CINQ ANS DE DOULEUR
EXCLUSIF Elsa Nin
Elle publie le récit de ses cinq ans de séquestration dans un livre que les Français s’arrachent. Rencontre.
Propos recueillis par P. Lenz En juin 2005, dans le 4e arrondissement de Paris, Marie Ker, professeure de philosophie, enlève une étudiante de 18 ans, Elsa Nin. Elle la pousse dans sa voiture noire. Elle ne se débat pas. Elle la conduit à Saint-Maur, et l’enferme dans son appartement aux volets fermés. Là, derrière une porte blindée, une cellule humide, noire. Elsa Nin y vivra cinq ans. Affamée, torturée, enchaînée, asphyxiée, elle s’ennuie. Désormais, sa vie dépend de la folie d’une perverse. Le 23 juin 2010, la captive, 23 ans, s’échappe. Cet infernal duo, elle le raconte dans « Cinq ans de douleur », livre publié la semaine dernière. Elsa Nin nous a reçus dans les locaux de notre agence de Moscou. Durant votre détention, qui était Marie Ker pour vous ? (Elle cherche longuement ses mots.) Elle me faisait pitié, parfois honte. Elle est un signe que les gens font des choses qu’ils ne peuvent plus effacer. (Elle se tait, lève les yeux, fixe le plafond.) Que voulais-je dire ? Elle était un symbole pour ces erreurs de jugement qu’on commet et qui conduisent au crime. Dans les premiers jours de votre captivité, vous hurlez. Oui. (D’une voix faible.) Vous arrivez donc dans ce cachot… Les Allemands disent « Verlies ». (Elle rit.) Vous êtes recluse dans trois mètres carrés. Et vous réclamez des livres ? (Son visage s’éclaire, elle astique la table devant elle, souriante.) Je voulais tout comprendre, tout savoir. (Les premiers mois, sa ravisseuse la lave sous la douche qu’elle a construite. Elle dormira enchaînée à elle. Elle l’accompagnera toujours aux toilettes.)
Au début, Marie Ker vous apporte des livres, un ordinateur. (Dans un souffle de voix.) Oui. Elle vous dispense des cours de philosophie ? Je m’ennuyais, je voulais utiliser mon temps. Elle comprenait ça. J’apprenais mes leçons avec elle ou toute seule. Platon, Spinoza, Marx surtout. Elle vous faisait réciter ? Elle voulait que je m’imprègne des grands textes. De quoi parlait-elle ? Elle ne s’intéressait qu’à la philosophie. Elle méprisait les choses pratiques parce que cela ne sert à rien dans la vie courante, mais comprendre était nécessaire. Elle n’était pas toujours là, elle quittait l’appartement. Vous étiez seule enfermée dans la chambre… Elle partait. Mais elle me laissait sa voix sur l’ordinateur. Que disait-elle ? Elle disait pour sa présence. Elle disait sa haine des hommes. Qu’elle me voulait laide. Elle haïssait les femmes belles. Elle me voulait hideuse, laide pour que le désir ne pénètre pas en elle. Au bout de plusieurs mois enfermée dans la chambre, un soir, elle vous permet de prendre un bain. Racontez-nous. C’était comme un malaise. Elle me dictait ce que je devais faire. Puis j’étais gênée… Pourquoi ? J’étais nue. (Afin d’éviter qu’elle ne s’enfuie, elle lui interdit de se vêtir. Nue, rasée, la tête, les aisselles, le sexe, elle est prisonnière. Elle lui fait croire que portes et fenêtres sont piégées. Elle le croit.) Et ce bain, le premier, était-ce au moins un réconfort ? Oui. (Silence, elle boit, pose brutalement son verre, ne nous regarde pas.) Elle m’a tout commandé. Comment pour les cheveux, le dos, le ventre. Elle voulait surtout que je lui parle. Je n’ai jamais vu une femme aimer autant les mots. Pour elle le mot « caresse » était une vraie caresse. Elle me lavait avec ses mains nues. Partout, absolument partout. Aucun endroit du corps n’échappait à ses doigts. Je devais faire de même. Comme un ravissement. (Elle baisse les yeux).
Vous voulez marquer un arrêt ? Vous êtes éreintée ? C’est terrible de répondre à toutes ces questions. Revenons au temps où vous étiez captive. Ces pièces refaites, à qui étaient-elles destinées ? À elle. C’était pour elle, pour moi, pour nous. C’était son idée de vivre ensemble dans les livres perdus. Si plus tard quand j’aurais eu envie de rester avec elle, elle disait qu’alors, ce serait pour nous, elle me sortirait, on verrait des gens. Pendant ces lectures, Marie Ker a des crises. Soudain, elle hurle, elle crie, vous frappe, vous jette la cafetière allumée en plein visage… (Elle acquiesce.) Vous deviniez ses réactions ? Comment vous êtes-vous adaptée à son délire ? Elle pouvait l’articuler. Elle m’a forcée à dire ce qu’elle voulait, et cela m’apprenait à ne pas faire ce qu’elle ne voulait pas. Cela se répétait. Ainsi, je comprenais mieux ma faute. Mais il arrivait toujours quelque événement nouveau, rare… Et vous refaisiez une « faute » ? Toujours. Mais ce n’était pas toujours mal. (Long silence.) À 18 ans, vous êtes femme. Que se passe-t-il ? Silence. (La folie de Ker est décuplée. L’étudiante est battue, humiliée, attachée par un collier à ses côtés, la nuit.) Il y a des moments différents, paisibles. Vous fêtez Noël… Oui. Vous l’aimiez bien à cet instant ? Oui, j’aimais. À trois reprises elle vous sort. Courses, cinéma, une sortie en mer. Pourquoi ne vous êtes-vous pas enfuie ? J’étais transparente. C’est là l’horreur. Marie était toujours collée à moi, dans mon dos. Au cinéma, elle me prenait les mains, doucement. J’avais son souffle dans l’oreille. Le son de sa voix. (Elsa ne dira jamais ravisseur, geôlière, pas de mots pour la culpabiliser.) Vous étiez constamment affamée ? Oui. Elle voulait un corps étique, souple, svelte, longiligne, que mon squelette transpire. Elle voulait une morte, je ne sais pas. Marie Ker fut-elle pour vous une mère de substitution ? Elle le disait. Que plus personne ne comptait. Qu’elle était désormais tout pour moi. Que nous serons seules à jamais dans ce désir-là de nous-mêmes. Était-ce vrai ? Sous sa douce violence, oui. Votre ravisseuse vous a-t-elle laissée vous enfuir ? Elle a compris que cela ne pouvait plus durer. Ce jour-là, pour la première fois, elle m’a accordé sa confiance. Elle m’a parlé lentement. Elle se sépare alors de moi. Avant, il y avait toujours un contrôle total, elle me détenait mentalement. Elle m’épiait constamment. Elle avait toujours un regard sur moi, partout, constamment. Ce jour-là, elle n’a pas fermé la porte de la chambre. Alors, je me suis enfuie. C’était prévisible. Que même s’il y a désir l’attache ne peut durer. Avez-vous parfois envisagé de rester vivre avec elle ? Non, jamais. Parfois, j’ai pensé rester jusqu’à sa mort, puisque j’étais enfermée. Je ne voulais pas mourir. C’est trop bête, la mort. (Elsa tentera plusieurs fois de se suicider, en s’ouvrant les veines, en s’asphyxiant, en brûlant du papier sur son réchaud, en buvant de la lessive.) Vous dites avoir compris que, si vous parveniez à vous échapper, elle en mourrait. Vous sentiez-vous coupable de sa vie ? Oui. Une vie humaine compte beaucoup pour moi. Et, cinq minutes avant sa mort, on peut se transformer, réparer quelque chose. Pouvez-vous nous parler de votre attachement pour Marie Ker ? Dans votre livre vous n’en parlez pas. Pourquoi ? (Elle plisse les yeux.) Il est difficile de tout dire. Impossible. Mais il faut dire pour que tout le monde sache. Que ça ne se répète pas.
(Elle récite comme une leçon mal apprise, la voix monocorde, sans flexion). Elle avait tout le poids de son corps contre moi. Son souffle était froid. Mais les mains terriblement chaudes. Nous n’y verrons rien. Les yeux fermés. Les miens. Les siens. De toute façon tout était noir. Nous étions deux corps perdus dans le noir. Elle me disait seulement qu’elle était heureuse. Que le monde n’était que nos bouches rencontrées. Tous mes muscles se dilatèrent. Étrangement. J’étais à elle, en elle. Je lui ai pourtant dit. Pour le sommeil. Que je voulais être seule. Mon corps se replie sur le mien. Et que je voulais dormir. Son bras droit s’est retourné sur ma chair. Et puis, ce baiser furtif sur le front juste au-dessous de la racine des cheveux. J’ai compris sa douleur. La douceur de sa douleur. C’était plus fort qu’elle. De se rapprocher de moi. La lenteur de ses mots dans le pavillon de mon oreille. Presque une comptine pour enfant. J’étais de plâtre. Repliée sur moi-même. Ne sachant que dire. Que faire. Ce même bras droit autour de ma hanche. Un autre baiser sur la tempe. Plus lent, plus long, plus savoureux. Elle me domine de sa main qui trace comme des lettres sur mon ventre. Je ne sais plus. Me retourne. Et puis une main s’infiltre dans l’entrecuisse. Dans le creux de ce que je suis. Dans cet archipel que je n’ai jamais découvert. Elle, sa main, dessine des ronds, des cercles. Je n’éprouvais aucune sensation, uniquement le désir de son plaisir. J’entendais sa bouche humide. Une brève résistance. Je me retourne. Je suis sur le ventre. Les bras en croix. Je ne connaissais rien de ces caresses-là. Je ne voulais pas. Rien. Dormir, c’est tout. Elle va trop loin. C’est ce que j’ai pensé. Trop loin pour un corps de souffrance, abîmé. Mais c’était en même temps très doux de s’abandonner ainsi. D’une douceur jamais connue de moi. Ne rien faire. Ne rien avoir à faire. J’étais complètement oubliée. La main descend. Elle atteint le sexe. Le mien. Je lui ai pris la main, fortement, fermement. Sa main est revenue sur ma hanche. Elle laisse là sa main nerveuse. Ses doigts jouent avec la peau, avec ma peau. Je n’ai rien dit. Je pensais que tout s’arrêterait là. Je pourrais dormir. Je me trompais. Je l’entends suffoquer. Sa main tremble. Elle se contient. Je le sens. Ses doigts prennent le pubis. J’étais trop inquiète, troublée pour agir. Je ne voulais pas pour elle la déception. Je ne voulais pour moi la violence. Je laisse finalement la main. Mais c’est plus fort qu’elle. Le jeu de mains. La langue lèche le haut de l’épaule. Comme un tremblement organique. C’est le corps qui décide. La peau. Et peu à peu je m’enfonce. Je glisse. Je cède sur tout. Je veux tout. Mais elle veut ma réticence. Je le devine à ses doigts, à sa voix. J’avais promis pour moi. L’abandon, mais pas la réaction. Pas l’agir. Ne rien susciter. Tout prendre et ne rien donner. Et tout glisse dans le ravissement océanique. Je ne suis plus. J’inexiste.
|