C’est au bord de la Rance, dans l’anse de Pleudihen, que j’ai pris mon envol. Par matin clair et à marée basse. Ce n’était pas prémédité. Pas de signe avant-coureur, à part peut-être une vague lassitude hier, où, une fois encore, je n’ai pas su résister à l’assaut de ma sœur venue dérober jusque dans mon bec le petit ver de vase frétillant que j’avais délogé de son trou.
Cette mésaventure très ordinaire m’avait plongée dans une grande tristesse. Décidément, je ne m’habituerais jamais à cette agressivité, à cette lutte pour la nourriture et la place comme si nous manquions d’espace et de ressources ! Au sein de ma grande famille chamailleuse et agitée, j’ai bien du mal à faire accepter ma différence, à leur faire comprendre mon goût pour la douceur et la contemplation.
Je les ai vus de loin, au loin. Deux silhouettes l’une dernière l’autre se découpant sur l’horizon. Ça m’a intriguée. Il est très rare de voir des promeneurs dans cette zone marécageuse. Je suis montée haut pour pouvoir observer et me suis rapprochée en quelques battements d’ailes. Devant, un homme marchant d’un pas vif, pas très grand, en short, les jambes bien brunies par le soleil, portant un drôle de chapeau : une sorte de galette plate, souple, dans un tissu sombre et laineux, agrémentée en son centre d’une petite excroissance de tissu. Rien à voir avec la casquette du marin ! Il porte un sac difforme sur lequel sont accrochés toutes sortes d’objets hétéroclites, difficiles à identifier. Il a mis ses chaussures, des baskets légères, autour de son cou et semble prendre un certain plaisir à la succion de la vase à chacun de ses pas. Derrière, une femme à la démarche plus hésitante et plus traînante. Son sac pourtant bien équilibré, d’où rien ne dépasse, semble l’accabler. Je l’entends maugréer « tu es sûr que c’est par là ? Ça fait un moment qu’il n’y a plus de balises », la petite brise du matin emporte son interrogation. Elle tente de garder son équilibre en sautant maladroitement de touffe de joncs en touffe de joncs pour éviter de maculer de boue le bas de son pantalon et ses grosses chaussures qu’elle a gardées aux pieds. Elle est contrainte de continuer car avec sa foulée rapide, son compagnon la distance vite. L’homme avance à vue, sûr de lui et de sa direction, la tête en avant. Son attitude fait un peu penser à celle du chien de chasse qui trace, indifférent à l’inconfort du cheminement, tout entier tendu vers une odeur, un bruissement, quelque chose d’indéfini mais d’excitant.
La femme s’arrête soudain, grimpe sur une sorte d’îlot herbeux en poussant un gros soupir. C’est ça qui me décide à les accompagner. J’avoue qu’une curiosité, peut-être pas très saine, me pousse à vouloir assister à la suite. La femme va-t-elle crier pour faire stopper son compagnon ? Restera-t-elle immobile sur son refuge le laissant s’éloigner jusqu’à ce que, mû par une sorte d’instinct indéfinissable, il se retourne enfin ? À marée basse, les étendues découvertes sont si vastes qu’on peut marcher des heures dans un entre-deux, bordé par le ciel. La femme silencieuse regarde s’éloigner l’homme avec un reproche et un appel dans le regard. Et lui, il continue ! Le nez au vent, tout à son affaire. Cela m’inquiète ! Je connais bien le va-et-vient de l’eau dans cet immense estran, la marée a commencé sa montée qui va aller s’accélérant, il faut absolument que la femme avance, au risque de rester prisonnière de son îlot jusqu’à la prochaine décrue. En quelques coups d’ailes, je viens auprès de l’homme, je m’approche à raz de son étrange chapeau, et je pousse un cri strident qui le fait sursauter. Il lève la tête vers le ciel, je vois la surprise dans ses yeux, je fais des cercles autour de lui sans cesser de crier, jusqu’à ce qu’il se retourne. Il veut sans doute partager avec sa compagne son indignation face à mon étrange agression. L’homme prend conscience de la distance entre lui et la silhouette immobilisée, il fait de grands signes, revient sur ses pas, ce qui décide l’autre à reprendre sa course. J’ai atteint mon but ! Je vois les deux silhouettes se rejoindre, je reste à distance, par discrétion. L’homme attrape le sac de la femme, il le charge par devant et avance doublement lesté. Je l’entends lui conseiller d’ôter ses chaussures et de relever les bas de son pantalon, ce qu’elle fait tout en ronchonnant. Ils avancent désormais proches l’un derrière l’autre, avec en ligne de mire le clocher de l’église de Saint-Suliac. La journée promet d’être belle. Je ne me lasse pas de survoler ces vastes étendues ornées de sillons subtils, brillants sous le soleil, produits par les mouvements de l’eau et de la terre mélangée de sable.
Je les ai devancés et me suis installée sous un banc public, à l’entrée du port, pour ne pas les manquer. L’homme s’attable à la terrasse du café « La mouette rieuse ». C’est un bon présage pour la suite ! Il commande un verre de vin blanc qu’il déguste à petites lampées. La femme semble un peu tendue. Elle cherche quelque chose dans un livre qu’elle feuillette rapidement et s’écrie soudain : « Vite, on n’a que cinq minutes pour aller jusqu’à la place de la mairie attraper le dernier car pour Saint-Malo », il renverse d’un coup le reste du liquide dans son gosier, jette quelques piécettes sur la table et la suit. Ils montent dans le bus, in extremis. Ce départ sans adieux me rend triste. Je n’ai pas eu le temps de me préparer à les quitter et je n’ai aucune envie de rentrer si vite au bercail.
Durant ces quelques heures, j’avais échafaudé de grands projets, je me voyais bien poursuivre cette aventure et découvrir de nouveaux horizons grâce à ces compagnons de voyage. J’espérais, au fil du trajet trouver une occasion de communiquer avec eux. J’avais pensé qu’il me suffisait de ne pas les perdre de vue, que je pouvais vaquer à mes diverses occupations et les retrouver à ma guise. Quelle déception de les voir s’engouffrer dans cette bruyante et puante machine. Je ne sais pas trop quoi faire, alors j’effectue quelques vols de reconnaissance au-dessus des petits bateaux disséminés ça et là dans le port qui continue de se remplir avec la marée montante. Quelques barques à moteurs, des voiliers modestes, en train de se redresser fièrement après l’échouage quotidien imposé par le retrait de l’eau. Je trouve l’endroit désert, presque abandonné, à moins que cette impression d’abandon ne me soit dictée par mon état intérieur ? J’ai faim ! Heureusement, il y a quelques résidus de poissons flottant sur l’eau saumâtre du port et rassasiée, je m’apprête à retourner dans l’anse de Pleudihen lorsqu’une nouvelle idée germe dans mon esprit. Saint-Malo ! Ce n’est pas si loin ! Je n’ai aucun risque de me tromper en suivant l’estuaire de la Rance jusqu’à la mer. Et puis, la visibilité est excellente, l’air léger, sans nuées, le soleil franc, prometteur de beau temps. Pourquoi ne pas poursuivre jusque-là ? Avec un peu de chance, je retrouverais mes randonneurs faciles à identifier du haut du ciel ! Cela me fait un peu peur d’aller dans ces contrées très urbanisées car je n’en ai pas l’habitude. Et les récits de ma cousine qui vit l’hiver à Rennes sont effrayants. Tant pis ! Je tente ma chance.
J’ai reconnu Saint-Malo grâce aux images des remparts vues sur les cartes postales au bar-tabac de Pleudihen. Comme il est déjà tard, je décide de passer la nuit dans des rochers bordant l’une des grandes plages de la ville. La marée est en train de redescendre. Dans la lumière dorée du soir, à la frontière entre le sable et l’eau, je découvre une immense piscine qui se remplit d’eau salée à marée haute. Il y a du monde sur la plage, des gens courent avec des casques sur les oreilles, des enfants poursuivent des cerfs-volants et des chiens s’énervent après mes congénères, très nombreuses et très bruyantes. J’ai envie de solitude. Je me blottis dans un creux, fourbue par ma longue traversée.
C’est elle que je vois la première. Elle vient à moi, mais ne me voit pas. Elle progresse doucement de rocher en rocher, scrutant les petites mares et les portions de sable à découvert. Elle porte à nouveau son sac, mais des chaussures légères ainsi qu’une petite robe fleurie. Elle a l’air de chercher quelque chose. De temps en temps, je la vois se pencher, puis se relever. Je sors de mon trou et m’approche d’elle. Elle ramasse de petits coquillages de couleur. La moisson ne semble pas très fournie. Elle regarde sa montre et s’éloigne ensuite vers des escaliers qui montent sur les remparts, va sur le chemin de ronde d’un pas rapide. À cette heure matinale, il n’y a pas beaucoup de promeneurs. La vue porte loin, c’est le bleu qui domine dans différents tons. Je devine qu’à ma gauche se trouve l’embouchure de la Rance car la mer immense semble rentrer dans la terre et a une couleur moins pure, un bleu moins sûr, mâtiné de marron. Elle se place devant une petite tour et attend. Le voilà ! Coiffé de sa galette, le sac bringuebalant sur son dos, un appareil photo en bandoulière. Il tient dans une main un kouign amann luisant de beurre qu’il lui tend. Elle le prend du bout des doigts, croque dedans et exprime sa satisfaction par un bruit de gorge éloquent. Je me mets juste derrière, un peu en retrait, à guetter la miette bienvenue car j’ai le ventre vide.
En contrebas, une vedette s’approche. Ils montent dans le bateau-taxi qui traverse l’estuaire. La halte à Saint-Malo aura été brève, je ne suis pas fâchée de changer de bord. La traversée est une grande première pour moi qui n’ai jamais quitté l’estuaire. Dans le sillage du bateau, grisée par la pleine mer, je vole, tandis qu’ils naviguent, je me sens libre, comme je ne l’ai jamais été et je m’essaye à des vocalises.
Mes amis descendent à Saint-Cast, au port Jaquet, qui tourne le dos à une immense plage de sable blanc en arc de cercle. Ils empruntent la route surplombant le port, qui monte raide vers un sémaphore. Le soleil, haut dans le ciel, est déjà chaud. Ils tâtonnent d’impasse en impasse pour trouver leur chemin. Je sens bien qu’elle n’a pas envie de faire des pas inutiles tandis que lui semble totalement confiant dans la direction qu’il a prise.
Elle : Mais enfin ! Je ne comprends pas, le GR démarre en principe au sémaphore ! Ça fait un quart d’heure que nous marchons sur cette route et je n’ai toujours pas vu les balises… On a dû louper un embranchement ! Tu m’agaces à ne jamais vouloir faire marche arrière !
Lui : Les balises, les balises ! Tu n’as que ce mot à la bouche. Regarde un peu le terrain au lieu d’avoir l’œil rivé sur la carte ou les balises ! Ce qui compte, c’est la direction. Et puis, par définition, le sentier côtier longe la côte ! Donc en suivant la côte, on va bien finir par retomber dessus. Là, il faut aller à droite, et encore à droite.
Cette phrase à peine terminée, je l’entends, triomphant : « Tiens, les voilà tes balises ! Tu es contente ? » La route de terre qu’il vient de prendre recoupe un sentier dissimulé entre les taillis. Et en effet, quelques mètres plus loin, sur le tronc d’un arbuste la fameuse marque salvatrice ! Enfin, elle se détend et se met à chantonner. Plus loin, le sentier descend sur une plage magnifique.
Ils vont se baigner chacun leur tour, de crainte de laisser leurs sacs sans surveillance. Cette attitude m’étonne. Les Bretons ne sont pas des voleurs ! Dans le pire des cas, je pourrais d’un coup de bec éloigner les rôdeurs mal intentionnés et alerter mes amis par des cris perçants. Oui ! Mais ils ignorent toujours ma présence à leur côté. Pour eux, c’est normal qu’il y ait en permanence dans leur environnement un de ces oiseaux si répandus dans ces pays de bords de mer. Ils n’ont pas remarqué que depuis Pleudihen, il s’agit d’un seul oiseau, et non pas de la déclinaison inépuisable de ces colonies de mouettes toutes pareilles. Comment devenir singulière à leurs yeux, condition indispensable pour entrer en relation ? J’ai quitté ma colonie où je peine à exister et je n’ai rien résolu ! Heureusement qu’il y a toutes ces nouveautés pour me distraire ! La mer, c’est bien différent de l’estuaire, une eau plus claire, plus vivante, très salée. Ici la plage est bordée par d’imposantes falaises couleur ocre qui s’effritent. Dans le haut, il y a des trous et je m’amuse un moment dans ces anfractuosités qui pourraient servir de nid.
Je les ai suivis jusqu’au soir de loin en loin. J’avais compris leur intention et tant que le sentier cheminait au plus près de la côte, il m’était facile de les repérer. Cela devenait plus difficile lorsqu’ils empruntaient des portions de forêts ou de routes traversant des lieux habités. Après les avoir perdus dans une zone urbanisée, je les ai retrouvés sur une plage sauvage alanguis dans le soleil de fin d’après-midi. Comme la partie qui suivait était très boisée, j’ai décidé d’aller jusqu’au fond de la baie et de les guetter sur la digue qui en marque le terme. J’ai pris mon temps, me suis un peu perdue dans les méandres d’un marécage riche en petits moustiques qui ont apaisé ma fringale. J’ai attendu longtemps et je commençais à me décourager lorsque je les ai vus déboucher du sentier à quelques mètres de moi. Ils sont montés sur le coteau, par une petite route. Le soleil était couché, la fraîcheur commençait à tomber. Dans un bosquet, un peu à l’écart de la route, ils ont installé un abri de toile pour la nuit.
Elle : Dis Yann, tu as vu cette mouette qui tourne autour de la tente. C’est bizarre non ? Ça fait un moment que je l’observe ! Tu vas croire que je suis dingue, mais j’ai l’impression qu’elle nous a suivis depuis le bas de la route jusqu’ici ! Quand on a débouché du sentier, j’ai remarqué une mouette immobile sur la digue qui nous fixait avec son œil rond. Puis on est passés devant elle et elle s’est ébrouée comme si elle voulait nous faire signe. J’ai l’impression que c’est la même !
Lui : Pfft ! Tu parles ! Y a rien qui ressemble plus à une mouette qu’une autre mouette ! Elle cherche à manger, c’est tout ! Regarde elle vient de renifler mes chaussures ! Ça a l’air de lui plaire cette odeur !
Elle : Ouais, bizarre quand même, on est loin du rivage, ce n’est pas vraiment un coin à mouette ici. D’habitude, elles sont toujours en bande. Peut-être qu’elle est malade ? Tu crois que ça peut s’apprivoiser ce genre de bestiole?
Lui : Bon, écoute Suzon, je ne suis pas véto moi, et j’ai envie de me coucher. On verra demain.
Yann rentre dans la tente et Suzon reste perplexe à m’observer encore. Je m’approche très doucement, elle tend la main dans le creux de laquelle il y a un morceau de pain. Je le prends avec mon bec le plus délicatement possible. Yann s’agite : « Tu viens ? »
Je me suis retirée à quelques mètres, dans une souche de châtaignier, bien décidée à rester là en attendant la caresse des premiers rayons du soleil. Mais du côté de la tente, il y a déjà du mouvement. Un vrai bazar étalé sur plusieurs mètres carrés. Yann trie puis plie tout son matériel qu’il serre dans des petits sacs qu’il enfourne ensuite dans son grand sac. Suzon, assise à l’écart, n’a pas l’air très réveillée. Elle a dans ses mains un gobelet en plastique rempli d’un liquide fumant. Je viens par derrière me poster près d’elle en émettant quelques sons.
Elle : Tu vois ! Elle est encore là !
Lui : Mais de qui tu parles ?
Elle : La mouette d’hier soir ! C’est elle, j’en suis sûre, je l’ai bien observée. J’ai remarqué qu’il y avait une dissymétrie dans la couleur de ses ailes : un côté presque tout blanc et l’autre plutôt gris clair. Elle a passé la nuit à côté de nous. Je suis curieuse de voir si elle va nous suivre aujourd’hui. Elle n’est pas sauvage, tu vois comme elle se laisse approcher. J’ai une idée ! Si on lui mettait une marque de reconnaissance autour de la patte ?
Suzon prélève un petit bout de laine rose sur le grigri qui orne son sac et le passe délicatement autour de ma patte gauche. Yann hausse les épaules et continue son rangement. Je suis peinée par l’indifférence de Yann mais place beaucoup d’espoir dans l’intérêt que j’ai fait naître chez Suzon.
Encore du grand beau temps ! Mes amis, pleins d’énergie, ont repris leur chemin. J’ai l’impression qu’ils ont trouvé un rythme. Il faut dire qu’aujourd’hui, le sentier s’y prête bien. Il est ombragé, et surplombe une mer couleur émeraude. Lorsque le soleil est au plus haut, Yann et Suzon se risquent à descendre par une petite sente escarpée dans une crique protégée. Je ne me suis pas montrée de la matinée. Suzon semble m’avoir oubliée, tout entière mobilisée par la beauté du paysage et maintenant le plaisir de la baignade. Je pense à mes sœurs qui ont dû remarquer mon absence. Peut-être me cherchent-elles ? Le temps me dure, à attendre je ne sais trop quoi. L’excitation du début de l’aventure s’est évanouie et c’est plutôt l’inquiétude qui est là. Saurai-je retrouver mon chemin jusqu’à l’anse de Pleudihen ?
Je trouve qu’il fait très chaud. Suzon doit, comme moi, souffrir de la chaleur, car elle s’est installée à l’ombre d’un gros rocher. Yann fait le lézard. Sa peau, déjà très brune, est à toute épreuve ! Il reste immobile un long moment, puis se lève brusquement et plonge depuis son rocher. J’approche du bord et je le vois se débattre entre deux eaux, il me semble que l’eau claire est teintée de rouge. Il a dû se cogner en plongeant ! Et Suzon qui dort béatement !
Je glapis, je hennis, j’essaye toutes sortes de cris stridents en tournoyant entre Yann et Suzon, qui se redresse sur son séant, cherche Yann des yeux, semble comprendre qu’il se passe quelque chose d’anormal, regarde d’où viennent les cris. Je suis à l’aplomb de Yann qui continue de se débattre, Suzon se lève, vient au bord, voit son homme en difficulté, se jette à l’eau, l’attrape comme elle peut et lui sort la tête de la vague. Il saigne en effet, sur le dessus du crâne, elle le soutient, se maintient avec difficulté sur les rochers glissants. Tout cela n’a duré qu’une petite minute, Yann semble reprendre ses esprits, les deux se hissent au sec en s’aidant mutuellement, Suzon se met à pleurer de soulagement. Yann se tient la tête, encore un peu hébété. Suzon se calme et maintenant, elle réalise…
Elle : Dire que tu ne croyais pas à mon histoire de mouette suiveuse ! Tu la vois là qui nous observe ! Eh bien c’est grâce à ses cris que j’ai pu réagir assez vite pour te sortir de l’eau ! J’espère que tu es convaincu maintenant ! Sans elle, je ne sais pas ce qui serait arrivé !
Yann doit bien en convenir : le petit bout de laine rose détrempé est encore autour de ma patte gauche. Il ne dit rien. Suzon émiette sur un rocher une galette bretonne à mon intention. Elle avance sa main jusqu’à toucher mon plumage, s’essaye à quelques cris qui ne ressemblent à rien tandis que Yann reste à l’écart. Il se tamponne le crâne avec un mouchoir, remet son chapeau et rassemble ses affaires.
Lui : On y va Suzon ? Il y a encore trois bonnes heures de marche jusqu’au cap Fréhel. Dis à ta copine qu’elle n’a qu’à nous retrouver au camping des Sables d’Or !
L’ironie de Yann me blesse. Serait-il jaloux ?
Mes amis ont repris leur progression sur le sentier qui serpente maintenant dans un vaste paysage de landes roussies par le soleil. La marche se fait à découvert, avec en contrebas la mer d’un bleu profond parsemée d’une multitude de petites voiles blanches. Il y a du monde, la progression est lente, mes amis randonneurs doivent partager le chemin étroit avec tous les promeneurs occasionnels venus admirer ce site remarquable. Yann se faufile avec agilité et double les groupes, tandis que Suzon peine à forcer le passage et attend patiemment son tour. Je dois avouer que je m’ennuie un peu.
Après le cap, le sentier s’éloigne de la côte et longe un immense parking puis une route où les voitures sont à touche-touche. Je sens que Suzon se décourage, le soleil a tapé dur toute la journée.
Au sommet d’une large dune plantée de pins qui paraît encore loin, on aperçoit une accumulation étagée de caravanes et de mobil homes. Mes amis se concertent et décident d’aller dans cette direction car il est déjà tard. On accède au bas du camping par un portail et la remontée vers le point d’accueil paraît interminable. Suzon est franchement de mauvaise humeur, je vois bien qu’elle traîne, contrariée de cet environnement de bagnoles, camping cars, tentes gigantesques, caravanes en tout genre, qui ne correspond en rien à ses rêves bucoliques. Je ne suis pas très bien non plus et laisse mes amis, occupés à leur recherche d’emplacement. Je me dis que je n’ai pas quitté ma colonie envahissante pour me retrouver dans cette promiscuité humaine tout aussi bruyante et agressive. L’air est saturé de sons, et d’agitations, j’aspire à retrouver mes étendues solitaires et marécageuses. Avant toute décision, il me faut reprendre des forces. Je m’approche d’immenses poubelles qui débordent de victuailles odorantes. Au moment où je m’apprête à fouiller dans un sac plastique prometteur, un animal gras et griffu surgi du container me fait fuir.
Désemparée, je tourne et tourne encore dans l’immensité de cette étrange ville. À la nuit tombée, je dois me rendre à l’évidence : j’ai perdu Yann et Suzon dans cette jungle hostile.
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