Je n’aurais jamais pensé que ça puisse être aussi facile. C’est vrai aussi que je ne m’étais jamais vraiment posé la question. Pas sérieusement, du moins. Mais je suis sûre que si je me l’étais posée j’aurais imaginé la chose très différemment. Faut dire que là, ça s’est fait comme ça, sans réfléchir, presque malgré moi. Je ne sais pas trop pourquoi, d’ailleurs, mais il sera bien temps d’y réfléchir plus tard. Pour l’heure, j’ai mieux à faire et j’ai besoin d’avoir les idées claires pour ne rien négliger. D’abord, essuyer tous les endroits où j’ai pu poser les mains et laisser des empreintes. Et puis, je ne sais pas si ce qu’on voit dans les séries américaines est vrai, mais dans le doute il vaut mieux que je trouve un aspirateur et que je le passe jusque dans les moindres recoins pour qu’il ne reste ni un cheveu ni un poil de mon passage ici. Pour finir, récupérer la capote et essuyer soigneusement le manche du couteau.
Ses yeux sont restés ouverts. Il a l’air étonné. On le serait à moins. J’ai été obligée de bouger un peu le couteau en l’essuyant, on va croire que c’était par cruauté je suis sûre… Je lui fermerais bien les yeux, mais j’ai vu une fois dans un film qu’ils arrivaient à relever des empreintes sur la peau de la victime, alors je ne vais pas tenter le diable plus que nécessaire. Mais il n’est pas à son avantage, avec cette drôle d’expression sur le visage. J’espère que ce n’est pas sa femme qui le trouvera. Ni un de ses enfants. S’il ne m’a pas trop menti et vu la chaleur qu’il fait ces jours, il sera découvert bien avant leur retour : l’odeur devrait être assez vite insupportable.
Je crois que je n’ai rien oublié. Maintenant une douche, me débarrasser de son sang et de son odeur – ne pas oublier de nettoyer la bonde – me rhabiller et filer. On n’a croisé personne en arrivant cette nuit. Il est encore tôt pour croiser du monde un dimanche matin. Je vais faire profil bas quand même, mais les gens ne font tellement pas attention aux autres… Au pire un voisin ou un promeneur de chien se souviendra bien avoir croisé quelqu’un ce jour-là, oui, ou peut-être la veille, à moins que ce ne fût le lendemain… mais c’était une femme, oui, sûr. Ou un homme de petite taille. Ou une adolescente, il faisait encore un peu sombre.
Je me sens étonnamment apaisée. Moi d’ordinaire si encline à l’énervement, à la colère, à l’excitation, aux débordements émotionnels de toutes sortes, je me sens exceptionnellement calme. En paix. Une sensation totalement inédite pour moi. Ce pauvre type ne méritait peut-être pas ça, mais moi oui. Bien sûr qu’il ne m’avait pas fait de mal. Pas encore. Mais ce serait arrivé tôt ou tard. Ça finit toujours par arriver. Alors oui, moi, je méritais pour une fois de ne pas souffrir.
Je ne sais pas s’il a dit ou fait quelque chose pour provoquer ça. Tout ce que je sais, c’est qu’il y a eu cet instant précis où j’ai su ce que je devais faire et je l’ai fait sans le moindre doute ou la moindre hésitation. C’est tout. Je ne tiens pas à me perdre en analyses et réflexions inutiles. Ce geste m’a donné la paix. C’est tout ce que j’ai besoin de savoir.
***
- Salut, ça va ? - Bien et toi ? - Bien bien… bon week-end ? - Tranquille. Et toi ? - Ouais, cool. Bonne journée ! - Toi aussi, à plus !
Mes collègues. Tout est toujours très « cool », « tranquille », au pire « comme un lundi »… Ce n’est pas désagréable, dans le fond. Confortable. Sans surprise. Tout le monde joue parfaitement le jeu. Il est impossible qu’ils n’aient pas noté mes sautes d’humeur. Impossible qu’ils n’aient pas remarqué que j’étais souvent déprimée. Mais je réponds invariablement « tranquille ». Et ils font invariablement semblant de me croire. Pourtant je me sens tellement bien aujourd’hui ! J’aurais envie de le dire à tout le monde, de raconter comme je me sens légère, débarrassée de… de je ne sais pas quoi, d’ailleurs, mais débarrassée sans le moindre doute ! Ah… les collègues. Je les aime bien pour la plupart. Je leur sais gré d’avoir su être poliment discrets sur mes états d’âme, en fait. Dans un sens, je me sentirais même presque redevable. Jusqu’à ma hiérarchie qui a gentiment fermé les yeux sur mes périodes creuses, pourtant professionnellement assez désastreuses. Ils mériteraient de me savoir si bien aujourd’hui. D’être remerciés pour ne pas m’avoir enfoncée. Mais je ne peux pas leur raconter, évidemment.
Alors on va continuer. Tranquille. Cool. À plus. De toute façon, je ne vois pas bien ce que je pourrais raconter. Tout est déjà un peu flou. J’en arrive à me demander si c’est vraiment arrivé. C’est bizarre. Parce qu’en revanche je me souviens parfaitement bien de ce fameux jour avec Pierre, où j’avais eu exactement la même sensation d’évidence, sans pour autant aller au bout. Je le revois, là, debout devant la fenêtre ouverte après une de ces séances pénibles et douloureuses de cris, de larmes, de violence… Je me souviens très exactement de ce que je me suis dit alors. Qu’il serait toujours malheureux. Qu’il n’y avait rien à faire pour lui. Qu’il continuerait à faire souffrir les autres. À me faire souffrir, moi. Qu’il ne sortirait jamais de ma vie… il s’agrippait à moi comme à une bouée de sauvetage. C’était lui ou moi. De la même façon qu’il s’était « raté » la dernière fois, il n’oserait pas sauter ce jour-là, même si j’étais sûre que c’est à ça qu’il pensait. Je me suis dit « Pousse-le ».
Je ne sais plus ce qui m’a retenue de le faire, mais je l’ai souvent regretté. Non seulement pendant les semaines d’enfer que j’aie dû vivre encore avec lui après ce jour-là, mais aussi longtemps après avoir finalement réussi à me dépêtrer de cette histoire. Je le tiens pour responsable de la misère sentimentale de ma vie après qu’il l’a consciencieusement ravagée. Et si je l’avais poussé, peut-être n’aurais-je pas eu à faire ce que j’ai fait à… à… l’autre, là. Ah zut… comment s’appelait-il ? Bon sang… comment ai-je pu déjà l’oublier ? Peut-être qu’il ne m’a pas dit son nom ? J’ai pourtant bien dû lui demander… enfin bref. Peu importe. Je ne vois pas l’intérêt de remuer tout ça. Ce serait idiot de me miner le moral aujourd’hui alors que je me sens si bien !
***
Un mois déjà. Un mois seulement, devrais-je dire… Tout allait si bien. Ma bonne humeur a tout changé ! Ambiance bien plus agréable au bureau, sorties en nombre, vie sociale ressuscitée… Quel pied ! Et puis hier… je ne sais pas. Une rechute. Un peu de fatigue, sans doute, mais mes idées noires ont fondu de nouveau sur moi d’un coup, en bloc, sans que j’aie pu comprendre d’où elles venaient et sans que j’aie eu le temps de réagir. Je me suis de nouveau sentie si seule, si lasse, si… malheureuse. J’avais tellement peur que mes vieilles déprimes me retombent dessus ! Je me suis fait une beauté et j’ai filé. J’ai ramassé le premier type pas trop vilain qu’a eu l’air de me trouver à son goût. Plutôt, je l’ai laissé me ramasser. M’offrir un verre. Me conter fleurette. Me parler de sa femme qu’il va quitter. De ses enfants qu’il aime par-dessus tout. De ses nobles sentiments à l’égard des femmes en général, moi en particulier. De son appartement à deux pas d’ici.
J’avais dans l’idée de trouver de la compagnie pour ne pas laisser la déprime gagner du terrain et reprendre le dessus. J’avais évidemment pensé qu’une compagnie masculine serait la bienvenue. J’avais bien sûr caressé l’idée d’une nuit d’amour, même si d’amour, je le savais, il n’y en aurait guère. Mais je n’avais pas pensé à ça. Vraiment pas. Et encore une fois je ne comprends pas comment les choses se sont enchaînées. Il était agréable, charmeur, mais pas plus que nécessaire, tendre sans avoir l’air de se forcer juste pour me dessaper… D’ailleurs je n’ai ôté mes vêtements qu’après-coup. Lui n’a pas eu un geste déplacé. Alors que s’est-il passé exactement ? Sans doute encore une fois une réaction consciente à un déclencheur inconscient. Ou l’inverse. Je n’en sais rien. Mais comme la première fois, tout a été tellement facile !
Lui non plus n’a pas eu peur. Il n’a pas dû comprendre ce que je comptais faire. À juste titre d’ailleurs puisque moi-même j’aurais été bien incapable de l’expliquer. Alors il m’a juste regardée approcher avec un étonnement amusé. Il devait penser à un genre de jeu. Un jeu. Un peu cruel, alors, pour le moins. Je crois que je lui souriais moi aussi en retour. Et même si son regard s’est voilé, il semblait toujours sourire quand j’ai enfoncé le couteau dans sa gorge. Ça a fait un drôle de bruit. Sa bouche s’est tordue en un rictus bizarre. En le regardant, comme ça, avec cet air qu’il avait d’hésiter entre rire et pleurer, il m’a fait penser à Ludo. Je n’y avais pourtant plus pensé depuis longtemps… Une petite histoire sympathique, légère, sans importance. Pas de grandes déclarations, pas de promesses, juste un peu de bon temps, rien qui n’ait eu vocation à durer. Je ne sais pas pourquoi il s’est mis à m’ignorer, après. Ce n’est pas moi qui avais décidé de lui refuser mon cul, c’est lui qui n’en voulait plus. Je ne lui ai même pas reproché. Alors je ne sais pas pourquoi il est devenu si distant et arrogant. Ce n’était pas indispensable qu’il s’efforce d’être blessant.
Mais j’avais mieux à faire que m’apitoyer sur mon sort dans l’immédiat. Empreintes, aspirateur, douche, … J’ai dû changer de chemisier : du sang avait giclé sur le mien. J’ai cherché dans l’armoire… sa femme devait être très différente de moi vu le style et la taille de ses fringues. Alors j’ai pris un polo qui devait être à lui et fourré mon chemisier dans mon sac. Un dernier coup d’œil avant de filer… Les verres ! On avait bu. Laver les verres. Le mien en tout cas. Autre chose que j’aurais oublié ? Non. Plus rien a priori. Je n’avais plus qu’à rentrer discrètement en espérant ne croiser personne.
***
- Oui allô ? - Marie ? - Oui. - Bonjour, c’est Nathan. - Nathan ? - Nathan, oui… - Et qu’est-ce que tu me veux ? - Ah… mon appel n’a pas l’air de t’enchanter. - Il aurait pu m’enchanter il y a deux ans, quand je croyais qu’on était amoureux et que j’attendais que tu me rappelles pour me dire quand tu allais revenir, mais là… - On ne peut pas oublier le passé ? - Oublier le passé ? Tu veux savoir comment je l’ai vécu, ce passé ? Tu veux que je te raconte ? - Allez… je sais, j’ai été nul… Mais j’ai changé. - Ben voyons ! - Tu sais, ça n’a pas été facile pour moi non plus… - Écoute, si tu m’appelles pour m’expliquer comme il a été pénible pour toi de cesser de me donner signe de vie brutalement, sans la moindre raison et aucune explication, autant te dire tout de suite que je n’en ai rien à secouer. - Mais non, c’est pas ça… - C’est quoi alors ? - Ben on était bons amis, quand même… - On l’était, oui. - Tu ne penses pas qu’on pourrait le redevenir ? - Non. - Non ? - Non ! - Tu en es… - Sûre, oui. Maintenant fous-moi la paix s’il te plaît.
Pas croyable ! Nathan. Deux ans pour que j’ose me laisser approcher de nouveau par un homme après lui, et voilà qu’il se permettait de me parler de notre amitié ! Bon sang… J’étais pourtant de bonne humeur, là, depuis… ben depuis l’autre, là. Machin. Celui qu’avait un peu le sourire de Ludo. Alors pourquoi avait-il fallu que ce petit con de Nathan me fasse l’affront de s’inviter comme ça dans mon nouveau bien-être ?
Nathan. Encore une brillante réussite amoureuse, celui-là, tiens ! Ah ça, pour être ami, on était amis, sûr… plutôt deux fois qu’une ! On passait le plus clair de notre temps ensemble et je crois que je n’ai jamais autant ri qu’avec lui. Une belle amitié, sans ambiguïté. Jusqu’à ce que je découvre qu’elle était on ne peut plus ambigüe, le jour où il m’a dit qu’il était amoureux de moi depuis la première fois qu’il m’avait vue. Passée ma première réaction de surprise, je me suis dit qu’après tout, puisque mes histoires d’amour étaient foireuses, peut-être que la transformation d’une amitié en relation plus intime pourrait donner de meilleurs résultats… Erreur ! Une fois que je me suis vraiment mise à y croire, cet affreux petit connard capricieux a pris la tangente et a tout bonnement cessé de répondre à mes appels et messages divers. Deux ans pour m’en remettre. Ou du moins me donner l’illusion de m’en être remise, parce que vu dans quel état son appel me mettait…
Quel gâchis ! J’allais si bien… Et en quelques minutes à peine je me retrouvais plongée une fois encore dans les affres de mes échecs passés, de mes craintes à venir, de mes blessures mal cicatrisées… Je ne trouverais donc jamais la paix ? Il me fallait un verre. En sortant, je suis tombée sur l’ex de la voisine. Une copine. Il est plutôt bel homme, mais la loyauté avec les copines interdit de fricoter avec. Je ne sais pas ce qui est pire entre piquer le mec d’une copine ou se taper son ex. Quoi qu’il en soit, on a discuté cinq minutes poliment et de fil en aiguille… Les choses sont allées très vite cette fois. Il était bien comme le disait ma copine. Un putain de coureur. Alors à peine arrivée chez lui j’ai très vite fait ce qu’il semblait naturel et évident de faire. Même le nettoyage est allé vite : je n’avais pas eu le temps de toucher à grand-chose… Mais je m’en voulais un peu quand même. Bien qu’il n’y ait pas de raison de chercher de mon côté, il y avait néanmoins possibilité de remonter indirectement jusqu’à moi. Erreur. Grossière erreur. À ne jamais, jamais reproduire.
***
- Mais bien sûr que je comprends, Caroline, enfin… - Non, parce que la dernière fois que je suis venue pleurer à cause de lui, c’était en le traitant de salaud ! - Ben oui, mais avant qu’il se comporte comme ça, tu l’as aimé… - Oui… et puis bon, quelqu’un qu’on connaît, assassiné, comme ça… ça fait un choc, tu sais, Marie. - Je veux bien te croire ! Même moi, hein, je ne le connaissais pas vraiment, mais ça me fait tout drôle aussi.
Et le pire, c’est que c’était vrai. Comme si d’apprendre sa mort par quelqu’un d’autre avait effacé ce que j’avais fait. J’étais sincèrement choquée. Et encore plus sincèrement compatissante. Quelle connerie ! Plus jamais, jamais quelqu’un que je connaissais. Même indirectement.
- Et tu sais que la police m’a interrogée ? - Non ?! Ils te soupçonnent ? - Pas vraiment, non. De toute façon j’étais pas là, j’étais en week-end, mais bon… ils ont vérifié quand même. - Vache ! - Comme tu dis ! - Ils t’ont demandé d’autres trucs ? - Ben ouais, des trucs du genre « Est-ce qu’il avait des ennemis », tout ça… j’ai pas dû les aider beaucoup. Ils pensent que c’est un homme qui l’a tué. - Ah ? - Ouais, ils disent que les femmes, ça tue pas comme ça. - Pas comment ? - Avec un tel sang-froid. Ils disent que les femmes, c’est toujours passionnel. Que là, ça ressemble à un meurtre de hasard, un rôdeur… - Ah bon… - Ouais. - Je te ressers un verre ? - Oh oui ! Putain, je commençais tout juste à me remettre du divorce… - T’en fais pas, ça ira… Tu es sous le choc, c’est normal, mais tu verras, tu surmonteras ça aussi. Et puis t’es pas toute seule, hein, tu sais que tu peux compter sur les copines ! - Ouais, une chance… toi d’ailleurs t’as l’air d’aller vachement mieux depuis quelque temps… t’as dégoté un super psy ou quoi ?! - Hé hé… non. Mais c’est vrai que je reprends du poil de la bête, oui… - C’est bien. Tant mieux. Allez : à la tienne, Marie ! - À la tienne, Caroline.
***
Cette histoire m’avait fichu un coup. Caroline semblait assez bien s’en remettre – après tout c’était le salaud qui lui avait valu des mois d’antidépresseurs et des années de thérapie – mais je n’arrivais pas à m’enlever de l’idée que j’avais mal agi. Sans compter le risque que j’avais pris. J’avais été extrêmement négligente, inconséquente et stupide. J’essayais malgré tout de ne plus y penser. Depuis Didier, j’avais pris la résolution ferme de ne plus jamais, jamais laisser un homme me faire souffrir, alors je n’allais quand même pas me laisser abattre par un cadavre ? Bon sang, Didier… et voilà, il fallait que j’y repense… Des mois à me vider la tête de centaines de souvenirs, des mois pour ne plus pleurer chaque soir en pensant à lui, des mois avant de pouvoir revivre presque normalement, et voilà que tout me revenait d’un coup, brutalement, le bon comme le mauvais. Le bon, surtout. Le plus douloureux.
Qu’est-ce que j’ai pu l’aimer, Didier… Et d’une certaine manière, je crois que je l’aimerai toujours. Il était tellement tout ce dont j’avais toujours rêvé… Il était exactement l’homme que je voulais aimer. Et l’homme dont je voulais être aimée. Alors je lui ai tout donné… mon amour, mon corps, ma confiance, ma vie, mon fric, mes clés... tout. Et je ne l’ai jamais regretté. Il a été et restera ma plus belle histoire d’amour. Ma seule vraie belle histoire d’amour. Alors ça valait bien le coup. Et puis c’est moi qui l’ai quitté… Il m’a fait accepter l’inacceptable. Une fois, deux fois, trois… jusqu’au jour où j’ai dit que c’était la dernière fois. Il a pleuré, demandé pardon. J’ai pleuré, pardonné. Il a promis. Et il a recommencé. Alors quel autre choix est-ce que j’avais ?
Entre souffrir sans lui ou souffrir encore avec lui, j’ai choisi la souffrance qui épargnait ma fierté. Et j’ai sans doute bien fait parce qu’il n’a jamais cherché ni à me retenir, ni à me récupérer par la suite. Je n’ai plus jamais eu de nouvelles. Et je n’en ai plus jamais demandé. J’ai juste décidé que plus un homme ne me ferait pleurer à l’avenir, mais voilà qu’à seulement repenser à lui je commençais à sangloter…
Hors de question que ça recommence ! Je ne pouvais plus vivre comme ça, impossible, j’avais perdu assez de temps, de poids, d’énergie en chagrin d’amour pour au moins deux vies déjà. Il fallait que je me reprenne tout de suite. J’ai mis des gants et des fringues dans un sac et je suis partie chercher un remontant. Cette fois, je n’ai pas fait la difficile. Il n’était pas question de me faire sauter ce soir, seulement d’évacuer un trop-plein d’émotion. Le premier qui m’a offert à boire, je ne lui ai même pas laissé le temps de passer commande à la serveuse, je lui ai directement proposé d’aller chez lui. Ce qu’il a accepté sans hésiter. Les hommes se croient tellement irrésistibles… Ce serait drôle si ce n’était pas si pathétique.
J’ai sorti mes gants pendant qu’il ouvrait la porte. Il s’en est étonné. Je lui ai promis qu’il adorerait. Ce con a eu une érection instantanément. On est entrés. Je lui ai demandé où était la cuisine. Je lui ai dit de s’installer au salon et de fermer les yeux. Il l’a fait. Les hommes ne doutent de rien, quand même. À la cuisine, j’ai vite trouvé mon bonheur… J’étais tombée sur un célibataire cette fois. L’évier débordait de vaisselle sale et je n’ai eu aucun besoin de fouiller pour trouver un grand couteau. Il avait toujours les yeux fermés. Il a demandé ce que je mijotais. J’ai répondu « surprise » et lui ai planté la lame dans le ventre. La première fois il a ouvert grand les yeux et les a posés sur moi avec un air de totale incompréhension. Quand j’ai retiré la lame pour la planter une seconde fois il a tourné son regard vers la tache sombre qui s’agrandissait sur sa chemise. Pas besoin de nettoyage cette fois-ci. Je n’avais même pas sali mon tee-shirt. Je suis repartie sans traîner. Je me sentais mieux.
***
On entend souvent dire que les tueurs en série sont des hommes qui se trompent de victimes. Qu’ils ont souffert d’une mère castratrice et que c’est elle et elle seule qu’ils pensent tuer un peu en tuant toutes les autres. Il en va de même des séducteurs invétérés qui veulent aimer un peu leur mère dans chaque femme qu’ils séduisent… même s’ils sont moins violents. Mais on ne dit rien des femmes qui tuent. Il y en a quelques-unes, pourtant. Et elles mettent en moyenne beaucoup plus de temps à se faire prendre que les hommes. Faut dire que souvent les hommes enragent de ne pas être connus et reconnus pour ce qu’ils font. Alors que les femmes semblent assez peu aspirer à ce genre de gloire. Faut dire aussi que les femmes sont de toute façon moins violentes. Elles tuent majoritairement en administrant du poison, tandis que les hommes tuent plutôt de leurs propres mains ou à l’arme blanche.
Ce que je trouve dingue, c’est qu’il y ait autant d’informations et de littérature sur ce sujet ! Les gens sont vraiment bizarres. Mais c’est vrai que de nos jours, on peut lire tout et n’importe quoi sur… tout et n’importe quoi. Mais pas un mot sur moi. Enfin, pas vraiment sur moi, mais sur mes… mes trucs, là. Je n’étais pas à l’affût, mais j’aimais autant savoir qu’on ne me cherchait pas. Et jusqu’ici, tout allait bien. J’avais plutôt le moral depuis un moment. Le passé était de nouveau oublié et j’allais de l’avant en toute confiance. Je fuyais les hommes comme la peste, mais tant que je gardais prudemment mes distances, tout allait bien.
Alors j’ai rien vu venir quand tout m’est retombé dessus d’un coup. Je n’aurais pas cru que ça pourrait venir de lui, en plus. Bien sûr on avait eu des hauts et des bas, mais au final il était loin d’avoir été celui qui m’avait le plus fait souffrir. En tout cas j’ai toujours été persuadée, et je le suis encore aujourd’hui, qu’il ne m’a jamais fait souffrir sciemment. Il aurait tout fait pour l’éviter s’il avait su. Et je gardais de notre histoire, au fond, un souvenir plutôt agréable. On s’était quitté raisonnablement puis perdu de vue doucement, sans heurt, sans crise, sans drame. Une histoire somme toute assez normale. Je ne l’avais plus vu depuis des lustres quand on s’est croisés devant ce cinéma. Il n’avait pas changé. On est allé boire un verre. Un moment sympathique. On a parlé du bon vieux temps, sans s’étendre plus que ça sur ce couple mal assorti qu’on formait. Un échange assez anodin entre deux adultes raisonnables avec une histoire commune et chacun une vie.
On s’est quitté en se promettant de se rappeler, en sachant bien qu’on ne le ferait pas et contents l’un comme l’autre sans doute d’avoir eu la confirmation qu’on avait eu raison de se séparer. Alors je ne sais pas du tout pourquoi je l’ai rappelé. Et pourquoi je me suis sentie tellement bafouée qu’il ne me rappelle pas. Encore moins pourquoi j’ai cru mourir en apprenant qu’il s’était marié… Je sombrais de nouveau. Il fallait à tout prix que j’agisse vite pour y remédier. Et c’est là que j’ai merdé.
À agir sous le coup de la panique on ne fait jamais rien de bon. J’ai accumulé les erreurs. Mal choisi le lieu. Mal choisi la victime. Mal choisi l’arme. Mal choisi l’endroit où j’ai frappé. J’ai eu un mal fou à tuer le gus que j’avais aguiché en deux temps trois mouvements à un feu rouge. Il ne voulait pas mourir, bon sang. C’était terrible. Il criait, saignait de plus en plus à mesure que j’enfonçais ma lame trop courte partout où je pouvais, mais il ne voulait pas mourir. Et puis il a réussi à me blesser. Je ne savais plus à qui était le sang, je ne supportais plus ses cris, c’était épouvantable. J’ai fini par réussir à atteindre sa gorge et je me suis enfuie en courant, sans nettoyer, sans me doucher, rien. Il avait fait tellement de bruit que je ne voulais pas prendre le risque de perdre encore du temps chez lui.
***
Il n’a pas fallu deux jours avant que les flics débarquent chez moi. Ils n’avaient pas encore de quoi être sûrs que j’étais celle qu’ils cherchaient, mais ils semblaient me soupçonner. J’avais dû laisser chez le dernier type des preuves qui leur permettraient de m’enfermer pour au moins cent ans. Ce n’était sans doute qu’une question de temps. Je me sentais acculée.
J’ai cherché que faire pour me donner une chance de m’en sortir et j’ai pensé au psy. Je me suis dit que si j’avais l’air d’entreprendre une thérapie, j’arriverais peut-être à me faire passer pour une folle. Et qu’en lui racontant mes difficultés relationnelles avec les hommes, un bon psy me trouverait peut-être des explications valables, qui me feraient des excuses acceptables et des circonstances atténuantes en cas de procès.
J’ai pris le bottin, appelé tous les psys du quartier jusqu’à tomber sur un qui pouvait me recevoir le jour même. Il m’a demandé ce qui m’amenait et je lui ai donc raconté mes échecs amoureux, ma peur de souffrir, tout ça… Il ouvrait pas la bouche. Alors moi, vu que j’ai un peu de mal avec le silence, je blablatais… Lui se contentait de hocher la tête. Mais il ne semblait pas opiner en réaction à ce que je racontais, il hochait juste la tête à intervalles réguliers, mécaniquement, comme les petits chiens à la con sur les plages arrière des voitures de beauf. J’ai vite compris qu’il m’aiderait pas beaucoup, celui-là. Alors comme j’allais raquer quand même, j’ai continué à le gaver avec mes histoires. Question de principe. J’en ai même inventé des débiles pour me marrer. Aucune réaction. Jusqu’à ce qu’il lève les yeux sur son horloge et me dise « Bien bien, on va s’arrêter là. Au prochain rendez-vous on parlera de votre père ».
Je suis presque sûre que si j’avais été un homme venu consulter pour une phobie des araignées ou pour arrêter de fumer, il m’aurait dit qu’on parlerait de ma mère la fois suivante. Bref. J’étais pas très avancée, mais en sortant, vu qu’il venait de m’y faire penser, je me suis dit que j’étais pas très loin de chez mon père et que ça faisait longtemps que j’étais pas allée dire bonjour. Alors j’y ai fait un saut. Et je ne sais pas… je ne m’explique pas vraiment. Les choses se sont passées presque malgré moi, encore une fois. Mais là… non, je ne sais pas. Je n’ai pas éprouvé le besoin d’effacer mes traces, de fuir, de me cacher… au contraire. J’ai appelé la police.
Au fil des interrogatoires je me suis aperçue qu’ils ne me soupçonnaient pas du tout pour les autres types, mais dans le fond je m’en foutais un peu. Le psy, lui, a dû se sentir con en se rendant compte que j’avais filé tout droit massacrer mon père en sortant de chez lui, parce qu’il s’est défoncé pour m’aider. Et pour pas un rond.
Du coup, je suis dans une chambre blanc immaculé avec des sangles sur le lit au lieu d’une cellule grise avec des cafards dans les draps. Je ne sais pas si c’est mieux ici qu’en prison. En prison j’aurais sans doute eu besoin de me battre pour pouvoir me droguer. Ici on me drogue à l’œil et sans que j’aie à demander.
Je me sens bien maintenant. Apaisée.
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