Prologue :
Juste une petite entaille autour des lèvres, juste un peu de sel, juste un léger cri. Ses doigts tracèrent les extrémités des lèvres de la jeune femme, remontèrent à l’intérieur de ses joues. Il sourit. Ses yeux se fermèrent.
Katherine était douce, ses petits plaisirs nocturnes étaient très agréables. Lexie était un cordon-bleu. Megan avait la main verte. Marcia écrivait divinement bien. Joy l’aimait à en perdre la raison. Oui, il avait pris un certain plaisir habituel à vivre aux côtés de ses femmes toutes plus douées les unes que les autres, oui, il avait aimé leur servir d’homme, mais diable qu’il avait préféré et frémi de plaisir de les entendre hurler en un déchirement ultime. Katherine avait un cri strident. Lexie avait un cri étouffé. Megan avait un cri à forte résonance. Celui de Marcia ? Il était rauque, tandis que celui de Joy brisait des verres. Et le suivant ? Il rouvrit les yeux et contempla les lèvres de sa compagne. Viril ? Grave ? Aiguë ? Hargneux ? De quelle nature serait l’objet de tous ses désirs ? Peu importe, il serait bientôt temps de le découvrir.
Alors qu’il s’obstinait à fixer ses lèvres et leur contour, elle colla sa bouche à la sienne. Il l’embrassa, la mordit, elle poussa un petit cri et finit par rire contre ses lèvres. D’une langue avide, il goutta à son sang. Ses sens s’éveillèrent. Juste deux jours, deux courts et insignifiants jours. Le temps d’un rien, le temps d’une éternité. Cinq ans, cinq femmes. Bientôt viendrait le tour de la sixième. Elle fit glisser ses mains sous sa chemise et fit éclater un à un les boutons de celle-ci, un regard amoureux coulant sur lui. Il était temps de dépourvoir l’ange de ses ailes.
- Curtis ? - Hmm - Je t’aime
Oh moi aussi mon ange, moi aussi j’aimerai ton cri. Le cri de l’ange.
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J-J : Première partie
Écrasée sous le poids de son amour aveugle, la jeune femme hocha de la tête frénétiquement à toutes les demandes de son compagnon. Quel était donc ce sentiment destructeur qui dénuait d’objectivité tout être ? L’amour ? Drôle de paradoxe.
Conduisant avec gaieté, des papillons dansant dans son estomac, une étrange lueur au fond des yeux, elle souriait. Se laissant porter par l’écho de la voix Curtis, encore présente distinctement dans sa tête, elle sentit que rien ne pouvait lui arriver. La force qu’elle avait l’impression d’acquérir chaque jour était immense. Elle n’était plus seule, elle s’approvisionnait en émotions, en sentiments, en caresses et par-dessus tout, en tendresse.
Oui, ce matin elle avait accepté de faire faux bond à son travail une heure ou deux. Assez pour que l’on comprenne que dans son esprit, plus rien n’était pareil, le sacrifice qu’elle offrait à cet homme était la preuve concrète de son dévouement total envers lui. Et pourtant, aucune culpabilité ne lacérait son cœur, aucune voix ne lui hurlait de refuser, non, la réponse avait été évidente et sans même avoir eu le temps d’y réfléchir, un son machinal était sorti de sa bouche. « Oui ».
Le sourire de l’homme s’élargissant, elle s’était sermonnée d’avoir fait le bon choix. Et c’était ainsi qu’elle allait le retrouver, pendant sa pause de midi - qu’elle ne prenait habituellement pas - dans une salle de son gargantuesque hôpital. Une sensation de fraîcheur lui traversa l’échine quand elle projeta ce moment. Elle savait qu’elle allait suer d’envie, qu’elle allait s’acharner avec hargne et passion sur les vêtements de l’homme, elle savait que l’endroit serait inapproprié mais qu’elle en aurait cure. Elle savait que ce serait parfait, comme les millions de fois où celui qu’elle côtoyait avait pris le temps infime de lui procurer tout le plaisir dont elle avait besoin. Elle avait confiance en lui, malgré la froideur de ce jour d’Halloween.
Tailler, saler, hurler, déchirer. Son désir lui oppressait la poitrine. Il avait tant attendu ce sixième jour. Il avait tant voulu qu’il arrive. Ce matin, franchissant le hall de l’hôpital décoré de toiles d’araignées, il avait compris que ce jour serait le bon. Certes, c’était un stéréotype que de tuer sa victime le jour d’Halloween, comme le font la plupart des tueurs des films, des livres… Mais lui était bien réel et cette date anniversaire n’était pas choisie volontairement. C’était le destin, aussi affreux qu’il soit.
Il rit en silence. Son corps frémit de plaisir à l’idée de sa torture. Son plan était en place, il était là, sous ses yeux, tel quel. Tailler, saler, hurler, déchirer et pour lui, par-dessus tout, jubiler. Ses yeux avides de terreur réclamaient la vue du sang, la vue de ses femmes si belles, si mises à nu face à lui, si vulnérables. Ses yeux réclamaient de voir la gorge déployée de ses victimes, ses tympans réclamaient l’épouvante en un bruit mat. Il frissonna.
Lorsqu’il avait décidé d’installer ici son coin personnel, celui de sa plus belle œuvre, il avait découvert avec stupéfaction que le monde était bien plus naïf que ce qu’il pensait. Lors de son arrivée, chaque matin, tandis que son esprit fulminait de pensée mortuaire, les infirmières lui souriaient. En effet, il était « le petit ami intouchable de la patronne » et pour cela, personne ne lui posait jamais problème.
Ce soir, pendant que des enfants dévaleraient à la course les rues de Princeton pour faire semblant de lui ressembler, pour procurer faussement la peur, lui, ne jouerait plus. Eux, recevraient des bonbons, lui, recevrait la jouissance de son dessein accompli, le plaisir ultime de la vue de son art. Il aurait accompli son sixième acte de bravoure. On l’envoyait ici, sur terre et depuis qu’il y vivait, il n’avait qu’un destin, qu’une mission, celle-ci. Il ne savait pas qui était ce « On », il ne savait pas s’il devait croire en dieu, mais il était sûr d’une chose… Il croyait aux anges.
Paul poussa de son pied la porte vitrée de son bureau. Refermant celle-ci derrière lui, il ne perdit pas plus d’une seconde pour s’affaler avec négligence sur son fauteuil. Aujourd’hui, c’était Halloween. Il détestait les fêtes et davantage celle-ci. À quoi bon sauver des enfants déguisés en vampires qui feindraient une rage de dents pour faire preuve de réalisme ? Il ne voyait aucune raison valable pour se lever… Vraiment aucune.
À son grand dam, ce ne fut pas l’avis d’un de ses trois internes. Le grincement de la porte le fit grogner, mais il n’ouvrit pas les yeux pour autant. Priant pour que ce ne soit pas la nouvelle brunette ennuyante, ses espoirs furent vains.
- Pas de cas, mais nous pouvons traiter les grosses grippes de la salle d’attente. - Plus tard, occupez-vous-en. - Docteur Copperfield… Vous devez aller en consultation. - J’ai des dossiers à clouer ! - La patronne va vous réprimander... - Sortez !
Elle soupira. Paul avait déjà refermé les yeux, lui rappelant combien ses jérémiades tout autant que les grippes le désintéressaient. Elle n’insista pas, lassée de son comportement. Elle quitta la pièce, laissant un froid.
Quand Curtis avait réalisé pourquoi il vivait dans ce bas monde, il se croyait encore incapable de telles choses. Allongé sur son canapé, priant sa première petite amie de lâcher ses dossiers pour venir auprès de lui, il n’avait pas su exprimer quel drôle de sentiment le torturait à ce moment-là. Puis, il s’était levé et là, il l’avait frappée. S’en étaient suivi une torture interminable et cette idée brillante qui était venue chatouiller son cerveau, l’angoissant bien qu’elle l’animait. Il l’avait mise en œuvre, cette douce torture.
Un souvenir d’enfance ? Peut-être bien… Tout le quartier et toute sa famille rabâchaient sans cesse que sa mère avait la mauvaise manie de trop saler ses aliments, il en était le premier spectateur, horrifié à l’idée de mettre en bouche une seule fourchette de ses mets. Mais il l’avait fait et dieu que le sel lui avait piqué la langue. Ce drôle de goût insalubre…
Quoi qu’il en fût, il jubilait d’avoir déniché une idée si parfaite, il jubilait d’être lui-même. Et dans ses pensées les plus intimes et secrètes, lorsqu’il observait son reflet dans le miroir, il se désirait. Il n’aimait personne d’autre, il ne pensait à personne d’autre qu’à ses victimes, il ne donnait plaisir qu’à une seule personne : Lui. Plus précisément, lui et son terrible acte. Terriblement beau, terriblement plaisant. Ses cheveux presque noirs, son air innocent pour tant de haine. Il s’aimait. Pas autant que le cri de l’ange, ça non, jamais, il était sa seule religion. Mais peut-être plus que l’acte en lui-même.
Était-ce réellement agréable de trancher la peau laiteuse de ces femmes ? Oh pas plus que ça… Le meilleur venait à la fin, comme pour tout. Sa patience était son meilleur allié, accompagnant dans ce rôle son jeu de caméléon irréprochable. Comme il était évident qu’elles ne se doutaient pas de sa place au sein de leur vie. Jamais de leur courte existence elles n’avaient pensé en douter. Ni Katherine, ni Lexie, ni Marcia, ni Megan, ni Joy… Ni Jodie. Surtout pas Jodie.
11 h 30. L’agitation de la salle d’attente mit Jodie hors d’elle. Paul n’était pas là. Et dire qu’elle était de bonne humeur… Elle sourit en pensant que dans une demi-heure, elle pourrait s’offrir le plaisir de revisiter le corps de son compagnon. Cette pensée la fit frissonner. Elle était dingue de lui, aucun doute là-dessus… Secouant la tête pour se sortir de cette drôle de léthargie, elle se dirigea d’un pas saccadé vers le bureau de son employé borné. Poussant la porte sans ménagement, elle le sortit à son tour de sa propre léthargie appelée sommeil. Il sursauta, elle leva les yeux au ciel. Sans lui accorder la moindre attention, elle ouvrit les stores de son bureau et se tourna enfin vers lui.
- J’ai l’impression d’être votre mère qui vient vous sortir de votre sommeil. - Je me suis accordé une petite pause… - Je vous veux... - Tant que ça ? - En consultation ! - Évidemment, lorsqu’une femme me veut c’est uniquement pour faire les corvées… - Copperfield, je ne suis pas venu ici dans le but de parler de ma vie privée, alors je vous prie de vous lever et de faire votre travail pour que je puisse signer votre chèque sans serrer les dents à chaque fin de mois. - Serrez les fesses, c’est moins douloureux. - Vous me fatiguez. - Je n’irais pas en consultation, j’ai des dossiers à remplir.
Elle affronta une seconde son regard avant de se souvenir qu’elle avait prévu de passer aux vestiaires avant de rejoindre Curtis. Elle lui sourit et annonça, naturellement.
- J’ai un rendez-vous, on se revoit en consultation.
Elle sortit sans même lui laisser le temps d’intervenir. Maudit Curtis, pensa-t-il.
10 minutes. Tailler, saler, hurler déchirer. 5 minutes. Tailler, saler, hurler, déchirer. 3 minutes. Tailler, saler, hurler, déchirer.
… elle frappa à la porte.
Le cœur de Curtis manqua un battement. Elle était ponctuelle, là était une qualité, pensa-t-il. Il pencha son oreille contre la porte pour s’assurer que personne ne l’avait suivie… Il fut rassuré de n’entendre que la respiration saccadée de la jeune femme. Elle court pour venir me voir, quelle aubaine, mon ange, elle veut prononcer son dernier cri.
Mettant fin à l’attente de la jeune femme comme à la sienne, il alla lui ouvrir, le cœur battant la chamade d’une excitation et d’un prochain plaisir qu’il ne contrôlait pas. Elle était là, plus belle que jamais. Belle pour lui. Dans vingt minutes, tout serait fin prêt. Seulement à ce moment-là, seulement lorsqu’il avait tout fait pour éloigner le personnel. Il avait un fort pouvoir depuis qu’on le nommait comme le futur potentiel mari de la directrice. Elle lui faisait confiance, cette confiance se répercutait sur ses proches et sur son personnel. Les humains étaient idiots. Il ne fallait pas se tromper ou tout serait fichu à l’eau, son identité et tout le reste. Jamais il ne pourrait imaginer vivre sans entendre encore et encore le cri de l’ange des millions de fois. Jamais.
Prenant son sourire pour elle, Jodie avança vers lui d’un pas convaincu. Elle se sentait divinement bien. Rien ne pouvait lui arriver de meilleur, rien… Il lui enserra la taille de ses mains rugueuses et un quart de seconde plus tard, passait sa langue avide de sa peau dans son cou. Peau qu’il trancherait bientôt, peau si douce… Il plaça deux mains dans ses cheveux et fit basculer la tête de Jodie en arrière, pour avoir un meilleur accès sur son cou. Elle ne se fit pas prier, balançant la tête en arrière en un gémissement plaintif. 20 minutes.
Le raffut dans sa tête doubla d’intensité. Elle perdait l’esprit, ne contrôlait plus rien, elle était… femme. Terriblement femme. Et elle aimait ça, ce pouvoir de féminité, cette attitude bestiale que leurs ébats pouvaient parfois avoir, une attitude qu’elle n’eut jamais trouvée chez aucun autre homme, une particularité singulière. Elle grogna et le poussa légèrement jusqu'à la petite table derrière eux. Elle lui attrapa les poignets et plaqua ses cuisses contre sa taille, l’embrassant de plus belle, mélangeant son parfum au sien. C’était bon, c’était bien. Elle ne cessait de prier le ciel pour que ce rêve ne cesse. Pas si vite, pas si tôt.
Sa tête bouillonnait. Le sexe lui plaisait, mais pas autant que ce qui s’en suivrait. Il n’avait pas le temps d’entrer en elle, il n’avait pas le temps de lui servir d’homme ce soir. Il l’embrassa encore quelques fois, profitant de la caresse de leurs bouches l’une contre l’autre. Il aimait ça, le sexe, l’amour et cette offrande qu’il donnait à celles qu’il aimait. Oui, il les aimait, ces femmes dignes de sagesse, de beauté, d’élégance et de bonté. Il les aimait et pourtant, il devait les quitter. Et il ne s’y opposait pas, il n’oserait jamais. Il se détacha d’elle et fit deux pas en arrière, sous son œil interrogateur, mais mutin. Elle avait confiance en lui. 10 minutes.
Elle le vit se reculer, il voulait la rendre folle, il possédait ce pouvoir, elle en était consciente. Non honteusement, elle savait qu’il avait le pouvoir sur elle, par l’amour qu’elle lui portait, par celui qu’il lui offrait. Elle se l’avouait, à elle, aux autres. Elle l’observa avec délectation. Son torse presque imberbe, sa moue mesquine, mais si appréciative… Lui et son charme. Elle attendit qu’il prenne les commandes. C’était ce qu’il faisait toujours, elle s’y pliait, oui, elle lui laissait ce droit, ce petit bonheur.
Il attrapa derrière lui le masque blanc. Ni trop effrayant, ni trop sage. Celui qui lui servirait de protecteur durant son œuvre. Il le plaça face à elle. 5 minutes.
Elle se mit à rire. Quel était donc ce drôle d’accoutrement dont il voulait se vêtir ? Elle l’interrogea du regard, il s’avança vers elle et la contourna. Il se plaça derrière elle, posa une de ses deux mains sur sa hanche et tout en lui mordant l’oreille d’une manière exquise et affamée, il ne lâchait pas pour autant le masque qu’il serrait dans sa main droite, comme si sa vie en dépendait.
Et c’était le cas, sa vie en dépendait. Il lui susurra, d’une voix rauque :
- Nous sommes le 31 octobre - Oui, j’en suis consciente, mais vois-tu, je suis plus intéressée par ce que nous allons faire que par les enfants dans les rues et les bonbons dans les paniers. - Tu es prête ? - Je suis toujours prête quand il s’agit de faire l’amour avec toi, Curtis. - Mon ange, es-tu prête à crier ? - Oh oui et dieu sait combien ! - Alors, surtout, ne bouge pas.
2 minutes.
Lui attachant les mains entre elles, il sentit qu’elle ne bougeait pas. Elle avait définitivement une immense confiance en lui. Il se félicita intérieurement pour cet acquis glorieux. Il la fit s’asseoir sur une chaise non loin de lui, derrière eux. Une drôle de pâleur apparaissait sur son visage. Elles ont toutes un peu peur, mais Dieu sait à quel point les anges sont heureux de retrouver leurs origines. Il lui sourit. Elle lui rendit un pâle reflet de son vrai sourire. Il traça de son doigt le contour de ses lèvres, elle tressaillit. - Qu'est-ce qui se passe Curt’ ?
0 minute.
Il mit le masque.
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J-J : Deuxième partie
Il paraissait aigre-doux. Il savait que c’était le seul moyen de faire taire l’ange qu’il allait bientôt renvoyer aux cieux. Il l’observait d’un air impénétrable. Elle ne bougeait pas. Secouée par des frissons de tant à autre, elle avait cessé de penser.
Je suis Léopold Richard, je suis un saint, je suis celui qui fait crier les anges. Il sourit à travers son masque. Personne n’avait jamais su son véritable prénom depuis sa quête à l’ange. À quoi bon ? Léopold, c’était un prénom de perdant, un prénom de fou. Que ses parents aillent au diable de l’avoir ainsi nommé. Il frissonna. Ses parents… Si seulement ils étaient encore là pour admirer la grâce avec laquelle leur fils accomplissait le destin, aussi cruel qu’il soit. Sois fier papa, sois fière maman, songea-t-il.
Sentiment déchirant qui lui étreignait la poitrine, le cœur, les tripes. Elle avait eu beau bâtir des montagnes de vie commune, des immensités de sentiment dans sa tête, des châteaux de cartes entiers de son avenir, tout tombait comme une vulgaire statue de la liberté faite d’allumettes non consumées. Son cerveau refusait de lui fournir des explications, elle faisait l’autruche, elle ne voulait pas de cette dure réalité qui la frappait. Et pourtant… Elle ne pouvait que l’affronter en serrant les dents. Il fallait qu’elle agisse, elle en avait pleinement conscience, mais elle ne saurait que faire… Se battre ? Renoncer ? Lorsqu’on ne savait pas quelle sentence nous attendait, il était dur de combattre à l’aveuglette. Il fallait qu’elle sache.
Elle cogitait, il l’avait senti. Léopold Richard n’était pas un homme des moindres. Il était intelligent, futé. Et cette fois-là, il avait senti combien elle travaillait pour trouver réponses à ses questions. Il aurait aimé lui en donner sans qu’elle ne bouge, mais il savait pertinemment que ce ne serait pas le cas. Il avait de l’expérience en matière de femme, une expérience étrange et singulière, mais une expérience qui n’était pas nulle. - C’est un petit rituel spécial ? Un petit jeu sans envergure ?
Il ne répondit pas. Elle tremblait comme une feuille. Elle n’avait pas peur de lui, elle pensait si bien le connaître, elle pensait qu’il n’avait plus de secret pour elle. Son corps tressaillait malgré qu’elle tente de se persuader de cela. Elle reprit, d’une voix qui se voulut assurée.
- Dis-moi que ce n’est qu’un foutu jeu, que dans quelques instants tu retiras ce masque et qu’on reprendra là où on s’était arrêté.
Elle posa une main sur son bras, le pressa. Il devait retirer ce masque, après quoi elle fuirait. - Ferme-la mon ange…
Acerbe et doux.
Elle retira ses doigts de sa prise et posa sur son double visage un regard perplexe et fuyant. Quelle était cette façon de faire, bien particulière ? Ce surnom appartenant à la tendresse et cette insulte jetée comme ça, au milieu de tout ceci. Elle sentit un sanglot venir étouffer sa gorge, elle bloqua ses voies respiratoires et tenta par tous les moyens de l’empêcher de passer la barrière de ses lèvres.
- Tu vas me dire ce qu’il se passe ? Par pitié Curtis !
Il rit. D’un rire abrupt. Curtis, Curtis, quelle naïveté pensa-t-il. Dieu que les anges pouvaient avoir si peu de lucidité. À son grand plaisir de leur apprendre la dureté de la vie, telle qu’elle était et de les envoyer directement à la case suivante : la mort.
- Bientôt tu crieras, ne t’en fais pas, bientôt mon ange.
Il effleura sa chevelure brune et bouclée. Elle était plus que belle, elle était divine.
Un inconnu face à elle. Un inconnu avait sa main posée dans ses cheveux. Un inconnu lui caressait la tête de manière affectueuse. Où était Curtis ? Fallait-il se donner la peine de retrouver celui qu’elle avait perdu ? N’avait-il jamais été ce Curtis-là qu’elle pensait voir ? Elle grogna. Elle ne pouvait pas le laisser faire.
Il la sentit vulnérable plus que jamais, attendrie, mais troublée par sa caresse. Il accentua celle-ci, passant par sa joue et déposant çà et là des pichenettes sur son nez. Elle devait atteindre un tel niveau qu’on le nommerait le parfait accord. Il se fit le plus doux possible. Son jeu de rôle lui allait si bien, il se sentait si puissant, bon sang qu’il était fort.
Elle ferma les yeux sous la douceur de sa peau. Comment oublier six mois de vie commune ? Comment effacer de sa mémoire distincte le fait d’avoir enfin trouvé son double ? Il le fallait, elle sentait que tout ça virerait vite au cauchemar, mais son corps lui criait le contraire lorsqu’elle tourna la tête vers sa main et frotta celle-ci contre la peau de pêche de sa joue, rougie de tristesse. La haine ne faisait que rejoindre son corps, mais elle devait s’en débarrasser. Vite. Avant qu’il ne le remarque.
De sa main libre, il sortit l’objet de son prochain plaisir. Un couteau. Il était ni trop épais, ni trop fin, juste ce qu’il fallait.
- N’aie pas peur, tout va bien se passer.
Il leva légèrement sa main jusqu'à l’amener sur ses propres genoux, cachant le canif sous sa paume. Elles avaient toutes su rester calmes. Elles avaient eu un cri de stupeur, un tremblement à la vue du petit objet, mais finalement, leur peau l’avait adopté sans rechigner. Elles n’avaient pas cherché à se battre. Il en serait de même pour Jodie, il en était sûr.
Elle ne rouvrit qu’un court instant les yeux et comprit ce qui allait suivre. Elle déglutit, sentit ses yeux s’embuer, garda sa tête collée contre sa main faussement aimante. Ne rien laisser paraître… Ne pourrait-elle jamais faire confiance à aucun homme ? Paul… Ne pourrait-il pas arriver, pour une fois qu’elle voulait qu’il l’interrompe ? Non il ne viendrait pas, car leur jeu avait cessé, car il avait enfin cédé, il avait décidé de la laisser vivre, pensant enlever un poids de sa poitrine, il l’avait oppressée par cette absence. Paradoxe étrange, mais pourtant si réel. Elle ferma les yeux, plus fort, pressant ses paupières contre sa pupille d’une telle force qu’elle sentit une larme couler sur sa joue. Elle pensa à Paul, à ce qu’elle avait peut-être perdu, le temps qu’elle avait jeté par les fenêtres avec un homme fou. Elle allait mourir, c’était évident.
5 secondes, elle fermait les yeux, il fallait agir et maintenant. Tranche-lui la joue et fais retentir de toute voix le cri le plus beau qui n’eût jamais existé, le cri de l’ange.
Le couteau se rapprocha de la peau laiteuse de la jeune femme. 1 cm. 2 mm. Il coupa. Bonheur.
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J-J : Troisième partie
Deux heures. Qu'est-ce que c’était dans la vie deux heures ? Rien, tout. James sentit une drôle d’angoisse étreindre sa poitrine. Comme si quelque chose pouvait arriver ce jour-là, comme si un drame pouvait s’abattre sur eux… Idiotie. Mais pourtant, n’était-elle pas quelqu'un de ponctuel et distingué ? Si, bien sûr que si. Elle avait ces deux qualités à la fois et étrangement, cela ne concordait pas avec son absence. Il fit demi-tour et prit le chemin à contresens. Arpentant les couloirs de son pas saccadé d’inquiétude, il hésita. Il l’avait appelée, bipée, il avait même demandé à sa secrétaire de la prévenir de son oubli si elle la voyait prochainement. Ça ne lui ressemblait pas et James pressentit qu’il faiblissait. Se passait-il quelque chose ? Ce n’était qu’une stupide réunion de bureau… Il percevait quelque chose d’inquiétant peser sur lui, sur eux, sur elle… Non, définitivement, ça ne lui ressemblait pas. Il se mit à marcher à grandes enjambées jusqu’au bureau de Paul. Finalement, Halloween n’effrayait pas que les enfants…
Il dormait. James se sentit frissonner en le découvrant. Il ne devait pas dormir, il... Il devrait être en consultation, Jodie aurait dû lui hurler d’y retourner, elle ne l’aurait pas laissé dormir, même quelques instants. Il sentit une boule se former dans sa gorge. Il resta longuement statufié face à lui. Il dormait. La bouche entrouverte, les cheveux en bataille, les bras lâchés le long du corps. Il dormait paisiblement. James s’approcha de lui, posa sa main sur son bras. Rien. Il dormait profondément. Il ne devrait pas… Il ne devrait…
- Évite de poser tes mains sur mon bras pendant que je dors, ça tourmente mes rêves en cauchemars.
Il leva les yeux au ciel. Oh quel idiot il faisait ! Craintif d’un rien…
- Tu n’aurais pas vu Jodie par hasard ? - Elle est venue me tirer les poux y a quelques heures… - Elle devait venir à cette réunion et elle n’est pas là et je me demande si… - Si quoi ? - Je ne sais pas, j’ai un mauvais pressentiment.
Paul rit. Il se foutait de lui, c’était évident.
- Elle ne t’aurait pas bipé par hasard ? - Je n’en sais rien, je dormais avant que tu viennes m’emmerder avec tes histoires de filles.
James se précipita sur le beeper comme si sa vie en dépendait. Les mains tremblantes, il s’en saisit. Pourquoi sentait-il qu’Halloween ne serait pas qu’une légende aujourd’hui ? Il inspira.
Salle 259
Il arqua un sourcil mi-perplexe mi-inquiet. Quel était donc ce renseignement ? Il rougit. Avait-il… surpris quelque chose dont il ne devrait pas être au courant ?
- Paul ? - Hmm ? - Tu couches avec Jodie ? - Là tout de suite ? Non - Paul… - Non - Sérieusement ? - Sérieusement. Même si je le voulais, ce qui n’est pas le cas, Curtis rôde.
Et si c’était ça le problème ?
- Et si elle s’était trompée de beeper ? Qui sait, on va peut-être les déranger en plein acte !
James l’ignora. Paul n’aimait pas se faire du souci, que ce soit pour Jodie ou pour n’importe qui d’autre, mais surtout pour elle… La salle 259 était une salle que tous deux n’avaient jamais eu le bonheur de voir, même le Docteur Copperfield, qui pourtant, passait sa vie à fouiller partout. L’ascenseur finit son ascension au 7e étage, pratiquement vide. James reconnut alors l’ancien étage du service de psychiatrie. Il frissonna. Drôle de coïncidence. Cet endroit-là était resté en état jusqu’au déménagement, Jodie avait décidé d’en faire un centre de néonatal et obstétrique plus grand pour accueillir plus de jeunes patients qui se faisaient véritablement nombreux partout… Sauf pour ma part, avait-elle pensé tristement. Les travaux n’avaient pas commencé… Pourquoi cette salle ?
Paul taisait sa peur. Lui aussi sentait que tout n’allait pas bien, qu’un certain nombre de choses se passaient par-là. Il le sentait. Mais comme toujours, il faisait abstraction de ses vraies émotions, ne laissant place qu’à l’orgueil sous lequel il pliait toujours. Et si quelque chose arrivait à Jodie ? Il ne préférait pas y penser. Il n’aimait pas Curtis. Question de… de quoi après tout ? De jalousie ? Il n’en savait rien et avait honte d’oser y penser. Il ne l’aimait pas dans sa façon de faire, il ne l’aimait pas lorsqu’il enlaçait Jodie par derrière devant tout son personnel, il ne l’aimait pas lorsqu’ils les empêchaient de poursuivre leur petit jeu. Tout avait cessé, tout avait pris fin. Il avait finalement cédé à la tentation d’enfin la laisser en paix. Il avait faibli, oublié et, pour une fois, avait été humble. Il inspira grandement. Elle avait le droit à une vie, elle le méritait et même s’il ne le dirait jamais, il le pensait. Leurs pas les guidèrent jusqu'à la salle 259. Tout se jouait ici.
James hésita. Frapper, ne pas frapper ?
Paul, contre toute attente, attrapa un objet à proximité et frappa contre la porte, l’oreille tendue. Aucune réponse ne vint. Il appuya sur la poignée de la porte et remarqua non sans surprise qu’elle était fermée. Il prit un certain élan et fonça avec force sur celle-ci, la faisant céder sous son poids. Tout se jouait maintenant.
Je suis l’archange, je suis Léopold Richard. Tu es mon chérubin, tu es mon ange, tu es ma force, ma possession. Crie et fais s’entendre ton chant mélodieux, rejoins l’au-delà et prie pour que tout se passe bien. Je ne te ferai pas de mal. Je ne suis pas un monstre, je suis l’allié de dieu.
Prostrée, déchirée, battue, bafouée. Une longue trace rouge dessinait l’extrémité de ses lèvres et remontait jusqu'à l’intérieur de sa joue baignée de larmes. Son sang coulait, passant le tissu de son tee-shirt, suintant entre sa poitrine, finissant son périple au creux de son nombril. Elle tremblait. Huit centimètres d’horreur décoraient son visage. Un travail à demi réalisé.
Regarde-moi, oh oui, combien tu es belle. Entre dans ma lumière, suit mon destin, laisse-moi accomplir avec grâce ma mission, laisse- moi te prouver combien il fait bon de mourir. Laisse-moi te conforter dans l’idée que cette déchirure te va si bien. Mon ange, désormais, tu souris même lorsque tu pleures.
Les mains liées, les pieds serrés. Le couteau au sol, le sel prêt à l’emploi, posé sur la petite table derrière eux. Elle hurla. Elle cria. Mais quelle importance ? Il n’était plus du commun des mortels pour jouir de son cri. Il était là, gisant sur le sol, sous les yeux vidés de sa victime. Elle hurla encore un peu plus fort lorsque deux silhouettes se dessinèrent devant elle. Tout était fini.
Ce n’est qu’un grain de sel dans ta chair, ce n’est qu’un grain de sable dans ta peau. Laisse-toi faire, ne bouge pas, tu n’auras pas mal mon ange. Laisse mon arme pénétrer ta peau, sans t’y être opposée. Tu es angéliquement belle, Jodie. 16 centimètres de chaque côté, tel est mon souhait.
Deux mains la détachèrent, la portèrent. Deux autres s’activèrent auprès du corps non loin d’elle. Une barbe rugueuse piqua son front alors qu’elle sentit ses pieds ne plus toucher terre. Un souffle chaud vint s’écraser sur ses paupières closes. Elle suffoqua. Elle distingua un murmure non loin d’elle.
- C’en est fini pour lui, un coup de trop sur la tête, il a dû basculer.
Aucune réponse. Une main caressa soudainement ses cheveux. Effet de surprise. Elle ouvrit à nouveau les yeux, dilatant ses pupilles d’une peur non tue. Son visage peint d’une terreur abominable, son regard en croisa un second, bleu, vitreux. Elle voulut sourire, mais elle se ravisa. Elle souriait déjà.
Et maintenant, crie mon ange. Le cri de l’ange.
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Épilogue :
Assise dans son fauteuil, les genoux ramenés contre sa poitrine, elle songeait. Faiblesse, fragilité, elle avait subi et engendré tous les stades d’un traumatisme. Et maintenant ? Pourquoi souffrait-elle encore ? Tout n’était pas censé s’arranger ? Elle frissonna. Pourquoi les retours arrière ne la quittaient plus ? Secouant la tête, elle remonta le plaid jusqu'à ses cuisses, priant pour que ce sentiment de froid la quitte. En oubliant presque l’homme assis non loin d’elle, elle s’entendit se traiter d’idiote.
- Jodie…
Sursaut. Depuis combien de temps était-il là ?
- Vous voulez que je vous en raconte une bonne ? Vous n’allez jamais y croire.
Elle lui sourit tristement, admirant l’effort qu’il faisait pour détendre l’atmosphère demeurant pesante depuis des mois. Puis, elle déplia les bras et lui procura toute son attention.
Alors, il raconta. Mille et une anecdotes, toute plus hilarantes les unes que les autres. Elle se sentit allègrement plonger dans une douceur qu’elle n’avait plus connue. Il était drôle par les gestes qu’il accompagnait à ses paroles et l’air désabusé qu’il prenait lorsqu’il imitait les victimes de ses pitreries. Elle riait. Elle en avait eu besoin. D’étirer doucement ses lèvres fendues en un sourire communicatif, de se sentir légère. Tout était souvenir à présent, tout la ramenait au passé qu’elle n’osait plus regarder en face, tout l’obligeait à penser que toute sa vie était derrière elle. Il finit sur une note de désopilance qui l’acheva d’éclat. Elle riait à gorge déployée, s’en voulant presque de se montrer si détendue, elle qui souffrait tant. Secrètement fier de lui, il lui sourit.
Soudain, elle sentit son visage se tendre et son rire se transforma en rictus douloureux. La moue de Paul changea, sentant l’inquiétude lui monter à la gorge.
- Je… Je crois que j’ai fait sauter un point.
Elle tremblait, ses mains étaient froides. Sentiment d’impuissance. N’aurait-elle pas pu y penser plus tôt ? Était-elle si naïve ? Elle s’en voulait et le rapprochement qu’elle établissait entre un rien et la cause de son traumatisme en devenait insensée. Lorsqu’elle vit la grimace qui fendit le visage de Paul lorsqu’il remarqua son malaise, elle s’en voulut terriblement. Elle finit par déglutir et oublier à quel point elle était devenue vulnérable.
- Vérifions ça.
Il s’approcha d’elle. La tête légèrement penchée sur la gauche, il inspecta des yeux sa plaie. S’asseyant sur l’appui-coude du fauteuil, il agrippa de sa main le dossier de celui-ci. Son regard parcourant la blessure de Jodie, criblée de sang séché, un pincement lui étreignit la poitrine. Puis secouant la tête négativement, il mit fin aux angoisses de celle-ci.
- Tout va bien.
Poussé par un instinct de besoin, il sentit sa main se diriger vers sa joue sans l’avoir demandé. Ses doigts fins parcoururent la raison de tout son malheur, l’air grave. Son corps en alerte se mit à tressaillir, dénué de raison.
Ses doigts tracèrent les extrémités des lèvres de la jeune femme, remontèrent à l’intérieur de ses joues. Elle fixa son regard dans le sien, le suppliant. Ce qu’elle y vit l’effraya. Ce qu’elle y vit la fit tressauter d’une hantise, d’un démon qui ne la quitterait plus jamais.
Elle se sentait divinement bien. Rien ne pouvait lui arriver de meilleur, rien… De l’exaltation se peignait sur ses yeux. Quelque chose de nouveau. Quelque chose qu’il n’eut connu que très rarement, quelque chose qui l’effrayait. Un besoin de protection, un besoin de rassurer.
« N’aie pas peur, tout va bien se passer. » Elle chancela. Comment pouvait-elle oublier ? Comment pouvait-elle se débarrasser de l’affliction qui lui lacérait la poitrine, le cœur, les tripes. C’est lorsque son sourire s’étira et qu’une trouble vision lui rongea la vue, qu’elle comprit. Elle baissa les yeux, puis la tête et finit par tourner celle-ci, chassant la main caressant sa peau. Elle recula son visage, instinctivement.
- Je… Je ne peux pas. Je n’y arriverai pas. Pas maintenant
Elle n’était plus seule, elle s’approvisionnait en émotions, en sentiments, en caresses et par-dessus tout, en tendresse. Son air changea et sa mâchoire se contracta. C’est lorsqu’elle fuit son regard et se referma sur elle-même d’une manière pathétiquement troublante, qu’il comprit. Que la mort l’eût emportée ou non, le cri de l’ange était intarissable.
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