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Réalisme/Historique
REDBUCHE : La vie à crédit
 Publié le 24/08/13  -  5 commentaires  -  11559 caractères  -  86 lectures    Autres textes du même auteur

Extrait du Correio Braziliense, 03/06/2012 : "ENDETTEMENTS ET FINANCIARISATION DE LA PAUVRETÉ INQUIÈTENT LES SPÉCIALISTES
L'alternative choisie par le gouvernement de stimuler la croissance du PIB par la consommation peut avoir des conséquences préoccupantes, alertent des experts…"


La vie à crédit


Dona Creuza est paralysée de stupeur. Elle n'arrive pas à détacher ses yeux effarés de la femme qui gît en face d'elle, face contre le carrelage.


L'intérieur de Dona Raimunda n'est pas bien grand. Une petite maisonnette toute simple, comme toutes celles des faubourgs de Rio, ces quartiers qui tournent le dos au Christ et qu'on ne voit pas sur les cartes postales. Quand sa voisine s'est enfin décidée à passer la porte entrebâillée, intriguée par le silence régnant, quelque chose de lourd bloquait l'entrée. Mais elle ne s'attendait tout de même pas à la trouver allongée au milieu de la pièce, sans connaissance et les jupons en désordre !


Elle était venue à reculons ce jour-là. Ce n'est jamais facile de demander à quelqu'un de vous prêter sa carte de crédit. Surtout quand on connaît Dona Raimunda, toujours droite et économe, jusqu'à l'austérité. Mais elles faisaient partie du même groupe de prière et Dona Creuza savait bien qu'elle pouvait compter sur la piété de sa voisine, et sa compassion dans les moments difficiles. Elle avait longtemps hésité à venir implorer son aide, mais les placards étaient vides et elle ne se sentait pas le courage de faire à nouveau déjeuner ses quatre filles à l'eau sucrée.


Avec la carte de crédit Carrefour de Dona Raimunda tout aurait pu s'arranger. Elle aurait promis de rembourser au début du mois suivant. D'ici là, elle aurait pu payer une partie de ses dettes contractées sur l'une des cartes de crédit des différents supermarchés. Elle aurait sans doute obtenu un plafond plus élevé, contre promesse de paiement… Mais pour le moment Dona Creuza susurre en boucle des « Nossa Senhora ! » et des « Pelo amor de Deus ! » et se signe à répétition. Elle ne sait que faire.


******


Tout a commencé il y a quatre ans, quand son mari les a abandonnées pour une traînée à peine sortie de l'adolescence. Le modeste salaire de couturière de Dona Creuza couvrait difficilement les dépenses du foyer. Plusieurs fois elle avait dû implorer Dona Raimunda de lui prêter un peu d'argent pour acheter de quoi manger. Celle-ci faisait toujours preuve de condescendance, lui donnant des conseils pour gérer son argent, quand elle ne lui disait pas tout simplement de trouver un autre travail. Mais comment aurait-elle pu trouver le temps de cumuler deux emplois et s'occuper de ses quatre filles ?


Heureusement, à cette même période, les banques, puis les magasins, ont commencé à lui proposer des cartes de crédit, et son visage s'est illuminé. Elle avait réellement droit à cet argent ? Personne ne semblait se soucier de ses moyens de remboursement. Il suffisait de demander et l'argent lui était prêté. Un véritable cadeau du ciel par ces temps difficiles. Les premiers jours, elle en avait d'abord profité pour reprendre une vie normale, et assurer la subsistance de son foyer en achetant le riz, les haricots et les produits de première nécessité.


Puis un samedi, en se promenant avec deux de ses filles, elles avaient franchi le seuil d'un de ces shoppings flambant neuf qui poussaient comme du bambou. Elles avaient déambulé, éblouies devant les vitrines. Dona Creuza restait sans voix tandis que chacune de ses filles lui tirait un bras et la suppliait de lui offrir quelque chose avec la nouvelle carte de crédit.


Elles étaient finalement entrées dans le McDonald. Chacune avait commandé un menu différent. Dona Creuza retenait son souffle au moment de passer la carte de crédit. Le paiement était accepté. Elle avait alors réalisé que, grâce à cette carte, elle était devenue quelqu'un.


Elle avait fini par se dire que les cartes de crédit étaient une bénédiction du Seigneur. Que si elles lui permettaient d'apporter le bonheur à ses filles, elle aurait tort de s'en priver. L'Église Universelle lui en proposait d'ailleurs une pour payer la dîme.


Elle s'était mise à fréquenter le shopping plus régulièrement, entrant dans toutes les boutiques. Elle se laissait éblouir par les objets d'ameublement, les appareils électroménagers, les vêtements et les chaussures à la mode… Son esprit était littéralement happé dans l'admiration de tous ces produits merveilleux. Le prix indiqué en gros était toujours celui de la mensualité, puis, à côté, le prix total en lettres minuscules.


Elle commença donc à acheter toutes sortes de choses : une nouvelle télé, d'abord, puis des téléphones portables pour chacune de ses filles, un lecteur DVD pour regarder les shows de Roberto Carlos qu'elle pouvait acheter dans le train en rentrant du travail, des matelas confortables, une machine à laver. Décidément, la carte de crédit avait nettement amélioré son niveau de vie.


Quand elle regardait longuement un article qui l'intéressait, un vendeur souriant surgissait pour lui proposer la carte de crédit du magasin et lui faciliter le règlement. Elle rentrait chez elle ravie de ses achats en s'imaginant déjà la livraison des objets commandés. Un moment de délectation pendant lequel elle se sentait une femme accomplie. Grâce à ses nouvelles cartes, elle était définitivement quelqu'un.


Mais après quelques mois, les choses ont fini par se compliquer. Tous les matins, au pas de sa porte, elle trouvait des lettres de retard de paiement de Casa e Vidéo, Carrefour, Mundial ou Casa Bahia qu'elle tentait de déchiffrer tant bien que mal. Si Dona Creuza savait lire, elle ne comprenait rien au charabia des banques et n'avait jamais été très douée en mathématiques. D'ailleurs, que ce soit à la maison, au travail ou dans les magasins, personne ne se souciait vraiment de la voir compter.


Son téléphone portable, qu'elle décrochait partout, fière d'arborer le symbole de son ascension sociale, ne sonnait plus que pour lui signaler l'impossibilité de payer ses dettes et exiger la régularisation de sa situation. Mais son salaire ne suffisait pas à couvrir ses dépenses, même avec les heures extra qu'elle réussissait à faire pour d'autres employeurs.


Elle avait donc commencé à jongler d'une carte à l'autre, en jouant avec les limites de crédit de chacun des magasins : en général, ceux-ci lui demandaient de rembourser une partie de sa dette et lui offraient de repousser sa limite de crédit en échange. Bien entendu elle acceptait, ce qui lui donnait un certain répit et lui permettait d'acheter quelques produits de première nécessité.


Malgré ses problèmes d'argent, elle faisait toujours un effort pour réapprovisionner sa carte de crédit de l'Église Universelle. Le pasteur le répétait chaque vendredi : « Donnez dix pour cent de votre salaire à l'Église, vous le regagnerez au centuple. C'est bien simple : plus vous donnez à Dieu, plus Dieu vous donnera ! »


Tandis que Dona Raimunda sortait un grand portefeuille en cuir de son sac, pour payer sa dîme au Seigneur, Creuza, assise à côté d'elle, priait pour le retour de son mari en espérant au moins qu'un jour il verserait la pension de ses filles.


Après un an et demi de ce petit manège, le rêve avait brutalement pris fin avec une lettre de la SERASA. Elle était sur la liste noire. Nome sujo comme on dit ici. Son nom était « sali », désormais elle ne pouvait contracter aucun nouveau crédit. Fini le centre commercial. Toutes ses cartes étaient dorénavant bloquées. Les lettres des banques et des magasins arrivaient par paquets. Il y avait déjà longtemps que combler ses dettes lui était apparu impossible. Il ne lui restait plus qu'à essayer de vivre avec le peu d'argent liquide qu'elle réussissait à garder, ce qui suffisait à peine à la nourrir, elle et ses filles.


Mais les filles grandissaient et avaient besoin de nouveaux vêtements. Dans la maison, les produits d'hygiène les plus basiques, le savon, la lessive, commençaient à se faire rares. Dona Creuza avait bien vendu son téléphone, et quelques autres affaires. Mais elle en avait tiré bien peu d'argent et continuait à payer ces objets malgré tout. Et les repas à l'eau sucrée commencèrent à se multiplier.


C'est alors qu'elle eut l'idée d'implorer l'aide de Dona Raimunda. Celle-ci n'avait jamais contracté aucun crédit qu'elle ne pût rembourser en quelques mois. Bien que couturière elle aussi, elle vivait seule et gérait son argent méticuleusement. Dona Raimunda, fière et hautaine malgré sa pauvreté, ne lui parlait presque plus depuis qu'elle avait le nome sujo.


Creuza alla donc la voir, tiraillée par la honte et la faim. Elle lui demanda de lui prêter sa carte Carrefour, afin d'acheter du riz et des haricots, et peut-être un paquet de lessive. L'autre lui fit son sermon habituel et l'obligea à pleurnicher pendant près d'une demi-heure avant de consentir à prêter la carte. Raimunda savait Creuza honnête, malgré tout. Elle savait que le sort de la famille de Creuza dépendait d'elle et ce sentiment lui procurait un certain plaisir. Elle griffonna donc un code sur un morceau de papier qu'elle glissa sur la table, en face de Creuza. Elle le lui montra puis le reprit aussitôt et le mit en miettes. Elle sortit ensuite un grand portefeuille en cuir de son sac, sur le sofa, y attrapa ses cartes de crédit et lui tendit celle du Carrefour, dans un geste solennel. Elles se mirent d'accord sur un remboursement en liquide la semaine suivante. Creuza, elle, faisait tourner le code en boucle dans sa tête, presque malgré elle.


En manipulant la carte de Dona Raimunda, Creuza sentit de nouveau cette sensation de liberté qui l'avait envahie si souvent à l'époque où les crédits lui étaient accordés. Bien que la tentation soit grande, elle ferma les yeux devant les produits alléchants, se contint et n'acheta que le nécessaire. Mais, quand elle tapa enfin le code sur la machine, elle savait qu'elle aurait beaucoup de mal à l'oublier.


******


Et voilà que cette pensée l'assaille de nouveau alors que Dona Raimunda semble morte, écroulée sur le sol en face d'elle. Creuza cherche à se concentrer. Que peut-elle bien faire ? Raimunda a bien un fils qui vit dans un village près de Fortaleza, mais comment le contacter ?


Elle se souvient alors du grand portefeuille en cuir toujours rangé dans son sac, qu'elle voit posé sur le fauteuil, à côté du poste de radio. Elle pense à toutes les cartes de Dona Raimunda, qu'elle utilise toujours avec parcimonie, à tout ce dont ses filles ont besoin. Des stylos et des feuilles pour l'école, des vêtements plus confortables, des chaussures pour sa cadette, une nouvelle télécommande pour la télé, le nouveau spectacle de Roberto Carlos, un de ces nouveaux téléphones qui permettent de naviguer sur Internet…


Elle se rappelle du code par cœur. Elle a bien essayé de l'oublier mais… Et après tout Raimunda n'a plus besoin de ses cartes de crédit là où elle est. Elle pourrait prendre seulement la carte du Carrefour. Et le Seigneur lui rendra au centuple.


Ne pouvant résister plus longtemps, elle enjambe le corps de la femme et s'approche du sac à main. Au moment où elle y plonge la main et saisit le portefeuille en cuir, un grognement soudain vient troubler l'atmosphère funèbre du salon, suivi d'un gémissement. Dona Creuza tressaille, comme électrocutée, lâche le portefeuille et se précipite sur elle : « Dona Raimunda ! Dona Raimunda ! Vous êtes vivante ! C'est un miracle ! Deus seja louvado ! Mais enfin que s'est-il passé ? » Tout en assistant au mieux sa voisine, Dona Creuza réprime un léger pincement au cœur et se laisse submerger par une tristesse vague, comme après un rêve. Elle prend conscience qu'au fond, elle ne sera jamais quelqu'un.


 
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   Anonyme   
26/8/2013
 a aimé ce texte 
Bien ↑
En lisant, je pensais que Dona Creuza, voyant que Dona Raimunda n'est pas morte, se dépêcherait de dépouiller la vieille dame et de filer en la laissant sans aide... bon, vous avez décidé au contraire que cette "résurrection" sauverait aussi Dona Creuza qui enfin (tel est mon sentiment, du moins), va pouvoir s'arracher aux sirènes du consumérisme.
C'est votre choix d'auteur, rien à dire ; comme lectrice, j'aurais préféré l'option plus dramatique, celle où les magasins ont volé aussi à Dona Creuza son humanité ! Le constat en aurait été plus cruel. Moins vraisemblable, aussi, plus allégorique.

Sinon, l'enchaînement qui mène Dona Creuza à sa dramatique situation m'a paru bien exposé, sans pathos inutile mais de manière assez poignante : on voit le personnage aller à sa perte de manière tout innocente... D'une manière générale, les personnages, à mon avis, sont campés de manière efficace et crédible.

   placebo   
26/8/2013
 a aimé ce texte 
Bien
J'aime bien la structure toute simple avec un long flashback. Le style m'a paru un peu forcé au début (ex : dernière phrase du 2eme paragraphe), mais l'ensemble se lit bien.

La spirale du crédit est bien appréhendée je trouve ; l'environnement local est dépeint par petites touches, j'aurais bien aimé davantage de contextualisation. Certes, on comprend que Japon, Europe ou Brésil, les problèmes et la mondialisation sont partout pareil, mais ça peut être fait dans le même temps.

Un certain ton cynique nécessaire, l'appel aux œuvres caritatives est bien vu. Pour un texte aussi court, c'est bien d'avoir développé un personnage et un peu son opposé, je trouve.

Bonne continuation,
placebo

   Acratopege   
27/8/2013
 a aimé ce texte 
Bien
Voilà un texte social et naturaliste qui tient la route parce qu'il est assez bien écrit, et que la personnalisation de la question du consumérisme à tout crin à travers ces deux figures de femmes lui donne du relief. Par contre, j'aurais été plus touché si l'histoire s'était passée "par chez nous", et non pas de l'autre côté de l'océan. Le côté exotique du récit, en l'éloignant de ce que je peux vivre et observer quotidiennement, lui fait perdre de sa percutance. Mais la description de ce coin de Rio - je ne connais pas cette ville - est très parlante. J'ai bien aimé le symbolisme des "quartiers qui tournent le dos au Christ."
Comme Socque, j'aurais été davantage séduit par une chute immorale, par exemple un vol des cartes sans état d'âme, qui aurait permis à Dona Creuza de s'enrichir et d'aller vivre dans les quartiers qui regardent le Christ en face!

   Bidis   
30/8/2013
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Texte prenant et bien écrit, très simplement, mais je trouve la simplicité très difficile en fait.
Cependant, on lit aussi pour, comme dans le rêve, pouvoir nous défouler et nous livrer en toute bonne conscience aux pires extrémités. Donc, j'ai été déçue et termine la nouvelle à ma façon : un bon coup sur la tête pour expédier la vieille ad patres et zou ! à nous (le personnage et moi) la belle vie et le délicieux frisson de la peur de la punition. (Et je punis l'auteur en diminuant mon grand "très bien" d'un petit "moins".)
Ceci dit, la pernicieuse société de consommation est ici justement cernée, et c'est bien de le faire.

   REDBUCHE   
31/8/2013


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