieux déhanchement. La statue est à la fois élégante et intrigante. Pourquoi vendre des visages ? Pourquoi une telle pantomime ? Nathanaëlle lui avait dit un jour qu’il ressemblait à l’une des figures de l’ensemble. Selon elle, et elle en était certaine, son visage était la copie conforme de l’un des masques qui entourent la sculpture principale. Mais lequel ? C’était devenu un jeu entre eux. Régulièrement, mais à des moments choisis par elle, et uniquement par elle, elle lui demandait s’il avait enfin trouvé à qui il ressemblait. La première fois, il avait dit sans réfléchir Berlioz, car jeune il pensait qu’il y avait un petit quelque chose. Nathanaëlle et Claude avaient éclaté de rire évidemment ; ils étaient au restaurant et les gens les avaient regardés en souriant. Et puis, une autre fois, pour son anniversaire, elle lui avait de nouveau posé la question. Il avait été sur Internet pour se remémorer les masques figurés avec les noms correspondants, et il avait cru trouver son double : Delacroix. Sa fille avait ouvert des grands yeux comme s’il était un malade mental assez atteint. « Mais ne regarde pas cet écran », lui avait-elle dit. Au Luxembourg, assis sur cette chaise vert pâle, il prit la main de Claude. Elle était en train de pleurer. Ils restèrent un moment. Hector savait qu’elle voulait le rendre plus vif. Alors il repensa à ce qu’il pouvait faire. Pour sa fille, qui n’était plus là, qui était partie. Partie il y a quelques semaines à peine pour Berlin, pour des vacances, de courtes vacances, avant de prendre un poste auprès de son futur patron qui l’avait embauchée. Elle était graphologue, convaincue qu’on aurait toujours besoin de gens comme elle dans notre société, malgré tout. Elle venait d’être recrutée dans un cabinet parisien. Et juste avant de commencer, elle allait passer un week-end à Londres avec une amie. La surprise avait été qu’Hector et Claude lui offrent un détour par Berlin, pour assister à un concert de U2. Les parents de sa copine avaient fait la même chose. Elle avait sauté de joie et lui était content pour elle. Pourquoi être un père sinon ? Ses yeux avaient brillé lorsqu’elle eut entre les doigts le billet : elle et son amie avaient les meilleures places, au pied de l’estrade circulaire qu’affectionne le groupe. « Tu te rends compte, peut-être que je pourrai monter sur scène ! Bono va me choisir entre toutes, pourquoi pas ? » Il sourit, alors. Et ce jour-là sur sa chaise dans le Luxembourg il avait la gorge nouée. Il décida de se lever. « Je vais aller à Berlin, sur les lieux. Voir… Regarder. Marcher. » Claude se redressa et lui prit la main. Ils passèrent devant le théâtre de marionnettes. Et il partit le surlendemain.
Le vol fut calme. Il était à la fois nerveux mais comme bientôt apaisé : il verrait ce qu’avait vu sa fille les derniers jours de sa vie. Lors de l’atterrissage, son regard ne pouvait se détacher d’un avion de ligne littéralement posé sur le côté, au loin sur le tarmac, visiblement à l’abandon. Quelle était son histoire ? Le guide qu’Hector avait acheté n’en faisait pas mention. Tant pis. Il fut surpris par la petitesse de l’aéroport, trouva rapidement un taxi et fila dans le centre de la capitale. Le chauffeur avait mis la radio, et, chose étonnante, avait choisi une station française. Hector le remercia dans un allemand laborieux, mais il lui répondit paisiblement en français : il était nigérien, installé à Berlin « depuis des siècles » dit-il. Volontairement, il descendit dans l’hôtel qui avait abrité Nathanaëlle pour sa dernière nuit. L’établissement était de confort intermédiaire, et très bien situé, à proximité de la Spree. Le quartier était résidentiel, mais comportait également de nombreux restaurants qui proposaient des cartes revigorantes. Chose un peu curieuse, l’hôtel disposait d’une petite chapelle ; c’était peut-être en lien avec le passage ici, rappelé par une plaque, de Martin Luther King il y avait bien longtemps, au moment de la guerre froide. Il avait réservé une chambre, et à la réception, il expliqua qui il était, en quelque sorte, et pourquoi il était ici. Un jeune employé fut attentif et demanda conseil à la direction. Puis sans difficulté, on laissa Hector entrer quelques minutes dans la chambre qu’avaient occupée sa fille et sa copine. Elles étaient souvent ensemble, toutes les deux étaient encore célibataires. Nathanaëlle était à l’époque sans petit ami, c’est-à-dire qu’à la fin de sa vie elle était sans amour. Il trouvait cela bien triste, et il pénétra dans la chambre les larmes aux yeux. Les couleurs de la chambre étaient beige et rouge pastel, les meubles étaient simples, le voilage oscillant légèrement en raison de l’entrebâillement de la fenêtre laissé par la femme de ménage. Le service venait de passer. Des clients étaient partis le matin, d’autres étaient attendus tout à l’heure. La moquette était un peu vieille. Hector fixa une reproduction au mur : il pensa que sa fille avait dû la regarder aussi. Il entra dans la salle de bains, mais rien ne l’y arrêta. Rien ne le retint au fond. Un petit bouquet de fleurs séchées qui répondait à un autre posé sur une petite table ronde à côté, entouré de bouteilles d’eau ; on avait le choix, plate ou gazeuse. Il mit la main sur la poignée et sortit. Sa chambre était dans le même style, naturellement. Au téléphone, Claude lui trouva l’air fatigué. Elle lui conseilla de s’aérer, elle avait raison. Il fit un petit tour, puis revint dîner à l’hôtel, par commodité. Nathanaëlle leur avait adressé par texto une photo de la salle à manger, elle la trouvait chaleureuse. C’était vrai, on y était bien. Il n’y avait pas grand monde, mais le service était très agréable, souriant, et l’ambiance était conviviale. Il prit le temps de songer un peu. Il voulait ardemment trouver les traces du concert auquel sa fille avait assisté, mais que pouvait-il en rester ? Les installations géantes avaient été démontées depuis longtemps. Hector ne savait pas si aller sur place avait du sens. Nathanaëlle avait expédié un texto juste avant la première chanson : « Génial, vous enverrai un florilège après ; vous embrasse. » Le lendemain elle prenait l’avion. Il n’avait jamais su ce qu’elle avait pu voir, ni comment s’était déroulé le concert. Il avait bien lancé une application pour chercher en streaming le concert expédié sur la toile par n’importe quel amateur, mais pour le moment son ordinateur portable n’avait rien détecté. Il commanda un poisson, bien exécuté, accompagné d’une curieuse et savoureuse pâte de citron confit. Il était content de ce repas, mais il ne savait pas quelle image on pouvait se faire de lui, un homme seul un peu sinistre malgré tout, perdu dans ses pensées. Il songea au Marchand de masques : quel visage aujourd’hui lui allait le mieux ? De qui était-il le plus proche ? Hector lança un SMS à Claude, avec cette seule mention : « Jean-Baptiste Corot ? » Il ne fallut que quelques secondes pour que tombe la réplique sans appel : « Tu es décidément bien fatigué ! Grosses bises. C. » Le lendemain, après un copieux petit-déjeuner, il prit la direction du Reichstag, qui était seulement à quelque quinze ou vingt minutes à pied. Il voulait absolument trouver le lieu précis où Nathanaëlle avait été photographiée par sa copine, pas loin, le monument en arrière-plan, quelques heures avant le concert de U2. Elle avait adressé de joyeuses photos par SMS où on la voyait ainsi, radieuse. Elle figurait sur un pont, devant le grand bâtiment historique, et ce fut très facile de trouver. Il s’agissait du pont Marschall. Nathanaëlle était très gaie sur ces clichés, presque espiègle, et elle avait accompagné l’envoi par ce petit mot : « Sait-on vraiment toujours tout sur Berlin ? » Hector ne savait pas pourquoi, mais désormais il lisait ce message comme une invite, un signal, un mot à son intention, un appel pour lui dire qu’il y avait autre chose, un indice, d’autant que sur la photo, le regard de sa fille semblait penché sur le côté comme si elle voulait désigner par là une direction, dévoiler l’esquisse d’un geste et fendre l’air d’un clin d’œil malicieux. Enfin il allait trouver une trace. Oui il pensait trouver là le souffle restant d’une complicité. Nathanaëlle avait été à cet endroit, avant d’aller voir et entendre Bono, la veille de sa mort. C’était très important de faire ces quelques pas. Il suivit l’itinéraire repéré sur le plan. La surprise fut de constater que les abords du pont étaient dépouillés, presque à nu, un peu en jachère en quelque sorte, comme si la ville n’avait pas encore fini de se reconstruire, même dans sa partie centrale. Il contourna des buissons ceinturés par une palissade médiocre. Puis il arriva brusquement sur le pont. L’air n’était ni vif ni sombre, un bleu menthe couvrait l’ensemble de Berlin. Les nuages étaient hauts. Il prit conscience qu’il était arrivé par un chemin tout à fait quelconque alors que la vue, elle, était splendide et permettait d’apprécier les autres berges de la rivière. Une intuition le guidait, il allait trouver une empreinte de sa fille. Elle était ici il y avait exactement vingt-trois jours, ce qu’elle avait pu laisser devait encore se voir. Il s’avança fébrilement vers le milieu de l’ouvrage, là où avaient été prises les photos. La vue sur le Reichstag était en effet superbe. La perspective était bien choisie. Il s’accouda à la balustrade, resta longtemps ainsi, en scrutant les abords immédiats. Des touristes passaient devant lui régulièrement, certains se faisaient aussi photographier, des voitures parfois ralentissaient, des hommes et des femmes en tenue sobre allaient et venaient, après tout il y avait de nombreux bureaux à proximité. La coupole transparente du parlement dominait l’ensemble, on revenait toujours à elle et on ne pouvait s’empêcher de scruter les petites silhouettes lointaines de ceux et celles qui empruntaient sa rampe en forme d’hélice. Hector commença à se sentir mal car en ces circonstances il ne ressentait rien. S’était-il trompé ? Il pensa alors profondément à Nathanaëlle et ferma même les yeux un instant. Où était donc la ligne qui le reliait à elle ? Pouvait-on encore la faire vibrer dans l’air ? Ici sur ce pont ? Quand il rouvrit les yeux, il se décala légèrement, pour se tourner sur le côté, comme sa fille l’avait fait pensa-t-il. Il regarda attentivement l’armature du pont. Il y avait du métal et de la pierre, des armatures comme poudrées de gris, mais aussi des pièces de couleur vert malachite. Il se déplaça alors et vit un panneau sur la gauche. Il se rapprocha. Vit quelque chose. Une forme. Un mot, le vestige d’un témoignage, un petit cadenas comme on trouve sur les ponts de Paris ? Mais ce qu’il avait pris de loin comme un indice, une griffe, une signature, n’était qu’une ficelle délabrée. Une maigre ficelle. On ne savait plus ce qui lui avait été accroché, ni à quoi elle avait pu servir. Qu’avait-elle pu maintenir ? Au pied d’un triste poteau, des restes de pelures d’un fruit devenu tellement sec qu’ils avaient pris la forme de coques. Un peu de verre brisé aussi. Il s’agrippa de nouveau au garde-corps. Nathanaëlle avait été là et pourtant rien ne permettait de s’en souvenir ; elle était dans la seule mémoire de celui qui pouvait se l’imaginer. Est-ce cela notre existence ? Il fixa ce qu’il y avait devant lui. Un grand bâtiment blanc moderne dessinait un ensemble ondulé, qui était réellement beau : une forme galbée parfaite, comme en mouvement. Ce bâtiment était sur l’autre rive. Un grand escalier le bordait, et de fins piliers clairs longeaient sa façade qui renvoyait le calme de l’eau. Les formes pleines et ovales, au pied d’une rivière sereine, l’alternance étudiée du verre, des miroirs et des métaux, le tout était d’une rare élégance et l’invita à la rêverie. Peut-être était-ce un exemple d’une architecture moderne étonnamment réussie ? La construction du futur sera peut-être celle qui parviendra à se réconcilier avec l’eau pensa Hector. Un bateau passa, une embarcation pour visiteurs, mais sans bruits ni troubles. Il regretta de ne pas être monté dedans précisément à cet instant. Il ressentait alors une immense perplexité. Finalement, il descendit vers la berge, fit quelques pas. Il s’arrêta bientôt, sur le premier banc venu. Il voulait réfléchir au vide, à l’absence de Nathanaëlle. Il n’avait rien trouvé d’autre que cette pensée. Un creux. Il fut sorti de sa torpeur par un bip sur son portable dont il ne se séparait jamais, bien sanglé dans son étui de protection. Un bip rassurant. Enfin. Les moteurs de recherche avaient enfin repéré la vidéo du concert. Il regarda immédiatement, assis sur le banc. La qualité de l’image était correcte. Les grands tubes de U2 avaient été dispensés avec classe : « One », « Sunday bloody Sunday », « I still haven’t found what I’m looking for ». Et puis évidemment, « With or without you », presque à la fin. Il regarda attentivement, le cœur serré. Il fixa l’écran sans bouger. Il s’était passé quelque chose. Il revit la séquence en mettant le ralenti pour être certain. Bono n’avait fait monter personne sur scène. Hector replia l’écran. Hector avait besoin de marcher. Tout en arpentant le trottoir, il décida brusquement de changer d’hôtel. Il avait encore une nuit à Berlin, mais il voulait voir un autre quartier. Pour en savoir plus. Il régla rapidement sa note, et ressortit avec son petit sac et toujours son portable dans son étui. Il prit la direction du sud. Traversa Unter den Linden, longea l’imposante ambassade de Russie en songeant qu’il se trouvait dans la partie de l’ancienne RDA. Il se mit à regarder les façades, les places et les statues. Hector continua, et observa une autre ambassade, celle de la Roumanie, dans un bâtiment de style flamand, assez différent de ce que l’on imagine d’habitude pour ce pays, probablement sottement. Comme quoi, mettre quelque chose ou quelqu’un dans une case, c’est souvent se tromper de frontière. Il franchit la porte de Brandebourg en contemplant les lieux, au milieu de la foule. Plus Hector avançait, plus il guettait ou essayait de repérer les signes de l’ancienne Allemagne de l’Est. Une amie lui avait dit que la signalétique du poteau lumineux des passages piétons, différente selon les deux parties de la ville, permettait de savoir de quel côté on se situait, mais il fut incapable de distinguer quoi que ce fût ; à l’évidence il passait d’une zone à une autre sans s’en rendre compte. Il trouva que les architectes avaient bien travaillé, le paysage urbain avait connu une grande métamorphose. Il marcha désormais dans un monde qui n’était plus tout à fait le même que celui qu’avait pu connaître jeune l’un de ses contemporains berlinois. Il ne voyait pas grand-chose du temps passé. Il se retrouva dans un quartier composite, devant la façade d’un hôtel qui, elle, avait plutôt belle allure, et c’est ainsi qu’il prit une chambre dans ce qui était l’Hôtel d’Angleterre, fonctionnel et agréable. Machinalement, il regarda les prospectus classiquement rangés dans les présentoirs à côté de la réception. L’un d’eux l’attira. Il le lut attentivement : il y était proposé un survol de Berlin en ballon. Hector fonça littéralement au point de départ de l’excursion dans les airs. Il arriva juste à temps. D’autres touristes étaient là, mais ils formaient un groupe à eux seuls : au moins ils se préoccuperaient d’eux et pas de lui. Les employés étaient dynamiques et compétents, serviables, clairs dans les explications. Le ballon s’envola. Le spectacle était fabuleux. Quelle émotion ! Il avait en tête des images de la ville dévastée après la guerre, puis la construction du mur, la séparation, la souffrance, la rupture, les peines et les pertes. Il ne fallait pas oublier. Il ne prit aucune photo, contrairement aux autres touristes. Le guide signala avec une solennité souriante Checkpoint Charlie : le poste-contrôle entre deux mondes jusqu’en 1989, le point de passage le plus connu qui séparait Berlin-Ouest et Berlin-Est. Désormais, ce n’était qu’un point au milieu d’une rue, bordée d’immeubles ordinaires. Quelques panneaux, du bitume fatigué, des feux rouges. Et pourtant ! Du haut de son ballon, Hector eut une pensée profonde pour tous ceux et toutes celles qui avaient voulu ardemment franchir ce poste-frontière, au péril de leur vie, il y avait seulement quelques décennies à peine. Il était tout en haut, flottant dans l’air avec une facilité déconcertante, mais juste en-dessous de lui, des gens étaient morts pour avoir voulu passer de l’autre côté d’un monde qu’ils n’acceptaient plus. Il ne fallait pas oublier. Nathanaëlle était-elle venue ici, en contrebas ? Elle avait envoyé un SMS, la montrant elle et sa copine, tractées par un vélo-taxi : « Allons vers Checkpoint Charlie », c’était tout. Il ne savait pas et il ne saurait jamais ce qu’elle en avait pensé. Elle avait été libre de penser ce qu’elle en voulait. Le ballon fit demi-tour et repassa dans l’autre sens. Le souvenir des morts et des disparus, condamnés pour avoir osé franchir la frontière d’une prison qui s’était intitulée elle-même « paradis », était trop fort. Une touriste demanda soudainement à Hector : « Sir, it’s OK ? » Son mari lui tendit un peu d’eau. Il réalisa qu’il n’avait rien avalé depuis le matin. Il était 19 h, et aussitôt redescendu sur terre, il s’engouffra dans une brasserie pour commander à manger. Il accompagna son plat de viande, un foie de veau avec quartiers de pomme légèrement caramélisés et sauce aux airelles, d’une bonne bouteille de bourgogne. Il avait une réticence à franchir le pas en commandant du vin dit d’outre-Rhin qui aurait été en réalité un flacon du rivage sur lequel il se trouvait désormais ; Hector sourit en y pensant. À la fin du repas il crut aller mieux, mais il fut finalement pris d’un accès de tristesse. Il appela Claude, qui le réconforta. Oui, heureusement que les hommes peuvent être aimés se dit Hector, tout en ne sachant pas trop ce qu’il en était réellement en sens inverse. Les hommes sont-ils à la hauteur ? Et puis dans sa chambre, au moment d’éteindre la lumière, il se demanda à nouveau de quel masque pouvait parler Nathanaëlle lorsqu’elle évoquait la petite sculpture du Luxembourg. Le lendemain, il souhaita s’aérer un peu avant de reprendre l’avion dans l’après-midi. Il se força un peu, il fallait quand même profiter de la ville, enfin. Par facilité, et pour se faire une idée, il se rendit dans l’un des lieux les plus touristiques, le château de Charlottenburg. Il avait besoin de se détendre, il le savait bien. La visite dépassa ses attentes, et peu à peu il se mit à être content de son idée. Les salles étaient exquises, le commentaire de l’audioguide pour une fois était très réussi. À l’intérieur du château les visiteurs se dispersaient, lui pouvait suivre son propre rythme. La salle de bal lui plut beaucoup. Au cours des siècles, cet immense salon avait vu de nombreux invités se livrer ici à des chorégraphies précises, rythmées, soignées, au son d’instruments de musique pour certains disparus. Il est toujours fascinant de profiter en solitaire d’un lieu habité par les nombreux fantômes du passé. Hector laissa passer les autres touristes, et à un moment donné il se retrouva seul au milieu de la salle, en pensant aux concerts qui y avaient été donnés et aux pas des danseurs et des danseuses, morts il y avait bien longtemps. Loin de l’attrister, cette pensée l’occupa. Des gens avaient été heureux à cet endroit. Les touches étonnantes des couleurs choisies, mauve et or, rendaient l’ensemble assez féerique. Deux statuettes dorées se faisaient face de part et d’autre du grand salon, Flora et Zéphyr. Dans une pièce à côté, il fut subjugué par un tissu gris de lin. Oui la vie avait été là, aussi. Au rez-de-chaussée, il remarqua une enfilade de pièces, lumineuses, chatoyantes, dénommées « salon d’été ». Une antichambre et une petite bibliothèque constituaient un passage « étrusque ». On apercevait tout au bout du couloir une lumière ambrée. Malheureusement cette galerie était fermée au public. Pourrait-il y revenir un jour ? Il prit un taxi pour gagner du temps et arriva rapidement au musée des Beaux-Arts, la Gemäldegalerie. Il comprit rapidement qu’il se trouvait dans l’un des temples de la peinture européenne. Les premières salles, réunissant des tableaux des XIIIe et XVIe siècles, le comblèrent. Il passa, subjugué, d’une pièce à une autre. Les œuvres de Lucas Cranach, notamment Lucretia, le ravirent. Mais ce fut surtout un tableau qui le souffla : Portrait d’une jeune femme, de Petrus Christus. La beauté de la jeune femme était exceptionnelle, et la finesse de l’exécution était époustouflante. On ignore encore aujourd’hui l’identité de la jeune fille représentée. Hector était envoûté. Qui était-elle ? Pourquoi ce regard ? Si doux et en même temps si réservé ? L’heure tournait. Il repartit, tout simplement pour récupérer ses affaires à l’hôtel avant de manger sur le pouce et de filer ensuite à l’aéroport. Dans le taxi, il ne savait pas quoi penser de son séjour. Hector avait eu raison de venir, mais il n’avait rien trouvé sur sa fille, il avait été un peu léger d’ambitionner le contraire. Au moins avait-il essayé de lui rendre hommage, et ne pas venir l’aurait laissé prisonnier d’un regret. À Berlin, il avait eu le sentiment de récupérer un peu de liberté à partager. Il n’avait rien perdu. La circulation était très fluide, le véhicule fit sa course très rapidement. Il était en avance. Hector aurait le temps, dans la salle d’attente, de réfléchir à un procédé numérique pour entrer en connexion avec toutes les traces de Nathanaëlle inscrites sur la toile. En arrivant à l’aéroport, le chauffeur de taxi se pencha vers lui et lui demanda vers quel terminal il se rendait.
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J’ai froid. Et bientôt à mon tour je ne verrai plus grand-chose. J’essaye encore. Me reviennent des images anciennes, comme des fragments. Les rires et les jeux surtout. Les feuillages et les fleurs, l’eau du bassin du jardin. Le sable sur le grain du sol l’été. Les ânes près des arbres. Une glace fruitée, sur un banc. Ou bien tu tirais deux grandes chaises, au puissant métal vert et frais, avec des biscuits, en écoutant une fanfare. Le passage devant le théâtre de marionnettes avant de retrouver le manège du Luxembourg. Un jour, petit, on t’avait emmené voir les marionnettes. Guignol avait demandé aux enfants dans la salle plongée dans le noir s’ils avaient peur du loup. Toi seul avais levé le doigt. Comme je te vois bien dans l’obscurité, seul à le confesser ! Plus tard, il y eut la statue dans le grand jardin. Le fameux Marchand de masques. Cette sculpture. Des visages, des masques. Regarde la main droite de la statue : on a l’impression qu’elle tient un fil qui s’est rompu. Des masques se sont brisés, détachés, envolés qui sait. Oui des masques sont partis dans les airs, très haut, creusant des échappées dans le ciel ! Leurs silhouettes perforent l’azur et désormais on ne sait plus à qui ils ressemblent. Papa, je te comprends. Tu lèveras encore le doigt, seul dans la pénombre, mais regarde bien, et vis avec ce qui n’existe pas. Ce qui n’existe pas.
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