Chère V.
Ici, dans la chambre de l'hôtel quelqu'un a accroché un tableau qui reproduit le paysage qu'on peut apercevoir par la fenêtre. L'artiste y a mis tellement de détails qu'il est parfois difficile de discerner lequel des deux paysages est le plus réel. Le temps semble s'écouler lentement alors que je longe une à une, jour après jour les petites ruelles de la ville. Sur le tableau on voit une montagne et l'un de ses flancs est mangé par une végétation d'un vert profond. Personne ne parle français ici et mon anglais est bien trop mauvais pour que puisse s'engager la moindre conversation. Les gens semblent s'être habitués à ma présence et plus personne ne me pose de questions que je comprends à peine, auxquelles il m'est impossible de répondre. Les petites maisons en bois de la ville se ressemblent un peu, mais elles sont toutes peintes d'une couleur différente bien que les différences de teintes soient parfois imperceptibles. Près de l'eau qui achoppe le village quelqu'un a construit une petite plage en entassant du sable et des galets. Souvent, je m'y installe en pleine après-midi, lorsque le soleil tape et que quelques habitants se réfugient sous les parasols disséminés sur le banc de sable et là j'ai l'habitude de fumer un peu d'herbe en regardant les enfants se baigner. C'est un gosse qui me la vend, nous parlons peu et parfois il s'installe avec moi pour fumer. Je ne connais même pas son âge et les habitants du village me jettent de mauvais regards lorsque je reste trop longtemps avec lui. Les jours s'en vont et se ressemblent, leurs trames pareilles à la géométrie des rues ici, tissées d'angle droits trompeurs et de parallèles qui finissent par se rejoindre à l'autre bout du village. Il n'y a presque pas de touristes, seulement un Américain ou peut-être un Canadien qui loge dans une maison en face de l'hôtel et que je croise parfois lorsque je traverse la place et que nos regards s'évitent soigneusement. Être ici semble être pour nous deux une sorte de honte mal exprimée, comme si nous étions tout deux en exil sans savoir au juste ce que nous fuyons.
Ainsi je passe mes journées à ne rien faire et je repense à toi qui me disais que tout le temps que l’on n’a pas perdu est quelque part un peu gâché. Je regarde les montagnes qui m'entourent, les bateaux qui arrivent régulièrement et finissent toujours par repartir sans personne à leur bord à part un capitaine et quelques marins fatigués. La bière ici a un drôle de goût salé, elle n'est pas très forte et d'ailleurs je n'ai que rarement envie de m'enivrer lorsque je m'installe au seul bar de la ville, ses murs ornés de breloques vieillies, en porcelaine pour la plupart, ainsi que de lourds objets taillés dans le bois, plus virils mais tout aussi inutiles. Le soir je rentre à l'hôtel et je travaille au livre de Guillaume. J'ai installé une cafetière près de mon lit parce que le gérant de l'hôtel ne veut plus me préparer de café à partir de minuit. Avant de me mettre au travail j'ouvre en grand les fenêtres et je regarde les rues se vider petit à petit. Ici les gens aiment se coucher tôt, souvent bien avant la tombée de la nuit. La nuit de toute façon n'existe plus depuis quelques temps, il n'y a que cette lueur pâle qui continue bien après que le soleil ait disparu derrière les montagnes et alors toutes les choses deviennent grises comme dans une aube infinie. Ainsi je bois du café en découvrant peu à peu les bribes du monde que me laisse Guillaume, les fondations et la carcasse de ce qu'il a tenté de construire ici avant qu'il me demande de prendre sa suite. J'ignore pourquoi il m'a choisi, moi, et je repense à toutes nos disputes, comment il est parti sans laisser d'adresse et comment il a commencé à dire à tous nos amis, toi y compris, que j'étais entièrement et définitivement cramé. Je repense à ton regard lorsque je t'ai croisée sur la terrasse de ce petit café parisien et que tu étais avec lui, et comment tous deux vous essayiez de vous cacher derrière vos lunettes de soleil et que j'attendais le serveur en me demandant si peut-être j'avais encore le choix de disparaître et de faire comme si je ne vous avais pas rencontrés, prendre juste la rue à gauche à l'embranchement précédent. Lorsque j'ai reçu sa lettre, avant de partir vers ce pays dont je ne connais rien, j'ai dû la relire au moins une centaine de fois avant de me persuader qu'elle s'adressait bien à moi. Les raisons pour lesquelles j'ai accepté de faire mes valises et de venir ici sont encore floues et peut-être que tout aurait été différent si seulement tu avais su répondre à mes appels.
Quoiqu'il en soit je suis là dans cette chambre d'hôtel et je lis ses notes jour après jour et je me rends compte qu'il s'agit d'un habillage de cette région, de ce village, mêlé à quelques-uns de ses rêves embrumés de psychotropes. Partout dans son monde courent les passages secrets et les habitants enferment leurs dieux dans des placards, à l'abri du regard des étrangers. En haut d'une colline, il décrit un petit cimetière qui doit emmener vers les pays de ses rêves et il m'arrive d'emprunter le petit chemin qui part derrière l'hôtel, jusqu'au cimetière bien réel. Il y a une tombe autour de laquelle les herbes sont piétinées, comme si quelqu'un était venu se recueillir ici tout l'été durant. Sur cette tombe je m'allonge de côté et mon oreille collée contre la pierre j'essaie d'écouter les échos du monde qui devrait se trouver derrière, ce monde des rêves que Guillaume prend tant de temps à décrire. Non loin du cimetière il y a un mausolée, ouvert dans toutes les directions, qui ressemble un peu à un kiosque à musique, et c'est celui où le héros de son livre prend son petit déjeuner, assis auprès d'une table garnie de plats les plus riches, et tout en mangeant plus qu'il n'a jamais mangé depuis longtemps il regarde le soleil se lever. Il m'arrive de venir là-bas le soir, avec une thermos de café bien chaud et d'y passer la nuit à regarder les étoiles et les ombres qui rôdent autour de moi. Il y a un peu de toi partout dans cette vallée, comme s’il avait construit ces montagnes et ce village pour toi afin de t'enfermer ici pour le restant de tes jours. Mais il semble que finalement cela soit moi le prisonnier.
Je pense souvent au voyage en bateau jusqu'ici et à cette femme blonde qui te ressemblait un peu et qui était accoudée à la proue et qui a fini par hurler en une langue que je ne comprenais pas des mots qui semblaient vouloir dire « Arrêtez de me regarder, arrêtez de me regarder » Je me souviens des visages qui se penchaient au-dessus de moi et des bras qui me traînaient après que je me sois effondré sur le pont et de la petite infirmerie, où je suis resté jusqu'à la fin du voyage en buvant un peu du contenu de toutes les bouteilles en verre de formes et de couleurs différentes qui m'entouraient. Je me souviens des rêves qui ont suivi, tellement longs et réalistes qu'ils racontaient déjà ma vie ici et m'ont fait penser qu'au réveil tout serait fini et que moi, fiévreux, dans ce bateau j'étais déjà sur le chemin du retour. Ainsi il me semble déjà avoir vécu toutes ces errances dans cette ville et je me souviens comment ils m'ont tiré de la cabine et comment j'ai vomi par-dessus le pont, un arc-en-ciel qui courait vers l'eau et le capitaine, jeune, tremblant, qui procédait à ce qui semblait être son premier lavage d'estomac. La femme était assise de l'autre côté du pont, une serviette humide sur la tête et elle me regardait avec une expression qui encore maintenant me donne envie de plonger mes yeux dans le sol et d'oublier, tout oublier.
Une fois par semaine environ je rejoins le gosse qui me vend de l'herbe près de l'embarcadère, en fait une simple jetée en bois attaquée par la mousse et nous attendons l'arrivée du bateau du soir. Il y a un marin jeune qui débarque, un de ceux qui m'a traîné sur le bateau et il a l'air toujours un peu gêné quand il me serre la main. Il donne au gamin quelques sachets d'herbe et ensuite nous allons tous trois nous installer à l'une des tables du bar pour boire des bières jusqu'au départ du bateau. Je parle peu et j'essaie d'apprendre leur langue en les écoutant. Parfois ils s'adressent à moi en anglais mais je n'ai pas grand-chose à leur dire et je crois que leurs conversations tournent toujours autour de la drogue.
Plus je me plonge dans les notes, les carnets, les croquis de Guillaume plus j'en viens à me demander si j'existe vraiment. C'est une drôle de chose que je te confesse ici V. (et toi te sens-tu bien réelle après toutes ces années ?) Parfois j'ai l'impression de n'être que le héros d'un roman inachevé et abandonné par son créateur, condamné à errer dans une ville morte où tous les autres personnages ne sont que des ombres qui parlent une langue qu'il ne comprend pas, où même la bière a un goût de larmes. Pour faire fuir cette illusion, je tente de penser à ma vie à Paris, avant d'arriver ici, mais à chaque fois que j'essaie de me plonger dans le passé je ne fais que rencontrer ton visage partout, à tous les coins de rues, dans tous les appartements que j'ai habités. Dans les notes de Guillaume il y a une lettre inachevée qui t'était adressée. Elle commence ainsi : « Chère V, tes ailes se déploient ici à travers tous les oiseaux que j'observe à la jumelle au petit matin, dans ce mausolée que je t'ai si longuement décrit dans ma dernière lettre. Chère V j'aimerais que tu sois ici parce qu'à côté de toi le monde est toujours quelque chose à déchiffrer. » J'aurais aimé t'envoyer cette lettre mais je l'ai malheureusement brûlée dans un moment de rage silencieuse, peu après l'avoir découverte.
Plusieurs jours de suite j'ai attendu le bateau du courrier, quand je croyais encore que j'allais recevoir de tes nouvelles. Maintenant il faut dire que cela ne me concerne plus trop. Je devrais me mettre à travailler sur le roman de Guillaume mais toujours je repousse le moment de l'écriture, les matins me trouvent vidé de toutes les idées que j'avais cru avoir la veille, les draps couverts d'une mauvaise sueur, un peu collante, qui laisse un drôle de goût lorsque je passe ma langue sur mes lèvres. J'en ai bientôt fini V. mais il me reste une chose à raconter, une aventure souterraine une épopée merveilleuse dont je fuis le souvenir car sa seule évocation suffit à me chasser dans ce pays étrange, à la frontière de la raison, où chacun de nos sens n'est qu'une alarme, faussée, qui hurle dans le silence. Sais-tu que la terre est percée de milliers de puits, du fond desquels parviennent les échos d'une respiration sourde et angoissante ? Oui mon amour depuis que je suis revenu de là-bas c'est la terre toute entière qui semble prendre vie et j'ai parfois l'impression dans mon sommeil que c'est ton souffle chaud que je peux entendre, juste à côté de moi, oh combien cruels sont les réveils où je ne retrouve que moi, mes souvenirs et le soleil par-delà les montagnes qui vient brûler la ville.
Comment décrire mon épopée ? Quand a-t-elle commencé ? Pour toi qui ne sais rien ces questions n'ont aucune importance mais sache que peu à peu il en devient de même pour moi. Il est possible que ce genre d'expériences n'ait pas de début ni de fin arrêtée, qu'on se soit préparé toute sa vie sans être au courant, et notre destin d'habitude tellement contingent et aléatoire prend soudain un tout nouveau sens ; mais il s'agit d'une couleur sinistre qui se projette dans le passé et l'avenir, plongeant votre vie entière dans un cauchemar éclairé par des teintes grossières et pourtant horriblement réelles un peu comme ce tableau si affreux qu'on a accroché dans ma chambre.
Où les rêves ont-ils commencé ? S'agissait-il de rêves ? Ont-ils commencé quand j'ai décidé de dormir de plus en plus souvent là-haut, dans le petit mausolée. Tu sais, la chaleur était devenue vraiment insupportable ici vers le milieu de l'été. En ville personne ne se souvenait avoir connu un été aussi chaud. Tu dois connaître cette sensation des étés à Paris, quand tu attends avec impatience les dernières heures de la nuit, où enfin la température se met à descendre et c'est un nouveau zéro pour le nouveau jour qui commence. Rien de ça ici, la chaleur de la veille s'ajoute juste à celle du jour qui vient. Je travaillais jusqu'à ce que le soleil disparaisse derrière les montagnes et ensuite je montais le petit chemin derrière l'hôtel, jusqu'au mausolée et j'étendais un sac de couchage sous moi pour me protéger de la pierre et je me souhaitais un meilleur réveil que celui auquel j'avais régulièrement droit dans ma chambre d'hôtel. Mais là-bas les rêves ont commencé à devenir bien plus étranges qu'ils ne l'avaient jamais été. Souvent je me réveillais en pleine nuit avec la sensation que de longs doigts crochus caressaient mon torse, et alors en levant brutalement la tête je voyais de longues ombres s'enfuir dans toutes les directions et les sinistres gloussements ne ressemblaient pas toujours à une hallucination sonore. La question était rarement : suis-je en train d'halluciner tout cela ? Mais plutôt : suis-je au bon endroit ? Je me retrouvais dans une impasse difficile en me demandant si je devais rester là sans bouger, au milieu de mon cercle de pierres et de colonnes, comme un mets de choix dans un service de luxe, ou bien si je devais fuir rapidement vers la ville. Après les gloussements venaient les grattements, lointains et presque imperceptibles, effectués sur un rythme étrange qui me plongeait dans une sorte d'engourdissement, un éclair de chaleur provenant de mes tempes et se poursuivant le long de tous mes membres me conduisait au sommeil malgré l'effroi que je ressentais.
Bientôt la répétition de ces expériences de réveil confus me parut plus insupportable encore que la fièvre moite des nuits en ville. Un soir, alors que les grattements résonnaient plus forts que jamais dans mon crâne, je décidai de résister à la torpeur et à la venue du sommeil et je tentai difficilement de me mettre sur pieds, afin de découvrir l'origine du bruit. Titubant, me heurtant aux colonnes de pierres, je parvins à sortir du mausolée et je m'accoudai à un arbre pour garder l'équilibre. Ma tête pesait des tonnes V. et le ciel était barbouillé de teintes rougeoyantes presque violacées, le vert des montagnes autour de moi tirait vers l'orange. En d'autres circonstances cela aurait été le plus beau lever de soleil de ma vie, les rayons fusant partout dans la vallée, diffractés par les cimes qu'on aurait juré aussi coupantes que des rasoirs. Le bruit de grattement tournait autour de moi mais au prix d'un effort de concentration surhumain je parvins à identifier sa provenance. C'est sans réel étonnement que je me dirigeai vers le petit cimetière. Je pus enfin relâcher mon attention car je savais où le son allait me mener, vers cette petite tombe où je m'étais allongé tant de fois. Lorsque je parvins près de celle-ci j'étais à la limite de la conscience et j'avais l'impression qu'un liquide chaud et visqueux s'échappait de mes oreilles. Je tombai lourdement à genoux et commençai à pousser la lourde dalle de granit. Cela me prit quelques minutes d'efforts et enfin la plaque coulissa et subitement le grattement s'arrêta. À bout de force je me laissai glisser dans le sommeil, près de cette tombe, les jambes encore pliées et les genoux dirigés vers le ciel.
Au réveil je ne trouvai dans la tombe qu'un corps hideusement déformé, des membres allongés et tordus, parfois en spirales comme un brin d'ADN et une boule de verre entre les côtes qui continuait à tourner et qui actionnait dans sa course un mouvement du bras squelettique. Un automate dans sa tombe, pas de traces de pourriture et cette boule qui tournait, un agglomérat de centaines de billes, si bien qu'en la regardant de près je m'y voyais reflété un nombre infini de fois, sous tous les angles possibles. Après cette découverte, je me retrouvai à courir vers la ville jusqu'à l'arrière de la petite épicerie à la recherche d'un grand carton que je ramenai près du cimetière pour y placer le corps avec d'infinies précautions. Pourtant en soulevant la cage thoracique quelque chose grinça et un os rentra en contact avec la boule qui s'arrêta. En fumant je regardai le squelette, mécanisme cassé dans sa boîte en carton. J'attendis toute la journée dans le cimetière, empli d'un calme étrange, le roman de Guillaume m'était sorti de la tête et ma seule crainte était de voir apparaître un promeneur au bout du chemin. Lorsque le soleil disparut je retournai à l'hôtel, en me cachant du gérant qui mangeait dans les cuisines, avec les employés et quelques amis. J'entendais encore leurs rires résonner lorsque je posai enfin le carton dans ma chambre, caché derrière mon lit, en me demandant ce que j'allais pouvoir bien faire de mon trésor. Les gens du village me regardaient déjà avec suspicion et je me demandai comment ils réagiraient en apprenant que j'étais de surcroît un pilleur de tombes. J'essayai de sortir la boule de verre mais elle était prisonnière de la cage thoracique, je ne pouvais la récupérer sans casser quelques côtes, ce que je me répugnais à faire. Le squelette, lui, n'était assurément pas humain, le crâne était bien trop allongé, les doigts bien trop grands, les os bien trop tordus. Et la boule, tout à l'heure prise dans un mouvement perpétuel, enfermée dans la cage thoracique, ressemblait à un drôle de petit cœur mécanique.
Je ressentais une torpeur de fièvre depuis déjà longtemps et je n'avais peur de rien, pas même de me coucher auprès d'un cadavre que j'avais moi-même déterré, je savais déjà que j'avais été déconnecté de la réalité ; cette sensation de n'être qu'un avatar du héros de Guillaume, l'étrange répétition des jours, ton visage toujours présent auprès de moi tout cela montrait que les limites de ma conscience s'étaient élargies et étaient devenues poreuses : je ne m'attendais plus au réveil depuis assez longtemps. En ouvrant les yeux j'eus juste le temps d'apercevoir une ombre se glisser hors de la chambre et un reflet de verre dans le couloir, le carton vide à mes côtés. Sans prendre le temps de m'habiller, je courus après le squelette-automate. Je le voyais tituber au loin, élançant ses grands bras à chacun de ses pas avec une certaine forme de grâce irréelle. Un automate dansant au clair de lune et qui montait dans la vallée jusqu'au cimetière puis se dirigeait vers le mausolée. En gardant mes distances je le vis fouiller la terre à ses pieds et dévoiler une autre tombe, un signe que le cimetière continuait jusque-là mais que cette partie avait été oubliée avec le temps. Enfin il disparut et je compris que j'avais enfin découvert le passage vers l'odieux et onirique monde souterrain que Guillaume avait décrit dans ses notes. À moitié nu, les yeux brûlants à cause de la course je m'élançai à la suite de l'automate dans l'obscurité. Le passage était étroit, je sentis sur ma peau le contact de centaines de doigts glacés mais de temps en temps une lumière, projetée depuis une ouverture creusée au plafond me poussait à continuer. Je savais où j'allais car j'avais lu la description de ces lieux de nombreuses fois dans les notes de Guillaume, je savais qui était l'être mystérieux que je poursuivais, je savais quel genre d'immenses grottes j'allais rencontrer au bout du chemin et quelles hautes tours allaient s'élever vers l'obscurité et je ne craignais pas de manquer d'air car je savais qu'il existait ces grands puits partant de la surface, sources de lumière et de chaleur pour les habitants du monde d'en bas, le long desquels seraient installées les machineries les plus étranges, capables de fournir à tout un peuple l'énergie dont il a besoin. Je m'attendais aux grandes salles pavées aux échos infinis qui servent à torturer pendant des décennies les ennemis du royaume et les salles du trône éclairées au soufre près des bassins où nagent les poissons à trois yeux. Je verrais d'immenses marchés où s'étaleront des milliers de produits rendus translucides par l'obscurité, au-dessus desquels s'échapperont des volutes de fumée transportant l'affreuse puanteur des animaux à corps mou dont se nourrissent les êtres des profondeurs.
Je me perdais pendant des années, des siècles à travers les corridors sans fin, formant des anneaux et des spirales s'ouvrant vers le centre de la terre. Je me cachai dans les coulisses, dans des trous trop petits pour que leurs longs bras puissent m'atteindre. Je volai de quoi me vêtir, quelques feuilles pour écrire. Je me cachais mais le plus souvent ils ne faisaient pas attention à moi. Leurs enfants me poursuivaient dans les recoins que je croyais pourtant sûrs, j'ai dû me contorsionner à plusieurs reprises pour leur échapper. Ils faisaient semblant de ne pas me remarquer lorsque je traînais sur les étals de leurs marchés pour récupérer les restes de viandes pourries et translucides dont même eux ne voulaient pas. Plusieurs fois l'un d'entre eux (capuche verte, marque de cicatrice sur son visage, son cœur mécanique produisant un sifflement de haute fréquence indiquant qu'il ne lui restait plus longtemps à vivre sa première existence) déposait à l'entrée de mes cachettes de la nourriture saine et fraîche, quelque chose que j'aurais pu avaler à la surface, les enfants même m'apportèrent parfois les restes de leurs repas qu'ils mâchaient avec leurs immenses canines pour donner le change à leurs parents et recrachaient dans de petits bols en terre cuite. En tendant ces bols vers moi ils essayaient de m'attraper mais ils finissaient par les abandonner même si je refusais de sortir de ma cachette. Une des femmes s'est approchée de moi alors que je gisais, inconscient et presque mort de faim et alors elle m'a caressé elle s'est frottée contre moi V. et je ne pouvais rien dire je me suis laissé faire et il faut que je t'avoue que j'ai aimé ça. Oui V. j'ai été pour eux là-bas moins qu'un chien, un animal sauvage, je hurlais pour me faire comprendre. J'aurais aimé périr par leurs griffes, être un sujet d'expériences, être attaché moi aussi à une des colonnes et n'entendre que l'écho de mes cris pendant les dix prochains siècles. Mais ils m'ont laissé tranquille. Je ne valais même pas la peine de disparaître. Dans un moment de conscience, avec ce que je me souvenais des notes de Guillaume je retraçai les plans des grottes et je finis par retrouver ma route. Lorsque je sortis à l'air libre c'était encore le jour et en haillon, titubant, je courais vers la ville.
Ils m'ont ramené à l'hôtel quand je me suis effondré. De nouveau, comme dans le bateau, les bras m'entouraient et me transportaient. Dans ma chambre j'ai vu les visages défiler, des voix graves passaient au-dessus de moi et je ne comprenais pas un mot. J'ai fini par apprendre que seuls quelques jours s'étaient écoulés depuis ma disparition. Quand je fus remis sur pieds j'eus le droit à des regards tantôt méfiants, tantôt compatissants, lorsque je longeais les rues en claudiquant. Et puis finalement ils n'ont guère fait plus attention à moi. Seul le gosse qui me vendait l'herbe semblait avoir disparu mais il ne tarda pas à faire sa réapparition. En regardant mon visage émacié, il me fit signe de le suivre jusqu'à une maison en bordure du village. À l'intérieur une vieille femme examina mes poignets et se dirigea vers une imposante armoire qui meublait la salle de séjour. La porte grinça quand elle l'ouvrit mais je savais déjà ce qu'il y avait à l'intérieur. Debout, les bras pendant le long du corps se tenait un de ces êtres squelettiques. Une boule tournait dans son thorax, sa tête se mouvait de droite à gauche comme un sinistre pendule. Avec eux je me suis agenouillé devant ce pantin et ensemble nous avons prié, pour toi, pour Guillaume, pour les âmes de ce petit village perdu, pour celui dont j'avais injustement violé la sépulture. J'ai aussi prié pour que tu viennes ici V. car maintenant je ne suis plus sûr de pouvoir m'échapper.
Connais-tu l'histoire du roi qui s'enferme lui-même dans sa tour ? Ou alors était-ce celle du prince à qui on a fait croire que la vie était un songe, mais ce songe est tout ce qui lui reste quand il se réveille enchaîné dans sa tour. Tu peux me croire fou V. et tu peux même envoyer une armée de freudiens à mes trousses, je me demande ce qu'ils deviendront en posant les pieds dans cet endroit, ce pays creusé de cavernes et cerné par les montagnes et la mer, cette prison à ciel ouvert dans laquelle Guillaume m'a enfermé après s'y être enfermé lui-même.
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