Le quotidien va-et-vient matinal entre la porte du réfrigérateur et la table de la cuisine s'acheva. Enfin un moment à moi. Mon voisin de palier, le camembert, nous avait quitté ce matin. L'air était à nouveau pur sous une température de 2°C. Je pouvais tranquillement m'évader dans quelques pensées.
Il faut dire que je venais de loin. De Guérande, jusqu'à cet accueillant foyer, en passant par un rayon de supermarché, j'en avais fait du chemin ! Au printemps, l'herbe des pâturages bretons m'a vêtu d'une parure ensoleillée. Mes précieux cristaux de sel incarnaient toute ma fierté. Aussi, je me distinguais de mes cousins, le demi-sel et le doux, de par ma forme ovale, héritée des moules à beurre traditionnels.
Le petit fromage rondelet à pâte rouge séduisait toujours les enfants. Moi, j'étais le favori de leur mère, Claire. Souvent lunatique, elle pouvait aussi bien me mener tendrement jusqu'à sa bouche en susurrant des mots d'amour que, me tartiner avec fougue sur d'épaisses tranches de pain grillé. Parfois, elle me médisait jusqu'à me haïr. Alors là, je me sentais coupable de tout son mal-être : ses kilos en trop et les coups de blues en conséquence. Que puis-je faire moi dans tout ça ? Elle oubliait bien vite toutes les vitamines que je lui offrais ! Si sa peau était douce, c'était grâce à la vitamine E. La D lui apportait de solides os, et la A, une vue excellente. Alors quoi ? On m'accusait de porter atteinte à sa santé ! J'en parlerai au Conseil...
Quand soudain une voix grave retentit : « Chérie, n'oublie pas les affaires du frigo ! ». Et là, branle-bas de combat à tous les étages. Qui va partir ? Pourquoi ? Sommes-nous déjà en fin de vie ? Un Conseil eut lieu sur le champ, tenu par le Président en personne, M. Le Lait. Il nous passa tous en revue afin de vérifier nos dates de péremption. Ouf ! Une dizaine de jours m'était accordée. De quoi encore se prélasser des tartines jusqu'aux estomacs.
Notre Conseil fut vite interrompu par l'agressive ampoule qui s'alluma brusquement. Le visage de Claire apparut. L'air préoccupé, elle nous saisit brusquement : le gruyère, la salade verte, les petits-suisses et moi-même. Nous voici aussitôt embarqués dans une caisse noire sans porte, ni étages. Mais je dois dire qu'on y était tout de même à l'aise. Bien calé, un bruit de moteur en fond, je me sentais ensuite quelque peu secoué. Mais où donc nous emmenait-on ? Quelques baroudeurs m'expliquèrent que nous nous trouvions dans une glacière et que l'on partait en pique-nique : rien de grave à signaler. Juste un dépaysement, une bouffée d'air. Pas de quoi s'affoler à les entendre. Mais moi, j’étais inquiet, agité par tant de mouvements.
Quand enfin, on me délivra. Me voici posé sur une couverture à l'ombre d'un noyer. Le mari de Claire m'étala aussitôt sur du pain avec une tranche de saucisson sec. Il m'éjecta subitement de sa bouche en criant : « Ah ! Ce beurre salé !! Combien de fois devrais-je dire que je déteste ça ? ».
À la suite de cette violente expulsion, je me sentais exclu de la fête que devait être un pique-nique. Le temps passa et on m'oublia. Les parents digéraient, les enfants jouaient. Je fondais doucement en m'abandonnant aux bras du soleil. Tout à coup blessé par un ballon, mes dernières forces me quittèrent. Ce fut le signal d'alarme pour Claire. Elle me remballa et me rangea in extremis dans la glacière.
De retour dans mes appartements frigorifiques, la vie commençait tout juste à reprendre. Je me remettais doucement de mes émotions. Lorsque soudain, j'entendis : « Maman ! T'avais promis de faire un kouign-amann pour le goûter ! » Je perdais la notion du temps. Pour ce gâteau de Douarnenez, mon corps entier devait s'investir. J'allais jouer là un grand rôle. J'étais heureux et serein de vivre ces derniers instants empreints de dignité.
À l'heure où je vous confie ce dernier voyage, je patiente entre la pâte et le sucre, avant les grandes fournaises. Le roi Amann prendra son envol au cœur du kouign-amann...
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