« Personne ne peut nier que l’homme, comme les autres individus, s’efforce de conserver son être. Si l’on pouvait concevoir quelques différences, elles devraient provenir de ce que l’homme aurait une volonté libre. Mais plus l’homme est conçu par nous comme libre, plus nous sommes obligés de juger qu’il doit nécessairement conserver son être et se posséder lui-même ; quiconque ne confond pas la liberté avec la contingence [qui libertatem cum contingentia non confundit], m’accordera cela sans difficulté. La liberté en effet est une vertu, c’est-à-dire une perfection [Est namque libertas virtus, seu perfectio]. Rien en conséquence de ce qui atteste dans l’homme de l’impuissance [impotentiae], ne peut se rapporter à sa liberté. L’homme par suite ne peut en aucune façon être qualifié de libre parce qu’il peut ne pas exister ou parce qu’il peut ne pas user de la raison, il ne peut l’être que dans la mesure où il a le pouvoir d’exister et d’agir suivant les lois de la nature humaine. Plus donc nous considérons qu’un homme est libre, moins nous pouvons dire qu’il ne peut pas user de la raison et préférer le mal au bien, et ainsi Dieu, qui est un être absolument libre, connaît et agit nécessairement, c’est-à-dire qu’il existe, connaît et agit par une nécessité de sa nature. Il n’est pas douteux en effet que Dieu n’agisse avec la même nécessité qu’il existe ; de même qu’il existe en vertu d’une nécessité de sa propre nature, il agit aussi en vertu d’une nécessité de sa propre nature, c’est-à-dire avec une absolue liberté. » Spinoza, Traité politique, II, 7, p. 18.
Elle a ce talent-là que nous n’avions pas. Elle dessinait ce que nous lui demandions. Des chevaux dans toutes les positions, des plus nobles aux plus cocasses et saugrenues. Elle traçait tout sur tout. De son doigt long et fin, elle délimitait, charbon sur bois, thé noir sur planche, d’un bâton dans la neige, l’objet de nos désirs. Nous passâmes très rapidement commandes. Ania demandait le portrait de son père. Elle s’asseyait en tailleur et racontait l’histoire du visage de Prit. Le trait rattrapait la description. Le portrait était toujours éphémère. Nous ne pouvions rien conserver. Héléna voulait reconstruire sa villa natale avec colonnes. Le manoir était là sous nos yeux. Nous commentions le nombre de pièces. Combien de chambres ? Comment le salon ? La chambre de père et mère était-elle grande, spacieuse, bien éclairée ? La Norvégienne recomposait l’ambiance, l’atmosphère, la chaleur d’une enfance perdue. Des larmes après l’effacement du retour au passé. Mais elle avait cette puissance de tout reprendre. Elle avait créé ce que je voulais. Ce que je désirais pour nous nous toutes. Un Ailleurs, un autre monde. Un paysage romantique. Des fleurs, des arbres, une rivière. Ce que nous appelions l’Atlantide. Un lieu pour nous toutes. Une demeure inconnue des autres, de tout autre. Nous ne savions que peu de choses sur elle. La peau frêle et le corps fragile, elle avait des yeux noirs comme de l’ambre. Nous disions d’elle la Norvégienne tant nous savions peu des choses. Il faut dire pour elle la difficulté à se greffer sur un groupe de trente femmes déjà là depuis dix ans. Nous avions nos principes, nos coutumes, nos habitudes. L’élément périphérique ne pouvait que nous perturber. Soit la nouvelle venue mourait dans les trois mois, soit elle était projetée dans un autre Camp. Wilfrid avait enfin compris la force de notre résistance, mais aussi la cohésion avec laquelle il fallait compter. Il lui a fallu trois ans pour rattraper ce que nous étions devenues. Se dépouiller d’une forme ancienne d’humanité pour en épouser une autre n’est pas chose aisée. On disait d’elle, la Norvégienne, l’innocence de l’esprit. Elle cachait son talent heureux et pernicieux dans le Camp derrière un visage jovial et bienheureux. Nous nous souvenons toutes de notre première rencontre. Nous ne savions plus pour l’année, encore moins pour le mois, encore moins pour le jour, l’heure. Nous étions hors du temps. Au-delà de toute temporalité de toute géographie. La chaleur était là pour peu de temps, nous savons. On n’oublie pas un rayon de soleil là où nous étions. On ne peut rien contre une goutte de sueur qui ne vient pas du labeur douloureux ou des larmes nocturnes. Nous étions en été. La mémoire des odeurs ne peut nous tromper. Elle est venue, elle, la Norvégienne, à la peau si blanche dans le jaune retenu du Camp. Nous étions prévenues. Tout se sait dans un lieu clos, surtout les secrets. L’Administration avait l’agitation d’un nouvel arrivage. Elles débarqueraient dans notre baraquement assez rapidement. Pour nous, l’horreur et la terreur. Qui et pourquoi ? Qui ? Une politique ou femme du milieu ? Pourquoi ? Pour nous sonder ou pour nous délatter ? S’il faut quelques heures pour déchiffrer une malheureuse venue, il faut des mois pour apaiser notre peur d’une intruse. L’intrusion est dissolution, la dissolution contagieuse est dispersion, et la dispersion signifie notre perte à toutes. Nous ne pouvions nous le permettre. Wilfrid le savait pour nous. Mais nous savons pour elle la possibilité de la dissémination. Pour réactiver son pouvoir, pour laisser place à d’autres détenues venues en masse, il fallait accroître notre capacité d’adaptation. Passée par tous les méandres de l’Administration, elle fut parachutée dans notre baraquement. Méfiance et défiance. Nos armes pour nous protéger contre celle venue d’ailleurs. D’un lieu lointain inconnu de nous. Si loin et pourtant si près. La Norvège. Aussi la regardions-nous avec réticence, d’autant qu’elle n’était pas accompagnée par une gardienne. Elle n’avait rien avec elle, rien pour elle, presque rien sur elle, en elle. De toute apparence, sa mort prochaine était programmée d’emblée. Elle ne dépassera pas le seuil de quelques semaines. Pas possible pour ce corps-là. Le bonjour ne pouvait être qu’un au revoir. Chaque détenue porte sa mort en elle, et tout est transparent. Elle est paysanne, son espérance de vie grandit ; elle est de l’aristocratie, sa vie sera celle d’une rose. Si elle est ouvrière, tout est possible pour elle. La chute comme la remontée. Étonnamment, le Camp peut être salvateur. Elle nous sourit, sans un mot aucun. Sa chevelure tondue respirait une tranquillité que rien ne pouvait menacer. Elle était tenue par une tenue exotique. Robe légère, soulier à talons, les mains vides. Pour nous, engoncées dans le Goulag, une extraterrestre. Nous n’étions que des vautours pour une mort annoncée, à venir. Nous étions toujours prises dans les mêmes discussions. Le pain. Peut-on espérer du poisson ? L’erreur est toujours possible. C’est Cristina, je crois, sur un ton bien à elle, de demander : veux-tu manger quelque chose ? Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? Dis et tu auras. L’Union soviétique est généreuse pour les étrangers. Nous sommes dans le monde des Bienheureux. Tu dois connaître notre loi : « À chacun selon ses besoins. » Si tu as besoin de quoi que ce soit, demande, et tu auras. Je viens de loin et n’ai besoin de rien. Mais je sais que vous devez avoir faim. Voilà, j’ai tout pour vous. Elle s’assit lentement au milieu du baraquement et se mit à dessiner sur le sol battu du poulet cuit à point, des gâteaux à la crème, des fruits de toutes les couleurs. Avec ses mains en mouvement, elle avait recréé un authentique banquet. Croquez, dégustez, appréciez, je vous en prie, tout est là désormais à portée de bouche. Mais il faut se méfier trop de nourriture nuit à la beauté. Nous le savons toutes. Cruauté, provocation ou imbécillité ? Elle pouvait peu, trop peu pour le travail de la forêt. Mais nous sentions son désir de vivre. Pour Héléna, dite la Norvégienne. Comment pourrait-elle survivre avec ses seules mains qui dessinent à la surface du monde alors que nous le transformions ? La question nous taraudait. Comment son corps à peine en vie avait-il pu déjà traverser les meurtrissures des interrogatoires, des enquêtes, de l’emprisonnement, de l’incarcération ? Nous ne savions rien d’elle, mais nous savions tout de son parcours. Il était le nôtre. Quelle que soit la faute, l’innocence, la culpabilité, notre itinéraire était invariablement le même : arrestation, enquête, interrogatoire. Parfois, le tout dans le désordre. Elle avait cette discrétion de ne rien dire sur sa personne. À croire une enfance éteinte, oubliée ; à croire un passé inexistant, une histoire décharnée. Elle était née déjà avec ces vingt ans. Mais elle disait tout pour la traversée d’une communiste norvégienne. Son pays détruit et reconstruit. Qu’une communiste ne devait rien avoir, si ce n’est sa foi. Ni famille, ni amis, seule la volonté et l’apprentissage de la clandestinité, n’être rien ni personne. Elle n’était rien ni personne. Tout juste un prénom sans rien derrière. Une femme sans bagages ni mémoire. Comprendre était son maître mot. Elle aimait Spinoza, le répétant : « Ni gémir ni rire, mais comprendre. » Lorsqu’on comprend pourquoi nous sommes ici, c’est surmonter toute blessure, toute humiliation. Elle disait parfois : « La compréhension l’emporte sur la foi. » On peut brimer, corrompre, convertir la foi, on ne peut jamais contrarier l’intelligence. Vous souvenez-vous de cette femme à la colique pudique ? Elle a franchi la ligne. Nous le savions toutes. Les gardiennes ne tirent jamais dans l’enceinte du Camp. Vous disiez d’elle une pudeur excessive. Contre elle, vous disiez la fesse bourgeoise. Elle a été mitraillée. Ce n’est pas son ventre qui ne pouvait plus. Elle n’en pouvait plus d’elle-même. C’est pourquoi elle a franchi la limite. Il faut comprendre. Nous ne sommes pas commandées par notre corps, mais par la compréhension. Savez-vous ce que disait Spinoza : « L’homme se croit libre parce qu’il méconnaît les causes qui le déterminent à agir. » Ce qui veut dire qu’il faut rejoindre ce que nous sommes authentiquement par la persévérance de ce que nous sommes toujours et déjà. Elle truffa sa métaphysique d’anecdotes. Elle avait désormais l’expérience du Camp. Elle, la Norvégienne, peut-être plus que nous. Le Camp a cet avantage au bout de quelques jours, de quelques semaines de tout reprendre au commencement. Le vécu d’alors est nul, l’expérience passée est anéantie, ta personnalité est détruite, tes craintes, tes doutes sont d’un Ailleurs. Désormais, tu es ici, là. Il faut tout revoir en toi. Jusqu’à ce que tu es au plus profond de toi. Tu es nouvelle en tout, une autre humanité. Il te faut renaître à nouveau, de nouveau. Peu importe ton origine, peu importent ton âge, ton statut social, ta profession, ta formation, ton désir, ton envie, tes projets, tu finiras toujours par être différente pour devenir la même, la même que nous. La subjectivité, la personnalité se dissout dans le mouvement de notre survie. La survie est à ce don de tout ce qui t’a dessinée. Dans le Camp, nécessité pour nous toutes de nous refaçonner, de tout reprendre au degré zéro de l’humanité. Prisonnières, nous devons tout refaire. Un autre monde pour tout le monde. Tout était différent avec Héléna, la Norvégienne. Elle veut la révolution dans la Révolution. Elle enfantait en elle une humanité à venir. Elle avait eu l’audace de se délester d’emblée de toute sa culture pour rattraper le nécessaire recommencement d’une autre vie dans le Camp. Mais sans résignation, dans la résistance. Elle avait cette ascendance sur nous. Pas seulement en raison de sa capacité à tout recréer fictivement avec ses mains dorées, elle avait la parole. Elle parlait comme elle dessinait. Le tracé ou le mot toujours proche de notre réalité. Ne pas boire de l’eau pour éviter la dysenterie est un acte de volonté. Ne pas avaler le poisson salé qui vous tord la gorge est un acte de dénégation à la loi du Camp. Se méfier non tant des autres, de toutes les autres, que de nous-mêmes. Elle disait que l’ennemi le plus lointain était en nous, le plus proche, le voisin que nous croyons à nous-mêmes. Elle avait ces formules-là comme des préceptes, des sentences, des maximes de vie élémentaire. La règle ne doit pas provenir de la gardienne, extérieure et donc non dangereuse ; pas le sbire, externe, sans péril. Elle doit venir de nous. Que nous sommes à nous-mêmes notre seul et unique péril. Elle aimait raconter. Les histoires de notre vie pour survivre. À venir. Elle voulait que désormais notre passé devienne notre devenir. La seule possibilité pour une évasion. Vous sous souvenez toutes des sacs de viande. Ceux destinés à nos gardiennes. Un sac est tombé. Il était là depuis l’hiver dernier. Personne pour le voir. Car le sentier de l’approvisionnement exceptionnel est masqué. Certaines de croire au miracle et de se goinfrer. Nous savons. Nos trois femmes dévoreuses sont mortes. Elles sont mortes de l’absence de volonté, de leur naïveté. Ce qui nous lie, relie, ce n’est pas la raison de notre emprisonnement, les causes et les raisons sont variées, mais le travail en commun. Nous le savions toutes, par-delà nos divergences. Pourquoi la survie et non pas la mort, la mort volontaire alors que nous sommes en perpétuelle survie ? Pas pour des motifs instinctifs et individuels. Toute communauté humaine détruit l’intrus individuel. La survie n’est pas le fait de notre constitution physique. Regardez-moi. Il faut voir ce que je suis, qui je suis. La survie de chacune d’entre nous ne vient pas des astuces, des manipulations de certaines pour déroger aux règles, feindre la faiblesse, éviter les travaux les plus douloureux, se réfugier derrière des postes chauds, se vendre ou se donner pour une miche de pain. Notre force, notre puissance de vivre provient de ce pourquoi nous sommes là. Elle vient non de la justice sociale, mais de l’injustice. Nous avons toutes sombré en raison d’un déclic, d’une faille, d’une faillite dans les systèmes d’alors. Qui d’entre vous n’a pas subi la misère, la vexation d’un père incapable d’offrir un jouet à son enfant ? Qui ? Dites-moi, qui n’a pas vu le sang versé par le vouloir du maître ? Qui d’entre nous n’a pas été chevauchée par nos ayants droit ? Tout compromis, se déchargeant de sa tâche au détriment d’une autre camarade, est trahison de notre présence. Pourquoi Vanina est-t-elle morte sous le poids des bûches ? Parce que nous désespérions de la présence de notre vie. Pourquoi Varia est-elle morte du coup de fouet ? Pas pour avoir volé des épluchures de carottes, de pommes de terre, mais parce que lui a fait défaut la foi en elle, la foi en nous, en nous toutes. Elle est morte du désespoir d’elle-même, du désarroi d’elle en nous.
C’est plus fort que tout. Pour Olga. Il est trop difficile de dire pour Olga. Tantôt prisonnière tantôt gardienne. Proche de nous, trop proche de nous dans l’éloignement. Conspiratrice ? Aguerrie ? Meurtrie ? Désespérée ? Elle a brisé toutes les frontières, elle a aboli toutes les limites, elle a dépassé toutes les bornes. Olga, incertaine et volatile, prostrée et hésitante. Plus fort qu’elle. Elle voulait savoir pour la Norvégienne. Tout savoir. Celle-ci prenait trop le pas sur celles que nous étions. Olga avait douze ans de Camp. À douze ans, on connaît tout sur tout. La faiblesse et la force, la puissance et la violence. Aucun secret n’était un secret pour elle. Les gardiennes, plus jeunes, nécessairement plus jeunes, reconnaissaient Olga comme la maîtresse de ces lieux. L’Administrateur, de trois ans son cadet, lui accordait une confiance absolue. Et nous le savions : tout pouvoir est abus de pouvoir. Une règle de fond : nous sommes plongées dans une communauté fortement hiérarchisée. D’abord, les droits communs, ensuite les politiques, puis le tout-venant. Olga était reine. La Norvégienne, un autre pouvoir qui était le droit. La force et le droit. La puissance du droit sur le droit de la puissance. Dans cette dialectique infernale nous étions toutes perdues. Qui du droit ou de la force ? D’autant toutes les deux convaincues, nous ne pouvions en douter, d’un communisme radical. Elle avait le verbe pour elle, un passé tumultueux, mais communiste. Tout donc devait lui revenir de droit. Il est question d’Olga. Nous nous perdions quelquefois. Le pouvoir sur la nourriture surtout. Manger étant la clef de notre subsistance. De là ces questions folles : d’où venait-elle ? Pourquoi dans ce pays si lointain avait-elle renoncé à sa liberté capitaliste ? D’où lui venait ce talent ? Et puis la tentation trop prégnante de lui donner l’occasion d’embellir sa cellule. Elle confondait l’art avec la décoration. La Norvégienne n’a jamais rien dit de sa famille. Là sa force ou sa faiblesse. C’est ce que pensait Olga. Dis-moi ton passé, et je pourrai mieux te détruire. La rencontre d’Olga et d’Héléna. Pour une destruction à jamais. Une ruche ne saurait connaître deux reines. Ni pour le père ni pour la mère, ni pour les ouvrières, ni pour les butineuses. Elle disait la vie privée est une forteresse, le dernier rempart pour exister, et pas simplement survivre. Tous ses papiers étaient volontairement faussés, grossièrement falsifiés. Comme une provocation. La suprématie d’Olga sur la Norvégienne. La manipulation facile de tous les documents. C’est par des mots en creux qu’Olga avait su. Enfant dans son village natif, elle cohabitait avec ses voisins, ses voisines. Elle ne supportait plus l’injustice sociale. Ses parents allant même lui interdire de fréquenter l’école, lieu de perversion sociale. Prendre à l’autre son passé, c’est se réapproprier de l’autre. C’est le maîtriser, voire le détruire. Alors pour elle avec ses nurses et précepteurs. Des journées rythmées sur la même modulation. Il lui fallait tout apprendre et tout savoir sur tout. Son père, froid, mais juste et généreux. Sa mère absente mais exigeante. Elle fréquentait le haut Lieu. Les artistes de passage, les écrivains bruyants et bavards, les journalistes envieux et anxieux. Le monde extérieur n’était perçu que par la grille de leurs interprétations, de la littérature. Olga enfin tenait la Norvégienne. Elle pouvait tout ou presque tout sur elle. Détenir le passé de l’autre, c’est la possibilité offerte de le déconstruire. La force d’Olga n’est plus dans l’expérience, elle est dans la manipulation des jeux de main, le dessin, le portrait, de la Norvégienne. Un autre monde fait de notes et de mots, presque surréaliste, vaporeux et grandiloquent. C’est plus fort qu’elle. Plus fort en Olga. Tout savoir sur tout. Surtout d’une prisonnière. Tous les motifs sont judicieux, effacés, gommés, passés sous silence. Tous les soirs la Norvégienne sommée de se rendre dans la chambre d’Olga. Un ordre, pas de recommandation. Nous savions pour, contre Olga. Tout est possible. Elle peut ce qu’elle veut. Faire de nous des outils, des instruments au service de ses vices. Elle voulait de nous cinq, dix tonnes de bois par jour. Elle ne comptait pas les mortes. Nous n’avons jamais su pour Olga et Héléna, pour la maîtresse de maison et l’inconnue. Tous les jours, le même rendez-vous, la même convocation. Nous espionnions. L’heure d’arrivée, l’heure de départ. Il était toujours onze heures, il était toujours près de quatre heures du matin. Le temps est long. Elle se confie, Héléna. Elle cède à dire ce qu’elle était, donc ce qu’elle est. Mais la Norvégienne n’était pas dupe du prisme déformant et réconfortant de la réalité sociale. Elle se mentait presque autant qu’elle mentait. Il lui fallait un avenir autre que la destinée pour elle promise. Olga a vite déjoué le jeu. Du moins a-t-elle cru ? Héléna, la Norvégienne avait recours à son passé comme une fée invente sa genèse. Nous ne sommes rien. Plus précisément, nous sommes plus à nous-mêmes notre invention que l’exercice de notre mémoire. On ne peut tromper sans se tromper. Tout a tourné dès la première année aux beaux-arts. Il lui fallait fréquenter cette institution, la plus en vue de la capitale. Ce qu’elle a vu ne faisait que consolider ce qu’elle soupçonnait : l’attitude sociale, cette aptitude qui consiste à fuir ce que l’on voit pour justifier ce que nous savons injustifiable. Il lui a fallu Enricka. Pour accéder à des études, il lui a fallu se vendre. Elle était modèle dans l’établissement. Mais son corps nu au milieu du cours prenait tant de place qu’elle ne pouvait dessiner. Enricka avait le génie de reconnaître le don de la Norvégienne. Elles étaient dans la même sphère, dans le même monde d’avant la catastrophe, le retournement. Dès lors, tout alla très vite. Enricka lui propose une soirée. Que des communistes clandestins. Tous dans la violence de la dénonciation, tous dans la sympathie de cette nouvelle communauté. Personne pour lui reprocher son maintenu droit, son vouvoiement, sa distance, son langage autre. Au contraire, elle fut accueillie comme l’un des leurs. Et puis Enricka la prenant à part de lui dire son engagement. Le communisme n’est pas une idéologie, un simple parti politique, il est le porte-parole d’un avenir certain pour le peuple en sa réincarnation dans l’histoire. Viens samedi, et tu verras. J’ai vu, j’ai tout ou presque tout vu. On ne sait plus qui parle. Héléna ? Olga ? Héléna à travers Olga, Olga par le biais de la Norvégienne ? Les voix se confondent. Elles parlent souvent, à deux, trois, parfois à quatre. Dans la chaleur de la froidure. Les corps, tous les corps se confondent. Il n’y aura aucun recours, secours pour nous d’identifier les voix. Nous serons désespérément extérieures à ce monde. Nous ne pouvons qu’en parler en surface. Quelques événements, des péripéties accidentelles. Mais jamais rien de profond pour nous. Tout ce que nous saurons, ce sont des voix qui parlent. Mais le lieu d’émergence des sons nous restera obscur à jamais. C’est celui du corps, elles fomentent une forme hermétique, avec leur langage et leurs mots à elles, à elles toutes. On ne lit pas aussi facilement une personne à la surface de son corps. Ce fut l’erreur d’Héléna, la liseuse. Elle a cru comprendre la Norvégienne selon le contour de son corps. Il est vrai, le corps dit trop sur ce que nous sommes. C’est oublier la puissance, la ruse, la feinte de la Norvégienne. Il est vrai, le corps presque absent, l’os fragile, la peau transparente, le cheveu de tous les cheveux dans ce Camp. Désormais sans mèche, sans couleur, sans teinte, sans retenue. Il a déjà été dit que nous étions dans un Ailleurs, dans un monde tout autre. Et que nous pouvions tout juste apercevoir la tranche de la mondanéité du Camp. Des ouvriers pour la plupart au fond d’une usine obscure. Ils parlaient peu, mais toujours tout juste. Les mots collaient à leur réalité, à leurs souhaits. L’illettrisme et leur inculture traduisaient leur misère, mais aussi leur authenticité. Elles disaient pour eux, les ouvriers, ce qu’ils étaient. Elles étaient ce qu’elles disaient. Rien de plus. Les hommes étaient ce qu’ils disaient d’eux. Pour eux, des hommes de rien. Rien de moins. Ils se disaient à eux-mêmes qu’ils n’étaient rien. Rien de rien, ajoutaient-ils. Ou si peu, pour les plus aventureux. Nous fréquentions les hommes. Inévitablement. Nous ne pouvions rien sans eux, de même, ils ne pouvaient rien sans nous. La collaboration du Camp. Même l’Administration laissait faire. Elle, Olga, n’aurait pas pu de toute manière interdire la promiscuité. La force était en nous, la puissance était en eux. La sexualité n’y était pour rien. Nous avions froid de leur éloignement si proche, de leur proximité qu’il fallait pour eux, pour nous, pour nous tous, nos rencontres inévitables. Une autre voix, d’autres mots, venus d’une voix autre, plus forte, plus puissante. Celle d’Héléna qui criait au parjure, à l’immonde de voir les hommes. Elle voulait un communisme pur. Le Camp n’aurait jamais tenu sans ses voix autres. Elles chantaient, se bousculaient, elles se bagarraient. Nous sentions au loin leur transpiration, leur odeur forte, nauséabonde ; il est vrai, mais si fraîche pour nos cœurs. Je me suis dépouillée de tous mes vêtements à la mode de l’époque pour jeunes filles bien éduquées. Je ne pouvais plus pour le jeu social. Ma propre hauteur me répugnait. Olga me suivait, me poursuivait. Mon propre langage hautain et fleuri n’était pas moi. Mes poèmes étaient obsolètes et caducs. Mes habitudes jusqu’à ma manière de manger, de marcher me coupaient de ma propre subjectivité. On ne peut pas vivre dans la déchirure de soi-même. Je ne pouvais plus vivre doublement. C’est pourquoi, j’ai fui père et mère, leur monde factice et superficiel. J’ai trouvé refuge chez Enricka. Elle m’a appris ce que nous n’apprenions pas. La vie dans sa quotidienneté. Manger le peu, tout manger ce qui peut se manger. Tout se mange. Même ce qui est immangeable. Le déchet, la pelure, l’écorce, la feuille, l’herbe. Elle a dit aussi pour l’ordre du Camp. Elle a tout dit pour Olga. Elle a tout demandé : pourquoi cette connivence entre moi et Olga ? Pourquoi une telle compréhension ? Pourquoi un tel rapprochement ? La reine ultime pour la ruche. Qu’elle était la plus belle parce que la plus grande. Qu’Olga était intouchable parce qu’inatteignable. Que son pouvoir ne tenait qu’aux fils des années, mais que dans le Camp toutes les années se valent. Que nous étions dans un nihilisme extrême. Tout se vaut parce que rien ne vaut. C’est la musique d’Olga. La mort d’une femme ne vaut pas plus que la mort d’une branche d’arbre. Et que par-delà, tout était possible. Absolument tout. Que la force d’Olga tenait à sa faiblesse, à sa présence depuis près de dix ans. Dix ans ne sont rien pour nous condamner à dix, quinze, vingt ans, et souvent plus. Pour Héléna. Et puis très vite, l’Association des étudiants communistes, très vite, l’appartenance aux Jeunesses communistes. Plus vite encore, des missions, des dépôts, des messages. Le plus souvent à des inconnus. Les tracts illégaux, les réunions interdites. Mais on veut toujours plus, plus haut, plus loin, tout et tout de suite. C’est pourquoi, j’ai chuté. Il fallait faire vite et frapper fort. Nous étions toutes meurtries. La guerre ? Nous ne savions pas exactement la date. 41 ou peut-être 42, voire 43. Le temps est élastique. Mais pour nos fils nous ne pouvions pas pour cette guerre. Pour le frère, pour le père, pour le mari. Pour le fils. Notre condition était plus forte, plus violente. Nous mesurions l’effet de la guerre à la mesure de la baisse de nos rations. Le gramme de pain était à la mesure, supposions-nous, de la dureté de la guerre. Nous sommes tombées de la miche de pain et à l’eau froide très rapidement. Ce fut la rupture. Pour Héléna. Il a fallu la douleur des conditions de vie pour changer de vie. Elle, Héléna, qui bénéficiait de toutes les sécurités. Mais, elle a vu. Pour l’autre, tout autre, la froidure et l’inacceptable. Il a fallu, pour elle le temps de l’inadmissible, près de quatre ans, pour voir, s’apercevoir que le monde désormais immonde, hors le monde de tout le monde. Nous connaissons l’extrême des extrêmes : d’un extrême à un autre extrême, de la passivité à l’activisme, de la collaboration à la résistance, de l’acceptation à la révolte, de l’admission à la répugnance. C’est Héléna. Ce que ne comprendra jamais Olga. Pour tous les soirs. Pour tous les jours. Le Camp si lointain, si loin, si abstrait, si irréel, si détaché du monde de l’Ailleurs, était le mètre de la douleur du monde. Nous n’étions de l’extrême douleur du monde. Le conflit : Olga et la Norvégienne, la Norvégienne contre Olga avait perdu de son aura. Une manifestation ouverte contre la guerre. Nous étions femmes contre la guerre, dans l’arrière-monde de tout le monde. Nous n’avions que nos corps pour la lutte. Et notre enveloppement charnel n’était d’aucun poids. Nous étions des ombres à lutter contre des êtres limpides. Voulions-nous mourir ? Nous n’étions pas des saintes. Mais, il est vrai, pour nous, contre nous, nous voulions la disparition de ce que nous étions devenues. Nous voulions, non la mort pour nous, mais notre mort pour nos autres. Le frère, le père, le mari, l’amant, le cousin ; traître à la Patrie communiste. Les balles. Nous n’avions reçu que des balles. Les corps s’assoupissent, s’effondrent, se cabrent. Nous étions bien mortes. Deux cents femmes sur mille trois cents. Des blessées, des estropiées, des handicapées. J’étais l’une des leurs. J’ai vu leur mort à venir, j’ai entendu leurs pleurs, leurs gémissements. Jamais pour elle. Mais pour le frère, le mari, le cousin, le fils, surtout. Faut-il mourir pour que l’autre survive ? Nous le pensions toutes. Notre mort sera le rachat d’une vie à sauver. On ne meurt pas pour rien. Il faut la mort salvatrice, salutaire pour cet autre qui nous est cher. C’est peut-être pour nous une mort facile, nous qui étions déjà emportées. Notre seul espoir : nous libérer de nous-mêmes. Dans la honte et le scrupule. Il est si aisé d’offrir sa mort pour la vie de l’autre, de cet autre qui est notre véritablement existence. Pour la paix sociale. Pour nos fils, notre père, pour l’amant ou le mari. Nous étions perdues. Trop lointaines pour agir. Mais si proches pourtant pour ne pas agir. Et les policiers d’intervenir. Et les gardiennes de matraquer. Olga étant des leurs. Sans scrupule aucun. Il faut encore demander qui parle. Nous ne savons plus trop. Il est une telle cacophonie, un tel brouhaha, une telle confusion, que nous ne savions plus réellement. Qui peut authentiquement parler ? Qui peut dire ce qui fut ? Existe-t-il même des témoins ? De l’horreur, nul ne peut être le témoin. Le seul et authentique témoin n’est que cadavre mort. Il ne peut plus rien dire sur, de lui-même. Le survivant d’une telle catastrophe ne peut l‘avoir vécue, il ne peut rien dire, sinon sa propre survivance. Ce qui ne dit rien ni des morts ni de la mort. Le Camp n’est pas survivance, survivable. Il n’est que la mort, pour le Camp. On ne peut dire, nous ne saurions dire, sinon qu’il n’y a plus rien à dire. Le Camp n’est rien d’autre que le Camp de la mort, des morts, des cadavres. Nul témoignage ne se peut. Il n’y a rien à dire des Camps. De tous les Camps. Une voix, une autre voix, toute voix est vouée au silence éternel. Je fus incarcérée. Mais pas comme mes camarades. J’avais le droit à un régime singulier. On voulait pour moi une erreur, pas même un dérapage, mais tout simplement un débordement, une excroissance du corps juridique. J’aurais été prise, bien malgré moi, dans un défilé dont j’étais entièrement étrangère. Ce fut le temps du procès. J’ai protesté, revendiqué mon statut d’opposant politique. J’étais, je suis communiste. Le Commissaire de me convoquer. Politesse oblige, il me fait asseoir sur son propre fauteuil. Il se tient debout. Et son discours. Vous ne pouvez pas. Nos origines vous l’interdisent. Les conventions internationales disent, consignent, interdisent. Vous êtes norvégienne. Tout est différent, désormais. Il faut prendre le monde tel qu’il est, certes, des travers, mais il faut faire confiance aux progrès de l’histoire, le moteur de l’histoire, tout est là. Et d’emmailler son propos d’exemples. J’étais moi-même de souche aristocratique, mais je me suis lavé, refait. Vous voyez. Pour conclure la relaxation. Ce que je refuse. Affable et diligent, il dit comprendre. Il faut comprendre avant de condamner. L’entêtement pour moi. D’être une authentique communiste accusée d’espionnage au profit de l’ennemi. L’accusation la plus lourde, en ces temps. Je ne pouvais me désolidariser des autres. Tout bonnement, gentiment, précautionneusement, courtoisement, il me mit à la porte de la prison. Une rage. Ma colère. Mais aussi une chance pour le Parti. Tu es à l’abri de tout soupçon, tu es jeune et belle, tu connais le milieu de la bourgeoisie. En travaillant selon nos directives, tu seras plus utile dehors qu’à l’intérieur. Plus lointainement la voix d’Olga. C’est tout. Je suis passée de pays en pays. En Espagne pour les armes, en Pologne pour des missives, en Allemagne pour des réunions, en France pour des pourparlers. Et puis arrive Moscou. L’arrestation, les interrogatoires, le procès, la condamnation. C’est tout. Et maintenant, je suis là pour vingt ans. Espionnage et collaboration avec l’ennemi juré, les Allemands. Tout a changé. Nous ne sommes plus les mêmes, nous ne sommes plus pareils. La Norvège a d’autres relations avec l’URSS. De nouveaux pourparlers, de nouvelles conventions, des nouveaux accords. L’histoire et la géographie ont changé. Aucune surprise pour Olga à l’écoute de ce récit, de mon récit. Presque un refrain pour toutes les détenues politiques étrangères. Mais n’est-ce pas l’histoire d’Olga ? L’histoire pour toutes celles d’entre nous ? Dix ans. On peut dire douze ans. La vie est la même, toujours la même, mais dans la modification. Tout mute même et surtout dans le vivre toujours identique. Rien, absolument rien ne se régénère. Tout se transforme, mais rien n’apparaît de nouveau. Nous sommes toutes les mêmes. Olga n’est plus la même. Le cheveu blanc, la bouche noire, le tient défait, la mine contrite, le corps presque éteint, le squelette presque absent. Elle marche. Le pas sur le pas de nos camarades. Elle n’est plus. Olga n’est plus. Elle devine pour elle la fin de la ruche. Il n’y a plus de rien, le temps est tout autre. C’est le temps du dégel, c’est le temps de la fin du communisme, et avec elle, la fin de son règne. Tous les baraquements des gardiennes furent revus et corrigés par l’habilité de la Norvégienne. Rien de trop toutefois, et toujours selon la ligne de la société et de la massivité. C’est Olga, dans sa perte de pouvoir, dans sa déchéance, qui demande la possibilité de représenter en grand le portait de Staline. Olga veut la grandeur, le grandiose, la force et la puissance du visage du Petit père des peuples. Elle a toujours aimé la majuscule. Même enfant, elle écrivait LÉNINE avec trop de majuscules. En grand format, tous les détails présents, pour la gloire du réfectoire. Que toutes les détenues se souviennent de la bonté, de la justice, de la vérité du Communisme. Dès lors, tout fut pour la Norvégienne. Elle avait, disions-nous, tout pour le tracé, pour le graphisme, pour l’esquisse, pour le noir et le blanc, nos seules couleurs, à l’exception du rouge, bien évidemment. L’étrangère venue d’ailleurs, celle en marge, celle du hors champ de la ligne orthodoxe. Il fallait les couleurs, la toile de jute, le support, la mobilisation de onze détenues pour concrétiser le projet. Ce qui fut fait, comme d’habitude en un temps record. La toile entrait dans le registre de la productivité effrénée. Date d’anniversaire du Grand Staline. La Norvégienne avait posé une condition de pudeur artistique. Qu’elle puisse peindre dans l’anonymat et le secret le plus total arguant la plus forte surprise. Olga acceptant non sans réserves et réticences. Elle voulait suivre la beauté du geste. Ce que la Norvégienne refusa. Une semaine ou deux. On ne sait plus. Le déroulement du temps devient inopérant. Nous avions l’éternité devant nous. Et puis l’ouverture. Une friande bâche couvrait l’œuvre. On devinait à travers le drap une œuvre imposante, puissante. Un chef-d’œuvre. Toutes les détenues étaient présentes. L’affolement, pas pour le portrait à venir, mais pour l’annonce d’un morceau de viande. Pour la soupe plus riche et copieuse. Nous étions toutes là. J’étais là. Mirana était là. Enricka était là. Nous étions toutes là. Confinées dans l’étroitesse et la chaleur de la cantine. Heureuses, la viande est énergie, elle est vitamine. Une grande et profonde discussion sur ce rajout, pour cette aubaine. Comment la viande ? Quelle quantité ? Fallait-il la dévorer ou la déguster ? Comment le partage et la distribution ? Mais il fallait jouer la loi du Camp. Notre lieu de mastication lente et prolongée était en retrait pour la magnificence du Portrait. Nous étions curieuses. Par-delà nos trajectoires et nos divergences politiques, nous étions presque toutes salines. Staline, portrait de la Voix du peuple à travers toutes les Républiques soviétiques. Au-delà de nos coutumes singulières, au-delà de nos langues teintées de régionalisme, il avait accompli ce coup de force de nous unir. Staline. Le portrait de Staline peint par la Norvégienne. Nous l’aimions, la protégions. Un accord tacite et fugace entre nous et les gardiennes. Nous étions toutes communistes. Le Goulag était une nécessité, un rappel à nos manquements, une mémoire pour les oublieuses de ce que nous voulions vraiment. Un champ de rédemption pour nos forfaits passés. Un purgatoire pour nos péchés à venir. Une réminiscence de nos méfaits, de nos crimes. Le drap se lève. Le Portrait est dénudé, visible pour toutes. Nous n’avions plus de mots. Même la viande promise devenait secondaire. Une grande toile. Un gigantesque œuvre. La figure de notre conducteur du peuple admirablement représentée. Et puis l’horreur, la défiguration, l’ignominie. Tout se dévoile. La sombre meurtrissure, le désarroi. La contradiction entre l’attente heureuse et le voilement dégradant. Comment a-t-elle osé ? Ne s’est-elle pas parjurée elle-même ? À la voir, au pied du tableau. Il fallait croire sa jovialité, son défi. Elle jubilait. L’effervescence, la jubilation, la volubilité en elle. Une enfant de dix ans qui dessine pour son monde. La provocation gratuite et dangereuse. Elle bouillait dans une joie incommensurable. Elle était transportée dans une autre demeure, dans un Ailleurs. C’était la commande spécifique d’Olga. Elle avait tout tracé pour la Norvégienne. Tout en tout. Jusqu’à la moustache, symbole de la mère Patrie. Ce n’est que là où nous comprenions les longues soirées entre Olga et Héléna. Le drap levé. Nous découvrons. Les yeux de Staline sont les yeux sombres et noirs d’Hitler. Le cheveu est rabattu sur l’œil droit. La mèche d’Adolf Hitler. Nous comprenions enfin son subterfuge. Elle avait marié la figure de Staline avec le visage d’Hitler. Tétanisées. Avachies. Paralysées. Amorphes. Nous étions abouliques devant la toile. Nous ne pouvions y croire. Il fallait nos yeux dissipés. La superposition des deux figures nous enleva la viande de la bouche. D’ailleurs la distribution fut vite interrompue. Nos assiettes furent renversées. Tout bascula dans la poubelle. Une souffrance pour nous et notre joie de voir l’ordinaire amélioré. Staline avec la moustache de Hitler. Hitler avec la peau granulée de Staline. Nous ne savions plus pour elle. Pour la Norvégienne. La mise à mort immédiate prises que nous étions dans le désarroi et le scandale ? Ou bien, l’admiration devant un geste politique ? Olga entourée de ses gardiennes, renversa, piétilla la toile. Jusqu’à la destruction complète du tableau. Ne restaient que des monceaux de toile, des couleurs, des bois brisés. Nous ne pouvions rien ni pour ni contre la Norvégienne. Les gardiennes de sortir leur bâton, sans frapper. Nous n’y pouvions rien, renflouées derrière notre surprise et notre impuissance. Nous ne savions pour nous, la joie ou le désespoir, ente l’ironie et le défi, entre la provocation ou la niaiserie. Le plus étrange pour nous fut la conduite d’Olga. Froide, droite. Comme si pour elle aucun étonnement ne pouvait jaillir. Elle est partie avec la Norvégienne consentante. Elle savait son destin définitivement fixé par sa monstruosité. Le poteau. Les femmes rebelles n’étaient ni fusillées ni battues à mort. Elle fut exposée, nue, attachée après un arbre frêle pendant dix jours. Le premier jour, nous n’entendions rien. La Norvégienne avait ce courage de ne pas hurler. Il faisait - 20 degrés. Sans plainte aucune. Le deuxième jour, son corps se raidit. Seules ses lèvres donnaient à entendre un refrain. Nous ne savions lequel. Le troisième jour – le corps humain est plastique et élastique –, le corps était absent, mais sa voix était audible. Matin et soir, nous devions, pour nous rendre à nos travaux, passant devant sa crucifixion. Le quatrième jour, elle n’était plus. Plus rien en elle. Elle avait l’allure d’une sculpture. La glace s’était empoignée de sa chair. Elle était translucide. Une Christ. Il n’y avait pas d’autres mots. Elle était transparente pour nous toutes. Certaines n’ont pu s’interdire un regard prolongé sur ce corps figé et fixé à tout jamais dans notre mémoire collective. D’autres de prier. D’autres de gémir de colère. La Norvégienne.
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