Il ne se passe pas un jour sans que je m’étonne d’en être arrivée là. J’ai beau savoir comment les choses se sont enchaînées et comment j’ai fait les choix qui m’ont conduite à tout ça, je me demande toujours à quel moment j’aurais pu faire autrement. Ce qui est fait est fait, mais si je comprenais, je pourrais peut-être faire moins d’erreurs à l’avenir. L’avenir… est-ce que j’en ai seulement un ? Parfois je me dis que les gens avaient raison, que je n’en avais aucun dès le départ… Sûr, j’aurais pu avoir plus de chance… mais j’aurais aussi pu faire moins de conneries. J’avais pas 17 ans quand j’ai quitté le trou dans lequel j’avais tant bien que mal réussi à grandir… Je connaissais de la vie ce qu’en disaient les soûlards du rade où j’étais serveuse depuis que j’étais assez grande pour porter un plateau chargé de chopes de bière sans tout foutre par terre. De l’amour, je connaissais l’arrière des voitures des représentants de commerce de passage et les meules de foin où m’emmenaient les garçons de ferme qui venaient pour les moissons. J’avais pas d’idée précise en tête… mais un jour où j’en ai eu ma claque de me faire pincer les miches par ces péquenots avec leurs mains comme des battoirs, j’ai rendu mon tablier et j’ai pris un billet de car pour aller faire ma vie en ville. Je ne sais pas si ma mère a compris quand je lui ai dit au revoir. Faut dire qu’avant 15 heures, elle avait la gueule de bois et après elle était ivre, alors c’était dur de capter son attention. Je crois qu’on s’en foutait toutes les deux de toute façon. Quant à mon père… je n’ai jamais trop bien su qui c’était. Lui non plus, si ça se trouve… Puis s’il savait, moi j’ai jamais essayé de disparaître et lui n’a apparemment jamais cherché à me retrouver.
Quand je suis descendue du car, je me suis sentie étourdie par le bruit, le monde, l’agitation… j’y étais. Ma vraie vie allait commencer. Avec le peu d’argent qu’il me restait je me suis payé une chambre dans un petit hôtel, crasse mais bon marché. J’ai dû payer d’avance pour la semaine. Alors je n’ai pas traîné et j’ai tout de suite commencé à chercher du travail pour ne pas me retrouver à la rue huit jours plus tard… mais les choses étaient sacrément différentes ici. Déjà, des filles comme moi qui cherchaient un petit boulot dans les bars et les boîtes, y en avait des tas. Et puis une fois sur deux ils s’en foutaient que je sache prendre jusqu’à dix commandes sans rien noter et que je puisse porter deux plateaux chargés en même temps sans rien renverser… ils prenaient juste la plus jolie. Moi j’étais pas vilaine, hein, mais avec ma garde-robe de fille de la campagne… J’ai fini par trouver une place quand même dans un petit troquet cradingue, fréquenté par les vieux et les paumés du quartier… c’était loin de l’hôtel et encore plus loin du centre-ville, mais j’avais pas les moyens de faire la difficile. Et le patron était gentil. Mon salaire payait juste la chambre, les tickets de bus et deux repas par jour, jusqu’au jour où la nièce du patron a eu besoin d’un travail. Je pouvais pas vraiment lui en vouloir, surtout qu’il m’a donné de quoi payer la semaine suivante à l’hôtel, mais je me retrouvais quand même dans un sacré pétrin. J’ai pas retrouvé de travail assez vite et je me suis fait virer de l’hôtel.
J’ai passé une nuit dehors, près de la gare routière, et là on m’a indiqué un foyer où je pourrais me faire héberger le temps de me tirer de ce mauvais pas… j’y suis allée. Les gens qui s’en occupaient étaient gentils et de bonne volonté, ça, on peut pas dire. Ils m’ont donné à manger et un lit dans un genre de dortoir puant. Les femmes qui étaient là étaient toutes plus âgées et abîmées que moi. C’était elles qui puaient. Y en a qu’avaient plus de dents. Y en a une qui s’est pissée dessus. Une autre semblait psalmodier, même si ce qu’elle disait était incompréhensible… ça m’a foutu une de ces trouilles ! La première nuit, j’ai pas fermé l’œil. J’ai bien été obligée d’y retourner quand même… la deuxième nuit je me suis fait piquer mes affaires. Toutes mes affaires. Il ne me restait que les fringues dans lesquelles je m’étais couchée. La troisième nuit, comme il y avait à peu près les mêmes bonnes femmes que la veille, j’ai demandé laquelle avait piqué mon sac et là elles se sont presque toutes jetées sur moi et m’ont foutu une trempe. J’ai cru mourir. J’ai voulu mourir. À la place je suis partie. Je me suis retrouvée sur le trottoir, la gueule en sang, il faisait nuit et froid et je n’avais plus rien. Je suis allée me planquer quelques rues plus loin entre deux poubelles en attendant le jour. Au matin, j’ai zoné des heures, sans savoir où aller et que faire. J’aurais sans doute pu crever dans un caniveau si j’avais pas perdu connaissance sous les yeux d’une bonne âme qui m’a emmenée dans un dispensaire. Là, on m’a remise à peu près sur pieds et on m’a donné l’adresse d’un endroit où on me fournirait des fringues, à manger et peut-être un coup de main. J’ai eu les fringues et la bouffe mais pour le coup de main… j’ai été un peu découragée par la foule de gens qui paraissaient encore plus désespérés et qui semblaient en avoir plus besoin que moi. Alors j’ai renoncé. Je suis ressortie de là avec quelques fringues correctes, deux boîtes de conserve, un pot de compote et un paquet de sucre.
Une femme chargée du même genre de provisions que moi était là à fumer et quand elle m’a vue elle a eu un sourire gentil… elle devait avoir à peu près l’âge d’être ma mère, même si le genre de passé qu’on devinait dans son regard lui faisait sans doute paraître quelques années de trop. On a discuté un peu et elle a vite compris à quel point j’étais paumée. Elle semblait pas avoir eu une vie tellement enviable non plus, mais ça l’a pas empêchée de me prendre un peu sous son aile et de m’aider à m’en sortir. On est allé chez elle – une chambre miteuse avec un lavabo qu’elle partageait avec une autre dame – et elle m’a installé un genre de couchage de fortune dans un coin de la pièce en me disant que je pouvais rester le temps de trouver mieux. Je savais pas comment la remercier. Et c’est encore elle qui m’a trouvé le boulot, chez son cousin. Il tenait un bar de nuit et cherchait des hôtesses. Je lui ai demandé pourquoi elle y bossait pas, elle, et elle m’a dit qu’elle avait passé l’âge. J’ai pensé qu’y avait une embrouille, mais elle m’a promis que non… et qu’y en aurait pas tant que je garderais mes distances avec les gens mal intentionnés. J’ai pas tout de suite compris ce qu’elle voulait dire et j’avais de toute façon pas trop le choix, il me fallait un boulot, à peu près n’importe lequel. J’ai dit que j’irai voir son cousin et elle m’a dit qu’il fallait me refaire une beauté pour ça : elle m’a fait une belle coiffure, m’a maquillée, prêté des fringues à elle… jamais de ma vie je n’avais porté une robe aussi moulante ! Mais je dois avouer que jamais de ma vie non plus je ne m’étais trouvée aussi jolie. J’avais l’impression d’être une autre en allant trouver son cousin.
L’endroit était plutôt chic, dans un quartier agréable. Il y avait des gros fauteuils rouges, le bar brillait sous un éclairage doux, il y avait une moquette épaisse et sombre et une large piste de danse. Ce n’était pas encore ouvert et seul le cousin était là. Je me suis présentée et j’ai commencé à lui expliquer que j’étais une bonne serveuse, mais il ne cherchait pas de serveuse. Il m’a expliqué le travail d’une hôtesse : tenir compagnie aux hommes qui le souhaitaient, leur être aussi agréable que possible, danser s’ils voulaient danser, leur parler, leur sourire, mais surtout, surtout, les faire boire et m’offrir à boire. Rien d’autre. Il a insisté là-dessus. Absolument rien d’autre. En tout cas pas dans son bar. Je n’ai pas bien saisi ce qu’il voulait dire mais j’ai accepté le boulot, surtout qu’il payait plutôt pas mal. Je devais commencer la semaine suivante. Il m’a même fait une avance pour m’acheter des fringues correctes et m’a dit de me trouver un petit nom sexy pour le travail. Il m’a conseillé de voir tout ça avec sa cousine. C’est ce que j’ai fait. J’aurais jamais cru qu’un jour je porterais des trucs pareils ! Je me sentais à la fois transformée et gênée, mais pas peu fière de me découvrir plutôt sexy… et au travail, mon nouveau style et mon nouveau nom passaient très bien, du coup j’étais moins mal à l’aise. Dès que j’ai pu, j’ai pris une chambre à moi, plus près du bar. C’était un peu difficile au début. Je travaillais toute la nuit, il fallait toujours que je sois avenante et gaie et surtout je n’avais jamais bu. Sans doute parce que j’avais vu ce que l’alcool avait fait de ma mère… alors quand j’ai compris que je devrais boire autre chose que du soda pour plaire à ces messieurs, ça m’a fichu un coup. Autant que possible j’essayais de boire les alcools les plus doux et, surtout, j’en versais beaucoup dans les plantes et à peu près n’importe où où ça pourrait ne pas se voir trop, mais je devais bien en boire un minimum quand même. Et ça, j’ai eu beaucoup de mal. J’étais vite éméchée et j’avais des lendemains difficiles.
Les autres filles étaient plutôt gentilles. C’est elles qui m’ont conseillé de pas tout boire… Moi qui me demandais comment elles pouvaient picoler autant et rester debout, j’ai bien rigolé quand elles m’ont montré chacune leur truc pour vider leurs verres discrètement ! Elles m’ont aussi expliqué les « règles de survie », comme elles les appelaient :
- D’une, tu te laisses jamais peloter ! Tu les remets en place dès qu’ils ont les mains qui traînent un peu trop là où elles devraient pas ! - Ouais ! Ensuite, faut jamais croire leur baratin ! - Ah ! ça, jamais ! T’en as toujours qu’essaient de t’embobiner… des menteurs de profession, ma jolie, tous ! Ils ont ça dans le sang. Laisse-les parler, mais garde-toi bien de les croire ! - Sûr… et pour finir, n’accepte jamais, sous aucun prétexte, de rencontrer un client en dehors du bar. Soit il pense à mal, soit il se croit amoureux, mais dans tous les cas c’est source d’emmerdements. - Et tu peux la croire ! Elle sait d’quoi elle parle… - Ouais… j’aurais bien aimé qu’on m’le donne, ce conseil-là, à l’époque ! Mais bon… maintenant j’le sais. C’que j’sais aussi, c’est qu’toutes celles qu’ont enfreint une seule de ces règles, même une seule fois, elles l’ont payé. Et cher. - Hm… alors sois jolie, sois polie, sois prudente, n’oublie jamais c’qu’on vient d’te dire et tout ira bien.
Moi, j’avais pas l’intention de risquer ma place ! Comparé à tout ce qu’on entendait raconter sur des pauvres filles qu’avaient eu moins de chance que moi et qu’avaient fini sur le trottoir, j’avais un job en or… Bien sûr, ça ne durerait qu’un temps, je le savais, mais assez longtemps pour me permettre de mettre un peu d’argent de côté et trouver autre chose pour après. Alors je me tenais à carreaux. À mesure que le temps passait et que je me frottais aux autres filles et aux clients, je me suis endurcie et en quelques mois, la bonne fille de campagne naïve que j’étais est devenue un vieux souvenir. Malgré les allures classieuses de l’endroit et des gens qui le fréquentaient, j’ai assez vite compris à quel genre de personnages j’avais affaire. La plupart des filles, déjà, étaient au moins aussi paumées que moi. Elles avaient sacrément morflé, la vie les avait pas beaucoup gâtées… c’était des rescapées de la drogue, du trottoir et même de la prison pour deux d’entre elles. Quant aux clients, que des malfrats ! De plus ou moins grande envergure, mais pas un qui ne soit pas recherché ou en passe de l’être. En tout cas, tous brassaient beaucoup d’argent et n’hésitaient pas à le claquer avec nous. Bien sûr, je savais que c’était pas une vie et que ça ne devrait pas durer, que je ne pouvais pas rester dans un milieu pareil et me ruiner la santé en buvant et dansant toutes les nuits, mais j’y trouvais aussi un certain confort et, pour tout dire, entre les gueules de bois et les jambes douloureuses, j’avais pas trop le courage de chercher autre chose la journée.
Et puis un jour y a ce type qu’a commencé à venir. On l’avait jamais vu avant. Il arrivait toujours assez tard, encadré de deux acolytes qui sitôt entrés se ruaient vers le bar et choisissaient des filles, mais lui allait invariablement s’asseoir au fond de la salle, seul, avec une bouteille. Quand une fille proposait sa compagnie, il la remerciait poliment mais déclinait toujours. Comme il était sacrément beau gosse, il nous faisait drôlement causer ! On essayait d’en apprendre autant que possible par les deux types qu’arrivaient avec lui, mais rien à faire. Ils picolaient grave mais y avait rien à en tirer. Jusqu’au jour où une des filles m’a dit qu’il me regardait. Puis une autre. Du coup j’ai fait un peu attention et… ben ouais. Il avait bien l’air de drôlement s’intéresser à moi ! Enfin… à ma plastique, parce qu’il m’avait jamais parlé et moi j’aurais jamais osé l’aborder. Du coup, c’était un p’tit peu bizarre. J’avais l’impression d’être en représentation tout le temps. C’est vrai qu’c’était un peu mon boulot, de toute façon, mais là, j’avais le sentiment d’avoir un spectateur particulier. C’était excitant, dans une certaine mesure. Être une fille que tout le monde peut avoir, mais qu’un seul semble vouloir sans oser la prendre… Les filles voyaient bien que ça me chamboulait un peu, tout ça, alors elles arrêtaient pas de me mettre en garde, mais y avait vraiment pas grand-chose à craindre ! Il restait toujours sur son fauteuil, au fond de la salle, ne parlait pas, touchait encore moins… et il partait toujours un peu avant la fermeture. Un peu avant nous. Alors c’était très bon enfant… Y a que l’patron qu’en avait un peu marre de l’voir là, mais vu tout ce qu’ils claquaient chaque soir, lui et ses potes, il disait rien. Après tout, c’est tout c’qu’il attendait de ses clients…
La vie suivait son cours, nuit après nuit. Plus le temps passait et plus je me rendais compte que mes chances d’avoir un jour une vie normale s’amenuisaient. Je buvais de plus en plus, par nécessité plus que par goût, pour supporter les mains baladeuses, les ampoules et les jambes lourdes. Et je me rendais bien compte que même si je couchais pas, j’étais quand même toujours bien considérée comme un genre de pute. J’m’en foutais un peu de c’que les culs serrés pouvaient penser, mais ça m’faisait pas des supers références pour trouver un autre boulot. Alors je buvais d’autant plus, pour pas penser à ce que deviendrait ma vie le jour où j’aurais plus la fraîcheur de mes vingt ans et où l’patron m’foutrait dehors. Et puis une nuit où il pleuvait à verse, le bar était bondé et les affaires allaient bon train. Tout le monde commençait à vraiment se laisser aller sous l’effet de l’alcool quand il y a eu un grand fracas à l’entrée. Une descente de flics. Ça arrivait de temps en temps, mais en général on était prévenu. Alors quand ils se pointaient on s’éclipsait, ils arrêtaient le gus pour lequel ils étaient venus et ils repartaient. Mais ce soir-là, on n’était pas au courant et les choses ont très vite mal tourné. J’ai jamais su pour qui ils étaient venus et s’ils avaient arrêté quelqu’un ou non. Ça s’est passé très vite, mais en même temps ça m’a paru interminable… Les gens ont commencé à crier, y a eu des coups de feu. Une des filles avec qui j’étais en train de discuter s’est affalée d’un coup. Elle gisait là, à mes pieds. Je regardais son corsage s’assombrir à mesure que le sang coulait de sa poitrine et son regard se couvrir d’un voile terne alors que la vie s’en échappait. Mon cerveau refusait d’enregistrer ce que mes yeux voyaient. J’étais pétrifiée. Je regardais ma copine et c’est moi que je voyais. Le chaos régnait toujours autour de moi. Entre les bouteilles brisées, les cendriers renversés et l’odeur singulière des armes à feu, l’atmosphère était étouffante. Je n’arrivais pas à décrocher mon regard de celui, éteint maintenant, de cette pauvre fille qui méritait pas plus que moi de prendre cette balle. Je savais même pas si elle avait une famille. Je me demandais qui se serait soucié de moi si j’avais été à sa place. Et sous quel nom on m’aurait enterrée.
C’est une pression ferme sur mon bras qui m’a finalement tirée de ma torpeur. C’était lui. Le mystérieux inconnu du fond de la salle. Il avait l’air de me parler. Je n’entendais pas. Il m’a un peu secouée et je l’ai finalement entendu me dire « Suis-moi ». Alors je l’ai suivi. On a réussi à sortir tous les deux du bar et on a couru se planquer quelques rues plus loin en attendant que les choses se calment et que les flics se barrent. Ensuite, on est allé chez moi. J’étais méchamment secouée, je savais pas c’que j’faisais, je le laissais prendre les initiatives. Une fois chez moi, il m’a dit « Repose-toi un peu, après on prend tes affaires et on se casse ». J’ai demandé pour aller où… « C’est fini, ici, poupée », il a dit. Et je savais qu’il avait raison. C’était fini. Jamais plus je ne mettrais un pied dans ce bar. Il était temps que je change de vie. Que je parte avec lui. C’était pas plus stupide que tout c’que j’avais fait jusque-là, après tout. Alors au p’tit matin, j’ai mis quelques affaires dans un sac et je l’ai suivi.
Il avait une belle voiture et m’a emmenée dans une maison un peu en dehors de la ville où on a retrouvé ses deux copains qui l’accompagnaient au bar. Il leur a dit « Elle vient avec nous » quand on est entré et ils ont rien dit. C’était lui l’chef, apparemment. Chef de quoi, j’en savais rien, je savais pas c’que fricotaient ces trois-là, mais j’étais en passe de m’acoquiner avec le chef. Toujours ça d’pris. Ils m’avaient laissé une chambre et le soir, une fois la maison silencieuse, il est venu m’y rejoindre. « Tu es prête à me suivre ? » qu’il a demandé… J’ai répondu que oui. Les yeux dans les siens je me sentais d’un coup importante. Et incapable de lui dire non. J’ai pas dit non non plus quand il m’a embrassée. Et toujours pas quand il m’a portée sur le lit et déshabillée. J’ai eu l’impression de découvrir l’amour. Je ne savais même pas son nom, mais je savais que je resterais avec lui, à la vie à la mort.
On a passé beaucoup de temps sur la route. J’ai pas osé demander ce qu’il fuyait, mais il mettait toute la distance possible entre la ville et lui. Ses deux copains étaient toujours avec nous. Comme quand ils venaient au bar, ils étaient tous les deux rigolards et bruyants pendant que lui restait silencieux et discret. Il connaissait des gens partout. Il semblait avoir des amis dans tout le pays. On était reçu à bras ouverts dans chaque maison où on s’arrêtait. Les hommes me regardaient avec envie, les femmes avec jalousie. Je me sentais comme une princesse, même si je me faisais assez peu d’illusions sur l’origine de l’argent que mon prince claquait sans compter… Mais je préférais pas poser de questions. Moins j’en savais, mieux c’était. Je ne voulais pas risquer d’apprendre des choses qui auraient pu ternir son image. Je ne voulais pas savoir qui il avait volé ou tué. Je voulais vivre mon rêve de petite fille et me laisser porter sans craindre qu’il s’arrête un jour. J’étais bien. Je l’aimais, j’aimais la vie qu’il m’offrait. Je me foutais de savoir comment il me l’offrait. Les autres l’appelaient « patron », « rocky » ou « bull ». Je lui avais demandé son nom, bien sûr… il m’avait répondu « Toi, tu m’appelles comme tu veux, poupée ». Mais en fait je me suis aperçue que je ne l’appelais jamais. C’était toujours lui qui m’appelait. « Poupée ». Il n’avait pas demandé le mien, de nom. De toute façon je me suis toujours demandé où ma mère était allée me dégoter un blase pareil. Même elle ne l’utilisait jamais. Est-ce qu’elle s’en souvenait seulement ? Je m’étais souvent posé la question, quand entre deux cuites il lui arrivait de m’parler… « Eh ! Toi, là ! ». Ou « Oh ! Ma fille ! ». Ou moins gentil. Mais mon nom, je sais pas quand je l’ai entendu dans sa bouche la dernière fois. Alors qu’il ne l’utilise pas lui non plus ne me froissait pas particulièrement.
Un jour, il a dit qu’il allait nous falloir un endroit à nous. Quelque part où on serait tranquille. Je savais pas trop s’il parlait d’une planque pour ses potes et nous ou d’un nid d’amour juste pour nous deux. J’ai pas posé la question. J’ai plus ou moins eu la réponse quand il a dit qu’ils avaient plus de fric, qu’ils allaient en chercher et qu’il leur faudrait un lieu de repli pour après. J’ai demandé pourquoi pas chez des gens qui nous avaient reçus en route mais il m’a dit qu’il fallait avoir confiance en personne après un coup. Alors c’est là que j’ai eu l’idée. J’ai pensé à aller chez ma mère. Vu dans quel état elle était déjà quand j’étais partie, c’était pas impossible qu’elle se rende même pas compte de quoi que ce soit. Elle me reconnaîtrait peut-être même pas. Je lui ai expliqué et il a trouvé que l’idée était pas mauvaise. Alors on a repris la route.
La maison de ma mère était devenue un genre de cloaque puant et répugnant. Elle, elle dormait vautrée sur une chaise, la tête sur la table dans une flaque d’alcool et de vomi mélangés quand on est arrivé. Parfois vaudrait mieux pas savoir de quel ventre on est sorti. Là, le sien débordait d’un chemisier sale aux boutons défaits, sur une jupe qui avait sans doute été rose avant qu’elle la souille. J’avais d’un coup affreusement honte qu’il voie d’où je venais. J’étais écœurée par l’atmosphère nauséabonde qui régnait ici et je luttais pour ne pas pleurer devant lui. Quelle idée à la con j’avais eue ! Encore une… Mais lui paraissait s’en foutre. Il est retourné à la voiture, est revenu avec un sac et m’a demandé où il pouvait s’installer. Je lui ai indiqué mon ancienne chambre. Qui puait le renfermé et qui n’avait pas dû voir un balai ou un chiffon à poussière depuis des lustres, mais au moins il n’y avait ni excréments, ni vomissures, ni autres réjouissances du genre. Je lui ai promis de rendre l’endroit vivable rapidement. Il a vaguement grommelé une réponse que j’ai pas comprise. J’ai installé ses copains dans la chambre de ma mère. Je ne l’avais jamais vue y aller depuis qu’elle avait commencé à boire. Elle restait entre le salon et la cuisine, au plus près de ses réserves d’alcool. Apparemment elle n’allait même plus jusqu’aux toilettes. Je comprenais pas comment elle pouvait être encore vivante. J’ai passé des heures à laver comme je pouvais, à aérer et à faire au mieux pour rendre l’endroit supportable. Après j’ai porté ma mère jusqu’à la salle de bain, je l’ai mise dans la baignoire et j’ai ouvert l’eau. Elle a eu un genre de cri à peine humain et m’a regardée de ses yeux vitreux. Je crois qu’elle me remettait pas. Je lui ai dit qui j’étais. Et que j’allais rester quelque temps avec des amis. Elle a rien dit. Elle m’a laissée la laver. J’ai pas trouvé d’habits propres à lui mettre, alors je lui ai mis ce qui traînait de moins sale et j’ai fait la plus grosse lessive de ma vie. Quand j’ai eu fini, elle avait déjà méchamment recommencé à picoler.
Pendant les deux premières semaines, il m’a demandé de lui faire visiter le coin, les patelins alentours, histoire de « repérer ». Les deux semaines suivantes ils partaient tous les trois, sans moi, toute la journée. Moi je restais à la maison, à essayer de communiquer avec ma mère et à guetter ses faits et gestes pour limiter les dégâts. J’étais sur le cul de la voir tous les jours partir acheter des clopes et sa bibine à l’épicerie du coin. Je comprenais pas comment elle faisait pour tenir debout, d’une part, et pas avoir honte de se montrer dans c’t’état, d’autre part. Moi j’en étais malade. Ça m’a sevrée d’un coup. La seule odeur de l’alcool me donnait la nausée. C’en était fini de mes abus passés. Une bonne chose. Lui, il paraissait indifférent à tout ça. Il semblait même ne pas se rendre compte. Tous les soirs il rentrait, m’embrassait, m’emmenait dans la chambre comme s’il y avait une urgence à me faire l’amour, mais rien ne semblait l’atteindre. Et puis y a eu le jour où il a dit « C’est pour demain poupée ». J’ai pas demandé de quoi il parlait. Ma mère a vaguement marmonné un truc avant de repiquer du nez et les autres se sont marrés en trinquant au lendemain. L’humeur était joyeuse et détendue, je me suis prise à croire en des jours meilleurs, qui commenceraient le lendemain. Ils sont partis comme tous les jours. Je ne les ai pas vus revenir. À leur place, c’est les flics qu’ont débarqué. Ma mère. Ma propre mère dont j’avais torché la merde et le vomi avait appelé les flics. Elle leur a dit qu’ils étaient partis mais que je savais où ils étaient. Elle a demandé quand est-ce qu’elle aurait la récompense. J’ai immédiatement espéré que ça lui paierait la bouteille de trop qui la ferait crever.
Ils m’ont emmenée. Ma mère était pas la seule à avoir bavassé apparemment, d’autres témoins semblaient m’avoir identifiée comme « complice ». Je savais même pas de quoi j’étais supposée être complice. Et de toute façon j’aurais rien dit. Ils voulaient que je balance des contacts, des planques… Mais je l’aimais. Je voulais le retrouver après. Il devait savoir qu’à moi, il pouvait faire confiance, même après un coup. Je n’ai rien dit. Ni sous la menace, ni sous les coups. Je n’ai pas cédé au chantage, pas plus qu’à la peur. J’ai tenu bon. Ils m’ont enfermée trois ans. Trois putains d’années à me frotter à ce qui se fait de pire en matière de criminalité féminine. Trois ans à me battre pour le moindre mégot, le moindre bout de pain, le moindre moment de tranquillité. Trois ans à ne dormir que d’un œil pour pas risquer de me faire dépouiller ou bastonner pendant la nuit. Trois ans d’enfer. Mais dès que j’avais un moment apaisé, une minute à moi, je fermais les yeux et je le voyais, lui, ses yeux dans les miens. Son image m’aidait à tenir. Au bout de trois ans, j’étais devenue une vraie dure et j’avais un carnet d’adresses impressionnant de voleuses, tueuses, et autres criminelles plus ou moins coupables, mais toutes broyées et ravagées par leur séjour à l’ombre. Je suis sortie pleine d’espoir, mais il n’était pas là. Je me suis sentie idiote de m’être attendue à le voir devant la porte d’une prison, à m’attendre alors qu’il était recherché. Évidemment qu’il n’était pas venu. C’était à moi de le rejoindre. Je suis retournée chez ma mère, pour lui cracher à la gueule et voir s’il avait laissé pour moi un message ou un indice pour m’aider à le retrouver.
Cette vieille carne était toujours pas crevée. À peu près dans le même état que trois ans plus tôt. J’ai foutu un coup de pied dans sa chaise et elle s’est répandue de tout son long par terre. Pas sûre qu’elle se soit rendu compte de sa chute. Elle a entrouvert les yeux et en me voyant s’est mise à hurler : « Crevure ! salope ! pourquoi tu leur as rien dit ? j’ai pas eu cette putain de récompense à cause de toi, petite garce ! »… Alors je lui ai recollé un coup de pied et j’ai retourné la maison pour voir s’il avait laissé quelque chose. Rien. J’ai demandé à ma mère s’il avait dit où il allait… « Ma pauv’ fille ! Qu’est-ce tu crois ? Il est jamais r’venu ! Il t’a vite oubliée ! » J’lui ai remis un coup de pied et j’me suis cassée.
Entre ses contacts à lui que j’avais rencontrés et mon nouveau réseau d’ex-taulardes, j’ai sillonné méthodiquement le pays, de planque en planque, pour le retrouver. J’avais su, en prison, qu’il avait commencé à se faire une sacrée réputation dans le milieu et la presse commençait à l’aimer aussi, avec sa belle gueule… Du coup, je l’ai logé assez vite. C’est une copine avec qui j’avais partagé ma cellule quelque temps qui m’a donné l’tuyau. J’ai jamais su ce qu’elle avait fait, elle. J’ai jamais voulu savoir. Elle faisait un peu peur à tout le monde. Mais elle était d’une loyauté indéfectible. Et elle l’avait connu, mon homme, à sa sortie, six mois à peine après mon arrestation. Et il m’avait déjà remplacée. Par une jeunette blonde, qu’elle m’a dit. Un genre de beauté fadasse, une môme qu’avait l’air d’avoir fugué de chez ses parents la veille. Je ne sais pas ce qui, de la fureur ou du chagrin, l’a emporté. Ma copine, elle, a eu l’air de savoir. Elle m’a dit de rester chez elle quelques jours, pour réfléchir, avant de faire quoi que ce soit. Je suis restée, j’ai réfléchi. En quelques années à peine, j’avais ruiné intégralement mon existence. La gentille gamine de la campagne que j’étais était devenue une ex-taularde tatouée, la moitié du corps couvert de cicatrices, j’étais seule, mes rares connaissances étaient des criminelles et l’homme pour qui j’avais fini de ravager ma vie en prison avait mis moins de six mois à m’effacer. Qu’est-ce que je pouvais faire ? Encore une fois, ma copine, elle, savait. Elle a rien dit. Mais le jour où je suis sortie de l’espèce de torpeur dans laquelle j’avais passé ces quelques jours, elle m’a donné un paquet que je n’ai même pas ouvert. Je savais ce qu’il contenait. Et je suis allée chez lui.
J’ai observé. De ses deux copains, il ne semblait en rester qu’un. Sa poule était bien comme avait dit ma copine. Une gamine fraîche comme une rose. Lui… lui avait toujours cette même belle gueule et ses grands airs qui le faisaient paraître mystérieux. J’ai observé leurs allers et venues, réfléchi un peu, jusqu’au jour où le copain est parti avec une valise. C’était le moment. Il allait être seul avec elle. J’ai ouvert le paquet de ma copine et je suis entrée dans la baraque. Avec l’effet de surprise, tout s’est passé comme sur des roulettes.
Maintenant ils sont dans la pièce d’à côté. Et moi je suis là à me demander comment j’en suis arrivée là et si j’ai une chance de m’en tirer. Sans doute pas. Et alors ? Ma vie, elle est déjà derrière moi. Loin derrière. Je vérifie une dernière fois que l’flingue de ma copine est bien chargé. Je peux pas le laisser s’en tirer. Il doit crever. Je me lève avec la détermination qui m’a toujours manqué avant. Il va crever. J’ouvre la porte, il me regarde. Il sait. On sait tous les deux qu’il ne peut en être autrement. Je lui souris quand je pointe le canon de mon arme sur son front. Il me rend mon sourire. Je crois voir dans son regard… quoi exactement ? un remords ? des excuses ? de l’amour ? Je lui souris encore quand mon doigt commence à presser doucement la détente. Lui ne sourit plus. Il ferme les yeux, baisse légèrement la tête. Et quoi ? Parce qu’il a cette attitude résignée, parce qu’il fait mine d’accepter le sort que je lui réserve, parce qu’il semble avoir attendu cette issue à notre histoire, je vais le faire ? Tout ça n’aura servi à rien ? J’ai souri encore en abaissant l’arme. Il a relevé la tête. A jeté un œil à sa poule. M’a regardée à nouveau. Il a dit « Ça va aller Poupée »… et j’avais envie de le croire. Mais c’est l’autre qui a répondu. C’était elle, la poupée. Pas moi.
Son regard est encore passé d’elle à moi et il a à peine eu le temps de comprendre quand j’ai relevé le flingue et tiré.
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