La dame qui lit son journal dans un coin du compartiment est une dame ordinaire, si ce n’est qu'elle porte des chaussures d'homme. Et que c’est un homme. Le choix de faire le voyage dans cet accoutrement est pour le moins surprenant et osé. On sait tous qu’il n’y a pas plus de femmes dans ce train qu’il n’y en aura là-bas. C’est même la seule chose qu’on sait sur « là-bas ». Pourquoi chercher à se faire cataloguer d’entrée comme fiotte, alors que c’est sans doute une des raisons qui l’ont poussé à se porter volontaire ? Il pense vraiment que tout sera différent là-bas ?
En s’apercevant que je le regarde, il semble mal à l’aise, alors je reporte mon attention sur le paysage qui défile. Moi c’est pas ma tasse de thé, les fiottes. Ça me fait beaucoup plus pitié qu’envie. Je suis plutôt du genre solitaire et ça m’a assez bien réussi jusque-là. Je ne fais partie d’aucun clan, aucune meute, aucun gang, aucune famille. Et c’est entre autres pour ça que je fais toujours partie des vivants. Ça, ma carrure et mon pédigrée.
Je n’ai déjà plus aucune idée d’où on est. Je m’en fous, d’ailleurs. Ils peuvent bien nous balader autant qu’ils veulent avant de nous amener à destination, pour ce que ça change. On en est déjà à un avion, un car, deux trains et après on prend un bateau. Mais on est sans doute tous pareils, c’est pas où on va qui importe, mais d’où on part. On a tous un enfer à fuir, pas un paradis à gagner.
***
Je crois pas me tromper en disant qu’on a tous été surpris en arrivant. On a beau être du genre dur à cuire, on s’attendait pas à ça quand même. Dans le premier bateau, on était vingt. Ils nous ont largués sur cette plage et sont repartis. On a mis un moment à comprendre qu’ils ne reviendraient pas. Et qu’il n’y avait que nous ici. L’île était grande, sauvage, verdoyante et peuplée d’animaux qu’on n’avait jamais vus. On n’avait rien. Les fringues qu’on portait et c’est tout. Même la Fiotte avait pas pu garder son journal.
***
- Putain ! ça a d’la gueule !
Et merde. Je déteste qu’on vienne me faire chier quand je suis là le soir. Quand le soleil commence à décliner et que le ciel prend cette teinte rose orangé. La vue d’ici est… surréaliste. Et y a jamais personne qui vient m’emmerder. Le peu de types qu’ont découvert l’endroit depuis que j’en ai fait mon coin n’y reviennent plus. Pas à cette heure en tout cas. Mon coin, mon moment. Ça doit être un nouveau. L’arrivage d’hier sans doute. Ne pas le laisser s’installer.
- Casse-toi. - Et pourquoi j’me casserais ? - Parce qu’ici et maintenant, y a que moi. Ça fait dix ans que ça dure et c’est comme ça tous les jours. Alors tu te casses. - Ben ouais, mais c’est qu’la vue me botte sacrément, hein ? Et j’vois rien qui dit qu’c’est une propriété privée. Alors si j’veux poser mon cul à côté du tien… ben p’t’êt’ même que j’vais te d’mander d’le virer d’là, le tien, en fait. - Fais donc pas trop l’mariole… - Hé hé… houuuu ! le grand méchant me fait peur ! - T’ont pas prévenu les autres ? - J’parle pas aux autres. Et qu’est-ce qu’ils auraient dû m’dire ? - Qu’il faut pas m’emmerder quand j’suis là. - Et ils respectent ça parce que… ? - À ton avis ?
J’ai dit ça avec le regard le plus méchant que j’sais faire, mais le gars avait pas l’air d’un tendre non plus et puis le regard qui tue marche mieux sur ceux qu’ont eu vent de ma réputation. C’était pas encore son cas. Ça viendrait.
- Eh mec ! ce s’rait pas toi qu’ils appellent « le Pionnier » ? - Eh ben tu vois qu’tu parles aux autres ! - C’est eux qui m’ont parlé. Première fournée alors ? - Ouais.
De la première fournée, il restait la Fiotte et moi. Mais y a que moi qu’on appelait le Pionnier, parce que la Fiotte, on l’appelait la Fiotte. J’aurais d’ailleurs jamais cru qu’il survivrait aux autres, lui. Il a été plutôt malin. Les autres, ils ont pas mal fait les cons, faut dire. Y en a deux qu’ont essayé de se bricoler un radeau pour se faire la malle ; on a retrouvé leurs corps échoués sur la plage, à moitié bouffés par les crabes et les mouettes deux semaines plus tard. Y en a quelques-uns qu’ont bu et mangé n’importe quoi et qu’ont choppé des maladies dont ils se sont pas remis. Un qui s’est fait bouffer par une bête, on n’a jamais trop bien su laquelle. Mais la Fiotte a tenu le coup.
Pour pas se faire emmerder, il s’est isolé dès qu’on est arrivé. Il s’est aménagé un genre de campement, il a fait comme un potager qu’on a jamais bien compris comment il s’y était pris, et quand il a eu fini de tout bien s’installer, il s’est de nouveau mêlé aux autres. Il nous a montré ce qu’il avait fait, la source d’eau douce qu’il avait trouvée et tout ce qu’il avait réussi à tirer de cette île en moins de temps qu’il nous avait fallu à nous pour nous faire à la chaleur. Alors plus personne a voulu l’emmerder. Tout le monde a compris qu’il serait beaucoup plus utile vivant et conciliant.
Mais tout le monde a continué à l’appeler la Fiotte. Lui, il préférait ça et pas se faire enculer sous les douches plutôt que le contraire. Le nouveau a continué à me poser des questions :
- Et tu savais qu’c’était comme ça, ici ? - Personne savait rien à l’époque. Et j’imagine que c’est toujours pareil… - Ouais. Faut dire qu’y a personne pour raconter. - … - Tu f’sais partie des volontaires alors ? - Hm… mais vu c’que j’avais comme alternative… et toi ? - Pas eu l’choix.
Ah… c’était donc effectivement pas un tendre. D’autant que pour un contraint il avait pas l’air taré. Les dingues sont rarement méchants. Les autres…
- Y a vraiment aucun moyen d’se barrer ? - Si y en a un, personne l’a encore trouvé. Et depuis l’temps… Ah ! - Quoi ? - Le bateau… - Putain ! ça existe vraiment ? - T’en avais entendu parler ? - Ouais… on entend un tas d’conneries sur c’t’endroit… - T’y croyais pas ? - Au bateau ? Ah non ! non… Putain c’est quand même dur à avaler ! - Ouais. Les gens sont bizarres, hein ? - Et c’est nous les curiosités…
Apparemment, le flou régnait toujours autour de l’île. Les nouveaux étaient toujours étonnés par ce qu’ils découvraient. Le bateau notamment restait donc un secret bien gardé… Faut dire que pour c’que j’en savais – pas grand chose en somme – c’était un truc pour gros richards qu’avaient les contacts qu’il fallait. Pas à la portée du touriste moyen.
Souvent une autre surprise de taille était l’absence de… tout. On arrivait là et on se démerdait. J’ai toujours pensé qu’ils espéraient qu’on s’entretue. Mais personne se donne la peine de vérifier, on se démerde aussi avec nos morts. Le bateau approchait et… oui. Elle était là.
- Qu’est-ce t’as ? - Hm ? - Qu’est-ce tu r’gardes comme ça ? - Le bateau. - Il te fait toujours cet effet-là ? - Hm… - Putain ! C’est qu’y a une sacrée bombasse, là ! Mate la rouquine ! T’as vu ces nibards ?! Putain… j’en avais pas vu des com… - Ta gueule ! - Eh ! J’t’emmerde ! Non mais t’as vu c’te salope ?!
Il a pas eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait quand je lui ai collé mon poing dans la gueule.
- Cette salope, trou du c’, c’est ma fille ! Encore un mot déplacé et elle pourra montrer à ses touristes comment un connard de nouveau peut rapidement s’faire bouffer par les requins s’il apprend pas à fermer sa grande gueule !
Même par terre la tronche en sang il a encore trouvé moyen de la ramener :
- Eh ben… C’est qu’elle doit sacrément t’détester pour faire le guide à ces dégénérés ! - Parle donc pas des choses que tu connais pas, ça t’évitera des tas d’emmerdes.
Ma fille… J’avais pas eu l’occasion de lui dire de pas faire ça. J’avais plus eu l’occasion de lui parler depuis que j’étais ici. J’étais parti entre autres pour qu’elle arrête d’organiser sa vie autour des heures de visite. Si j’avais su… J’avais jamais rien dit à personne et voilà qu’au bout de dix ans que la môme s’était fait embaucher sur ce rafiot, j’le disais à un parfait inconnu fraîchement débarqué ! Un contraint, en plus… Mais pour un contraint pas taré, il avait l’air d’avoir un soupçon d’humanité résiduelle, parce qu’il l’a bouclée jusqu’à c’que le bateau disparaisse. Il a fini de cracher son sang et il a repris :
- Et ils sont tous aussi chaleureux qu’toi dans l’coin ? - Ta gueule ! - Ça doit dézinguer à tour de bras, je suppose ? - Non. Non, pas du tout. C’est plutôt cool. Ça bastonne pas mal, mais rien de plus. - Rien ? Alors qu’on est tous là pour… - Question d’survie, mec, qu’est-ce que tu crois ? Parce que la moitié te dirait l’contraire, mais y a pas lourd d’innocents, sur l’île aux assassins…
***
J’ai entendu des cris, une engueulade sûrement. Ça arrivait souvent, mais ça allait jamais très loin. Y avait beaucoup moins de tension qu’en taule, ici. Pas sûr que c’est à ça qu’ils s’attendaient en nous larguant comme des bêtes dans un genre d’enclos cerné par les requins, n’empêche que s’ils espéraient vraiment qu’on s’entretue ils s’étaient bien plantés. Déjà, ici, pas de maton pour nous monter les uns contre les autres, diviser pour mieux régner… Et puis chacun trouvait sa place, son utilité, l’utilité de l’autre – qui savait cuisiner avec trois fois rien, qui était assez ingénieux pour bricoler des trucs utiles, qui chassait ou pêchait efficacement. Alors l’ambiance était finalement plutôt pas désagréable.
Mais là, le ton commençait à monter. Et puis le Nouveau est arrivé en courant. Il était plus si nouveau, mais je l’appelais toujours comme ça parce qu’y avait pas de nouveau plus nouveau que lui à qui j’aurais pu attribuer le surnom. Faut dire aussi que j’avais pas besoin de surnommer grand monde, j’étais pas du genre très liant. Nos vrais noms, on se les disait pas. Un genre d’accord tacite. Une façon de pas traîner sa vie d’avant jusqu’ici. Et on savait tous qu’on n’aurait pas de vie après, alors autant se débarrasser des excédents de bagages et voyager léger sur cette espèce de terre à taulards surréaliste.
- Amène-toi ! - Quoi ? - La Fiotte… - Eh ben ? - Mort. - Merde.
J’ai suivi le Nouveau jusqu’à l’attroupement autour du corps de la Fiotte. Les gars paraissaient nerveux, je comprenais pas pourquoi. Bien sûr la Fiotte était un ancien, un genre d’emblème ou de mascotte, même, vu comment il avait réussi à survivre ici, mais pour autant y avait pas vraiment de grands sentimentaux parmi nous et personne semblait jamais s’émouvoir plus que ça d’habitude quand un gars mourait. J’ai compris quand j’ai réussi à approcher suffisamment du corps pour voir le trou bien net dans sa poitrine. Il avait pris une balle dans le cœur.
On avait beau s’être bien démerdés sur cette putain d’île, on n’avait pas fabriqué d’arme à feu avec du bambou et des caillasses. Et personne était supposé avoir débarqué ici avec une arme. Cette histoire sentait pas bon. J’ai relevé la tête et j’ai vu que les gars commençaient déjà à se toiser, à se flairer, à bomber le torse… Non, ça sentait vraiment pas bon.
***
J’ai passé les deux ou trois jours d’après à distance raisonnable des autres pour éviter les tensions. Et puis j’ai voulu prendre un peu le large et en profiter pour nous rapprovisionner un peu en poissons, mais l’espèce de radeau qu’on avait bricolé avait été saccagé. Je suis allé voir Selim, le gamin avec qui j’avais fabriqué le truc et qui l’utilisait aussi, et je l’ai trouvé en grande conversation avec des gars à qui je l’avais jamais vu causer avant. Je l’ai appelé et au lieu de venir il m’a regardé comme en s’excusant et il s’est éloigné. Un des types avec qui il était est venu me demander si j’étais musulman. J’ai pas pu m’empêcher de me marrer :
- Eh ! tu déconnes, mec ? Je suis pas plus musulman que Selim l’était hier ! - Selim a rejoint ses frères maintenant. - Ses frères mon cul ! Dis-lui de venir : quelqu’un a bousillé le radeau et il sait peut-être quelque chose. - Il sait ce qu’on sait tous : ce sont les mêmes qui ont tué la Fiotte. - Ah ouais. Vous savez ça vous ? - Les aryens, probablement. Ou les motards. - Qu’est-ce c’est que ces conneries ? - Rejoins les tiens, le Pionnier. Les temps changent.
Selim musulman ! Ça aurait pu être drôle si ce que j’venais d’entendre avait pas été inquiétant. Les aryens, les motards… Non. Ça sentait pas bon. Je suis allé voir si les autres pêcheurs, plus loin sur la côte, avaient toujours leur barque et en chemin je suis passé par le jardin de la Fiotte. Tout était ravagé. Plus une fleur debout, plus un légume en état d’être mangé, même les arbres autour étaient déracinés. Un type qu’on appelait le Barje était en train de creuser la terre.
- Eh ! Le Barje ! C’est quoi c’boxon ?
Il a sursauté et fait tomber de ses mains noires de terre ce qui ressemblait à une pomme de terre à moitié écrasée. Il paraissait effrayé.
- Calmos, mec ! Qu’est-ce qui s’est passé ici ? - J’en sais rien ! J’ai rien fait ! J’te l’jure ! - J’me doute que c’est pas toi qu’as déraciné ces arbres ! - Hin hin ! Moi je fais juste des provisions pour partir. - Partir ? - Dans la jungle, tiens ! Ils sont devenus barjes ici ! Hin hin… barjes. C’est marrant. - Marrant, ouais.
Y avait une bande de mecs qui zonaient un peu plus loin, derrière la cabane de la Fiotte. Cinq noirs, dont deux qui se seraient entretués y a quelques semaines de ça si personne les avaient séparés. Ils semblaient hésiter à venir me chercher des noises – à moi ou au Barje. Cinq contre deux dont le Barje, c’était pas la peine de les provoquer. J’ai dit au Barje de dégager et j’en ai fait autant. Les noirs m’ont pas suivi. Je sais pas s’ils ont suivi le Barje.
***
Le Nouveau semblait lui aussi résister à la tentation de rejoindre une meute ou une autre. Parce que c’est vraiment ce que c’était devenu. On dit que l’homme est un loup pour l’homme, on sait même pas à quel point on a raison. Bien sûr, on n’était pas une joyeuse colonie d’enfants de chœur ni une communauté hippie vivant d’amour et de cannabis, mais il avait régné sur l’île presque naturellement une sorte d’équilibre des forces qui avait jusque-là permis de maintenir… la paix, en quelque sorte.
Il avait suffi de découvrir que quelqu’un, sur l’île, avait une arme à feu et s’en était servi pour que de précaire l’équilibre devienne instable et laisse finalement rapidement la place au chaos. Les plus teigneux et les plus violents avaient vite saisi l’opportunité et les plus trouillards ne demandaient pas mieux que se rallier aux uns ou aux autres. La suspicion et, très vite, la haine ont retrouvé la place qu’elles avaient perdue des années plus tôt. La plupart de ceux qui ne pouvaient se rallier à aucune meute avaient vite pris la tangente et se planquaient dans la jungle, où leurs chances de survie étaient sans doute un poil supérieures à ce qu’elles étaient devenues ici, mais guère.
L’ironie de la chose c’est que la Fiotte, qui avait été le premier à savoir exploiter cette putain d’île et qui était presque responsable à lui tout seul de la paix qui s’était imposée jusqu’alors devenait aussi, en s’étant fait abattre, celui par qui tout s’effondrait.
Le Nouveau et moi on tenait bon et on avait tous les deux des réputations qui suffisaient à nous faire respecter un minimum. Pour autant, on formait pas un clan à nous deux. On était plutôt les deux derniers solitaires de l’île. On restait discrets. On évitait les emmerdes autant que possible. Mais on sentait bien que ça devenait critique. Je l’avais pas entendu arriver quand il a demandé :
- Qu’est-ce tu fabriques ? - Une croix. - Ben j’vois bien, mais pourquoi ? Quelqu’un est mort ? - Pas encore… - Ah. Quelqu’un va mourir ? - Ça s’pourrait. - Tu vas m’laisser poser encore beaucoup d’questions avant d’expliquer ?
Non. Bien sûr que j’allais lui expliquer. À qui d’autre ? Mais qu’on soit deux asociaux impliquait pas qu’on soit amis, alors j’hésitais un peu. J’ai fini par me lancer :
- C’est pour moi. - Hein ? - La croix. C’est pour moi. Enfin… plutôt pour ma fille. Enfin non, mais… - OK… je comprends rien, là. C’est toi ou c’est ta fille qui doit mourir ? - Moi ! Enfin je dois pas mourir, mais au cas où… - Tu veux un bel enterrement catholique et une prière pour ton âme ? Tu te foutrais pas d’ma gueule, là ? - Non… c’est pas ça. C’est le symbole. Si je mourais, faudrait que ma fille le sache. Si tu plantais la croix là où j’me mets d’habitude quand le bateau passe, elle comprendrait. - … - OK ? - Et si je meurs avant toi ?
Ça, ça me paraissait pas possible. Il la ramenait pas beaucoup avec moi parce que je l’avais allongé le premier, mais tout le monde savait qu’il était bien plus mauvais que moi. Les autres s’attaqueraient à lui en dernier. Et encore, s’ils osaient. Il a repris :
- De toute façon, on va crever tous les deux si on fait rien. - Et tu voudrais qu’on fasse quoi ?! - Trouver l’enculé qu’a buté la Fiotte. - … - … - Rien que ça. - Quoi d’autre ? Faut bien que quelqu’un s’en occupe. - Toi et moi, justiciers de l’île ? Hé hé… la gueule de la justice ! - Ouais, t’as raison, c’est mieux d’bricoler ta croix.
Non, bien sûr, c’était pas mieux, non. Mais l’île était grande, y avait des gars partout prêts à tuer avec leurs dents pour un seul pied posé au mauvais endroit, on n’avait aucune idée de qui on pouvait bien chercher… et on a beau avoir côtoyé pas mal la flicaille, on n’en devient pas fin limier pour autant. Sans compter que j’avais aucune raison de lui faire confiance, au Nouveau.
- Et pourquoi j’irais avec toi ? - On sera pas trop d’deux contre un tueur armé. - Pourquoi moi ? - Putain, mec ! Les autres sont à ça de s’lancer dans une putain d’guerre des gangs ! Ou alors c’est le ramassis d’lavettes qu’a fui dans la jungle… Cherche pas, y a plus que toi et moi. - Je t’aime pas. - J’te parle pas d’amour, j’te parle de sauver notre peau, bordel !
Je savais qu’il avait raison. J’avais beau essayer de me tenir à l’écart des autres et des emmerdes, ça m’avait quand même pas échappé que les gars étaient fin prêts à passer à l’action et à redevenir les tueurs qu’ils avaient déjà été. Et ils commenceraient par se faire les dents sur des proies isolées. S’il y avait une seule chance de les calmer, c’était bien en ramenant le tueur et le flingue.
***
Avec le Nouveau on est tombés d’accord pour dire que c’était dans la jungle qu’il fallait chercher notre gars. Il avait pas tué n’importe qui : il avait tué la Fiotte. Le faible. Il s’en était pas pris à Brutus ou à Pit Bull, hein… alors avec le bordel qu’il avait foutu, c’était pas maintenant qu’il allait s’attaquer à une proie plus sérieuse au milieu d’une meute d’enragés. Soit il se planquait, soit il allait chercher à s’en prendre à un sans clan. Et les sans clan comme les bonnes planques, c’était dans la jungle qu’on les trouvait.
On savait pas trop comment s’y prendre pour pas tourner en rond, mais on s’est enfoncés quand même dans cette foutue jungle. Il y faisait sombre et frais. La marche y était pénible et je préférais même pas imaginer sur quel genre de bestioles on pouvait tomber ici, mais on continuait notre progression laborieuse en guettant les moindres signes de vie.
On est assez vite tombés sur un premier sans clan. Vu l’état de son bras et la plaie qu’il avait au visage, il avait déjà fait au moins une mauvaise rencontre, probablement animale, depuis qu’il avait dû se planquer. Ça faisait pourtant pas si longtemps, mais il avait déjà l’air à demi-mort de faim, l’œil hagard et le visage agité de tics nerveux. Lui ne mettrait pas longtemps à mourir si on ne lui permettait pas rapidement de revenir à… quoi ? la civilisation ? une bande de tueurs exilés par des autorités peu scrupuleuses sur une île déserte ?
Y avait bien de quoi se demander qui, de la société honnête et bien-pensante qui abandonnait ses taulards à une mort quasi certaine, ou de notre clique, vaguement organisée pour survivre, était la plus sauvage, mais de là à qualifier notre vie ici de civilisation… Et à voir le Nouveau secouer le sans clan pour essayer d’en tirer quelque chose, « civilisation » semblait effectivement exagéré.
Il s’acharnait sur sa blessure au bras et je sais même pas s’il lui avait posé la moindre question. Je lui ai dit d’arrêter de le faire hurler s’il voulait qu’on puisse le faire parler, mais le pauvre type avait manifestement rien à nous dire. Il crevait de trouille. Le Nouveau s’est remis à le cogner.
Lui et un paquet d’autres allaient pas tarder à crever comme des chiens si on faisait rien, sans compter tous ceux qui se feraient buter dans des guerres de clans. Je ne me sentais pas particulièrement une vocation de sauveur de la lie de l’humanité, mais je savais qu’après les sans clan je serais probablement un des premiers qu’ils chercheraient à éliminer. Le Nouveau devait savoir qu’il était sûrement juste après moi sur la liste. J’ai repris mon chemin. Le Nouveau a collé encore quelques coups au sans clan qui gueulait même plus et il m’a rejoint. On n’a croisé personne d’autre avant que la nuit tombe.
On a tué une bestiole qui ressemblait à un croisement entre un gros rat et un lièvre et on l’a bouffée avec des espèces de bananes qui poussaient en quantité sur l’île. Après on a hésité à laisser le feu pour éloigner les bêtes, ou à l’éteindre pour pas attirer les hommes. On l’a éteint. On a décidé de faire le guet chacun notre tour, mais j’aurais jamais confié ma vie à un contraint et j’ai pas fermé l’œil. Je crois pas qu’il a tellement dormi non plus.
***
On a passé trois jours et trois nuits comme ça, à croiser des types mal barrés et inutiles, qu’avaient rien vu rien entendu et qu’avaient soit les foies, soit la foi et pensaient qu’on venait les sauver. Bordel… chacun voulait sauver sa peau, c’est tout. C’est juste que certains se donnaient plus de mal que d’autres. Et comme sauveur, le Nouveau, il se posait là : il ratait pas une occasion de se défouler sur ces mecs qui tenaient à peine debout. Mauvais comme une teigne, mais pas stupide ; il s’en serait sans doute pas pris à moi.
On avait aussi trouvé deux morts. Un qui s’était apparemment fait bouffer la jugulaire par une bête et un qu’avait pris une balle. On avait donc vu juste : le tueur était bien planqué dans la jungle et il sévissait encore.
Ces trois jours de marche usante et ces trois nuits de sommeil trop court commençaient à sérieusement se faire ressentir sur le moindre de mes muscles. Le Nouveau ne paraissait guère plus frais. La jungle était un peu moins dense maintenant, mais ça grimpait de plus en plus.
Au matin du quatrième jour, un sans clan est venu nous trouver. Je le connaissais. On l’appelait la Tronche. Un maigrichon à lunettes que la plupart des gars prenaient pour un intello parce qu’un jour il avait cité un poète que personne connaissait. Il savait ce qu’on cherchait :
- Votre gars, s’il se planque quelque part dans cette putain de jungle à la con, c’est sûrement près de la rivière. - La rivière ? - Ouais. Y a une autre rivière par là.
Il a fait un geste imprécis vers sa gauche. Je lui ai demandé s’il l’avait vu.
- Non. Enfin… peut-être. Disons que je sais qu’y a quelqu’un qui crèche plus en amont près de la rivière. - Quelqu’un… - Ouais. Quelqu’un qui se planque. - C’est pas c’que vous faites tous ici ?
Il a eu un petit rire nerveux, trop aigu pour être naturel. Le Nouveau a demandé :
- Et tu nous y emmènerais, à cette rivière ? - MOI ?
Encore une fois il est monté bien trop haut dans les aigus. Il allait pas falloir compter trop sur lui. Alors on lui a juste demandé d’être un peu plus précis dans ses indications et il s’est cassé. La rivière était donc « par-là » et une fois qu’on serait au bord y aurait plus qu’à la remonter. Il nous paraissait pas plus fiable que ça, la Tronche, mais vu qu’on avait tourné au hasard et sans succès pendant trois jours on pouvait bien essayer de la trouver, sa rivière.
***
Ça nous a pris une demi-journée. Mais ça valait le coup. Il y avait bien une rivière et elle était d’une couleur et d’une fraîcheur telles qu’à elle seule elle méritait la balade d’enfer qu’on s’était tapée. On a piqué une tête dans un décor paradisiaque et on était comme des mômes. Mais ça a pas duré. Le Nouveau a gueulé :
- Putain ! mais c’est pas vrai ! - Quoi ? - Quel est le connard qui nous pollue notre rivière ?
J’avais pas remarqué, mais effectivement le courant nous apportait de la mousse. De la mousse. De savon. Chose que personne n’avait jamais vue ici. Pas plus qu’une arme à feu. On s’est regardés avec le Nouveau et il nous a pas fallu longtemps pour sortir de l’eau et remonter cette rivière. La Tronche nous avait finalement sans doute filé un bon tuyau. On est vite tombés sur le gars. Je l’avais jamais vu. Il était à poil au milieu de la rivière. Et il avait du savon. Sur la rive, ses fringues et un fusil. On a vérifié qu’il était chargé et on n’a plus eu qu’à lui demander gentiment de sortir. On l’a ligoté à un arbre avec de la corde qu’on a trouvée dans ses affaires et j’ai fouillé son sac pendant que le Nouveau lui transformait la tronche en steak haché.
Pas d’autres armes à feu, mais un couteau et un bon stock de munitions. Une trousse à pharmacie, un peu de bouffe en boîte, deux trois fringues, des chaussures. Un GPS. Une carte. Et un livre. Je suis resté longtemps perplexe devant sa couverture. Assez longtemps pour que le Nouveau en ait assez de cogner. C’est lui qui m’a secoué :
- Qu’est-ce c’est ?
Je l’ai regardé en haussant les épaules. Je crois que je ne voulais pas vraiment comprendre. Je lui ai tendu le bouquin et il a affiché un air qui devait ressembler au mien en lisant la couverture :
- « Guide de survie en milieu hostile, offert par votre agence Tourism’Xtrêm »… C’est quoi c’bordel ? - Si j’savais !
On s’est retournés d’un même mouvement vers notre prisonnier. Il en menait pas large. On s’est levés pour s’approcher de lui et il s’est carrément chié dessus. Cette fois, c’est moi qu’ai pris les devants et je lui ai enfoncé la crosse de son fusil dans le bide avant de m’en servir pour lui éclater la mâchoire. On l’a cuisiné comme ça un moment, au moins autant pour se faire plaisir que pour le faire parler parce que les premières lignes de son bouquin étaient bien assez explicites : « Afin de vous permettre de profiter au mieux de votre séjour à thème « Chasse à l’homme sur l’île aux assassins », nous mettons gracieusement à votre disposition ce guide pratique… »
On a arrêté de le cogner quand il a perdu connaissance. Assez vite, en fait. On a vérifié qu’il était quand même bien encore vivant et on l’a laissé dans sa merde et son sang le temps qu’il reprenne ses esprits. Et nous les nôtres. J’en revenais pas et le Nouveau avait l’air au moins aussi abasourdi que moi. On est restés silencieux un moment et il a fini par demander :
- Tu crois qu’il l’a payé cher, son putain d’safari ? - Sûrement une fortune. - On va lui en donner pour son argent alors. - Comment ça ? - On va l’crever à petit feu ! - Ah !... ouais, qu’il profite bien. Ouais…
J’essayais de réfléchir à la meilleure façon de réagir et de gérer cette situation, mais à part commencer à me filer mal au crâne ça m’avançait à rien. L’autre salopard a repris connaissance et s’est mis à geindre :
- Pitié ! s’il vous plaît…
Le nouveau s’est levé et il est allé lui coller un coup de pied à lui décrocher la tête.
- Gaffe ! Le tue pas !
Il s’est retourné vers moi l’air un peu surpris :
- Tu veux t’en garder un peu, c’est ça ? - Faut qu’on réfléchisse à ce qu’on va en faire. - Ben on va le buter ! - Y a sûrement mieux à faire que le crever ici. - Tu veux qu’on le torture d’abord ? - Non, sans déconner, faut qu’on réfléchisse ! - Je déconnais pas… - Je sais. Tu pourrais fermer ta gueule cinq minutes et utiliser un peu ton cerveau ? - Eh ! mec, il est hors de question d’le laisser s’en tirer ! - Mais évidemment qu’on va pas l’laisser s’en tirer ! Seulement j’te rappelle qu’on s’est pas payé une excursion dans la jungle pour le plaisir du dépaysement ! Si on l’bute ici et maintenant toi et moi, on fait quoi après ? On rejoint les autres et on leur raconte notre petit exploit en priant très fort pour qu’ils nous croient et arrêtent de vouloir tout foutre à sac ? - … - Bon. Alors tu poses ton cul et tu réfléchis ! On va pas le buter lui pour se faire buter dans la foulée par les autres enragés. Et t’as pas plus envie qu’moi de finir ta vie planqué dans cette putain d’jungle avec moi pour seule compagnie… - Et c’est quoi ton idée d’génie ? - On l’ramène. - Et ? - On rameute tout l’monde et on leur explique. - Et quoi ? On lui fait un procès équitable et on lui fabrique une prison ? - Tu m’emmerdes, le Nouveau ! T’as quoi à proposer, à part lui en foutre plein la gueule et te défouler ? - Je dis juste que ce mec doit crever ! - Et tu crois qu’ils vont lui faire quoi si on le ramène ?
On s’est tus. On entendait juste l’autre pleurer et gémir. S’il avait pas buté la Fiotte et un sans clan, j’aurais peut-être vaguement pu avoir pitié. Mais choisir des victimes faibles et isolées pour… putain ! pour se divertir, merde ! Je pouvais toujours pas y croire !
- Ils vont le lyncher.
Bien sûr qu’ils allaient le lyncher. Et quoi ? Valait mieux le laisser crever, lui, comme la merde qu’il était, ou prendre le risque que les choses dégénèrent pour nous tous et qu’on finisse par s’entretuer ? Si j’étais pas si sûr d’être un des premiers qui crèveraient… Et puis c’était pas comme s’il avait été innocent. Avec au moins deux victimes, il était plus coupable que la plupart d’entre nous. Et sa vie valait certainement pas plus que la nôtre.
***
Épilogue
J’ai retrouvé mon coin. La vue y est toujours aussi incroyable à cette heure de la journée. Maintenant, le Nouveau vient souvent avec moi. On reste là en silence. On n’est plus tout jeunes. Surtout moi, en fait. Je commence à avoir des douleurs de vieux, à sentir que le temps va changer dans mes rhumatismes, alors on aime autant pas parler que parler de ça. J’aurais jamais cru vieillir comme ça. J’aurais jamais cru vieillir tout court, en fait. Il s’en est quand même fallu de peu que cette putain d’île devienne un beau charnier…
Après l’histoire du touriste, y a eu encore pas mal de tensions pendant un bon moment, mais les choses se sont tassées petit à petit. Faut dire qu’on s’est donné les moyens de la paix sociale. Après des jours d’engueulades, de débats, de négociations, on a finalement décidé de le relâcher. Et il s’est fait lyncher en moins d’une heure. Une vraie boucherie. Les plus radicaux d’entre nous ont décidé de le balancer morceau par morceau vers le bateau à son passage suivant. Ça peut sembler barbare, mais je dois dire que ça a été terriblement efficace.
On n’a plus eu un seul mort suspect depuis ce jour. Et évidemment, le bateau ne passe plus. Mais je viens toujours ici quand même, à la même heure tous les soirs. Et j’essaie d’imaginer ce qu’elle a bien pu faire de sa vie, finalement, ma fille.
|