Le rideau noir allait et venait tandis qu’il s’éveillait. Comme chaque matin, ses yeux avaient le plus grand mal à s’habituer aux lueurs blafardes projetées par un soleil froid au travers du voile gris des nuages. Les volets mal fermés laissaient filtrer cette fade lumière qui ne tarderait pas à emplir toute sa chambre. Il s’étira et s’assit sur son lit étroit, regardant la sonnerie de son réveil naturel s’amplifier. « Au moins ça a l’avantage d’être silencieux, se disait-il toujours, déjà qu’on passe notre vie dans un vacarme pas possible. » Il se leva. Puis, il alla se doucher, se brossa les dents et se dépêcha de s’habiller. Il prendrait son petit déjeuner dans la voiture. Il n’était pas pressé pourtant, personne ne l’attendait. Après une succession de métiers plus inintéressants les uns que les autres, il avait décidé, quelques années plus tôt, de prendre sa retraite pour se « consacrer à lui-même » comme il l’avait si bien dit aux automates humanoïdes qu’étaient ses collègues. « Dans la vie, tu ne peux pas faire ce que tu veux juste parce que tu l’as décidé », avaient-ils répondu en le regardant prendre ses affaires et partir. Pour le reste, il n’avait jamais rencontré quelqu’un qui vaille le coup de s’y attacher et avait plongé dans l’asociabilité de manière exponentielle. Il descendit les escaliers précipitamment, sortit de l’immeuble et se dirigea vers le parking. Sa voiture adorée l’attendait à la place où il l’avait laissée la veille. Il la démarra avec des gestes devenus machinaux. Le moteur chanta et l’engin s’éveilla. Il se sentait bien. « Le voici mon véritable chez moi, pensa-t-il, allez, c’est parti ! »
Lorsqu’il s’engagea sur la route, celle-ci était encombrée de toutes sortes de véhicules, du vélo jusqu’au tank. Après avoir patiemment attendu le passage d’un tracteur, il se plaça sur la voie réservée aux automobiles citadines. Comme toutes les autres, celle-ci était parfaitement droite. Il se rappela avoir entendu parler des mythiques routes non droites, « avec des virages », c’est le mot qu’il avait entendu. Le Rond-Point mis à part, il n’avait jamais conduit sur l’une de ces chimères. Splash. Des gouttes d’eau perlèrent sur le pare-brise. « Encore ces putains de Zodiac, hurla-t-il intérieurement, qui est le con qui a pensé que c’était une bonne idée de mettre la voie nautique à côté de la nôtre ! » Il klaxonna mais le bateau était déjà loin. Pour se calmer, il regarda par la fenêtre de droite, soit celle qui donnait sur les voies goudronnées. « C’est marrant quand même, se dit-il, de voir tous ces véhicules si différents qui avancent à différentes vitesses et qui pourtant vont tous dans la même direction. » Un ralentissement soudain l’arracha à ses réflexions, c’était l’embouteillage habituel qui précédait le Rond-Point.
Personne ne savait quelle taille faisait le Rond-Point. On n’avait jamais entendu dire que quelqu’un aurait réussi à en faire entièrement le tour. Le Rond-Point était l’épicentre du monde, le soleil d’où irradiaient tous les rayons-routes menant aux différents lieux auxquels les conducteurs avaient besoin d’accéder. Enfin, la plupart des conducteurs. Parfois, des exceptions qui se « consacraient à eux-mêmes » se baignaient librement dans le feu grisâtre des voies.
Une exception. C’est ce qu’il était, il en était persuadé. L’attente se prolongea et il se remit à songer. Il se remémora son dernier entretien avec son ex-patron, décontenancé par sa démission.
– Si vous tenez tant à nous quitter je ne peux pas vous en empêcher, mais tout de même, vous pourriez au moins me dire la raison. Que voulez-vous exactement ? avait-il demandé. – Je veux retrouver le plaisir de conduire. – Pardon ? – Je ne veux plus prendre ma voiture en tant que simple moyen de transport. Ce que je veux, c’est redécouvrir ce plaisir des jeunes conducteurs qui roulent parce qu’ils se sentent bien, qu’ils peuvent aller où ils veulent et qu’ils ont l’impression de pouvoir aller aussi loin qu’ils le souhaitent. – Oui mais enfin… il est évident que cela est dû à la jeunesse. Le plaisir de conduire est éphémère, tout le monde le sait. Inéluctablement, les trajets se répètent et la conduite tient plus de la corvée nécessaire. C’est pour ça que les voitures automatiques existent, pour nous en soulager. Il est bien beau de conduire sans se préoccuper de rien, mais à partir d’un moment, il faut bien se décider à aller quelque part, à rouler vers quelque chose. – Pas vers mais sur. – Excusez-moi ? – Vous voulez rouler vers une destination, très bien, c’est votre choix. Moi, je veux rouler sur une route, sur MA route. – Et elle ressemble à quoi votre route ? avait demandé le patron qui feignait de s’en soucier. – Elle est vide. – Vide ? – Oui. Une route où je serais seul, où je ne verrais ni n’entendrais aucun véhicule, où je n’aurais pas besoin de surveiller les rétroviseurs, où il n’y aurait pas de bouchon. Une route sur laquelle ne passeraient que moi et ma voiture, nous éloignant toujours plus du Rond-Point pour ne jamais y revenir. – Mais quel intérêt ? – De ne plus être l’un de ces misérables points constituant la droite, d’être ce petit point perdu et unique que l’on repère d’un coup d’œil en fixant le plan dans son ensemble. – Je vois, je vois. Et elle est où cette route ? – C’est ce que je vais chercher. – Bon. Comme vous voulez. Mais ne revenez pas pleurnicher quand vous aurez compris qu’une voiture n’est qu’un outil pour emprunter une route qui nous indique une direction. Une route vide ? Ah ! Il faudrait remonter à la construction du Rond-Point pour trouver ça.
Un bruit strident le ramena à la réalité. C’étaient les agents de circulation qui effectuaient leur danse habituelle sur le tempo des coups de sifflets. Cela signifiait que ce serait bientôt son tour d’embarquer sur le gigantesque cercle.
Pour trouver sa route, sa méthode était simple. Chaque jour, il empruntait une route différente et la parcourait aussi loin qu’il le pouvait. Il circulait au milieu de milliers de véhicules, passait devant des villes où fourmillaient des millions d’habitants et travailleurs, patientait des heures dans les encombrements, puis faisait finalement demi-tour pour rentrer dormir chez lui. Le lendemain, il avançait d’un embranchement au niveau du Rond-Point et sillonnait la route voisine à celle prise la veille. De nouveau, il rentrait bredouille puis repartait à l’assaut de l’embranchement suivant le jour d’après. Tel était son quotidien depuis sept ans. Et pourtant, jamais sa volonté de solitude ni sa recherche de distinction n’avaient encore été assouvis.
« Aujourd’hui sera différent », pensa-t-il sans conviction. Mais pour une fois, il avait raison.
Un sifflement strident retentit puis une main gantée se tendit. C’était son tour. Il suivit pendant quelques heures la courbe quasi droite du Rond-Point en comptant méticuleusement le nombre d’embranchements devant lesquels il passait. Il regardait d’un air maussade toutes ces routes bondées où les bouchons ne se feraient pas attendre. Une profonde mélancolie le gagna. « Et pourquoi serait-ce différent au prochain ? Qu’est-ce qui fait que cette fois sera la bonne ? » gémit-il. Il sentait quelque chose monter en lui. Le désespoir. Sept ans, sept longues années à arpenter cette toile d’araignée goudronnée parmi tous ces insectes métalliques enchevêtrés. C’était sa limite. Là, aujourd’hui, maintenant, en face de l’embranchement 2 557, il avait atteint sa limite. Il n’en pouvait plus de pourchasser un rêve, cet espoir illusoire, miroir des désirs impossibles à assouvir.
Coup de klaxon et de sifflet s’unirent en une note que seul Beethoven aurait pu supporter. Il sursauta. Il n’avait même pas remarqué qu’il s’était arrêté. Un agent s’approcha, il baissa sa vitre.
– Monsieur, il est interdit de s’arrêter sans raison sur le Rond-Point, vous bloquez tout le monde. Veuillez avancer. – Ce n’est pas sans raison monsieur l’agent. C’est juste que… je ne sais pas où aller. – Peu importe, vous ne pouvez pas stationner ici. – Écoutez-moi, geignit-il, puisque je vous dis que je ne sais pas quel est mon embranchement. – Pour savoir où aller, il vous suffit de vous référer aux panneaux. – Mais tout le problème est là ! Je ne vais nulle part. – Alors rentrez chez vous. – Non, non, vous ne me comprenez pas. Je ne cherche pas à aller quelque part en particulier, je veux juste trouver ma route. – Vous avez raison, je ne vous comprends pas. Si vous n’allez nulle part, restez chez vous. Allez, vous nous avez assez fait perdre de temps à moi et aux autres conducteurs. Reprenez votre route. – C’est laquelle ma route à la fin ? pleurnicha-t-il. – Bon, ça suffit maintenant ! Je m’en fous et tout le monde s’en fout de votre putain de route ! Je vous conseille de redémarrer si vous ne voulez pas avoir des ennuis.
Au profond découragement commença à succéder une puissante fureur.
– Je n’ai que ça de l’ennui, grinça-t-il. – Vous l’aurez voulu. Sortez de votre véhicule, ordonna l’agent. – Non. – Quoi ?
L’agent était abasourdi. Jamais personne ne lui avait désobéi.
– Monsieur… sortez de votre véhicule s’il vous plaît, bredouilla-t-il. – Non, il ne me plaît pas. – Mais… – Mais rien ! Vous vous en foutez ? Tout le monde s’en fout c’est bien ça ? Eh bien moi, je m’en fous de tout le monde, et je resterai ici tant que l’on ne m’aura pas indiqué une route parfaitement vide ! – Une route vide ? Comment voulez-vous que l’on vous indique ça ? Ça n’existe pas ! – Alors créez-m’en une ! – Vous êtes complètement fou, souffla-t-il terrorisé.
L’agent saisit un talkie-walkie qui pendait à sa ceinture pour appeler des renforts. Il remarqua que ses mains tremblaient. Il en tira un malin plaisir, qui ne fit qu’alimenter sa colère. Il redémarra, ne voulant pas particulièrement faire la rencontre « des renforts ». Il lança un : « À la prochaine connard ! » avant de s’engouffrer dans l’embranchement le plus proche.
Le 2 557, comme il s’y attendait, n’était pas bien différent des autres. Il regardait avec dépit tous ces automobilistes dans le sens opposé qui s’entassaient à l’approche du Rond-Point tandis que sur sa voie on commençait à accélérer. Il fit de même. Il sentit sa voiture se dégourdir, trotter, galoper. Toute sa frustration et sa colère se concentraient désormais dans son pied qui ne décollait pas du plancher. Sa monture hennit en sentant ce coup d’étrier sans fin. Prenant les rênes à deux mains, il faisait respirer tour à tour le souffle haletant du pot d’échappement à chaque cavalier qu’il laissait sur place. Sa fureur croissait avec la vitesse. Ceux qui avaient le temps de le voir passer purent remarquer le rictus démentiel qui fendait son visage. Ce n’était pas uniquement à cause de sa rapidité que le monde devenait flou autour de lui. Ses pensées s’embrasaient dans son crâne. Il ne pouvait plus penser qu’aux choses qui avaient pu l’agacer. Parmi les morceaux de choix, on pouvait trouver les motos débridées faisant un bruit assourdissant en pleine nuit, les conducteurs qui oubliaient de mettre le clignotant, les queues de poissons, ou encore ces leçons ridicules sur l’irritabilité au volant. Mais rien ne le courrouçait plus que de voir tous ces véhicules à travers le pare-brise, de savoir qu’aussi vite et loin qu’il allait, il n’aurait jamais face à lui la beauté pure et immobile d’un paysage désert. Il ne serait jamais cet explorateur unique arpentant les chemins inconnus.
Un craquement se fit entendre. Son rétroviseur avait brièvement fait la rencontre de la barrière de démarcation entre les deux sens de circulation avant de s’envoler. L’environnement embrumé par la vitesse ne lui avait pas permis de s’apercevoir qu’il s’était totalement écarté de sa voie. Une chance qu’il n’y eût pas d’artère nautique à cet embranchement. Prenant conscience du danger de sa conduite, jusqu’alors voilée par sa sourde fureur, il décéléra prudemment. Le décor fondu reprit ses formes austères. Il put alors voir avec netteté les mille lueurs rouges qui brillaient à quelques centaines de mètres. Un embouteillage. Cependant, à la surprise due au coup de chance qu’il venait d’avoir succéda vite un nouvel élan d’énervement quand il réalisa qu’il rejoindrait sous peu l’essaim agglutiné qui s’étalait devant lui. Il jeta un coup d’œil à gauche. La circulation était fluide dans le sens opposé.
Sans se permettre un instant de réflexion – et donc d’hésitation – il déversa toute sa colère sur l’accélérateur, puis tourna frénétiquement le volant. La collision avec la barrière de démarcation fut violente. Des morceaux de métal et de verre voltigèrent, mais la petite auto réussit malgré tout à se frayer un chemin vers la folle direction qu’avait choisie son conducteur.
Il frémit tout d’abord en voyant sa voiture et celle d’en face se regarder dans les phares avant de diverger. Puis, après un temps d’esquives maladroites, de coups de klaxon et de cris, le frisson se transforma en plaisir. La douleur et la mort étaient ses passagers, mais pour la première fois depuis longtemps, il se sentit vivant. Il avait enfin trouvé une route qu’il était le seul à emprunter, du moins dans ce sens. Et en cela, il était heureux. Les regards ahuris, les visages déformés par l’étonnement et l’effroi, même les gestes obscènes des conducteurs lui procuraient une joie indicible. « L’inhabitude face au différent », se conforta-t-il. Une douce plénitude le gagna. Elle n’était pas vide mais elle était unique. C’était sa route, il l’avait enfin trouvée et il comptait bien y rester.
Or, le bonheur n’existe que dans la fugacité. Un spectacle son et lumière de sirènes et de gyrophares qui se jouait derrière lui le sortit de son extase. Pris de panique, il accéléra. Une course-poursuite amenant plusieurs véhicules à effectuer des plongeons plutôt ratés sur le bitume s’engagea. En dépit de ses réflexes boostés à l’adrénaline, les voitures de police semblaient gagner du terrain. Elles ne faisaient même pas semblant de freiner lorsque survenait un accident. Apparemment, arrêter le marginal qui s’était créé son propre itinéraire était leur priorité. Il ne put s’empêcher de penser que personne ne les importunait quand, eux, circulaient à contre-sens. Si égoïste que ce fût, il était davantage dérangé par le fait qu’il n’était plus le seul à rouler sur sa voie que d’être poursuivi par les forces de l’ordre. Sa route était souillée, gâchée. Il n’en voulait plus.
Soudain, l’orchestre effectua un crescendo et les projecteurs se multiplièrent. D’autres représentants de l’autorité inaltérable arrivaient en face de lui. Il serait bientôt cerné, sans échappatoire. Son cœur battait la chamade. « Réfléchis, réfléchis bon sang ! Et vite ! » rumina-t-il. La solution était pourtant claire. Il savait ce qu’il avait à faire, quel était son ultime recours. Avec dégoût, il fit volte-face, se rangea dans la voie réservée aux citadines et s’adapta à la vitesse de ses semblables. Il était revenu sur la morne route de la masse. Il s’écarta à l’approche des voitures de police qui passèrent à côté de lui sans ralentir. On ne le voyait plus. Il était redevenu un point parmi les autres, invisible.
Maussade, il reprit sa route, mais dans le « mauvais sens » cette fois. Il se mit à souhaiter n’avoir jamais ressenti le bonheur si intense dont il s’émerveillait quelques instants auparavant. Il se dit qu’il aurait préféré continuer à chercher sans trouver plutôt que de trouver puis de perdre. Une fois de plus, il allait rentrer, manger et dormir pour repartir le lendemain. Il soupira. Non, il le savait, il n’aurait pas le courage de repartir et de continuer à emprunter chaque jour de nouvelles routes au trafic insoutenable. Il n’en avait plus la force. La désillusion d’aujourd’hui lui avait aspiré ce qu’il en restait. « Tiens, Désespoir, te revoilà ? Tu as fait vite », pensa-t-il.
Un ralentissement. Il connaissait bien ce bouchon plus important que les autres, c’était l’arrivée au Rond-Point. Après avoir enduré l’attente habituelle, il se dirigea vers la voie qui permettait de prendre le Rond-Point dans le sens inverse à celui emprunté à l’aller. Lorsqu’il arriva au niveau de son embranchement, un agent lui fit signe de patienter avant de passer.
Ses yeux vagabondèrent, ne sachant plus sur quoi se focaliser. Tour à tour, il contempla ses mains, la casquette de l’agent, le panneau de l’embranchement 3, celui du 2, celui du… « Tiens ? Qu’est-ce que c’est que ça ? » pensa-t-il, surpris. Entre le panneau du premier et second embranchement, il y avait un panneau qu’il n’avait jamais vu, blanc et dénué de la moindre inscription. « Quel est l’abruti qui a planté cet indicateur sans but ? » se demanda-t-il, amusé. Il détacha son regard pour l’arrêter à nouveau sur ce qu’il y avait au pied de l’objet inutile.
Jamais il n’avait vu plus belle chose. Il ouvrit de grands yeux émerveillés et sourit béatement. « C’est magnifique », songea-t-il. Là, sur le Rond-Point, entre deux embranchements, un petit triangle d’herbe naissait pour ensuite s’étendre en un entonnoir de plus en plus vaste au fur et à mesure que les deux routes s’écartaient. En fixant le lointain, il voyait désormais une plaine verdoyante et croissante jusqu’à la ligne d’horizon, tel un sublime éventail tendu par deux tiges sombres. Trop habitué à se concentrer sur la route, il n’avait jamais fait attention à ce qu’il y avait autour. Mais maintenant que ses yeux s’étaient ouverts, il ne voyait plus que ça, ces mers naturelles de verdure qui coulaient entre chaque embranchement. « Ce devait être partout comme ça avant la construction du Rond-Point, se dit-il. À cette époque, chacun pouvait parcourir le monde à son gré. Il n’y avait pas de route à suivre, il n’y avait pas de direction prédéterminée. L’homme était libre. »
Un gant blanc toqua au pare-brise. L’agent lui faisait signe d’avancer.
– Ça pour avancer, je vais avancer ! beugla-t-il joyeusement.
Il fonça droit vers la pointe de la verte pyramide. Les regards se tournèrent, ceux des conducteurs comme des agents. Pour autant, aucun sifflet ne retentit. Il n’y eut ni geste, ni bruit. Plus que dix mètres. Trois. Deux. Un.
La voiture s’engagea et l’herbe fraîche fit crisser les pneus qui pour la première fois roulaient sur cette terre molle. Une sensation nouvelle, étrange, le traversa. Il ressentait dans son corps les moindres reliefs du terrain. Chaque vibration, chaque sursaut se propageaient dans son être. Il se mit à rire compulsivement. « Ce n’est même pas comparable à tout à l’heure, c’est évident maintenant, la voilà, ma route, pensa-t-il. Cette paix, cette jouissance… Cela ne fait aucun doute ! » Un reflet sur le capot lui fit remarquer que la plaine baignait désormais dans un halo lunaire. Il se rendit compte que cela devait faire un moment que la nuit était tombée. « Bah, peu importe, se dit-il, je ne vais nulle part. » Et il s’esclaffa. Ils étaient loin les vrombissements assourdissants des moteurs et les lumières aveuglantes des phares. Il n’entendait que le chant harmonieux de sa voiture et ne voyait que le jeu d’ombres chinoises du ciel et de la terre. Plein, tout était plein. Léger, tout était léger. Le poids du vide s’en était allé.
Le temps s’était figé bien que l’aube perçât maintenant l’obscurité de ses éclairs blancs. « Tiens… non. Ils sont jaunes », s’étonna-t-il. Un doute le saisit. Il s’arrêta puis regarda sa montre. L’aurore était encore loin pourtant. Avec appréhension, il tourna la tête. Au loin, deux yeux jaunes incandescents projetaient leurs rayons. Puis quatre. Puis six. Bousculé entre horreur et incompréhension, il ouvrit la portière et sortit. Successivement, son regard se reporta sur le titanesque et immuable Rond-Point puis sur sa fidèle compagne. Cette chère voiture qui, tel Thésée, avait déroulé un gris fil d’Ariane derrière elle. La plaine portait désormais une cicatrice de bitume sur laquelle s’engageaient l’un après l’autre les émissaires de la multitude.
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