Oswald Baldwin était un homme d’apparence tout à fait ordinaire. Il vivait dans une petite maison au plus profond de la forêt avec un potager dont il tirait une certaine fierté. Citrouilles et autres cucurbitacées aux teintes ocre disputaient l’espace à plusieurs rangées d’aubergines, qui complétaient le tableau d’une nuance de mauve. Oswald ne sortait qu’une seule fois par jour et jamais au-delà de l’étang chétif qui gisait là, allongé paresseusement, à quelques pas du jardin. Au lever du soleil, il arrosait ses légumes bien-aimés après les avoir minutieusement inspectés, pour peu qu’ils eussent été victimes d’insectes pendant la nuit. Il allait ensuite généralement en quête de branches mortes pour la cheminée ou de quelques fruits susceptibles d’apporter un peu d’agrément à ses repas frugaux. Le reste du temps, il était dans sa demeure. Quel pourrait bien être l’intérêt de s’attarder sur la vie de cet homme tout à fait banal, me diriez-vous ? Eh bien voilà, Oswald avait une affliction particulière : il était tout simplement incapable de comprendre toute forme d’expression figurée. Pire encore, tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une métaphore ou à une allégorie le mettait dans un tel état de confusion qu’il préférait éviter toute discussion avec ses semblables, quels qu’ils soient. Il s’était aperçu assez tôt de sa différence lorsque, enfant, il était le seul de ses frères et sœurs à tenter de « manger » son assiette ou de « boire » son verre devant le regard perplexe de ses parents. Il n’avait jamais compris pourquoi son institutrice s’obstinait à « revenir à des moutons » qu’elle avait sans doute perdus un jour et dont elle n’arrivait vraisemblablement pas à faire le deuil. Fatigué d’être en constant décalage avec son entourage, désorienté par des affirmations qui n’avaient aucun sens pour lui mais qui visiblement ne semblaient gêner personne d’autre, il avait décidé de se retirer de la société.
Baldwin vivait donc ainsi, seul, depuis de longues et paisibles années, à l’abri de toutes les chimères conceptuelles et questionnements métaphysiques qui contaminaient la civilisation. Il se contentait de son petit bout de forêt, d’un feu le soir pour réchauffer son esprit fourbu et d’une bonne tasse de thé de temps en temps. Rien ne semblait pouvoir perturber sa tranquillité et bien qu’il eût du mal à appréhender la notion de « bonheur », il n’avait en tout cas aucune raison d’être malheureux, puisqu’il ne souffrait aucunement. Il aurait pu vivre de la sorte jusqu’à son dernier jour. Seulement, la vie étant faite de surprises, et pour le bien de la narration, les choses ne se déroulèrent pas tout à fait ainsi…
*** La journée touchait à sa fin et le soleil couvrait déjà le ciel d’une douce aura ambrée. Baldwin était calmement installé sur son porche et observait l’astre céder sa place à la lune, en dégustant une décoction de verveine.
– Hum hum.
Oswald se figea aussitôt, son infusion suspendue à quelques centimètres de ses lèvres. Après un instant d’égarement, il jeta un regard au contenu de sa tasse, espérant y découvrir la source du désordre. Un moucheron se débattait énergiquement dans cet océan aromatisé. Il fronça les sourcils.
– Je te prie de cesser de m’ignorer, j’ai faim et je suis fatiguée !
Cette fois-ci, il bondit de sa chaise avant de pivoter. Il ne pouvait en croire ses yeux. Devant lui se tenait une jeune fille. Sa robe écarlate était maculée de boue et parsemée de verdure. Sa belle chevelure dorée n’était plus qu’un amas informe de boucles indisciplinées. Incapable de prononcer la moindre parole, Oswald resta campé sur place, les lèvres entrouvertes.
– Eh bien, tu comptes rester encore longtemps à m’observer comme ça ?
Sa voix était à la fois chantante et déterminée, naviguant harmonieusement entre les graves et les aigus et ne laissant transparaître aucun signe de crainte malgré un épuisement difficilement dissimulé. Au prix d’un grand effort, il parvint à articuler :
– Qui... qui es-tu ?
Il se racla la gorge et reprit :
– Et que fais-tu là, aussi profondément parmi les arbres ?
La jeune fille haussa un sourcil.
– Je m’appelle Lyra et..., elle sembla hésiter un instant, ... et je suis perdue.
Oswald secoua la tête, il reprenait peu à peu ses esprits :
– C’est bien étrange que tu aies pu t’égarer si loin de ton chemin, mais je n’ai aucune envie de chercher à comprendre. Suis-moi, je vais te préparer quelque chose à manger, puis je t’indiquerai l’itinéraire le plus court jusqu’à la route.
Sur ces mots, il désigna la porte et fit signe à la jeune fille d’entrer dans la chaumière.
De délicieux arômes de légumes aux herbes émanaient de la cuisine. Lyra se réchauffait confortablement auprès des braises qui dansaient dans le foyer, au son craquetant des brindilles. Elle balayait la pièce d’un regard vif : tout autour d’elle attisait sa curiosité. Les contours des armoires et des commodes prenaient une trajectoire serpentine et une collection de statuettes en bois représentant diverses créatures mystérieuses étaient nichées sur des étagères spiralées. Malgré son caractère hautement atypique, la pièce lui donnait une impression apaisante d’élégance, comme si les proportions avaient été méticuleusement calculées pour former un tout harmonieux. Un léger bruit de couverts frappant contre une assiette mit fin à son étude. Oswald se tenait derrière elle et lui tendait un plat fumant. La jeune fille s’en empara et, sans un mot, commença à dévorer le repas avec avidité, sous le regard scrutateur de son hôte. En quelques minutes, elle avait tout englouti. Elle hocha la tête en signe de remerciement et posa la vaisselle devant elle.
– C’est une bien étrange maison que tu as là.
Ils restèrent en silence un moment, à se dévisager. Puis, elle reprit en bâillant :
– Mais je me sens curieusement à l’aise. Je vais dormir ici, si ça ne te dérange pas.
Interloqué, il s’exclama :
– Il est hors de question que... – Monsieur, l’interrompit-elle, je n’ai mangé que des baies depuis ce matin et je n’ai pratiquement pas dormi. Et surtout, je suis frigorifiée. Je ne retournerai pas dehors avant d’avoir repris mes forces.
Décontenancé par tant d’audace, Baldwin resta un instant profondément perdu dans ses pensées.
– D’accord, concéda-t-il, tu dormiras ici cette nuit. Mais tu partiras demain, au lever du soleil.
Sur ces mots, il fit mine de se retourner.
– Monsieur... – Oui ? – Merci.
*** Il devait être très tard maintenant et le potager irradiait une nitescence quasi irréelle. Oswald était installé dehors dans un fauteuil, les jambes croisées, une pipe dans la main et le regard perdu entre les arbres. Personne ne traversait jamais ces bois, c’est bien pour cela qu’il les avait choisis. L’unique sentier qui sillonnait la forêt était accidenté, pouvant rebuter le plus redoutable des marcheurs. Cela lui était inconcevable qu’une enfant, qui plus est vêtue de la sorte, puisse se retrouver dans un lieu aussi reculé. Quoi qu’il en soit, Baldwin n’avait qu’une envie : la voir disparaître ; il n’aimait pas ressentir sa présence dans sa maison, cela lui donnait la curieuse sensation d’avoir un cil dans l’œil. Il posa la pipe sur une table et remonta le col de son manteau.
– Demain, tout ceci ne sera plus qu’un mauvais souvenir, souffla-t-il.
*** Aux premières lueurs du jour, Oswald trouva Lyra assise en tailleur sur le porche. Elle avait la mine reposée et le regard ferme. Il lui tendit un sac en peau, contenant des victuailles pour trois jours, une gourde d’eau et une fourrure, puis lui fit signe de le suivre. Ils marchèrent une bonne demi-heure côte à côte, en silence, avant d’aboutir sur une clairière.
– Maintenant écoute-moi bien, je ne compte pas le répéter. Tu vas prendre la direction du nord et en fin d’après-midi tu atteindras une rivière, remonte-la pendant quelques heures et tu devrais pouvoir trouver un passage où traverser à gué ; ensuite tu reprendras le nord, ce sera le passage le plus ardu puisqu’il te faudra gravir une série de collines. À la fin du deuxième jour, tu rejoindras un vallon. À partir de là il te suffit de suivre les nyctalis, ce sont de petits champignons blancs au chapeau hémisphérique et au pied onduleux. Tu pourras les repérer du fait qu’ils choisissent un champignon plus grand comme source de vie, puisqu’ils sont incapables de produire leurs propres substances nutritives. Ne les mange surtout pas, peu importe ta faim, et évite de les toucher. Ils te mèneront jusqu’à un sentier étroit. Je ne vais pas te mentir, tu risques de mettre un peu de temps à le trouver. Il te mènera à un chemin plus large et tu n’auras ensuite plus qu’à le suivre jusqu’au village. Voilà, je ne peux rien faire de plus pour toi, bonne route.
Il s’apprêtait à faire demi-tour quand Lyra murmura en hochant la tête : « Eh bien, je suis dans de beaux draps... »
Il s’arrêta net et l’observa des pieds à la tête. Confronté à cette tournure de phrase qui lui était incompréhensible, il fut pris d’une crise de tremblements incontrôlés et un air d’affolement flamboya un instant dans ses yeux. Son cœur battait de plus en plus vite. Lyra effectua un pas en arrière et haussa un sourcil circonspect.
– Je te remercie encore pour ton aide. Adieu.
Elle installa le sac sur son dos et prit la direction du nord. Oswald s’assit sur un rondin de bois pour reprendre son souffle et clarifier son esprit. Il se prit la tête dans les mains et ferma les yeux.
Il dormit plutôt bien cette nuit-là, comme si on avait retiré un lourd fardeau de sa poitrine. Vers la fin de la nuit cependant, une étrange vision lui apparut en rêve : Lyra était au milieu d’un champ, près de la rivière, recroquevillée et emmitouflée dans un drap soyeux. Elle grelottait et il aurait juré l’entendre sangloter. Elle était perdue. Il se réveilla avec une boule dans la gorge, qui fut rapidement dissipée par les douces émanations de sa tisane matinale. Comme tous les matins depuis de nombreuses années, il sortit dans son potager pour arroser ses précieux légumes. Mais à peine avait-il fait un pas hors de sa maison qu’il s’immobilisa. Elle était là, adossée contre un arbre. Quand elle l’aperçut, elle laissa glisser son sac de ses épaules et s’écroula.
*** Lyra avait les yeux fermés. Assise sur le sol, elle se laissait bercer par le craquettement des rameaux qui nourrissaient les flammes. Depuis son retour, elle n’avait pas prononcé une seule parole. Oswald, le menton posé sur ses mains entrelacées, l’observait en silence. Un léger bruissement trahit un mouvement. La jeune fille soupira.
– Je me suis perdue. Je n’ai jamais trouvé de sentier. J’étais seule et j’avais froid.
Elle marqua une pause pour plonger son regard dans les yeux d’un violet profond qui la contemplaient avec attention. Les sourcils broussailleux de son hôte étaient froncés, comme s’il cherchait quelque chose dans ses mots.
– Je n’y retournerai pas. Tu ne me forceras pas à repartir.
Oswald laissa un sourire acariâtre se dessiner sur son visage et il baissa les yeux.
– Je m’appelle Oswald. Oswald Baldwin.
La jeune fille sourit.
– Enchantée, Oswald. Nous allons passer un certain temps ensemble, ne penses-tu pas ?
Baldwin hocha la tête avec nonchalance.
– Finis ton bol et je t’expliquerai ce que j’attends de toi pour que notre cohabitation se déroule sans encombre.
*** Les jours s’accumulèrent pour former des semaines, puis des mois. Oswald s’était habitué à la présence pétillante de Lyra et à son esprit mordant. De son côté, Lyra avait appris à accepter l’humeur souvent taciturne de son hôte. Il ne parlait que lorsque c’était absolument nécessaire et toujours en usant d’un vocabulaire simple. Ses phrases allaient droit au but, comme s’il avait peur de s’exprimer davantage. Elle avait rapidement dû laisser sa curiosité de côté, abandonnant l’espoir d’en savoir un jour un peu plus sur son passé. Les questions qui fourmillaient dans son esprit les premiers jours s’étaient taries et elle s’accoutumait à l’accepter tel qu’il était à présent. Il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps pour apprendre les rudiments du jardinage et de la cueillette, si bien qu’il la laissait parfois s’occuper de ses légumes ridiculement chéris. Au fil des semaines s’était instauré un singulier rituel : tous les matins, Lyra s’installait au bord de l’étang et composait une mélodie et tous les soirs, elle la fredonnait à table à son compagnon de fortune. Celui-ci hochait la tête en rythme et laissait occasionnellement échapper un grommellement approbateur. Quand elle chantait, la forêt entière semblait prendre vie pour conter une mystérieuse rhapsodie, aussi vieille que le monde.
– Tu devrais chanter plus souvent, lui glissait Oswald certains soirs, lorsqu’il en avait courage, ta voix me fait oublier les ombres.
Lyra hocha les épaules. Sans réellement comprendre, elle avait l’espoir qu’un soir comme celui-ci, autour des flammes qui murmuraient dans l’âtre, il lui livrerait son secret.
***– Oswald ? – Oui Lyra ? – Ça doit bien faire un an que nous vivons tous les deux, n’est-ce pas ? – Un an... oui peut-être. Pourquoi ? – Rien... rien. C’est cette forêt, j’ai la curieuse impression que... – Oui ? – Rien... ce n’est rien. Oublie ce que je viens de dire.
*** Ils étaient tous les deux dans la cuisine, enveloppés d’un profond silence qui n’était perturbé que par le couteau de Lyra épluchant des légumes et le son monotone de l’horloge encastrée dans le mur. La jeune fille poussa un long soupir et s’arrêta un instant. Un voile obscur brouillait ses pensées.
– Je vais sortir un peu.
Oswald secoua la tête en guise d’acquiescement. Lyra passa le seuil et referma la porte derrière elle. Elle jeta un regard nébuleux sur le jardin. Une étrange brume recouvrait le potager. Comment Oswald pouvait-il attacher autant d’importance à des citrouilles ? Elle eut un haut-le-cœur à la simple idée de manger une autre soupe. Toujours les mêmes plats, toujours les mêmes goûts, quoi qu’il arrive. À croire que... Elle fut saisie d’un léger vertige et dut se tenir à un arbre pour ne pas perdre l’équilibre. Ces légumes... C’étaient toujours les mêmes. Peu importe les saisons. Elle était arrivée ici à la fin de l’été. Ou était-ce déjà l’automne ? Les températures ne changeaient jamais, les arbres ne perdaient jamais leurs feuilles. Elle ferma les yeux pour bien prendre la mesure de cette effroyable révélation.
– Lyra, le repas est prêt.
Elle sursauta, Oswald se tenait derrière elle, sur le pas de la porte.
Dans les jours qui suivirent, Lyra parla très peu. Elle était impénétrable. Quand elle s’exprimait, c’était d’un ton froid et distant. Oswald, qui s’était habitué à son caractère animé, faisait de son mieux pour la sortir de son asthénie, mais ses efforts se révélaient sans succès. Elle passait ses journées au bord de l’étang et ne rentrait que le soir, pour partager son repas. Il sentait qu’il la perdait progressivement, que l’insondable secret qu’elle gardait la consumait lentement. La légèreté qu’elle avait réussie à lui transmettre se dissipait peu à peu et il plongeait plus fréquemment dans des états moroses. Il appréhendait le crépuscule et il se couchait avec une crainte qui ne faisait que s’amplifier au cours de la nuit, lors de ses voyages oniriques. Chaque matin, il se réveillait avec une évidence incompréhensible : une porte aux étranges gravures, qui lui était pourtant inconnue, allait s’ouvrir à nouveau. Après une semaine, elle cessa tout simplement de parler, plongeant ainsi la maison dans un lourd silence. Oswald avait abandonné. En réalité, il n’y pensait même plus. Son esprit s’était allégé. C’était agréable au début, puis il commença à oublier. Il égarait des objets et omettait parfois de préparer le repas. De temps à autre, il regardait ses mains. Elle lui paraissait si pâles, presque translucides. Il avait l’impression de se dissoudre. Il se sentait fatigué, comme si une force obscure drainait son énergie. Lors de quelques moments de lucidité, de plus en plus rares, il ne pouvait empêcher l’émergence de terribles pensées : Lyra avait compris quelque chose qu’elle ne parvenait ou ne souhaitait pas exprimer et quelque part au plus profond de lui-même, il savait que sa propre existence dépendait de cette compréhension. Le savait-elle ? Pire… le voulait-elle ?
*** Les premiers jours suivant sa révélation, Lyra avait pensé que son hôte la retenait prisonnière dans ce lieu hors du temps. Les rêves qu’elle avait faits ensuite l’en avaient cependant dissuadée : elle avait gardé de ses nuits une vision pétrifiante, une ombre rôdait dans les ténèbres et ensorcelait de sa simple présence ces bois mystérieux. Les sombres forces qui étaient à l’œuvre dépassaient l’entendement et les capacités limitées d’Oswald et il devait lui aussi être victime du même phénomène. Elle avait voulu partager avec lui ses pensées, mais un doute s’était installé en elle durant ses délires nocturnes, grandissait et se nourrissait de sa peur : elle ne devait pas comprendre, du moins pas totalement. Elle s’était aperçue que l’état d’Oswald dépendait d’une certaine manière de ses découvertes, empirant après chaque révélation. Formuler explicitement ce qui se passait et en discuter avec lui causerait sa perte, c’était une des seules certitudes qu’elle avait encore. Au fil des jours, elle acquit la conviction d’être piégée ici depuis longtemps, bien plus longtemps qu’elle n’eût pu le concevoir. Elle avait déjà cherché à se libérer, mais elle sentait que ses pensées n’étaient plus totalement les siennes et qu’une entité guettait son esprit, la plongeant dans l’oubli à chaque fois qu’elle arrivait à percer le mystère de sa condition. Oswald et elle tournaient dans leur cage depuis des temps immémoriaux, pris dans un cycle qui se répétait éternellement.
Comment pouvait-elle mettre fin à cette boucle si comprendre signifiait oublier ? Elle ne pouvait empêcher son esprit de contempler sa prison atemporelle, mais elle pouvait maintenir son enquête à la frontière de son inconscient et ne poursuivre son exploration que dans ses songes. Elle devait avancer méthodiquement et considérer son propre esprit comme un émissaire des ombres. Un seul faux pas les entraînerait Oswald et elle dans un nouveau cycle. Pour éviter de penser, elle chantait. Du matin au soir, au bord de l’étang.
Jour après jour, elle pensait ainsi déconstruire l’illusion dans les profondeurs de sa psyché.
*** Elle est seule. Le sol sous ses pieds est mou et humide et elle tient dans le creux de ses paumes une petite flamme dont la faible lueur éclaire à peine les alentours. Tant qu’elle brille cependant, elle est en sécurité. Le froid ambiant est accentué par un vent au souffle continu et une fine pluie s’immisce dans les interstices de ses vêtements. Le ciel au-dessus de sa tête est ponctuellement déchiré par des éclats de lumière et des branches dénudées forment autour et devant elle une tortueuse allée. Elle avance, droit devant elle. Ses pieds semblent glisser sur le sol, effleurant à peine une couche d’humus poreuse. Elle frissonne, non pas à cause du froid qui s’intensifie, mais d’une impression qui se propage lentement le long de son échine. Il y a une présence derrière elle, comme une ombre rampante qui la suit. Elle sait qu’il lui faut protéger sa petite flamme coûte que coûte. Au détour d’un virage, elle débouche sur une clairière. Une lumière se dégage de son centre, où se dresse une grande porte recouverte de végétation. Des gravures incrustées sur les battants dessinent d’énigmatiques symboles. Elle continue d’avancer, sans jeter un regard par-dessus son épaule. Plus elle tente de s’en approcher, et plus le seuil paraît s’éloigner. Le temps d’un battement de cils, elle se laisse submerger par une indicible angoisse et un désespoir glaçant la prend à la gorge. Elle tente de formuler sa détresse et ouvre la bouche. Une longue complainte s’en échappe, en musique. La flamme est éteinte.
***– Tu devrais chanter plus souvent Lyra. J’ai parfois l’impression de m’oublier. Ta voix me rappelle que j’existe. Que tout existe.
*** Lyra était une jeune fille d’apparence tout à fait ordinaire. Elle vivait dans une petite maison au plus profond de la forêt avec un potager aux couleurs étranges. Artichauts et betteraves disputaient l’espace à plusieurs rangées de choux raves. Elle passait ses journées assise sur une pierre, près d’un étang chétif qui gisait là, allongé paresseusement, à quelques pas du jardin. Elle entonnait quelques chants de sa belle voix cristalline et sa litanie était portée à travers les arbres par une brise légère. Lyra ne rentrait dans sa demeure qu’une seule fois par jour, au coucher du soleil, pour confectionner un repas frugal.
Quel pourrait bien être l’intérêt de s’attarder sur la vie de cette jeune fille tout à fait banale, me diriez-vous ? Eh bien voilà, Lyra avait une affliction particulière : elle était incapable de s’exprimer autrement qu’en chantant, tous les mots qui sortaient de sa bouche formaient aussitôt une berceuse, une ballade ou tout autre air harmonieux. Elle s’était aperçue assez tôt de sa différence lorsque, enfant, elle était la seule de ses frères et sœurs à fredonner ses leçons ou à épancher tous ses états d’âme en musique, au grand étonnement de ses parents. La façon dont les autres êtres s’exprimaient lui paraissait terne et plate. Bien qu’amusante, voire même attachante au début, cette singularité devint rapidement un handicap. Il devint bientôt impossible d’être prise au sérieux en société. Fatiguée de ce déphasage constant, désorientée par ce manque apparent d’harmonie symphonique, elle avait décidé de se retirer de la société.
Lyra vivait donc ainsi, seule, depuis de longues et paisibles années, loin des sons mornes qui infestaient la civilisation. Elle se contentait de sa petite pierre près de l’étang et de la compagnie d’oiseaux chanteurs. Rien ne semblait pouvoir perturber sa quête de la mélopée parfaite. Seulement, la vie étant faite de surprises, et pour le bien de la narration, les choses ne se déroulèrent pas tout à fait ainsi...
|